Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : une typologie

Ouvrage de Jean-Michel Sallmann [2011], Le Grand Désenclavement du monde (voir notre chronique du 30 mai 2011) est bâti autour du postulat que le nœud de l’histoire globale s’ébauche au moment des Grandes Découvertes du monde par les Européens à partir du 15e siècle, phénomène amorcé par la mise en connexion de l’Eurasie lors de l’établissement de l’éphémère Empire mongol. Ce pourquoi cet historien choisit de se pencher, de 1200 à 1600, sur la genèse de notre monde globalisé au fil des étapes fondatrices que furent les expansions mongole puis européennes, ces dernières achevant d’intégrer l’œcoumène « utile » – au sens de densément habité – lors de la conquête des Amériques. Si l’on fait de 1492 une date-clé, c’est bien parce que Christophe Colomb, voyageur médiéval égaré, tisse involontairement du lien entre Asie, Europe, Afrique et Amériques.

Pour d’autres auteurs, cette interconnexion présentée par certains comme décisive n’a somme toute que peu d’importance. On peut considérer que tout avait été joué depuis longtemps dans l’Ancien Monde – entendons par cette expression l’ensemble Eurasie + Afrique – dès l’âge du Bronze. Cette époque voit déjà des élites dispersées de l’Irlande à la vallée de l’Indus, de la Libye à l’Anatolie adopter des éléments communs (chars, armes en bronze…), établir des contacts commerciaux à moyenne distance, connectant des communautés dispersées. Cela est lié à la nature du bronze, un alliage qui requiert au minimum du cuivre et de l’étain. Son usage allant s’élargissant fonde une nouvelle économie, une nouvelle société dont le fonctionnement s’établit sur la base d’échanges entre régions productrices [KRISTIANSEN, 2009]. La nature première de ces connexions est donc commerciale.

Au cœur de l’histoire, les contacts transculturels

À partir du moment axial (voir la chronique de Jean-Paul Demoule du 17 janvier 2011) cher à Karl Jaspers, des besoins éthiques se font jour dans les communautés humaines de l’Ancien Monde, de plus en plus denses, de plus en plus connectées. Simultanément s’ébauchent confucianisme et taoïsme en Chine ; bouddhisme, brahmanisme et jaïnisme en Inde ; zoroastrisme, judaïsme et philosophies grecques en Asie occidentale et dans le bassin méditerranéen. Les motifs d’apparition de ces idéologies éthiques, dont certaines s’imposeront comme religions de salut, sont bien évidemment internes aux sociétés concernées. Mais ils résultent aussi, estime entre autres Jerry H. Bentley [1993], de la nécessité d’élargir les bases du vivre ensemble pour faciliter les échanges transculturels.

Ces circulations, de biens mais aussi d’idées, sont notamment initiées par les marchands. Ces passeurs interculturels encouragent l’élaboration de systèmes garantissant la sécurité des échanges sur la base d’idéologies universalistes, et l’adoption de ces systèmes par les élites locales. Ce phénomène de contacts transculturels va devenir, de 500 avant l’ère commune à 1500 de notre ère, le principal moteur de la mise en connexion de l’Ancien Monde. Ce processus préalable d’échanges économico-idéologiques, sans lequel l’expansion européenne eût été inconcevable, reste pour Bentley le pivot majeur de l’histoire du monde : « Au-delà des conflits qu’elles suscitèrent, les rencontres interculturelles agirent comme de remarquables agents de changement dans le monde prémoderne. Elles encouragèrent la diffusion des technologies, idées, croyances, valeurs, religions, et même des civilisations. »


Trois modes de conversion sociale

L’auteur analyse, dans ce cadre, le développement des grandes religions : le bouddhisme, le christianisme, le manichéisme et l’islam. Il ébauche au préalable un cadre théorique : d’abord, il entend par conversion, au-delà du cheminement psychologique ou spirituel d’un individu attiré par un besoin de transcendance, un processus très large qui débouche sur la transformation profonde d’une société. Sachant que comme tout événement se jouant sur une très large échelle, la conversion sociale est une affaire compliquée, impliquant de multiples facteurs et nécessitant quelques décennies et plus souvent siècles pour faire pleinement jouer ses effets, il en distingue trois modes généraux :

• la conversion par coercition, qui peut aller jusqu’à l’usage d’une violence extrême, par exemple lors de la guerre de trente ans que Charlemagne livre aux Saxons, mais qui généralement se décline sur toute une gamme de pressions, politiques, sociales, économiques… Ainsi de certaines sociétés islamiques qui imposaient à leurs sujets non musulmans des impôts particuliers ou le non-accès à certaines carrières ;

• la conversion par association volontaire, résultant par exemple de la volonté de s’intégrer à un réseau apportant un gain social… Ainsi des souverains d’Afrique noire mis en contact avec l’islam, auquel ils se convertissent pour accroître leur prestige auprès de leurs sujets en détenant un statut privilégié de contrôle des biens échangés ;

• la conversion par assimilation, qui pousse de petites sociétés transplantées à s’intégrer à une civilisation qui les environne quand elles perdent certaines bases : ainsi des communautés chrétiennes apparues en Chine suite à la projection des Églises d’origine en Asie ou Europe au 13e siècle, qui disparaissent au bénéfice du bouddhisme ou du taoïsme quand l’effondrement de l’Empire mongol rend impossible le maintien de liens sur une longue distance.

Le syncrétisme, lubrifiant des processus de conversion

Le deuxième type, par association volontaire, reste pour Bentley la forme de conversion sociale la plus répandue dans l’histoire. Un prérequis incitatif à la conversion des élites locales par association volontaire résidait dans l’intérêt politique et/ou économico-commercial à passer alliance avec des communautés bien organisées de marchands étrangers. Ce qui nécessitait que ces communautés disposent de bases solides et d’un réseau bien établi pour soutenir leur cohérence sociale. Ainsi les diasporas marchandes musulmanes établissaient-elles leurs traditions culturelles dans les terres où elles se rendaient, rejointes par des communautés soufies pour évangéliser, des qadis (juges) pour arbitrer leurs fonctionnements internes… Leur société, pour s’implanter durablement et au-delà pour faire tache d’huile, avait besoin d’une architecture cohérente.

Il convenait enfin de rajouter un peu d’huile dans les rouages du mécanisme. Ce lubrifiant des contacts interculturels aboutis porte un nom : le syncrétisme. « Le syncrétisme, dit Bentley, est l’avenue qui mène au compromis culturel. » On connaît à cet égard l’exemple du soufisme dans le monde hindou, qui fit sien certains postulats brahmaniques. Les élites du Sud-Est asiatique se convertirent à l’islam par intérêt, tout en conservant certains points des anciennes religions. On comprend mieux pourquoi, en Indonésie, une des hautes autorités religieuses islamiques, le sultan de Jogyakarta, rend toujours un culte annuel aux divinités pré-islamiques, hindoues en l’espèce, du volcan Merapi et de la Mer, pour prévenir leurs colères.

SALLMANN Jean-Michel [2011], Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Paris, Payot.

KRISTIANSEN Kristian [2009], « Premières aristocraties. Pouvoir et métal à l’âge du Bronze », in Jean-Paul Demoule (dir.), L’Europe. Un continent redécouvert par l’archéologie, Paris, Gallimard.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

Un monde sans guerre ni paix

Tout va très bien… Tel est le message aujourd’hui délivré par les statistiques en matière de guerre. Pour la première fois depuis les débuts de l’histoire, il n’y a aujourd’hui aucun conflit armé entre États sur la planète.

Mais ne mesurer que le nombre de guerres régulières, n’est-ce pas se tromper de thermomètre ? On escamote alors les multiples guerres civiles d’Asie et d’Afrique, telle celle qui ravage le Congo-Kinshasa depuis trois décennies (4 millions de morts). On oublie le Darfour soudanais en proie à la sauvagerie des miliciens janjawid, les « bourbiers » irakien et afghan, la « guerre à la terreur » livrée par l’armée pakistanaise aux talibans… L’Heidelberg Institute, dans son baromètre des conflits 2009, mentionne ainsi quelque 7 guerres importantes en cours, faisant intervenir des troupes régulières contre des mouvements armés, et plus de 300 conflits secondaires.

Si on estime qu’au cours des trois derniers siècles, l’humanité a subi environ 500 guerres, le 20e siècle a été le plus meurtrier, comptabilisant 90 % des morts de cette période. À un premier demi-siècle qui a atteint des sommets apocalyptiques lors des deux conflits mondiaux ont succédé quatre décennies d’équilibre de la terreur. La guerre froide a vu s’opposer deux superpuissances capables d’anéantir le monde dans un cataclysme nucléaire, se livrant une guerre de position par vassaux interposés : Viêtnam, Afghanistan… Puis l’URSS a implosé, laissant un monde fragmenté et indécis.

À l’aube des années 1990, les États-Unis s’affirment comme hégémoniques. La chute du mur de Berlin a pour conséquence de lâcher la bride à la globalisation, en germe depuis le début des années 1980. Après 1989, la diffusion parallèle de l’économie de marché et de la démocratie parlementaire semble coïncider avec une diffusion de la violence dans de multiples points du globe.

Libéralisme et démocratie, un cocktail explosif

Une première explication est élaborée par la juriste états-unienne Amy Chua. Dans Le Monde en feu [2003], elle démonte le processus qui amène l’exportation du modèle libéral-démocrate à attiser les braises de la haine ethnique. Les dividendes de l’explosion inégalée du commerce international sont tombés pour l’essentiel dans les poches de groupes déterminés. Chinois des diasporas d’Asie du Sud-Est, fermiers blancs du Zimbabwe ou Libanais d’Afrique de l’Ouest, ces communautés ont pu s’enrichir en dominant les économies locales. Mais si les politiques libérales favorisent la concentration des richesses entre les mains de groupes minoritaires, la démocratie – le suffrage populaire – amène au pouvoir des politiciens portés par la majorité. Choix cornélien : ces élites doivent-elles trahir leur peuple et s’allier avec des minorités riches et détestées ; ou caresser le nationalisme ethnique dans le sens du poil ? La seconde option mène au populisme qui pousse à décharger sa vindicte sur l’étranger, cette petite communauté fortunée que l’on va alors attaquer, spolier, expulser… Le pogrome, la dépossession et l’exil, tel a été par exemple le sort de la communauté libanaise du Sierra Leone dans les années 1990.

La peur des petits nombres

En 2006, Arjun Appadurai prolonge cette analyse dans Géographie de la colère [2006]. Le titre original de son essai donne le ton : Fear of Small Numbers. La peur des petits nombres, des minorités, voilà le sésame qui permet à l’auteur, après Chua, de mettre en lumière la face obscure de la globalisation – violence, exclusion, montée des inégalités – pour donner sens au chaos quotidiennement restitué par nos journaux télévisés.

Ces deux dernières décennies, constate Appadurai, l’économie mondiale s’est transformée, et « des universalismes comme la liberté, le marché, la démocratie ou les droits de l’homme (…) sont entrés en concurrence ». Ce processus, note-t-il, est simultané à l’apparition du phénomène de « la violence intraétatique, opposée à la violence interétatique ». Les États sont désormais confrontés à des acteurs souvent transfrontaliers, tels les talibans, qui leur disputent le monopole de la violence sur leur propre territoire. Mieux, en toute logique libérale, ces mêmes États font appel à des mercenaires pour maintenir l’ordre, « privatisent » leur monopole de la violence. En 2008, près de la moitié des troupes occidentales déployées en Irak étaient ainsi constituées de salariés de sociétés privées de sécurité.

En pleine croissance, la circulation globale d’armes et de drogues fait voler en éclats le cadre d’un monde jusqu’ici défini par ses frontières. Pour peu que des sociétés paramilitaires assistées par les services de renseignements états-uniens libèrent la Colombie de l’emprise des barons de la drogue, ce sont les narcotrafiquants mexicains qui prennent le relais. Ils défient leur État dans de véritables batailles rangées, qui font de certaines parties du Mexique, aux frontières du mur que s’emploient à ériger les États-Unis, des zones entières de non-droit. Que le phénomène s’aggrave, et le Mexique rejoindra la cohorte des États « faillis » qui, tels la Somalie, le Yémen ou l’Afghanistan, ont perdu le contrôle de leur territoire national face à des groupes insurrectionnels.

Quand la violence échappe au politique

En 2007, l’anthropologue René Girard – connu pour avoir théorisé que toute communauté humaine peut expulser sa violence hors du groupe en la canalisant sur un « bouc émissaire » – publie Achever Clausewitz [2007]. Au 19e siècle, le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz estimait que la guerre devait être subordonnée au politique, ce qui permettait de différer la montée aux extrêmes. À en croire Girard, les attentats du 11 septembre 2001 ont provoqué un tel emballement que la violence a échappé à l’emprise du politique. En projetant leur armée en Afghanistan (2001) puis en Irak (2003), les États-Unis semblent jouer sur plusieurs plans : la défense d’intérêts économiques (contrôle du pétrole) ou géopolitiques (pacifier le monde islamique en y exportant la démocratie par la force…). Ils agissent surtout, selon Girard, dans une claire intention punitive. Avions sans pilote, bombes intelligentes, systèmes de géolocalisation… Une seule issue pour les adversaires de l’Amérique : surenchérir dans l’horreur. Parmi d’autres, la vidéo de la décapitation du journaliste états-unien Daniel Pearl en témoigne. « Le terrorisme, c’est du théâtre », selon la formule de l’expert militaire états-uniens Brian M. Jenkins. Et la frontière entre guerre juste/guerre injuste se brouille encore quand des soldats américains mettent en images les humiliations infligées à des détenus irakiens dans la prison d’Abou Ghraïb.

Le virus jihadiste se propage via Internet

Le terrorisme et son alter ego l’islamisme seraient-ils des ennemis utiles à la mesure de l’Occident ? Depuis 1979 et le triomphe de Rouhollah Khomeiny en Iran, l’islamisme radical s’est progressivement imposé comme un substitut au communisme révolutionnaire. Il promet à ses adeptes, après une lutte apocalyptique, l’accès à une ère millénariste de justice. Le politologue Ali Laïdi estime, dans Retour de flamme [2006], que le succès de l’islamisme s’explique par sa capacité à fédérer les rancœurs des musulmans estimant que leurs coreligionnaires sont ciblés par une violence mondialement orchestrée. Le monde islamique, dominé par des régimes dictatoriaux, ravagé par des conflits perçus comme autant de guerres de religion (Tchétchénie, Palestine…), est sensible à un discours victimaire. La mouvance islamiste s’adresse aux exclus de la mondialisation. Elle leur promet des lendemains qui chantent. Bien que tenue en échec, comme l’ont observé les politistes Olivier Roy et Gilles Kepel (à l’exception de l’Iran depuis 1979, et de la période qui vit les talibans contrôler l’Afghanistan de 1994 à 2001, aucun État musulman n’est tombé dans l’escarcelle islamiste), elle se montre efficace en termes de mobilisation. Le virus jihadiste se propage maintenant via Internet. Prêches d’imams, forums de recrutement, coordination à distance de cellules terroristes… Depuis le début des années 1990, le jihâd, autrefois obligatoirement circonscrit à une zone géographique précise et subordonné au contrôle d’une autorité religieuse, a été mondialisé, déterritorialisé et privatisé. Il suffit d’un leader charismatique, au besoin appuyé par une éminence grise se parant du titre de théologien, pour le proclamer. Et Laïdi de rappeler que l’Occident n’est pas la cible privilégiée du terrorisme islamique : 90 % de ses victimes tombent en Irak ou au Pakistan.

Les statistiques délivrent toujours leur message apaisant. En termes de violences étatiques, la décennie 2001-2010 a bien été la moins meurtrière depuis 1840. « L’ensemble des conflits ont fait nettement moins d’un million de morts entre 2001 et 2010. C’est une baisse significative par rapport aux décennies précédentes, dont on oublie souvent la brutalité. Entre 1950 et 2000, les bilans décennaux approchaient, voire dépassaient les 2 millions de morts (…). Pour discerner un niveau de violence aussi bas qu’aujourd’hui, il faut remonter aux années 1815-1840 », rappelle l’historien André Larané. Pour mieux discerner les processus en cours, qui combinent dilution et diffusion simultanées de la violence à l’échelle du monde, il est urgent que les sciences humaines se dotent d’un véritable corpus de global studies.

CHUA Amy [2003], World on fire: How exporting free market democracy breeds ethnic hatred and global instability, Doubleday ed. ; trad. fr. [2007], Le Monde en feu. Violences sociales et mondialisation, Seuil.

APPADURAI Arjun [2006], Fear of small numbers: An essay on the geography of anger, Public Planet Books ; trad. fr. [2007, rééd. 2009], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Payot.

GIRARD René [2007], Achever Clausewitz, Carnets Nord.

LAÏDI Ali [2006], Retour de flamme. Comment la mondialisation a accouché du terrorisme, Calmann-Lévy.

Note : cet article est une reprise du texte publié dans le mensuel Sciences Humaines, n° 222, « Numéro spécial anniversaire : 20 ans d’idées. Le basculement », janvier 2011, pp. 84-87, en kiosques de la mi-décembre 2010 à la mi-février 2011.

Le papier ou l’invention chinoise devenue universelle

Le papier est sans doute l’invention chinoise devenue la plus rapidement universelle, là encore transmise à l’Europe par le biais du monde musulman. Il apparaît très tôt, au second siècle avant l’ère conventionnelle, fabriqué à partir de fibres de chanvre, mais parfois aussi de lin, de paille de riz, d’hibiscus, de bois de santal ou de mûrier, voire de ramie, de jute, de bambou ou encore d’algues. Son procédé de fabrication est demeuré à peu près le même depuis ces origines. Les fibres sont déstructurées dans une solution aqueuse et la « feuille » qui est formée à l’intérieur d’un moule plat est soigneusement récupérée puis séchée. En Chine ancienne, la nature des matériaux utilisés aboutissait à une feuille sensiblement plus épaisse que celle que nous utilisons aujourd’hui. En témoigne la plus ancienne feuille de papier connue, découverte près de Xian, en 1957, et datée entre 140 et 87 av. J.-C, à l’évidence trop grossière pour servir de support à l’écriture [Temple, 2007, p.92].

Et de fait, le « papier » chinois aurait d’abord servi d’accessoire d’hygiène et de vêtement. Il n’aurait commencé à recevoir d’écrit que vers 110 de notre ère. Les exemples abondent de ses utilisations anciennes [ibid., p.92-96]. Un texte de 93 avant J.-C. mentionne l’utilisation d’une feuille de papier pour couvrir le nez d’un prince (sic !) tandis que 80 ans plus tard une feuille similaire servait d’emballage pour le poison ayant servi à un meurtre. Son usage comme vêtement s’enracine dans l’habitude de faire des habits à partir d’écorces de mûrier, sans doute dès l’époque de Confucius, au 6ème siècle avant notre ère. C’est évidemment son épaisseur qui destinait le papier à protéger les Chinois d’un froid souvent très vif. De fait, il était parfois utilisé dans la fabrication des chaussures et pouvait alternativement servir comme rideau de lit pour maintenir ce dernier au chaud. On peut se faire une idée de sa dureté et de son épaisseur en réalisant qu’il servait aussi de matériau destiné à la fabrication des armures, dès le 9ème siècle. Il semble qu’au 17ème siècle c’était même le matériau le plus recommandé pour se protéger des dégâts provoqués en Chine par les armes à feu. Ce qui n’empêche pas des usages plus esthétiques avec l’invention du papier imprimé mural comme décoration. Plus étonnant peut-être, son utilisation hygiénique, sans doute très ancienne, remontant au moins au 6ème siècle de notre ère, est très bien attestée par la connaissance des usages de la cour impériale : en 1393, cette dernière consommait de l’ordre de 700.000 feuilles de papier toilette par an, tandis que la famille impériale elle-même en utilisait 15.000, certes plus fines et par ailleurs parfumées… A l’orée du 20ème siècle, la seule province du Zhejiang en aurait produit plus de 10 milliards d’exemplaires…

Plus encore que par la multiplicité de ses usages, le papier est remarquable par sa circulation dans l’espace afro-eurasien. Il se diffuse en effet en Inde dès le 7ème siècle, puis atteint le monde musulman vers 751 après la bataille du Talas, gagnée par les Arabes contre l’armée chinoise. Il semble que ce soient des prisonniers chinois, experts en fabrication du papier, qui aient établi les premiers un atelier à Samarkand. Rapidement des ateliers similaires apparaissent aussi à Bagdad (794), au Caire (850), puis à Damas et en Sicile (autour de l’an 1000), avant que Fez devienne un haut lieu de sa fabrication (vers 1050), dévoilant ainsi les techniques chinoises à l’Asie occidentale et à l’Afrique du Nord [Tsien, 1985, p.297 ; Pacey, 1996, p.42]. De là, le secret de fabrication serait passé dans l’Espagne musulmane, sans doute près de Valence (1151), permettant alors une vente lucrative de papier au reste de l’Europe. Cette dernière aurait commencé à s’essayer à sa confection au 12ème siècle, mais la première véritable fabrique européenne serait italienne, vers 1276 seulement [Tsien, p.299]. Il est possible que l’habitude d’écrire, d’abord sur du papyrus jusqu’au 7ème siècle, puis sur du parchemin, ait freiné l’introduction et surtout la fabrication du papier en Europe, quoique l’Afrique du Nord s’y soit mis de son côté  très rapidement à l’orée du deuxième millénaire.

La diffusion du papier est évidemment parallèle à celle de l’imprimerie, apparue sans doute avant le huitième siècle en Chine, peut-être sur la base de l’impression des tissus en Inde, sans doute aussi avec l’antécédent des reproductions sur papier des textes importants gravés dans la pierre (la feuille de papier, posée sur la pierre, était simplement frottée avec un bâton plein d’encre). Au 9ème siècle la technique d’imprimerie à partir de planches de bois se développe, notamment au Sichuan, grande région productrice de papier. Au 11ème siècle, la Chine des Song est déjà grande exportatrice de livres, en particulier vers l’Asie du Sud-est. Vers 1050, l’invention des caractères mobiles vient faciliter le travail d’impression mais le nombre extrêmement élevé des caractères chinois vient limiter son expansion. Alternativement, le nombre de traits composant ces mêmes caractères reste lui aussi trop important tandis que les « clés » qui sont combinées deux par deux ou trois par trois pour former les caractères donnent lieu à des variations d’écriture elles aussi rédhibitoires. Autrement dit la méthode des caractères mobiles ne pouvait faire de réel progrès en Chine. Et de fait, la technique européenne des caractères mobiles (attribuée à Gutenberg, en 1458) constituerait une invention indépendante [Pacey, 1996, p.56], en dépit du fait que la technique chinoise d’origine fut clairement diffusée vers la Perse, à la fin du 13ème siècle, puis propagée en Russie et Europe centrale par les Mongols.

PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge Mass., MIT Press.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

TSIEN Tsuen-Hsuin [1985], Science and Civilisation in China, vol. 5, part. 1, Paper and Printing, Cambridge, Cambridge University Press.

Techniques commerciales et financières : l’hypothèse musulmane

Les routes de la soie et de l’océan Indien ont historiquement constitué un véritable creuset pour les techniques commerciales et financières. A une époque (5ème – 11ème siècle) où l’Europe voyait son commerce de longue distance péricliter, entretenu surtout par des marchands syriens et juifs, dans la prolongation de ce qu’avaient été les échanges des périodes hellénistique et romaine, les diasporas orientales testaient des pratiques marchandes et financières nouvelles, mettaient au point des techniques dont Venise et Gênes se saisiraient à la fin du Moyen-âge, pour le plus grand profit de l’occident chrétien.

Ce sont d’abord les contrats d’association en vue d’une expédition commerciale maritime. Ainsi la commenda, courante à Venise au 13ème siècle, trouverait son origine en Egypte au moins trois siècles auparavant. Son principe est simple : un partenaire prête des capitaux à un marchand, souvent jeune et désargenté, préparant une expédition maritime, le premier supportant tous les risques quant au capital investi, restant sur place et récoltant une part importante des profits (les 3/4 le plus souvent) [Lopez, 1974, p.112]. D’autres contrats requièrent à Venise une mise d’un tiers du capital par le marchand voyageant contre la moitié des profits, cas de la colleganza [Abu-Lughod, 1989, p.117 ; Hocquet, 2006, p.67]. Dans de nombreux cas, de faibles montants de capital peuvent être avancés par de « petites gens » qui espèrent tirer profit des aventures maritimes, ce qui contribue à diffuser l’esprit commercial dans toute la population. En Egypte, ce type de contrat, sous les deux formes très voisines de qirād et mudāraba, était très courant dans la mesure où il se substituait à deux relations mal acceptées en terre d’Islam, l’emploi rémunéré (assimilé à de l’esclavage) d’une part, le prêt à intérêt d’autre part [Goitein, 1999, p.170]. Or ce qui est particulièrement frappant dans le mudāraba c’est que le partenaire voyageant ne supporte aucun risque, comme dans la commenda, alors que les contrats similaires, byzantin ou juif, qui précèdent la commenda, ne comportent pas une telle clause : Udovitch [1970] en déduit que la commenda serait une reprise de la seule technique arabe. Cizakca adopte la même thèse et la renforce en montrant que la commenda, comme le mudāraba, n’imposait qu’une responsabilité limitée à l’apporteur de capital, au pro rata de son seul investissement et non de sa fortune totale [1996, p.14]. La filiation précise semble donc bien étayée, en dépit des nuances apportées par Pryor [1977] qui considère la commenda comme un hybride des techniques arabe, juive et byzantine.

.De son côté la lettre de change aurait pour origine l’hawāla arabe et surtout la suftaja persane, attestée dès le 11ème siècle dans l’océan Indien [Goitein, 1999, p.242sq.] mais vraisemblablement présente dans la Perse antique. L’hawāla, d’où viendrait le français aval, est a priori un simple transfert de dette : si A attend de l’argent de B mais veut réaliser un achat auprès de C, il transfèrera sur B le paiement de son achat auprès de C. Une telle opération nécessite donc l’accord des partenaires qui se réalisait devant notaire ou cour de justice. Dans ce procédé l’acte juridique remplace la signature par B d’une reconnaissance de dette que A aurait pu remettre à C, à charge pour ce dernier de mobiliser le paiement auprès de B ou du banquier de B. Ce deuxième procédé, plus proche de la traite ou de la lettre de change européenne (mais sans implication de change entre monnaies distinctes), est illustré par la suftaja persane. Celle-ci « était émise par (et tirée sur) un banquier renommé ou tout autre représentant d’un marchand, accompagnée d’une commission lors de son émission, et soumise à des pénalités en cas de retard de paiement après présentation » [Goitein, 1999, p.243]. Il semble cependant que son usage, éventuellement sur longue distance, n’ait concerné que des partenaires ayant des connections d’affaires assez denses et, par ailleurs, la transférabilité de ces papiers semble avoir été inexistante. Il est évident ici que les italiens allaient largement perfectionner cet outil en en faisant un instrument de change entre deux monnaies d’une part, en l’utilisant comme un instrument de crédit susceptible de cacher le paiement d’un intérêt d’autre part [Kohn, 1999, p.6-9 ; Neal, 1993, p.5-9]. Sur cette technique donc, même si la pratique persane élémentaire est sans doute antérieure, la véritable sophistication semble clairement européenne.

Ces différentes techniques proche-orientales ont vraisemblablement été transmises à l’Europe, par l’intermédiaire des Génois et Vénitiens, au moment où ces derniers obtiennent des comptoirs commerciaux en Syrie, au tout début du 12ème siècle, en rémunération de leur investissement dans la première croisade [Abu-Lughod, 1989, p.134]. De fait Gênes est connue comme la source de la lettre de change, Venise de la commenda (ainsi que du dépassement de la comptabilité en partie simple au 13ème siècle). Ceci dit, on sait aussi que les deux villes rivales développent des compagnies commerciales inspirées de la societas maris, d’origine sans doute romaine.

D’autres techniques d’origine musulmane seraient à citer. Par exemple le fonduq, lieu d’entrepôt des marchandises, dans le commerce du monde musulman, qui devient le fondaco à Venise. Certes, les Grecs avaient aussi leur pandocheion, sorte d’hôtel acceptant tous les voyageurs, et la parenté de terme avec le fonduq est plus que probable. Cependant le fondaco vénitien n’accueille pas « tous les voyageurs » mais seulement les marchandises des commerçants étrangers et accessoirement ces derniers, à l’imitation stricte du fonduq : l’origine musulmane est donc la plus directe [Remie Constable, 2009, p.6-7]. Dans le même esprit, Léonard de Pise, plus connu sous le nom de Fibonacci, écrivit le premier traité utilisant en Europe les chiffres arabes, en 1202, après avoir passé sa jeunesse à Bejaia, au contact de marchands locaux, son père étant alors le représentant des commerçants toscans en Afrique du nord. Dans cet ouvrage, le liber abaci, il écrit aussi sur le principe d’actualisation, alors inconnu dans la finance italienne. Les exemples et illustrations qu’il donne seraient directement issus de sources littéraires arabes et semblent avoir été familiers aux marchands musulmans de l’Algérie et du Maroc… On pourra s’étonner que l’islam, qui prohibe l’intérêt, ait eu l’intuition de ce genre de calcul. Ce serait oublier que les marchands musulmans avaient une pleine conscience de la nécessité de l’intérêt en matière de prêt et rivalisaient d’ingéniosité pour le percevoir effectivement, au prix parfois de montages complexes déguisant une opération de crédit en opération commerciale. Par exemple, A vendait à B un objet, à charge pour B de payer une somme de 120 dans trois mois ; parallèlement A lui rachetait l’objet à 100, le payait immédiatement et donc le gardait ; au total les deux transactions revenaient bien à un prêt de 100 avec un intérêt de 20% [Rodinson, 2007, p.66]. Du reste, les sophistications italiennes de la lettre de change, au 13ème siècle, contourneront de la même façon l’interdiction chrétienne de l’intérêt. Il  n’y a donc pas lieu d’être surpris de l’intuition précoce du principe d’actualisation dans l’islam d’Afrique du nord.

En conclusion, pour ce qui est des techniques commerciales et financières, le legs arabe et persan semble bien réel, parfois hybridé avec des pratiques européennes plus anciennes (cas du pandocheion ou de la societa maris). A maintes reprises la créativité européenne est aussi décisive pour donner toute leur dimension à des techniques empruntées au monde musulman (cas de la suftaja ou du principe d’actualisation). Dans ce domaine, comme dans celui de l’armement, l’innovation est donc bien globale et collective.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony – The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

CIZAKCA M. [1996], A Comparative Evolution of Business Partnerships : The Islamic World and Europe, with Specific References to the Ottoman Archives, Leiden, Brill.

GOETZMANN W.N. [2005], “Fibonacci and the Financial Revolution” in  Goetzmann et alii, THE Origins of Value : The Financial Innovations that created Modern Capital Markets, Oxford, Oxford University Press.

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Un témoin de la culture globale des élites, dans l’espace musulman, au 14e siècle

Dans la narration de ses voyages, entre 1325 et 1356, le marocain Ibn Battuta fournit de très précieuses informations sur la culture des notables et de la haute société, dans un espace qui s’étend alors de l’Espagne jusqu’à l’Inde et inclut la côte orientale de l’Afrique. Familier des rois, colporteur des mœurs régnant dans les différentes cours du continent afro-asiatique, mais avant tout juriste musulman, ce voyageur infatigable nous a légué des récits particulièrement vivants sur la société des élites « internationalisées » de son temps. Son témoignage dépasse cependant la simple étude d’une quelconque « jet-set » avant l’heure : par la richesse et la précision de ses observations, il nous renseigne sur les types de biens échangés et les grandes influences culturelles de son siècle.

Ibn Battuta est né à Fez, en 1304, dans la famille d’un juge. C’est en 1325, à l’âge de 21 ans, qu’il décide d’effectuer le pèlerinage de La Mecque. Il se joint à Tunis à une caravane de pèlerins dont il devient le qazi, c’est-à-dire le juge et le « consultant » en loi islamique. Il semble qu’il se soit marié à deux reprises au sein de ce groupe de pèlerins, illustrant ainsi une pratique de mariage à court terme dont il sera coutumier presque toute sa vie. Il est très impressionné par Le Caire dont il décrit la richesse et l’activité commerciale. Après avoir remonté le Nil sur plus d’un millier de kilomètres, il est contraint de revenir sur le nord, non sans avoir au passage appris auprès de clercs musulmans de renom. C’était là une habitude des voyageurs instruits que de continuer leur formation religieuse au contact des personnalités locales : Ibn Battuta l’érigera en méthode de collecte d’informations et la pratiquera aussi auprès des rois, dans le but de diffuser ensuite (parfois de monnayer) ces précieux savoirs auprès de notables et de souverains susceptibles d’en faire un usage stratégique.

Dans son remarquable livre sur l’Asie entre 6e et 16e siècle, plus précisément dans son chapitre sur Ibn Battuta, Gordon [2008, p.97-115] étudie le réseau des hôtels et collèges religieux (madrasas) sponsorisés par de riches notables, au sein duquel notre homme voyage, et fait l’hypothèse qu’il aurait été influencé par l’institution du monastère bouddhiste. De fait, le système consistant à aider, en les hébergeant, les voyageurs en quête de connaissances religieuses, trouve son origine en Asie centrale. Par ailleurs l’islam, à la suite du bouddhisme, faisait du voyage de « développement spirituel » une quasi-obligation complétant le pèlerinage à La Mecque. Mais le jeune Ibn Battuta ne fait pas qu’étudier : il se marie une troisième fois à Damas puis laisse son épouse enceinte pour se rendre à Médine et La Mecque. Au milieu de la description du pèlerinage, notre voyageur trouve le temps de remarquer que le plafond et la bordure dorée de la grande mosquée de Médine sont en bois de teck venant de la côte de Malabar, au sud-ouest de l’Inde. Tout au long de son voyage il multipliera les notations concernant les biens commercialisés. Il nous renseignera également sur les marchandises les plus prisées à l’époque, au point d’entrer systématiquement dans les cadeaux à présenter quand un souverain local vous recevait : habits de soie, or, chevaux, armes serties de pierres précieuses, esclaves et concubines…

Ibn Battuta découvre rapidement qu’il appartient à une classe d’hommes éduqués qui circulent librement dans l’ensemble du monde musulman et vendent leurs services de juge, de clerc, d’enseignant ou d’administrateur dans les multiples villes qui s’échelonnent de Grenade à Delhi. Si leur nombre se compte peut-être en centaines de milliers [Gordon, 2008, p.106], leur origine géographique est particulièrement diversifiée et reflète l’omniprésence de la culture des élites urbaines. Mais notre voyageur sait tout particulièrement faire valoir ses services auprès des nobles et des rois. Une fois admis dans une cour donnée, il observe, se fait expliquer les usages et cérémonies, voire les stratégies politiques, pour mieux s’en servir ensuite auprès d’un autre souverain. Le prix à payer est parfois élevé : Ibn Battuta se serait endetté de 55 000 dirhams d’argent pour payer les cadeau destinés au puissant sultan de Delhi. Investissement rentable puisque ce dernier l’emploiera à son service et en fera l’un des plus puissants juges de la ville.

Parmi les destinations visitées, mention particulière doit être faite de la côte orientale de l’Afrique. Notre homme est le premier à montrer combien cette dernière est reliée alors à l’Asie par la religion et le commerce. Entre Mogadiscio et Kilwa, il décrit les exportations africaines : esclaves, or, ivoire et chevaux en contrepartie de coton indien. Sur la côte sud-ouest de l’Inde, il réside parmi les communautés soufies et étudie les réseaux commerciaux qu’elles constituent. Il nous entretient de poivre et de gingembre et de toutes ces épices que, bientôt, les Portugais rechercheront au risque d’y perdre leur âme… Il visite aussi l’île de Ceylan et les Maldives. En revanche il est beaucoup moins sûr qu’il ait visité la Chine et l’Asie du Sud-Est tant les informations de cette partie de son récit sont peu précises, moins personnalisées, au sein d’une géographie assez embrouillée… Néanmoins il semble possible qu’il ait été réellement dépouillé par des pirates sur la côte de Malabar et qu’il y perdit une grande part de ses richesses accumulées en vingt ans de périples.

Les odyssées ont toujours une fin… C’est en 1348 qu’il revient à Damas où il observe le début de l’épidémie de peste. Un an plus tard il découvre, de retour à Fez, que cette même épidémie a emporté sa mère. Se plaçant alors au service du roi, il lui est demandé de rédiger ses mémoires de voyageur, lesquelles l’occuperont une bonne part du reste de sa vie. Il mourra en 1369, non sans avoir effectué deux autres plus courts voyages, en Andalousie et en Afrique subsaharienne. Ce sont sans doute des hommes comme lui qui ont, par les informations qu’ils transmettaient au cours de leur nomadisme professionnel, homogénéisé la culture des élites en Afrique du Nord-Est et en Asie. Mais en plus, Ibn Battuta est aujourd’hui un témoin privilégié de la connexion des sociétés et de la constitution d’une histoire globale.

DUNN R. [2004], The Adventures of Ibn Battuta, University of California Press.

GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.

IBN BATTUTA [2001], Voyages, 3 tomes, Paris, La Découverte.

WAINES [2010], The Odyssei of Ibn Battuta: Uncommon tales of a medieval adventurer, University of Chicago Press.