Marshall Hodgson : le livre des fondations

Marshall Hodgson est certainement, avec William McNeill, l’un des deux piliers de la “world history”, donc aussi par extension de l’histoire globale. Nous proposons ici de relire (ou lire) l’ouvrage principal qu’il nous a légué, malheureusement incomplètement traduit en français et intitulé Rethinking World History – Essays on Europe, Islam and World History.

Hodgson

Cet ouvrage, publié en 1993 aux Cambridge University Press, est en fait un recueil de quelques-uns des principaux textes de l’auteur prématurément disparu en 1968, à l’âge de 46 ans. Il s’agit d’un texte fort, parfois difficile, qui marie remarquablement la compétence de l’auteur en tant qu’historien de l’Islam et un vrai souci méthodologique. À ce titre, et plus encore que dans les ouvrages de McNeill (auquel Hodgson s’est souvent opposé), on trouvera ici les réflexions les plus fondatrices sur le projet d’une histoire « interrégionale », ou « à grande échelle » comme l’auteur la qualifiait le plus souvent. Si le texte du livre est parfois répétitif dans la mesure où les écrits d’origine n’ont pas été retouchés dans la perspective de former un ouvrage finalisé, il reste une source incontournable pour tout « historien global » aujourd’hui. Nous ne pourrons en traiter que partiellement ici, en choisissant quelques chapitres seulement, éventuellement les plus significatifs.

La première partie du livre s’intitule « L’Europe dans un contexte global » et constitue, sans doute encore aujourd’hui, une des plus brillantes analyses de l’eurocentrisme.

Hodgson entame le débat dès son chapitre 1, avec cette constatation géographique que l’Inde, pourtant plus peuplée et aussi diverse que l’Europe, à peu près d’égale étendue, est une (petite) partie du continent asiatique quand l’Europe est un continent à elle seule… S’il en est ainsi, c’est d’abord parce que nos ancêtres l’ont voulu. En instituant l’Europe comme un « continent » à part entière, ils l’ont séparée du reste du Monde, créant l’illusion du « nous » et du « eux » et justifiant au passage de l’étudier de façon plus détaillée que les autres régions comparables. C’est aussi parce qu’ils ont privilégié la projection Mercator (dont on sait qu’elle surestime les proportions des terres de l’hémisphère Nord) pour dessiner le planisphère, au prétexte qu’elle respecte les contours maritimes et les angles des terres immergées. Pourtant, ajoute Hodgson, « si on n’utilise pas la carte pour naviguer mais pour situer et comparer d’un coup d’œil les différentes parties du monde, alors les formes et les surfaces sont plus importantes que les angles ». Ceci n’est pas neutre et induit une conséquence délétère cruciale : en dilatant la surface relative de l’Europe, la projection de Mercator nous permet de situer beaucoup plus de détails, villes, rivières et montages, en Europe, que partout ailleurs.

A côté du tableau tiré de la géographie, l’image historique n’est pas en reste. Ainsi le cours de l’histoire s’intéresse au Proche-Orient jusqu’aux Grecs (mais plus après), aux Grecs jusqu’à la chute de l’Empire romain (mais plus après – les Byzantins ne font pas partie du « flux » principal), ensuite à l’Europe occidentale de l’âge des ténèbres (alors que monde musulman, Chine et Inde étaient plus « civilisés » à l’époque). Le mainstream historique ainsi établi identifie l’Occident. Et définit le reste par opposition. Avec au passage quelques curiosités : la Grèce classique fait partie de l’Ouest alors que le monde byzantin est clairement situé dans l’Orient…Dans l’opération, nous établissons notre Occident comme équivalent conceptuel de toutes les autres régions civilisées prises ensemble. Et comme nous avons moins d’informations sur « elles », que leur dynamique historique ne s’impose pas à nous, que le mainstream de l’histoire est censé passer à travers l’Europe, leur histoire est donc statique. Dès lors l’Occident, qui était déjà une moitié de l’humanité, devient spontanément la plus significative…

Si on rentre dans le détail, une tendance assez générale chez les historiens a distingué quatre grandes régions, l’Occident, le Proche-Orient (Turco-Arabo-Persan), l’Inde et la Chine, en les supposant compréhensibles en elles-mêmes, sans prendre en compte leurs relations mutuelles. Ces dernières sont cependant tout sauf anecdotiques, « reflètent des séquences d’événements et des modèles culturels qui s’imbriquent les uns dans les autres à tous les niveaux ». Si bien que ces quatre grandes régions (et d’autres avec elles) constituent toutes ensemble un grand complexe historique de développements culturels. Et qu’il n’est pas plus facile de les distinguer que de séparer des nations à l’intérieur d’un même bloc régional. Et ce d’autant moins qu’elles sont issues d’un même substrat, à savoir la révolution néolithique débouchant sur un processus conjoint d’urbanisation. Si l’on cherche à dépasser ces identités régionales pour repérer des « sociétés supranationales », à la Toynbee, on est vite confrontés à l’impossibilité de fixer ce qui caractérise les « champs intelligibles » recherchés. Même les religions qui semblent fournir les marqueurs les plus pertinents apparaissent vite comme transcendant les lignes de frontière (y compris l’islam). Il en va de même des langues ou des littératures que beaucoup d’historiens ont absolutisées à l’excès comme marqueurs de « mondes historiques ». Au total, c’est bien une histoire commune à l’espace de civilisation afro-eurasiatique qui s’impose, rendant illusoire toute division stable de cette zone. Les pages consacrées par Hodgson à structurer cette histoire commune (pp. 17-28) sont peut-être ses plus percutantes. Sans les reprendre ici dans toute leur précision, disons qu’elles marquent déjà une certaine pensée systémique, l’auteur montrant abondamment comment un changement au sein de la configuration interrégionale en entraînait d’autres. À commencer par la métallurgie qui, imposant la recherche de minerais, déterminera une expansion progressive des modèles de civilisation à tout l’hémisphère oriental du monde, pour donner une configuration globale au premier millénaire avant notre ère. C’est cette configuration qu’exprimera la tentative d’Alexandre, cet homme « pressé de descendre le Gange et préoccupé de saisir par l’esprit ce monde afro-eurasiatique comme un tout géographiquement réalisable ». C’est elle aussi que caractérisera la période axiale, chère à Jaspers, laquelle différenciera les cultures mais déterminera parallèlement un progrès irréversible des échanges entre régions et débouchera sur « des standards intellectuels permettant les influences réciproques entre cultures au niveau de la pensée abstraite ». Et dans cette configuration, Hodgson montre clairement que l’Europe ne fut d’abord qu’une périphérie, à peu près jusqu’aux croisades, une zone de développement frontalier, peut-être comme le Soudan ou la Malaisie à la même époque… En témoignerait notamment le faible intérêt des lettrés, dans l’Islam des trois premiers siècles, pour l’Occident, comparé à leur connaissance de l’Inde, de la Chine et de Byzance, voire même de l’Afrique de l’est ou du Tibet.

Nous laisserons de côté ici les chapitres 2 et 3 de cette première partie, tout comme les chapitres 5 et 6, assez courts et partiellement redondants avec le premier, pour nous consacrer au chapitre 4, le plus fondamental, consacré à la « grande transmutation occidentale ». Dans ce texte, Hodgson considère cette transmutation comme ayant eu deux conséquences majeures, la révolution industrielle britannique et la Révolution française, elles-mêmes liées à l’hégémonie nouvelle de l’Europe sur le monde depuis environ 1600. C’est donc dire que cette transformation ne se réduit pas à ces deux ou trois événements, qui lui sont postérieurs. Elle serait comparable à la mutation qui est survenue après le Néolithique quand l’urbanisation, l’usage de l’écriture et l’apparition d’organisations politiques complexes ont, suivant la tradition, fait passer de la préhistoire à l’histoire, créant ainsi une situation irréversible. La mutation de la modernité, pour sa part, survient d’abord en Occident mais n’aurait pas pu avoir lieu sans l’accumulation d’inventions et de découvertes bien antérieures au sein de l’espace afro-eurasiatique. Par ailleurs, elle n’aurait pas été possible sans l’existence de « vastes aires de populations urbaines relativement denses et reliées entre elles par un grand réseau commercial interrégional, formant ce vaste marché propre à l’hémisphère oriental du monde et sur lequel les Européens allaient pouvoir faire leur fortune et exercer leur imagination ». Cette mutation moderne, qui apparaît en Europe, n’en est donc pas moins un phénomène d’essence globale, préparé progressivement au sein de l’hémisphère oriental du monde.

En Europe même, cette mutation intervient précisément aux 17e et 18e siècles. En ce sens, la Renaissance n’en constitue qu’une phase préparatoire, les Occidentaux restant alors au mieux à parité avec le monde musulman et du reste toujours sous la menace des Ottomans. Durant la période entre 1600 et 1800, c’est sans doute une forme de rationalisation des décisions qui vient se substituer à la tradition, rationalité désormais fondée sur le « calcul pratique de l’avantage immédiat ». Mais Hodgson nous précise d’emblée que des dynamiques de rationalisation similaires sont apparues de façon récurrente dans l’histoire afro-eurasiatique, notamment chaque fois qu’une nouvelle religion s’implantait (on le reverra dans la deuxième partie du livre dans le cas de l’islam). Ce qui caractérise spécifiquement la transmutation moderne, c’est l’apparition d’une « rationalité techniciste » qui permet de « changer les modèles d’investissement du temps et de l’argent ». Et cette forme de rationalisation, loin de s’éteindre après quelques années sous l’effet de la tradition, va progressivement s’institutionnaliser et, ce faisant, devenir irréversible. Elle va en conséquence permettre l’exploitation d’opportunités crédibles et durables, pour des individus investissant de façon innovante ou simplement exerçant leur créativité culturelle, de quelque ordre qu’elle soit. Dans ces conditions nouvelles, « le capital allait être systématiquement réinvesti et multiplié sur la base d’une innovation technique continue et d’une expansion anticipée des marchés ». Au cœur de ce processus se trouve donc une technicisation, définie comme une « possibilité de spécialisation technique liée à un calcul rationnel, au sein de laquelle les différentes spécialisations sont interdépendantes sur une échelle assez grande pour déterminer des modèles d’anticipation dans les secteurs clés de la société ». Autrement dit, la technicisation ne se réduit pas à la possibilité d’utiliser des techniques nouvelles ; elle signifie plutôt une condition pour que les anticipations des acteurs convergent, se confirment mutuellement, déterminant ainsi la poursuite d’un processus dynamique. Dans le champ économique, on pourrait interpréter le phénomène ainsi : la spécialisation technique assurant l’efficacité, donc la baisse des coûts et sans doute des prix de vente, déterminera un élargissement du marché, donc une possibilité de débouché qui justifie en retour l’investissement technique initial. Mais le même processus concernerait l’administration et, à la fin du 18e siècle, l’efficacité bureaucratique européenne aurait déjà dépassé le niveau atteint dans la Chine des 11e-13e siècles. Du reste, Hodgson n’hésite pas à suggérer qu’au final « l’Occident semble avoir été l’héritier inconscient de la révolution industrielle avortée de la Chine des Song » tant par les nombreux emprunts technologiques qui seront déterminants dans notre révolution industrielle que par l’imitation du système chinois de recrutement des fonctionnaires…

La deuxième partie de l’ouvrage traite du rôle de l’Islam dans l’histoire globale, notamment de ses relations à la modernité.

Pour Hodgson, non seulement le monde musulman occupait une position centrale sur le continent afro-eurasien mais encore « s’exprimaient en lui certaines pressions culturelles cosmopolites et égalitaristes (en tout cas non traditionnelles) qui avaient pris naissance dans les régions les plus anciennes et centrales de la société musulmane ». Il devait par ailleurs déployer, jusqu’au 18e siècle, une puissance politique et militaire, liée à une culture vivante et sophistiquée (notamment dans les arts et les sciences), qui interdit de parler de décadence (sauf peut-être dans le domaine économique), à partir du 11e siècle, comme on le fait encore trop souvent. Et si l’Islam a connu une telle influence durant plus d’un millénaire, il le doit aussi et surtout au succès de la religion musulmane.

Les raisons de la réussite de la conquête islamique et de la solidité des institutions qui l’ont suivie sont évidemment multiples et font l’objet du chapitre 7. Et ces raisons ne seraient pas d’abord à trouver dans les logiques des sociétés arabes. Hodgson développe l’idée que l’islam est venu renforcer les bases d’une influence, alors déjà grandissante entre 5e et 7e siècles, de la classe mercantile sur les sociétés irano-sémitiques (surtout donc en Perse, en Syrie et en Asie centrale, le long de la route de la Soie). Ce renforcement a pris plusieurs visages. Il invoque d’abord le rôle de la charia : en tant qu’elle supposait l’égalité et la mobilité sociale, refusait les statuts inégaux acquis, cette dernière se révélait largement « contractualiste » et donc venait en quelque sorte légitimer le droit mercantile. Dans le même esprit, la charia excluait toute autre légitimité qu’elle-même, ruinant ainsi les prétentions à dominer de l’aristocratie agraire traditionnelle. Enfin l’islam, en tant que religion monothéiste potentiellement universelle, convenait très bien aux marchands dont elle pouvait servir les intérêts : elle permettait aux communautés monothéistes antéislamiques séparées de se retrouver sur un socle commun, donc de communiquer et de partager des références morales qui seraient par ailleurs nécessairement utiles aux marchands. Au total donc l’islam est venu renforcer la classe mercantile, urbaine et cosmopolite, dans des régions de vieille civilisation où l’influence grecque avait d’ailleurs été profonde. La religion musulmane a ainsi permis une synergie entre le monde arabe et ses voisins, notamment autour de la valeur accordée aux activités marchandes, elle-même plus forte dans le monde iranien élargi à l’Asie centrale, mais on le sait très présente aussi chez Mahomet et ses compagnons. Au total « l’islam, dans ses idéaux religieux puis dans son influence sur les modèles sociaux, a précisément renforcé les traits de l’héritage irano-sémitique qui encourageaient le contrat entre égaux et la mobilité sociale. Et ceci n’a pu avoir lieu qu’en raison de l’autonomie de la communauté religieuse en tant que société morale dépassant les clivages territoriaux. » Revers de la médaille, cette prépondérance des valeurs propres à la communauté religieuse et de la charia a pu limiter la légitimité des gouvernements successifs, rendant ces derniers imprévisibles et par ricochet, pénalisant l’investissement productif qui suppose une certaine stabilité en matière de politique publique.

Mais c’est surtout dans son apport à la modernité que l’islam est particulièrement étudié par Hodgson, dans le chapitre 10 de cette deuxième partie. Définissant cette modernité comme une accélération de l’histoire, l’auteur nous montre d’abord qu’elle ne constitue pas un phénomène purement européen mais résulte d’une configuration beaucoup plus large, propre à l’espace afro-eurasiatique dans son entier. La croissance économique européenne de la fin du Moyen Âge serait d’abord un « effet de frontière », un phénomène de développement rapide imputable au retard préalable de cette région. De même l’essor culturel du continent serait, pour partie le résultat d’une communication accrue avec le monde islamique, pour partie le résultat d’emprunts beaucoup plus lointains (chinois notamment). L’expansion océanique ibérique du 16e siècle elle-même ne serait pas plus étonnante que la stupéfiante conquête musulmane des 7e et 8e siècles. Replacé dans un contexte global, l’avènement de la « grande transformation moderne » ne relèverait plus de qualités propres au seul Occident. Dans son développement ultérieur, cette modernité s’analyse alors dans ses deux dimensions, évolutionniste d’une part, interactive d’autre part. Côté évolutionniste, c’est l’émergence du primat du calcul et de l’institutionnalisation de la technique qui apparaît comme créant de l’irréversibilité et de l’universel, avec l’idée que ces calculs techniques conduiront à un changement continu, en tout cas à des améliorations techniques, comme nous l’avons vu en première partie. Côté « interactions » Hodgson insiste sur le « haut degré de pouvoir social » désormais possédé par les Européens (et qui s’illustre, encore timidement, dans la conquête portugaise de l’océan Indien) corrélé avec « l’exploitation de possibilités techniques toujours renouvelées qui rend les Européens rapidement dépendants de conditions diverses dispersées aux quatre coins de la planète ». Dans ces conditions, la modernité, c’est aussi et surtout le fait que les Européens ont désormais un « intérêt vital dans toutes les affaires de la planète ». S’imposant partout au nom des possibilités offertes par la technique, la modernité obligera désormais les autres sociétés à adopter cette transformation, voire à la réaliser de façon accélérée si le gouffre avec l’Europe doit être comblé. En ce double sens, évolutionniste et interactif, la modernité n’est pas simplement une étape du changement social, mais d’abord un « événement » touchant simultanément toutes les régions du monde. Si elle constitue bien « une rupture avec les modèles du processus historique afro-eurasiatique dont l’Europe médiévale n’était qu’une partie, l’ancienne tradition occidentale ne saurait détenir la totalité, ni même la majorité, des réponses aux problèmes posés ».

La troisième partie de l’ouvrage traite de la « World History » en tant que discipline.

En moins de 60 pages, Hodgson y pose des questions de méthode tout à fait cruciales et n’hésite pas à affirmer d’emblée que « la world history, interprétée comme l’histoire des relations interrégionales, doit constituer le cœur de l’organisation intellectuelle de la profession historienne ». Ce qui pourrait passer pour une provocation est alors très progressivement étayé. Connaissance du singulier en tant que tel (et non en tant qu’exemple d’une généralité plus large), l’histoire doit cependant soulever des problèmes dont la pertinence soit universelle. C’est donc par le type de questions qu’il pose que l’historien sera fidèle à son projet. Ainsi, contrairement à ce que la profession admet souvent, ce n’est pas sa méthode de travail (notamment la recherche et l’interprétation d’archives) qui fait son identité. À la différence du sociologue, l’historien ne s’intéressera pas aux généralités en tant que telles, mais dans la mesure où elles peuvent éclairer tel événement. En conséquence, opposer histoire et sciences sociales serait inopportun car bloquant la compréhension.

L’historien se définit aussi et surtout par les relations entre les différentes questions qu’il aborde. Plus précisément, s’il est vrai que l’histoire humaine est reliée, interconnectée, depuis fort longtemps, au point que l’action humaine prend une grande partie de son sens à travers ses conséquences lointaines (dans le temps comme dans l’espace), alors l’historien « est incapable de répondre de façon adéquate à une question précise sans donner une réponse à toutes les autres ». Au-delà du paradoxe, l’intuition est bien que la compréhension d’un fait localisé requiert une envergure d’analyse peu usuelle, implique de mobiliser la connaissance de « complexes historiques » à dimension interrégionale, voire planétaire. La conceptualisation à grande échelle devient alors cruciale pour toute étude historique.

Sur ces bases, Hodgson pose la difficile question de l’objectivité propre à la définition et à l’utilisation de ces complexes historiques. La recherche rencontre ici deux limites, celle inhérente au fait de ne considérer qu’une petite partie des faits déterminants d’une part, celle d’évacuer toute signification inhérente à l’histoire de communautés particulières d’autre part. Mais ces imperfections étant connues, la démarche de l’historien ainsi conçue n’en reste pas moins indispensable pour discipliner et rectifier les perspectives historiques des « personnes ordinaires ». Et cet objectif suppose de rompre avec la pratique trop souvent répandue chez les historiens de « laisser les perspectives plus larges aux philosophes de l’histoire », au prétexte qu’aucune objectivité n’y serait plus possible. Or, sur ces questions plus larges, la méthode pour affirmer un jugement, une hypothèse, l’importance d’une relation, reste la même, procède par l’accumulation de faits, de coïncidences jusqu’à ce qu’une seule conclusion demeure possible pour quelque observateur que ce soit. Et s’il est vrai que l’historien sélectionne ses « faits pertinents », cela fait partie de son questionnement, structure ce dernier. Ce qui est le cas du reste dans toute discipline : on n’obtient jamais que les réponses permises par les questions posées. Ce qui suppose aussi de considérer chaque recherche comme une approche particulière, ne délivrant pas un savoir définitif, analyse destinée à être complétée par des approches adoptant d’autres points de vue, d’autres questionnements.

L’auteur conclut alors son chapitre 11 en montrant que l’étude des processus historiques à grande échelle doit porter sur trois niveaux de changements. Ce sont en premier lieu les événements « extra-historiques », souvent négligés, qui importent : changements climatiques, mutations biologiques ou épidémiologiques. À un second niveau, « semi-historique », on trouvera les « résultats imprévus de l’action humaine », portant sur les ressources, les maladies, la démographie, qu’ils aient pour origine la consommation de drogues, les usages alimentaires, les modalités éducatives. Enfin, au troisième niveau, « plus strictement historique », on abordera les effets conscients de l’action humaine (pas toujours prévus du reste) propres aux comportements politiques, économiques et sociaux. Le plus important reste que « ces types de développements sont en partie aveugles, beaucoup d’entre eux étant largement inconscients » ce qui amène Hodgson à insister sur l’importance de ce « tout inconscient » dans toute analyse d’histoire globale.

Au final, ce livre de Marshall Hodgson excède largement la place dévolue, sur un blog, à une recension d’ouvrage. Critique subtile de l’eurocentrisme, analyse fine des liens entre Islam et modernité, fondation méthodologique de l’histoire à grande échelle, il apporte un éclairage stimulant que certains de nos historiens contemporains, parfois bloqués dans le fétichisme de l’archive et des singularités, pourraient méditer avec profit.

Références bibliographiques

M. Hodgson, [1999], L’Islam dans l’histoire mondiale, Paris, Actes Sud, constitue pour l’essentiel une traduction de la deuxième partie de l’ouvrage.

 

 

Le livre de la mondialisation ibérique

Nous entamons, avec ce papier, une série de relectures de ce qu’on pourrait appeler les « grands classiques » de l’histoire globale. L’idée est d’abord de fournir à nos lecteurs une vision à la fois synthétique et vivante des grandes œuvres qui ont fondé ou marqué cette approche. Mais il ne s’agira pas pour autant de fiches de lecture traditionnelles, comme ce blog peut en fournir régulièrement à propos d’ouvrages nouvellement parus. Le but est bien aussi de relire ces travaux importants avec un recul de dix, trente ou cinquante ans, afin de voir comment ils ont « vieilli », leurs approximations éventuelles en regard de l’information désormais disponible, leurs limites en termes méthodologiques au vu des débats ultérieurs, leurs hypothèses parfois implicites et qui se révèlent mieux aujourd’hui… Bref, il s’agira dans cette rubrique « Relectures » de faire un état des lieux sur ce qu’on doit retenir d’œuvres fondamentales ou de livres ayant acquis le statut de travaux majeurs.

cover-gruzinskiNous commençons avec un livre étonnant, d’une grande érudition, toujours analytique, et qui s’est vite imposé comme un ouvrage phare en analyse historique des mondialisations. En écrivant Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, en 2004, Serge Gruzinski a non seulement remarquablement « décrit » la mondialisation ibérique des années 1580-1640 mais encore approfondi les concepts cruciaux de métissage, occidentalisation, mondialisation. Certes, il se réclame d’emblée de l’histoire connectée, de l’étude des rencontres et des « recouvrements de civilisations ». Mais c’est pour rappeler immédiatement qu’une « histoire culturelle décentrée, attentive au degré de perméabilité des mondes et aux croisements de civilisations (…) ne prend tout son sens que dans un cadre plus vaste capable d’expliquer, au-delà des ‘histoires partagées’, comment et à quel prix les mondes s’articulent ». Et de fait, l’un des apports centraux de l’ouvrage est bien de construire ces articulations entre l’Europe, le Nouveau Monde, l’Asie et l’Afrique en précisant les multiples circulations, humaines, marchandes et informationnelles qui font cette première mondialisation. En ce sens, c’est bien aussi un livre centré sur les interconnexions au sein d’un Monde en gestation, donc préoccupé de cerner ce qui constitue du lien social entre ses composantes éloignées.

Le livre s’ouvre sur ce constat intrigant : l’assassinat d’Henri IV a bel et bien été commenté à Mexico, en septembre 1610, par Chimalpahin, religieux indigène d’ascendance noble chalca, dans le journal qu’il tenait. Et c’est son regard, distancié à la fois de la culture hispanique officielle et de son passé indigène, qui intéresse Gruzinski dans la mesure où il relève d’une certaine modernité, laquelle « ferait affleurer un état d’esprit, une sensibilité, un savoir sur le monde né de la confrontation d’une domination à visée planétaire avec d’autres sociétés ». Par ailleurs, Chimalpahin se préoccupe autant sinon plus de l’Asie que de l’Europe, l’ouverture de la route Pacifique vers Manille ayant multiplié les contacts avec des Philippins, Chinois ou Japonais, lesquels viennent métisser davantage un imaginaire amérindien non exclusivement confronté à celui de l’envahisseur ibérique. Il vit de fait dans un « agglomérat planétaire (incluant une bonne partie de l’Europe occidentale, les Amériques espagnole et portugaise de la Californie à la terre de Feu, les côtes de l’Afrique occidentale, des régions de l’Inde et du Japon, des océans et des mers lointaines) qui se présente d’abord comme une construction dynastique, politique et idéologique ». Et l’objet du livre peut alors se définir comme une interrogation sur « la prolifération des métissages – mais aussi de leurs limitations – dans des sociétés soumises à une domination aux ambitions universelles ». Ici se marque d’emblée une dialectique essentielle de l’ouvrage, entre une occidentalisation qui pousse à une acculturation sous des formes nécessairement métissées d’une part, et une visée de domination mondiale, par ailleurs sous l’autorité d’une hiérarchie catholique très prégnante, qui fixe les limites à ne pas dépasser (en l’occurrence la relativisation de l’idéologie européenne par les savoirs indigènes ou métissés) d’autre part.

La première partie du livre (pp. 15-84) décrit alors cette « mobilisation ibérique » qui « déclenche des mouvements et des emballements qui se précipitent les uns les autres sur tout le globe » jusqu’aux microbes échappant à l’emprise des hommes… Elle se caractérise d’abord par la multiplication des institutions ibériques hors d’Europe, lesquelles sont évidemment porteuses de lien social. Mais c’est aussi le mouvement des hommes, certains membres de l’élite faisant plusieurs tours du monde durant leur vie tandis que d’autres multiplient les allées et venues entre colonies et métropoles et que des indigènes devenus riches n’hésitent pas à faire le voyage espagnol. Cette mobilisation débouche aussi sur un commerce désormais planétaire, notamment  d’objets de curiosité que l’auteur se plaît à étudier au détriment des flux de métaux précieux (sans doute mieux connus). L’information n’est pas en reste, les nouvelles circulant entre l’Est et l’Ouest dès la première moitié du 16e siècle. Les livres font de même, s’exportant ou voyageant avec les lecteurs, pour finir imprimés à Mexico, Manille, Goa, Macao ou Nagasaki, souvent pour soutenir les campagnes d’évangélisation en langue locale, parfois pour diffuser en retour vers l’Europe les savoirs indigènes relatifs aux vertus de plantes exotiques. La mobilisation ibérique n’est donc pas à sens unique.

C’est plus à l’analyse des métissages que se consacre la deuxième partie (pp. 87-175). On y apprend d’emblée que les techniques artisanales ibériques sont vite diffusées (souvent par des religieux) auprès des indigènes au point que ces derniers en viennent à concurrencer à moindre coût les artisans espagnols, avant d’être repris sous le joug de patrons exploiteurs. On y documente aussi les métissages linguistiques. Les Européens apprennent des rudiments de langues locales tandis que ces dernières s’enrichissent de termes locaux inédits pour qualifier  les « nouveautés » importées. Il n’empêche, ce sont les termes ibériques eux-mêmes qui seront finalement adoptés : « L’hispanisation de la langue est une des formes de la mobilisation ibérique (…) et donne lieu à quantité d’appropriations ou de détournements. » Le métissage est aussi humain, permettant tous les mélanges entre Européens, indigènes, Noirs et Asiatiques, aboutissant à créer une plèbe dont l’habitat et le statut sont éminemment mobiles et effraient les pouvoirs institués. En conséquence, ces individus sans métier ou résidence claire sont, à partir de 1622,  déportables vers les Philippines, permettant en principe à la Monarchie catholique de « régler ses questions sociales à l’échelle planétaire ». Car fondamentalement, l’ouverture de la route entre Acapulco et Manille a non seulement accru les métissages humains mais encore créé une seconde route vers l’Asie dès 1566, à une époque où la route portugaise est en principe interdite aux Espagnols. À partir de là, Mexico devient une étape vers l’Asie pour ces voyageurs débarquant à Vera Cruz et repartant d’Acapulco. Elle devient aussi métropole planétaire, en position plus centrale, tourne son regard autant vers l’ouest que vers l’est, substituant une vision désormais  « occidentale » à la vision européenne du monde. Et les élites indigènes ne sont pas en reste, revendiquant leur rôle dans la formation de ce « Nouveau Monde » pour lequel elles ont abandonné leurs idoles, partageant parfois « la haine du juif et de l’hérétique » ou encore « participant à leur manière du rêve asiatique quand elles saluent Philippe II du titre anticipé de roi de la Chine ». Un imaginaire commun se forge donc. Plus généralement, accumulant anecdotes révélatrices et faits objectifs, Gruzinski est clairement en position d’affirmer que, « par-delà la cohorte coutumière des préjugés, des peurs, des haines et des attirances, la mobilité des hommes et des choses déclenche toutes sortes d’échanges, matériels aussi bien qu’affectifs, qui à force de se reproduire tissent des trames planétaires où vient s’enraciner la mondialisation ibérique ».

La plus longue de toutes, la troisième partie (pp. 179-311) s’intéresse davantage aux outils des savoirs et pouvoirs qui émergent dans la mondialisation ibérique. Et il s’agit d’abord là de rendre leur dû à de nombreux individus engagés « dans une entreprise sans précédent et partout répétée : confronter des croyances, des langues, des mémoires, des savoirs jusque-là inconnus avec ce que pensaient et croyaient connaître les Européens ». Pour ces praticiens ou experts, souvent liés à la Couronne ou travaillant à sa demande, co-existent un objectif de « sauvetage archéologique » et une finalité de « dénonciation de l’idolâtrie ». De ce fait, leur proximité avec l’indigène, leur valorisation des savoirs locaux ne fait jamais oublier qu’il s’agit avant tout de rendre conformes des mentalités (et pour cela mieux en connaître les ressorts). Et de fait, Bernardino de Sahagún ou Diego Durán redonnent une mémoire à ces nouvelles chrétientés tout en consolidant la domination de l’Église. Parfois au risque d’une mise à l’index ou d’un gel des enquêtes… Toujours au péril d’un décentrement des savoirs, d’une inversion des points de vue, voire d’une remise en cause de la tradition européenne. Ainsi en va-t-il des connaissances sur les plantes et les pratiques médicales : Garcia da Orta en Inde ou Francisco Hernández au Mexique montrent l’imbrication pratique des deux types de savoir, les manières américaines de guérir certains maux européens ou encore l’adoption indienne de la « théorie des humeurs ». Si bien qu’au final, « autant que la christianisation ou que l’écriture de l’histoire, l’inventaire médical du monde est un ferment de la mondialisation ibérique », réduisant l’écart entre la manière européenne de soigner et les coutumes locales. Le même type d’hybridation concerne la cartographie, les techniques de navigation ou encore celles de l’extraction minière. Quant à l’histoire des nouvelles terres, elle est au contraire l’occasion paradoxale d’une application des façons de voir héritées de l’Antiquité, des pères de l’Église ou de la renaissance italienne, phénomène qui contribuera par ailleurs à diffuser les œuvres des auteurs anciens dans l’espace mondial ibérique. Mais de toutes parts il s’agit bien d’« introduire ces peuples dans le savoir européen, rattacher ce que l’on sait d’eux au monde tel que le conçoivent les Ibériques, connecter les mémoires, apprivoiser le neuf et l’inconnu, désamorcer l’étrange pour le rendre familier et subjugable ». Et peut-être aussi esquisser les linéaments d’une histoire globale comme chez Diogo do Couto lorsqu’il nous explique que « parce que les Chinois ont découvert les îles aux épices, ce sont eux qui furent à l’origine du grand commerce entre Rome et l’Asie ». En revanche, sur la question religieuse, aucun syncrétisme ni même d’influence mutuelle n’est évidemment tolérable même si Las Casas réalise, dès le milieu du 16e siècle, « un étonnant parcours encyclopédique des religions du globe ». En clair, le rejet n’empêche nullement l’étude exhaustive et le paganisme n’est pas nécessairement un marqueur de sauvagerie comme le montre l’étude du Japon, de la Chine ou de l’Amérique préhispanique… Cette partie se boucle sur la narration de plusieurs histoires individuelles retraçant les parcours de personnages relevant des élites mondialisées de ce siècle, religieuses ou politiques, aux destins souvent stupéfiants d’actualité.

Plus ramassée, la quatrième partie (pp. 315-440) traite des objets, de l’art, de la globalisation de la pensée et des langages. Pour ce qui est des objets, ils circulent tout autant vers les métropoles que dans le sens inverse et leur fabrication se conforme parfois à la demande du marché ibérique. Par exemple, un art manuélin de la sculpture sur ivoire se met en place en Guinée, dès la fin du 15e siècle, chez des artisans qui travaillaient jusqu’alors la pierre à savon… De leur côté les hommes d’église ne se privent pas de commander des objets de culte arborant des traits indigènes (afin de mieux enraciner le culte dans les cultures locales), déterminant un « long siècle d’art chrétien planétaire ». Souvent les objets rapportés sont détournés de leur usage initial ou entrent dans le répertoire symbolique du pouvoir royal (comme les éventails japonais). Tous « correspondent aux manifestations concrètes d’une occidentalisation du monde qui passe par le commerce, la religion, la politique, la connaissance et le goût » et qui « transforme aussi bien les êtres que les choses auxquelles elle s’applique », la main indigène s’occidentalisant pour partie tout en conservant d’importantes marges d’affirmation des talents locaux. Il est fréquent aussi qu’un objet indigène importé « soit retouché ou modifié pour en accroître le prix ou le prestige », traduisant ainsi une mainmise européenne caractérisée. Tous deviennent des objets métis, constituant le revers obligé de la mondialisation à l’œuvre, allant parfois jusqu’à mélanger mythologies grecques anciennes avec leurs homologues indiennes ou préhispaniques, ce qui interdit radicalement de « s’en tenir à la vision d’une occidentalisation réductrice et uniformisatrice ». C’est du reste dans cette partie que l’auteur étudie précisément les différences et relations entre occidentalisation et mondialisation. Ainsi, une pensée de plus en plus occidentalisée, donc aussi métissée, n’en reste pas moins corsetée par l’aristotélisme et la scolastique, comme si « la greffe du Nouveau Monde était la meilleure manière d’en réaffirmer l’universalité ». De ce fait, l’application systématique et récurrente des cadres scolastiques, leur présence dans l’homologation officielle des œuvres publiées relèverait plutôt de l’impérialisme ibérique et de son projet de domination mondiale. Ainsi, la globalisation du latin (mais aussi du castillan ou du portugais) est un phénomène qui va occidentaliser les élites tout en métissant leur langue. Mais c’est du même coup une « dilatation transcontinentale d’un espace linguistique et d’un patrimoine lettré », impliquant leur reproduction à l’identique, donc un phénomène relevant de la mondialisation. Celle-ci concerne « prioritairement l’outillage intellectuel, les codes de communication et les moyens d’expression » tandis que l’occidentalisation, « entreprise de domination des autres mondes, emprunte les voies de la colonisation, de l’acculturation et du métissage ». Mais il s’agit bien là de « deux forces concomitantes (…) indissociables l’une de l’autre, même si chacune se déploie dans des dimensions différentes et sur des échelles distinctes ».

En dépit de toutes ses qualités, ce livre n’est pas sans défaut, avec notamment un plan au final assez peu lisible et une classification des informations parfois discutable. Il est aussi souvent lourd de détails accumulés, d’anecdotes prolongées à plaisir, le plus souvent dans un but analytique précis mais qui tend à se perdre sous l’amoncellement des faits. La dimension économique y est aussi largement absente, au-delà de la description de circuits marchands importants ou des structures d’exercice de l’artisanat. Les flux d’argent vers le reste du monde, avec leurs effets locaux et dans les pays de destination, sont totalement omis. Apparemment à dessein : le « champ de l’économie » semble perçu comme un « enfermement » par l’auteur… Mais de ce fait, l’histoire de la mondialisation ibérique reste ici largement incomplète.

Sans doute pourtant l’essentiel n’est-il pas là. Il est clair en effet, avec le recul, que l’auteur ne privilégie jamais l’analyse des structures sociales et/ou économiques présidant à la mondialisation ibérique pour se focaliser sur le contact entre sociétés sous ses multiples visages. Le lien social est donc plus révélé par des signifiants particuliers – tel objet métis, tel savoir transmis, tel récit ou telle création de langage – que par des analyses objectivantes et de fait peu ouvertes au travail d’interprétation. On reconnaît là tout l’apport mais aussi les limites de l’histoire connectée. Elle nous révèle et fait partager des significations, parfois étranges et sans doute vécues par les acteurs de cette première mondialisation. Elle est donc recherche d’une certaine vérité d’un moment particulier à travers un décentrement salutaire. Elle est en revanche moins pertinente pour éclairer le changement social, dans la longue durée et à une échelle plus large, la lente création des institutions et structures qui ont façonné, peu à peu, notre propre mondialisation…

GRUZINSKI S., Les quatre parties du monde – histoire d’une mondialisation, La Martinière, 2004, réédition Points Seuil, 2006.

Histoire globale et genèse de la finance européenne

Les trois siècles qui précèdent la révolution industrielle ne relèvent pas, au sens strict, de ce que l’on nomme aujourd’hui mondialisation économique. Cette dernière est historiquement matérialisée, du moins aux yeux de la plupart des économistes, par deux périodes spécifiques, dans les années 1860-1914 d’une part, depuis le milieu des années 1980 d’autre part. Il a néanmoins été montré que ces deux phases particulières révèlent des régularités sous-jacentes, éventuellement beaucoup plus anciennes. Au-delà de la libéralisation des échanges de biens et de capitaux (et des phénomènes de convergence connexes), ces deux périodes voient se conforter des régulations internationale ou supranationale qui vont certainement dans le sens d’un approfondissement des dispositifs de marché… Si bien que sur la longue durée le processus de mondialisation a pu être qualifié de synergie entre l’extension géographique des échanges et l’approfondissement des structures de marché [Norel, 2004]. Plus précisément, avant la révolution industrielle, c’est bien le grand commerce, l’expansion géographique des échanges (pas nécessairement ni toujours marchands) qui stimulerait la création de « systèmes de marché », entendus comme la mise en place, au côté des marchés de biens, de marchés de facteurs (terre, travail et capital) de plus en plus sophistiqués, permettant ainsi en principe une meilleure allocation des ressources. On sait en effet que les premiers marchés de facteurs dignes de ce nom en Europe apparaissent aux Pays-Bas puis en Angleterre, pays phares dans l’expansion commerciale qui suit le siècle d’or espagnol, et cela ne saurait être fortuit.

Si l’on envisage ainsi que la mondialisation constitue, non pas seulement un état repérable lors de périodes spécifiques, mais aussi et surtout un processus historique de longue durée, caractérisé par cette synergie entre un phénomène d’ordre géographique et une transformation institutionnelle particulière, alors il devient possible d’étudier les liens entre ce processus historique de mondialisation et la mise en place des innovations touchant les marchés de facteurs, innovations financières entre autres… Le développement de la finance de marché apparaît ainsi comme une conséquence directe de l’extension géographique des échanges et du développement du commerce hors frontières. Rien d’étonnant s’il émerge après le premier tour du monde (Magellan, 1522) qui fait que la terre devient promesse de conquête, et s’il s’accélère au 17e et surtout au 18e siècle, quand les revenus du commerce explosent.

La relative « dématérialisation » qui prend clairement son essor au 17e siècle, notamment aux Pays-Bas et en Angleterre (effets de commerce puis billets plutôt que métaux précieux et espèces), et l’intermédiation de professionnels (financiers organisant les émissions et plaçant les titres), s’expliquent par la croissance des échanges au sein des premiers « empires coloniaux ». On pense évidemment à la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, sa capacité à faire circuler sa signature, sa capacité à transférer des fonds de façon sûre et rapide.  La City constitue, dans ce domaine, un autre exemple saisissant. Fondée sur la Tamise, juste à l’endroit où les bateaux arrivaient pour décharger leurs marchandises, la City est le nom du quartier le plus ancien de la ville. Le commerce y a du reste toujours été florissant et ce depuis le Moyen Âge, notamment avec les villes hollandaises, puis les villes de la Hanse et les villes italiennes entre les 12e et 14e siècles.

L’expansion du 16e siècle a amené les Britanniques, comme bien d’autres, à développer leur flotte marchande, ainsi que le commerce d’épices et de thé en provenance des pays asiatiques. Comme les bateaux et leur armement coûtaient chers, ils eurent l’idée de créer des sociétés, développant ainsi le principe de la commenda ou de la colleganza vénitienne (elle-même d’origine arabe). Ce système permettait au public d’investir en achetant des titres de la société et de profiter des bénéfices réalisés grâce au commerce. Il devint vite clair, que ces titres pouvaient se vendre et s’acheter, comme n’importe quel produit : ainsi commença l’histoire financière européenne. Certes, elle était aussi née de la dette publique, apparue clairement en Europe aux 14e et 15e siècles, mais avec des financeurs plus institutionnels (villes, grands marchands ou banquiers) et sans réel marché, à grande échelle, des titres de dette.

Au-delà de ces données factuelles qui montrent l’imbrication étroite entre grand commerce d’une part, innovations financières d’autre part, il nous faut analyser plus systématiquement la relation qui unit l’extension géographique des échanges et la formation du marché du capital en Europe de l’Ouest. Nous proposons de privilégier trois étapes dans l’enchaînement logique menant du simple commerce de longue distance aux perfectionnements du marché financier.

La première étape concerne la lettre de change, à la fois ses transformations en tant que moyen de paiement et son évolution en tant qu’instrument de crédit.

Cette lettre est d’abord une reconnaissance de dette sur papier, suite à une transaction commerciale entre partenaires étrangers. Muni de ce papier, le vendeur peut aller voir sa banque pour en percevoir immédiatement le montant, laissant alors la banque se débrouiller avec le client extérieur. Mais il peut aussi l’utiliser comme moyen de paiement et la transférer à quelqu’un d’autre qui aurait confiance dans la reconnaissance de dette signée par ce client. De fait, la lettre de change évolue au 16e siècle, en premier lieu parce que la révolution commerciale impose des distances plus longues, donc des délais supplémentaires avant perception des recettes liées à une transaction. Par exemple une importation de produits asiatiques en Europe devra être réglée aujourd’hui mais n’assurera un revenu qu’après que le produit soit parvenu en Europe… Cette extension géographique des échanges multiplie par ailleurs les partenaires éloignés et donc accroît aussi le risque de contrepartie commerciale.

Pour ce qui est de ce dernier, une solution partielle est trouvée à Anvers, dans la seconde moitié du 16e siècle, avec les pratiques d’endossement multiple des lettres de change [De Roover, 1953, p.83-118 ; Kohn, 1999, p.23-28]. Traditionnellement le « payé » ou « possesseur » d’une lettre de change, par exemple un exportateur, peut décider de ne pas présenter, auprès d’un merchant-banker domestique, le « payeur », la lettre de change remise par son client étranger (le « tiré » de la lettre), pour s’en servir à son tour comme moyen de paiement. Si les partenaires se connaissent bien, la circulation de la lettre comme moyen de paiement est sans difficultés. Un problème se pose évidemment en revanche dans un espace commercial élargi. Comment le nouveau récipiendaire peut-il être sûr que le merchant-banker « payeur » associé au « possesseur » est fiable ? Simplement en exigeant que celui qui lui remet la lettre de change appose sa signature au dos et se rende ainsi coresponsable du paiement final (au même titre que le « tiré » et le « payeur »). Avec la multiplication des usages successifs d’une même lettre comme moyen de paiement, la sécurité de celle-ci s’accroît d’autant puisque de plus en plus d’agents économiques affichent leur solidarité. Dans ces conditions, un vendeur peu enclin à courir des risques aura tendance à n’accepter en paiement que des lettres de change déjà endossées par des « signatures » prestigieuses… Les dangers liés à la multiplication des partenaires commerciaux sont ainsi circonscrits à partir du moment où la plupart, par la technique de l’endossement, confirment leur responsabilité dans la chaîne officielle de paiements.

Le premier problème (celui du délai entre le paiement du produit asiatique et sa mise en vente en Europe) est aussi indirectement réglé par cette même évolution. Les grands importateurs européens sont essentiellement, voire exclusivement, les grandes compagnies de commerce. Le prestige de leur signature leur permet de régler assez largement leurs achats sur d’autres continents par émission d’une lettre de change payable dans une « banque » locale (mais aussi à Londres ou Amsterdam) ou simple endossement d’une lettre déjà en circulation. Les vendeurs n’escompteront que rarement cette lettre dans la mesure où elle pourra leur servir de moyen de paiement local, à peu près unanimement accepté. En conséquence l’importation pourra avoir commencé de créer des revenus en Europe avant même d’avoir été payée, en espèces sonnantes et trébuchantes… Le règlement réel se fera, d’abord par compensation, puis ultérieurement et pour le solde, par le premier galion transportant du métal précieux…

Moyen de paiement, la lettre de change a toujours été aussi un instrument de crédit. Vendre à Londres, à un merchant-banker local, une lettre de change payable sur une banque d’Amsterdam, n’est rien d’autre qu’un emprunt à Londres réalisé par ce vendeur (« tireur » de la lettre). Le merchant-banker londonien détient alors une créance sur Amsterdam qui peut être incluse dans une opération de compensation. Mais se développent vite d’autres pratiques qui n’ont plus rien à voir avec le commerce. C’est notamment la technique du « rechange » utilisée dès la fin du Moyen Âge. Supposons qu’une lettre de change vendue à Londres et payable sur Amsterdam soit doublée par une lettre semblable, vendue par le « payeur » initial à Amsterdam et réglable au final par le « tireur » initial à Londres. Dans ce dispositif, il peut donc y avoir émission de deux lettres de change symétriques et qui se neutralisent sans contrepartie commerciale aucune… Ce genre de dispositif semble à l’époque avoir connu un grand succès parce qu’il permettait de déguiser une opération locale de prêt à intérêt, donc répréhensible aux yeux de l’Église, en une opération formellement internationale et a priori commerciale…

Mais ce qui est nouveau au 16e siècle, et encore à Anvers (officialisé en 1540), c’est l’escompte, par des money dealers, des lettres de change désormais endossables. En clair, ces agents achetaient avec un rabais (plus ou moins important selon l’état de resserrement du crédit) les lettres de change en circulation. Jusqu’alors de telles pratiques n’avaient guère concerné que les dettes publiques à Florence. Mais l’existence d’endossements rendait ces papiers fiables, donc négociables et ce, à n’importe quelle date avant leur maturité. Autrement dit cette négociabilité permettait de fixer des taux d’intérêt à diverses échéances, pour des instruments a priori sans risque. Comme on va le voir dans notre deuxième partie, on dispose alors de ce qui serait « le fondement de la banque commerciale moderne, aux 17e et surtout 18e siècles » [Kohn, 1999, p. 28]. Là encore l’évolution commerciale extérieure serait bien au point de départ, avec la nécessité de l’endossement des lettres de change, des tout premiers pas de la banque commerciale…

Mais surtout le financement à long terme des opérations lourdes qu’impose le grand commerce (armement des bateaux, achat des cargaisons…) amène d’une certaine façon la transformation de crédits à court terme, matérialisés par une lettre de change, en crédits à long terme sous forme de rentes sur les sociétés commerciales. C’est là notre deuxième étape. Au tout début du 17e siècle, la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, la VOC, finance ses premières opérations par emprunt à court terme. Celui-ci prend la forme d’une vente de lettres de change domestiques. Mais devant la multiplication des voyages, la compagnie décide, en 1609, de convertir ces dettes en « parts » de la société. Techniquement, le procédé consiste à convertir les lettres en rentes perpétuelles négociables, sur le modèle de celles qui avaient été créées en 1542 pour financer l’impôt exigé par Charles Quint de ses provinces flamandes… Autrement dit les exigences du grand commerce amènent à étendre aux sociétés commerciales le type de financement qui était jusqu’ici, et depuis peu, l’apanage des puissances publiques provinciales. Mais il y a aussi des raisons politiques à cette extension.

La VOC en effet a commencé comme une entreprise gérée strictement par des représentants politiques des différentes provinces (les Heeren XVII). Et l’obtention de parts dans la société, sous forme de rentes perpétuelles, ne devait en rien modifier cet état de fait. Ce type de gouvernance d’entreprise, dans lequel les porteurs de parts n’ont strictement aucun contrôle opérationnel et, en quelque sorte, « mandatent » des représentants du pouvoir politique pour gérer au mieux l’entreprise, semble avoir à son tour stimulé l’innovation financière précédemment décrite. D’une part les pouvoirs politiques provinciaux avaient tout intérêt à trouver un financement de long terme pour la VOC qui n’entame pas leur propre contrôle : à l’inverse la cession de droits à des privés par la couronne britannique pour mener à bien les grandes compagnies commerciales s’est accompagné d’un net recul du contrôle étatique. La création de rentes perpétuelles était donc un bon moyen, pour les pouvoirs provinciaux, de conserver le contrôle et de tirer parti au maximum des bénéfices dégagés. D’autre part il semble que ce dispositif de gouvernance ait permis le spectaculaire succès de l’émission des rentes citées : les souscripteurs étrangers semblent avoir été positivement sensibles au fait que cette « augmentation de capital » allait accroître les moyens d’action de la VOC, sans diluer le pouvoir de décision effectif [Neal, 1993, p. 9]. En définitive, l’exigence d’innovation financière, issue du rôle moteur des Provinces-Unies dans l’économie monde du 17e siècle, s’est trouvée facilitée, dans sa mise en œuvre, par un mode très particulier de gouvernance de la principale compagnie néerlandaise de l’époque…

La troisième étape, dans laquelle se manifesterait une influence déterminante de l’extension géographique des échanges sur les innovations financières, est sans doute à situer au début du 18e siècle. Tant en France qu’en Angleterre, une réponse au surendettement de l’État est, on le sait, la vente aux épargnants de titres de dette des grandes compagnies commerciales (compagnie d’Occident devenue compagnie des Indes en France, compagnie des Mers du Sud en Angleterre) en échange des rentes sur le Trésor royal détenues par ces mêmes particuliers. Une fois en possession de ces rentes, les compagnies en négociaient le « remboursement » avec ce même Trésor, notamment par l’obtention de privilèges commerciaux supplémentaires ou encore le monopole de frappe des monnaies. On sait qu’en France, ce dispositif devait aussi être associé à l’émission massive de billets par la Banque Royale, notamment afin de contribuer à l’achat de titres de la Compagnie des Indes, débouchant sur la panique associée au nom de John Law et à une réelle méfiance vis-à-vis des billets de banque pour plusieurs décennies. C’est au début 1720 qu’éclate la bulle boursière en France. En Angleterre, l’éclatement de la bulle sur les titres de la South Sea Company survient en août 1720, six mois après l’autorisation d’émettre des titres en échange de rentes publiques.

Ce qui frappe dans les deux chronologies, c’est d’abord l’instrumentalisation, par les pouvoirs publics, des grandes compagnies et de leurs perspectives de bénéfice commercial, pour se désendetter d’une façon particulièrement habile (même si elle devait très mal tourner en France). En clair on adossait les dépenses publiques et la prospérité permise par l’émission monétaire sur les espoirs plus ou moins fantasmatiques de profits commerciaux sur longue distance. Et l’on pourrait alors penser que cette instrumentalisation du commerce au long cours fut alors une dramatique erreur. Il est probable au contraire que cette « faute » devait servir l’innovation financière en stabilisant les marchés financiers et en relançant la croissance… Pour Neal [1993, p. 80],  c’est non seulement la prospérité des vingt années qui ont suivi, mais aussi et surtout « le renforcement des liens financiers entre Londres et Amsterdam » qui furent les vraies conséquences des deux crises. Ce renforcement serait imputable à l’habitude prise par les spéculateurs de spéculer alternativement sur Paris, Londres et Amsterdam et de procéder à des allers-retours successifs, en fonction des événements. Par ailleurs, il apparaît clairement que les deux marchés financiers deviennent beaucoup plus intégrés et efficients à partir de 1725 (idem, p. 163). Le premier marché international des capitaux serait donc indirectement imputable à cette instrumentalisation des profits des compagnies maritimes, si dramatiquement vécue en 1720…

BOYER-XAMBEU M.-T., DELEPLACE G., GILLARD L., [1986], Monnaie privée et pouvoir des princes, Paris, Editions du CNRS et Presses de la FNSP.

De ROOVER R., [1953], L’Évolution de la lettre de change, 14ème – 18ème siècle, Paris, Armand Colin.

KOHN M., [1999], Bills of Exchange and the Money Market to 1600, Dept of Economics – DartmouthCollege, Working paper 99-04.

NEAL L., [1993], The Rise of Financial Capitalism – International Capital Markets in the Age of Reason, Cambridge, CUP.

NOREL P. [2004], L’Invention du Marché, une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

Comment et à quelle échelle périodiser l’histoire ?

A propos du livre de Jacques Le Goff : Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? Paris, Seuil, 2014.

9782021106053Que vaut le découpage traditionnel de l’histoire en périodes comme le Moyen Âge ou la Renaissance ? La mondialisation actuelle et ses précédents ne remettent-ils pas en cause l’importance de ces phases par trop enracinées dans l’histoire européenne ? Est-il raisonnable enfin, et plus généralement, de trancher dans le fil de l’histoire pour construire des intervalles précis, supposés porteurs d’identité et de sens ? Telles sont quelques unes des questions que pose Jacques Le Goff au seuil de son dernier ouvrage. S’il y montre avec brio combien la Renaissance est une période largement arbitraire, il n’esquive pas pour autant la question méthodologique de l’intérêt du travail de « découpage de l’histoire en tranches ». Il aborde enfin, trop rapidement peut-être, la possibilité de construction de périodes dans une histoire devenue « globale ».

L’ouvrage s’ouvre sur le constat qu’il « importe à l’humanité de maîtriser son long passé », que ce dernier a été organisé en âges, époques, cycles ou périodes, et ce dans le cadre de « raisons plus ou moins affichées, plus ou moins avouées ». Ce découpage exprimerait surtout « l’idée de passage, de tournant, voire de désaveu vis-à-vis de la société et des valeurs de la période précédente ». Mais dans la mesure où ces périodes sont identifiées beaucoup plus tard, avec des « valeurs » propres à l’époque qui les construit, il importe de repérer quand les périodes sont effectivement posées et quel sens elles prennent alors. Ce qui sous-entend implicitement que le sens qu’a pu prendre le concept de Renaissance, pour Michelet en son 19e siècle, n’est pas nécessairement aussi le nôtre. Et que, de ce fait, la période correspondante elle-même pourrait être reconsidérée aujourd’hui…

L’auteur nous entraîne alors sur les grands principes de périodisation utilisés bien avant que l’histoire ne devienne une discipline reconnue et enseignée. C’est d’abord le prophète Daniel qui utilise une classification en quatre phases, rappelant explicitement les quatre saisons, principe repris par Melanchton, puis Sleidan, au 16e siècle. C’est ensuite saint Augustin qui calque sa construction du passé sur les six jours de la création, mais aussi les six phases de la vie humaine. Dans les deux cas, il s’agit d’une représentation de la chronologie fondée sur une idée de déclin ou encore de décrépitude. Cette représentation n’est pas neutre : chez Augustin elle accréditera un certain pessimisme, étaiera indirectement l’idée que l’Antiquité gréco-latine constituait un âge d’or, empêchera enfin la naissance de toute idée de progrès (mais pas celle de rénovation ou de « renaissances » en tant que retour aux valeurs anciennes). On retrouvera une division en quatre « siècles » encore chez Voltaire, en 1751, lequel fait par ailleurs l’impasse totale sur le Moyen Âge.

C’est pourtant aux 14e et 15e siècles que ce dernier surgit explicitement, d’abord dans les écrits de Pétrarque, puis dans ceux de Giovanni Andrea pour distinguer « les Anciens du Moyen Âge [media tempestas] des modernes de notre temps ». Le concept sert donc à marquer une période intermédiaire entre l’Antiquité (âge d’or) et le temps de quelques auteurs aspirant à créer un certain renouveau. Un peu plus tard, au 17e siècle, ce Moyen Âge sera associé à une certaine « obscurité » puis chronologiquement identifié comme allant de la conversion de Constantin, au début du 4ème siècle, jusqu’à la chute de Constantinople en 1453. Son image redeviendra positive au 19e siècle (par exemple avec Victor Hugo) avant que Michelet ne le renvoie aux ténèbres autour de 1840 pour donner tout son lustre à la Renaissance. Autrement dit, périodisation et affectation de valeurs ne sont jamais neutres, totalement imbriquées qu’elles sont dans les préoccupations d’un moment, voire dans la vie intime de certains auteurs. On ne saurait mieux montrer l’arbitraire de l’opération intellectuelle sous-jacente.

Par ailleurs, Jacques Le Goff nous introduit à une dimension fondamentale de toute périodisation : elle est ce qui permet d’enseigner et d’expliquer le déroulement temporel. Il n’est donc pas fortuit que la périodisation historique prenne son essor parallèlement à l’enseignement et à la création d’une discipline autonome. C’est au 17e siècle que « l’amour de la vérité qu’éprouve l’historien passe désormais par l’administration de la preuve » et que l’histoire fait une première entrée dans les collèges, les lycées et les universités (pour ne devenir matière d’enseignement au sens propre qu’à la fin du 18e). La progression de cet enseignement sera continue jusqu’à la fin du 19e siècle, avec une France plutôt en retard sur ses voisins. Mais « la naissance de l’histoire comme matière d’enseignement relève encore, alors, de la domination intellectuelle de l’Europe » et passe nécessairement par sa division en périodes. Il semble donc que l’auteur associe ici pratiques de périodisation et domination intellectuelle européenne, suggérant donc le caractère non universel de quelque périodisation que ce soit…

L’essentiel du livre se déploie alors autour de la façon dont la Renaissance a été historiquement construite et surtout opposée aux temps obscurs du Moyen Âge. C’est Michelet qui, après avoir fait l’éloge de ce dernier, en inverse complètement la valeur, mêlant étrangement dans ses écrits histoire et vie personnelle. Après la mort de son épouse, il récuse toute appréciation laudative de cette époque et innove en estimant que le renouveau qui commence au milieu du 14ème siècle n’est pas une simple renaissance au sein du Moyen Âge (c’est-à-dire un retour partiel aux valeurs de l’Antiquité) mais bien une Renaissance avec un grand « R », la fin de « cet état bizarre et monstrueux, prodigieusement artificiel » que représente le Moyen Âge. Ainsi, pour Jacques Le Goff, « le pessimisme de Michelet a englouti son Moyen Âge ». Mais dans un contexte différent, Jacob Burckhardt va lui aussi donner ses lettres de noblesse à cette Renaissance, l’opposant de fait à la période obscure qui l’a précédée, au plan de la politique, du développement de l’individu et de la culture. Sur ces bases, Jacques Le Goff procède à une remise en cause impressionnante, montrant notamment combien le Moyen Âge avait entamé des « réformes » que l’on attribue plus volontiers à la Renaissance : retour au système antique des arts libéraux, extension de l’usage « du latin comme langue des clercs et de l’élite laïque », référence déjà forte à la rationalité, invention de la beauté et de l’artiste. A l’inverse, il montre à loisir combien la Renaissance a aggravé les pratiques du Moyen Âge en matière de lutte contre la sorcellerie et en quoi l’inquisition est tout sauf un progrès des droits humains individuels. On ne peut retracer ici tous les arguments utilisés dans le chapitre principal du livre, long de cinquante pages et intitulé « un long Moyen Âge » (reprenant du reste des travaux antérieurs de l’auteur – 2004). Mais la démonstration est très riche et des plus convaincantes.

Reste pour finir la question méthodologique : faut-il périodiser et le peut-on à partir du moment où la mondialisation a fait prendre conscience d’une nécessaire globalisation de l’histoire en tant que discipline ? Si Jacques Le Goff répond positivement à la première question, sa position reste nuancée sur la seconde. De fait, il semble privilégier la juxtaposition des périodisations traditionnelles des grandes civilisations, la mise en synchronie de ces temporalités irréductibles, sans vouloir les réduire à une seule et unique « périodisation globale ». Cette solution, la plus sage sans doute, fait cependant l’impasse sur les périodisations en termes de cycles systémiques qui ont été développées ces dernières années. Il est donc dommage qu’il ne donne pas son sentiment sur les analyses faites, par exemple en France par Philippe Beaujard (2009, 2012), et qui concluent à des expansions longues (sur plusieurs siècles et liées à des temps de réchauffement et de moindre sécheresse) dans l’ensemble du système-monde afro-eurasien depuis le tournant de l’ère chrétienne environ, avec à chaque fois, depuis le 7e siècle, une impulsion démographique et économique donnée par la Chine, puis diffusée à l’ensemble du système par les échanges de biens tout comme la circulation des hommes, des techniques et des idées. Même si elle est encore à préciser, cette intuition de périodes beaucoup plus globales aurait mérité sa place dans cet ouvrage. Il n’en demeure pas moins que, sur le reste, le travail de Jacques Le Goff est des plus utiles pour lutter contre des compartimentages de l’histoire beaucoup trop rigides, contraignants pour la pensée et à vrai dire largement européocentriques…

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16ème siècle ? L’océan Indien au coeur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in Beaujard, Berger, Norel (ed.) Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La découverte.

BEAUJARD P. [2012], Les mondes de l’océan Indien, 2 tomes, Paris, Armand Colin.

LE GOFF J. [2004], Un long Moyen Âge, Paris, Tallandier; réédition Hachette, « Pluriel », 2010.

Traite négrière et formation du capitalisme (2)

En 1944, dans Capitalism and Slavery, Williams affirme que la traite des Noirs, « forme la plus avancée du capitalisme marchand », aurait été « une des principales sources de l’accumulation du capital qui, en Angleterre, a financé la révolution industrielle ». Et il semble en effet que des armateurs aient bien avancé de l’argent à James Watt auquel on attribue traditionnellement la paternité de la machine à vapeur. Mais au-delà de l’anecdote, si l’on peut penser que les riches armateurs ou planteurs disposaient de l’argent nécessaire pour financer les inventeurs et entrepreneurs de la Révolution industrielle, l’ont-ils réellement fait? 

La question est difficile à trancher tout en restant elle-même ambiguë. En premier lieu, on connaît mal le volume et l’affectation des revenus des armateurs et planteurs : ce qui est consacré à la consommation ostentatoire ou à l’achat de titres laisse peu de traces précises, d’où l’incertitude sur la fraction consacrée à l’industrie. Supposant ensuite que l’on connaisse l’investissement brut dans l’industrie des fortunes concernées, comment déterminer la part qui revient aux profits spécifiques de la traite plutôt qu’à ceux dégagés d’autres activités ? Si enfin ces difficultés sont levées, le point intéressant consiste a priori à évaluer la proportion de l’investissement industriel total imputable aux revenus de la traite… Tout en sachant qu’un tel ratio « mécanique » ne rend compte que d’un effet très localisé des revenus de la traite sur l’économie, via l’investissement. Les effets réels sont beaucoup plus diversifiés et mettent en jeu la dynamique de l’économie : stimulation des exportations pour fournir les marchés américains, donc de l’innovation locale, accroissement de l’emploi européen donc du revenu et de la possibilité d’importer les denrées coloniales, source de plus de pouvoir d’achat transatlantique, etc. Ces remarques faites, analysons néanmoins la contribution directe des revenus de la traite à l’investissement, les autres effets étant étudiés plus loin.

En Angleterre, on estime qu’une part importante des capitaux nécessaires au développement de l’industrie cotonnière du Lancashire a pu provenir de l’activité du port de Liverpool, principal pôle de la traite. Le capital commercial de la région de Glasgow, développé grâce au commerce du tabac, lui-même lié à l’esclavage, trouve un emploi considérable dans l’industrie après 1730 : les négociants du commerce atlantique prennent en Écosse le contrôle des industries du verre, du sucre et du lin. Devine a montré comment le store system des marchands de Glasgow sur le marché de la Chesapeake dépendait de l’échange des biens de consommation et d’équipement nécessaires à la vie des plantations contre la production américaine et exigeait le développement d’étroites relations entre marchands et producteurs industriels [Léon, tome 3, 1978, p. 53]. Dans le même esprit, des familles britanniques exploitant des plantations jamaïcaines investissent dans la métallurgie (cas des Fuller dans le Sussex) ou les carrières d’ardoise (cas des Pennant au pays de Galles). Mais plus globalement les planteurs semblent avoir privilégié la terre, les emprunts d’État ou la consommation à l’investissement industriel [Morgan, 2000, pp. 53-54]. Au niveau des armateurs, toutes les industries, du textile au charbon en passant par la construction navale, le raffinage du sucre ou encore l’industrie du verre ont reçu de leurs capitaux, sans qu’il soit possible de distinguer, dans ces apports, ce qui provient de la traite de ce qui résulte des autres activités de banque, d’assurance ou de transport que pratiquent aussi ces mêmes armateurs…

Si l’on quitte les faits bruts pour s’intéresser aux ratios entre revenus de la traite et investissement, la situation apparaît plus claire. Pour Barbara Solow, reprenant des calculs d’Engerman, les profits de la seule vente d’esclaves représentaient en 1770 environ 0,5% du revenu national britannique, mais 7,8% de l’investissement total et surtout 38,9% de l’investissement industriel et commercial proprement dit [Solow, 1985, p. 105]. La signification de ce ratio (lui-même relativement stable au long du 18ème siècle) est importante dans la mesure où, « aucune industrie n’a pu atteindre un tel ratio dans l’économie américaine moderne » [Morgan, 2000, p. 47]. Il est cependant possible qu’à l’époque, d’autres industries britanniques aient dépassé ce ratio, dans le textile notamment [Eltis et Engerman, 2000, pp. 134-135]. La traite n’en apparaît pas moins comme un moteur potentiel de l’investissement. Il reste alors à évaluer quelle part de ces profits allait réellement à l’investissement industriel et commercial, ce qui n’est pas déterminable aujourd’hui. Mais on peut aussi considérer que, de toute façon, le reste des revenus de la traite contribuait à l’essor productif par le biais d’autres investissements ou de la consommation. Le débat ne semble pas être clos pour autant : le bilan publié par Thomas [2000] tendant à relativiser l’ampleur de l’accumulation de capital à grande échelle par le biais de la traite.

Pour ce qui est de la France, les armateurs ont-ils investi l’argent gagné grâce à la traite ailleurs que dans la terre et dans la pierre ? A Nantes, on trouve beaucoup d’armateurs d’origine bourgeoise, qui ont acheté des charges anoblissantes et des seigneuries pour unir le prestige de la noblesse à celui de la fortune ; les Mautaudoin, Boutellier, Trochon, Luynes, Michel, Grou, Chaurand veulent tous être anoblis. Lemesle estime cependant que même si les négociants consentaient à payer des prix de plus en plus élevés pour obtenir des charges, celles-ci n’ont pas détourné une part importante de leur capital. Pourtant, le même auteur remarque que « les armateurs ne se sentaient pas la vocation de réinvestir leur capital dans l’industrie, même s’ils avaient développé et encouragé la construction navale, l’indiennage, le raffinage du sucre » [Lemesle, 1998, p. 95]. Pétré-Grenouilleau estime quant à lui qu’en ce qui concerne les ports français, les armateurs n’ont pas réalisé d’investissements massifs dans ces secteurs industriels : « Aussi, loin d’être un aboutissement logique, l’industrie est réduite dans la pensée des armateurs nantais (et sans doute également bordelais), à un simple auxiliaire » [1998, p. 129].

Si la participation à la traite fait de certains armateurs des acteurs de la révolution industrielle, on doit donc plutôt trouver ces individus parmi les Anglais que chez leurs homologues français. Par ailleurs, les profits de la traite ont vraisemblablement eu un impact économique significatif sur le volume de l’investissement industriel, comme l’indiquent les chiffres cités par Solow. Il importe maintenant d’étendre l’analyse pour prendre en compte plus globalement l’effet sur le développement européen de l’ensemble de ce commerce transatlantique qui explose dans la deuxième moitié du 18ème siècle…

A un premier niveau, il est clair que l’esclavage au sein des plantations, objectif intentionnel de la traite, a considérablement amélioré le revenu nord-américain. Or précisément, on sait que le débouché américain sera crucial pour l’Angleterre dans l’enchaînement des causes menant à la révolution industrielle. Du point de vue de la demande, en effet, l’industrie textile britannique a d’abord été stimulée par une lente élévation des revenus en Europe puis, entre 1750 et 1780, par le marché nord-américain, plus généralement atlantique [Verley, 1997] croissant qui a poussé à employer plus de travailleurs dans les manufactures britanniques. Cette demande de travail a en retour pesé à la hausse sur les salaires britanniques, justifiant en conséquence la recherche de gains de productivité, notamment par de nouvelles techniques. Par ailleurs cette demande américaine a ensuite permis d’écouler la production anglaise de textiles. En tant que résultat objectif de l’esclavage de plantations, la hausse du revenu américain a donc sensiblement contribué, à la recherche de gains de productivité dans l’industrie anglaise d’une part, à la vente des produits que ces mêmes gains de productivité permettaient d’autre part.

Une deuxième dimension de cette influence, connexe de la précédente, apparaît alors immédiatement. La production de coton, elle-même totalement imbriquée dans l’économie de traite et d’exploitation esclavagiste, a permis à l’Europe de bénéficier d’une matière première textile en abondance. De fait, les terres européennes encore utilisables (hors vivrier) n’auraient jamais suffi à produire, ne serait-ce que 10% de cet apport américain en matières premières. Et l’utilisation de techniques nouvelles et coûteuses ne se justifie que par deux facteurs primordiaux, des marchés et des matières premières. Les machines à filer et tisser qui seront alors mises au point n’étaient donc rentables qu’à condition de traiter une matière première suffisamment abondante, ce qui fut le cas avec les productions de coton nord-américaine et des Caraïbes. Elles exigeaient aussi des débouchés prometteurs, de fait ceux que l’Angleterre maîtrisait, de par sa domination des mers, notamment le débouché nord-américain puis le marché asiatique, autrefois alimenté en cotonnades par l’Inde. Autrement dit, traite et esclavage sont bien au cœur des enchaînements qui mènent, avec d’autres facteurs évidemment, à la vague d’ingénierie britannique qui caractérise le 18e siècle.

A un troisième niveau, on ne peut que relever une multitude d’influences de la traite sur les économies européennes en général, britannique en particulier. C’est d’abord un stimulant très direct à la production d’artefacts : on sait que les négriers échangeaient les esclaves amenés sur la côte africaine contre des armes, du textile, des produits à l’apparence prestigieuse. C’est ensuite une impulsion réelle donnée à la construction navale. A travers l’importation en Europe de sucre, second produit clé produit par les esclaves, c’est aussi la possibilité de fournir des calories bon marché à la classe ouvrière britannique. La traite, c’est aussi une source de revenus pour les États, soit directe quand ils imposent les bateaux négriers, soit indirecte à travers la taxation des importations de coton ou de sucre. Et bien évidemment, même si les armateurs investissent leurs profits dans la terre et non dans l’industrie, cela détermine des flux de revenu en chaîne dans les économies européennes…

Il est largement admis aujourd’hui que la révolution industrielle marque l’achèvement du mode d’organisation que l’on appelle « capitalisme ». Cette thèse est du reste commune, pour des raisons différentes, à Marx et à Weber. Pour le premier, la révolution industrielle, non seulement élargit le salariat (qui constitue le pivot du rapport de production capitaliste), mais encore transforme radicalement les forces productives. Pour le second, c’est la période de rationalisation des techniques et de libération définitive de la main d’œuvre de ses attaches traditionnelles. Dès lors, en tant qu’ils se situent au cœur de la révolution industrielle, par le capital fourni, les matières premières produites, la demande américaine stimulée, la rentabilisation de nouvelles techniques de fabrication, traite négrière et esclavagisme constituent bien une pièce maîtresse de la longue construction du capitalisme.

 

 

 

L’ensemble des deux textes de cet article constitue une version modifiée d’une partie de chapitre consacrée à ces thématiques, parue dans Norel (dir.) « L’invention du Marché », Paris, Seuil, 2004, pp. 317-328. Cet ensemble doit donc beaucoup aux pages rédigées initialement par Claire Aslangul.

 

ELTIS D., ENGERMAN S., 2000, « The Importance of Slavery and the Slave Trade to Industrializing Britain », Journal of Economic History, vol. 60, n°1, march.

LEMESLE, R.-M., 1998, Le commerce colonial triangulaire 18ème – 19ème siècles, Paris, PUF.

LEON, P. (Dir.), 1978, Histoire économique et sociale du Monde, vol. 3 : « Inerties et révolutions », Paris, Armand Colin.

MORGAN K., 2000, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press.

PETRE-GRENOUILLEAU, O., 1998, Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette.

SOLOW B., 1985, « Caribbean Slavery and British Growth : the Eric Williams Hypothesis », Journal of Development Economics, n°17, 99-115.

THOMAS, H., 2000, The Slave Trade. The Story of the Atlantic Slave Trade : 1440-1870, New York, Simon and Schuster.

VERLEY, P., 1997, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard. Réédition Tel 2013

WILLIAMS, E., 1944, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press (rééd. Capricorn Books, 1966).