Quand le marxisme dialogue avec l’histoire globale

À propos du dossier « Histoire globale » de la revue Actuel Marx, n° 53, Presses Universitaires de France, avril 2013.

La pensée marxiste est sans doute profondément interrogée, depuis quelques décennies déjà, par l’histoire globale. Cette dernière, en dénonçant l’eurocentrisme de l’histoire traditionnelle d’une part, mais aussi en montrant le rôle structurant, et aux différentes échelles, des échanges globaux d’autre part, met clairement en cause les bases d’une analyse marxiste centrée sur le développement européen à partir du Moyen Âge et ancrée dans l’analyse des (presque) seuls rapports de production. Les interconnexions du Vieux Monde et le rôle clé de l’Asie en matière de transfert vers l’Ouest de techniques et d’institutions y sont alors largement négligés. La capacité de ces interactions à infléchir les rapports de production en Europe y est le plus souvent éludée (au prix d’une articulation tronquée entre production et circulation). Quant à la prise en compte des dynamiques sociales asiatiques, elle s’est longtemps limitée dans le marxisme à l’invocation d’un hypothétique « mode de production asiatique », notion aujourd’hui totalement intenable et récusée précisément par l’histoire globale. En revanche, aux marges du marxisme, l’analyse en termes de système-monde constitue indiscutablement un pont entre ce dernier et l’histoire globale : il faut reconnaître à Immanuel Wallerstein son rôle de pionnier en la matière, même si sa propre analyse, en partie par hypothèse, n’a pas toujours pris les distances nécessaires avec l’eurocentrisme.

Dans cette livraison de la revue Actuel Marx, Jacques Bidet estime que l’histoire globale peut « être interrogée comme lieu de renouvellement du rapport des historiens à Marx ». De façon plus provocante, en tout cas pour les adeptes de la méthode marxiste, il la considère comme « une proposition théorique invitant à reformuler certains des concepts fondamentaux et des thèses centrales de la conception matérialiste de l’histoire ». Au-delà donc du « biais eurocentrique du marxisme », sans doute aisément dénonçable, c’est bien à une réflexion sur les liens entre circulation et production, le statut de l’État, la nature du capital marchand historique, finalement les origines mêmes du capitalisme, que ce dossier nous invite. Seule limite peut-être à ce projet témoignant d’un impressionnant souci de dialogue, la restriction de l’histoire globale aux écrits se réclamant (au moins en partie) du concept de système-monde.

Le numéro s’ouvre sur une interview particulièrement claire de Wallerstein, plus centrée du reste sur la dynamique des crises mondiales récentes que sur l’histoire globale mais utilisant cette dernière pour analyser une actualité brûlante. L’auteur y évoque les crises économiques récurrentes considérées comme inéluctables dans le capitalisme, du fait de l’impossibilité de maintenir des monopoles, seuls à même de générer des profits importants et durables. Il montre aussi la crise partielle de l’hégémonie étatsunienne qui s’est mise en place, parallèlement à la crise économique, dans les années 1965-1970, leur synergie trouvant son expression dans le mouvement mondial de mai 68. Cependant, en délégitimant la « vieille gauche », cette révolution a largement affaibli les contrepoids au libéralisme, lequel a repris clairement le dessus dans les années 1980 et tenté de réaliser des profits accrus par réorganisation du système, délocalisations et revenus spéculatifs. La hausse des coûts de production (gestion des déchets, renouvellement des matériaux bruts et construction d’infrastructures) a pu être en partie reportée sur l’État mais les limites de l’imposition sont devenues criantes. Les contradictions de cette stratégie ont  imposé une diminution des coûts de production et une contraction de l’État. Au total c’est la réunion de trois éléments, l’ampleur du krach normal, la hausse réelle des coûts de production et le surcroît de pression exercé sur le système par le développement chinois (et asiatique) qui constitue le cœur de la crise présente.

Dans la galaxie système-monde, Gills et Frank ont toujours contesté l’approche de Wallerstein qui considère que le capitalisme est strictement lié au système-monde moderne apparu après 1492 (et refuse en conséquence de penser des systèmes-mondes ou des capitalismes antérieurs). C’est à une présentation des concepts de base de leur critique que Barry Gills se consacre dans un article à vrai dire décevant. Faute de place, il ne fait qu’énumérer les outils de leur analyse sans vraiment leur donner sens. Par ailleurs il ne définit ni ne distingue le capital en tant que rapport social et le capitalisme en tant que mode de production. Dès lors l’affirmation qu’un système-monde avec des rapports sociaux capitalistes a pu exister depuis 5 000 ans repose plus sur une pétition de principe que sur une démonstration rigoureuse. Si l’on devait caractériser le rapport social capitaliste comme l’extension du salariat et la généralisation conjointe de l’échange marchand, alors il est peu probable qu’on puisse le prendre comme une norme sur cinq millénaires… Le lecteur trouvera néanmoins ici une bibliographie détaillée des travaux de Gills et Frank.

Suite à ces auteurs fondateurs ou emblématiques, Philippe Beaujard propose un exercice d’historien global grandeur nature en étudiant l’Afrique de l’Est swahili dans ses relations avec le système-monde avant le 17e siècle. Après avoir montré l’existence d’un système-monde afro-eurasien unique depuis les débuts de notre ère (mais certainement pas avant, contrairement à la thèse de Gills), il développe sa thèse sur la désirabilité comme fondement de la valeur des biens marchands (voir chronique du 7 janvier). Parallèlement il montre comment se construisent des positions monopolistiques dans l’échange, d’abord en produisant ou commercialisant précisément les produits fortement désirés, ensuite en contrôlant communication et information concernant la qualité, les coûts et les prix. Mais il se crée aussi des positions de monopsone (un seul acheteur face à une multitude de vendeurs), notamment pour les commerçants intermédiaires captant les ressources des périphéries ou des hinterlands. L’exemple swahili est ici emblématique, monopsoneurs vis-à-vis de l’intérieur de l’Afrique pour l’ivoire, l’or ou la corne de rhinocéros, ils monopolisaient les produits manufacturés (fabriqués par eux-mêmes) payant ces produits primaires, tout en se réservant symboliquement l’usage des biens prestigieux importés d’Asie et la religion musulmane, tous deux sources de pouvoir. On ne saurait trop recommander au lecteur peu au fait des thèses de Beaujard de lire les quelques pages qui dressent un riche panorama des conditions d’un échange inégal dans tout système-monde.

De son côté, Philippe Norel montre que l’analyse marxiste des origines du capitalisme doit, au contact de l’histoire globale, relativiser sa double focalisation sur l’Europe d’une part, la formation des classes sociales d’autre part. De fait, l’essentiel des techniques et institutions qui ont fait le capitalisme européen ne sont pas spécifiquement occidentales mais sont nées d’interactions significatives avec une Asie plutôt en avance… De même, l’histoire globale montre que « des économies de marché, avec formation de véritables marchés du capital et de la terre, recherche relativement rationnelle du profit en vue de son accumulation illimitée et soutien actif de l’État à cette dernière ont pu exister ailleurs qu’en Europe sans pour autant impliquer la domination tendancielle du rapport salarial », sans pour autant déposséder les travailleurs de leurs moyens de production comme en Angleterre. Et finalement, l’histoire globale doit permettre de mieux articuler dynamiques externes et internes dans l’essor du capitalisme européen. Norel s’intéresse alors à la question d’un capitalisme antérieur à 1492 pour conclure que, si l’on adopte les approches de Marx ou de Weber, nul capitalisme au sens propre n’est décelable ailleurs avant cette date. Ce n’est qu’en se rapprochant de la définition de Braudel que l’on peut envisager éventuellement un « capitalisme marchand » : dans la mesure où élites politiques et marchandes parviennent à fusionner leurs intérêts, on peut parler de quelques exemples de capitalisme, au sens de Braudel, dans l’océan Indien notamment. L’auteur précise son analyse par une typologie des relations entre États et marchands, laquelle permet de situer les différents cas de figure historiques. Mais il montre surtout la distance entre l’approche braudélienne, les structures forgées par ce capital marchand et, les économies de marché d’une part, le capitalisme en tant que mode de production à la Marx (ou en tant que logique d’organisation de la production à la Weber) d’autre part. Il importe pour Norel de ne pas mélanger ces niveaux hétérogènes d’analyse sous peine de déboucher sur un débat largement stérile.

Le dossier se poursuit avec trois réactions d’auteurs proches de la revue et confrontant véritablement histoire globale et analyse marxiste.

Yves-David Hugot propose une synthèse très claire et documentée des idées respectives de Brenner, Wallerstein et Frank sur les « origines » du capitalisme ou plutôt son sens fondamental. Pour Brenner, c’est dans le capitalisme agraire anglais du 17e siècle et sa capacité à libérer de la main-d’œuvre pour ce qui deviendra l’industrie que se situe le véritable essor du rapport de production capitaliste, à savoir le salariat. Et cette transformation est plus vue comme interne et résultant de contradictions internes au féodalisme. Pour Wallerstein, la combinaison du capitalisme européen et du système-monde moderne marquerait en revanche l’importance du mode de circulation et du marché, soit une certaine relativisation des modalités de la production. Il est sans doute dommage ici que l’auteur ait plus opposé Wallerstein et Brenner, sans voir une complémentarité que Brenner lui-même avait en partie relevée : c’est bien avec le système-monde, l’argent espagnol qui permet d’acheter massivement la laine anglaise (directement et par son influence générale sur le pouvoir d’achat en Europe) que la révolution des enclosures devient une nécessité incontournable pour la gentry anglaise. Enfin pour Frank, le mode de production capitaliste disparaît objectivement derrière des modes d’accumulation susceptibles de prendre des formes très diverses et qui ont existé depuis cinq millénaires, parfois dans le cadre de structures politiques tributaires et non marchandes. Il faut pour cela, d’abord qu’il y ait production de surplus, ensuite que les entités en charge de collecter ce dernier soient en concurrence pour l’accès aux biens non-agricoles qui leur manquent. Elles doivent alors sortir de leur niche écologique et créer ce système mondial qui se mettrait en place vers 2500 avant notre ère entre Indus, Mésopotamie, Égypte et Levant. Pour conclure, Hugot relève à juste titre que la théorie « continuiste » présente chez Frank, cette approche en termes de « quasi-naturalisation » de l’accumulation pour elle-même, l’empêche d’envisager tout dépassement du capitalisme.

C’est à un tout autre type d’analyse que nous invite Pierre Charbonnier, pour qui la dégradation longue des milieux naturels amène à poser la question de ce qui est légitime ou pas dans l’exploitation de la nature d’une part, et quels sont « les mécanismes sociaux responsables d’une transformation sans précédent des conditions biophysiques de l’environnement » d’autre part. Estimant que les réponses à ces questions peuvent se situer à la confluence de l’histoire globale (plus précisément l’histoire du capitalisme mondialisé) et de l’histoire environnementale, Charbonnier énonce trois hypothèses théoriques : le social ne se réduit pas à des rapports entre les hommes mais inclut la relation de ceux-ci à l’environnement naturel ; le système économique et social ne prend sens qu’à une échelle supra-étatique, voire mondiale ; l’expérience qui est faite des rapports entre nature, société et économie trouve une partie de son intelligibilité dans une logique globale. Sur ces bases, l’auteur cerne, pour mieux les éviter, quelques formes d’aplatissement de l’analyse comme l’approche par la seule rupture dans les formes et quantités d’énergie utilisée, la conception naturaliste de l’histoire s’appuyant sur le fait que l’homme serait devenu un agent naturel (l’hypothèse Gaia), l’opposition entre la rationalité économique du marché et une supposée rationalité écologique ancestrale. À rebours de ces fausses pistes, il trouve dans l’œuvre de Pomeranz le premier véritable essai faisant se rejoindre histoire globale et histoire de l’environnement, notamment parce qu’il traite directement des facettes multiples de la forme capitaliste radicalement nouvelle d’accès à la nature et parce qu’il éclaire les conditions sociales et techniques ayant permis l’apparition de cette exploitation massive. Il montre aussi que Pomeranz, en donnant un rôle central au charbon dans « la grande divergence », rejoint en quelque sorte Polanyi pour qui l’histoire du Marché était celle du désencastrement des activités économiques par rapport au social : l’usage du charbon (comme du pétrole) déconnecte la ressource énergétique du travail humain ou de l’intensification des sols, désencastre cette ressource des conditions naturelles présentes en consommant une rente sur la nature qui s’est formée sur des centaines de millions d’années. Il conclut en évoquant un environnement de fait globalisé par l’action humaine dans le cadre du capitalisme, mais aussi différencié entre centre et périphéries : reprenant Pomeranz, il n’hésite pas à poser que « le pôle européen, ne pouvant supporter sur son propre territoire l’effort écologique nécessaire au décollage économique, a réussi à le transférer vers d’autres parties du monde tombées sous sa tutelle politique ». Au total, un remarquable article faisant dialoguer avec brio histoire globale, analyse du capitalisme et problématique environnementale.

Finalement, peut-on dire que l’histoire globale mette le marxisme en crise ? C’est la problématique centrale que Jacques Bidet explore dans un papier servant de conclusion à ce riche dossier. Pour l’auteur, la fécondité de l’histoire globale, en tout cas dans sa version « système-monde » dévoile crûment la limite fondamentale du concept marxiste de mode de production. « Parce qu’il n’a pas de déterminant géographique, ce concept ne fournit pas les moyens de penser la relation entre l’élément singulier, l’État-nation et la totalité, le monde. Il est purement structurel. » À l’inverse, si le « système-monde » introduit une historicité que la conceptualité marxienne ne parvient pas à établir, c’est bien parce qu’il croise ainsi l’histoire par la géographie. Et en fin de compte, « ce qui est déterminant, ce ne sont pas seulement les tendances endogènes autour desquelles les classes s’affrontent, mais tout autant le jeu, plus hasardeux, des échanges et des interférences, des contacts (culturels ou microbiens), des guerres, des migrations, des emprunts et des réinterprétations ». Bidet n’en reste cependant pas à cette reconnaissance des atouts de la méthode propre à l’histoire globale. Il développe ensuite un « méta-marxisme » susceptible d’affronter l’histoire globale. On ne peut ici tout résumer en quelques lignes mais l’idée générale revient à dire que, si le marxisme a analysé la structure de classe (fondée sur la violence politico-économique que l’on sait), il doit à présent analyser aussi l’organisation (fondée sur la nécessité de dirigeants compétents, tant pour les grandes entreprises que les appareils étatiques). Et notamment saisir la dimension fondamentale de cette organisation c’est-à-dire qu’elle s’est jusqu’à présent développée à l’échelle nationale-étatique. Pour l’auteur, cette bipolarité est sans doute plus ancienne que la modernité européenne et apparaitrait sans doute sous la dynastie Tang ou Song en Chine, autour du 10e siècle, ce que révèle l’histoire globale comparative. Mais en regardant aussi vers l’avenir, Bidet envisage que l’organisation sorte de ces limites étatiques nationales. La relation entre structure et système finirait par se renverser : « Alors que la structure État-nation apparaît historiquement au sein du système-monde, elle évolue jusqu’à la dimension d’un État-monde, qui englobe en quelque sorte le Système-monde. » On ne peut ici que renvoyer à la lecture du papier pour sentir plus précisément l’intérêt de ces distinctions…

Au total ce dossier montre non seulement qu’un certain marxisme est plus que capable de dialoguer avec une démarche qui n’est pas strictement la sienne, mais qu’il recherche activement cette confrontation en vue de se transformer. Et la preuve est ici faite qu’histoire globale et analyse d’inspiration marxiste ont vraiment à cheminer ensemble…

Internationalisation monétaire et cycle hégémonique

Nous publions ci-dessous le troisième volet de notre analyse de l’hégémonie dans les systèmes-monde (voir les chroniques des deux semaines précédentes).

Si l’on reprend les trois derniers hégémons du système-monde moderne, Pays-Bas, Grande-Bretagne et États-Unis, selon l’analyse devenue classique, on est effectivement confronté à la même expansion financière en fin de cycle, faite d’une capacité à lever des fonds pour entre autres les investir à l’étranger, notamment dans l’économie du futur hégémon, par exemple en y achetant des titres ou en y réalisant des investissements directs. On est en présence également d’un même affaiblissement productif et commercial, lequel explique assez bien l’orientation ultérieure vers la finance. Si l’on regarde précisément l’ensemble du cycle financier, à l’intérieur du cycle d’accumulation, dans chacun des trois cas, on est confronté à des différences sensibles qui compliquent le schéma très général d’Arrighi (voir notre chronique de la semaine dernière).

Quel est le déroulement attendu du cycle financier de l’hégémon ? Dans une première phase, sa force productive lui permettra de dégager un excédent courant significatif, c’est-à-dire, à peu de choses près, un excédent de ses exportations de biens et services sur ses importations. Ce surplus lui donnera les moyens d’effectuer des prêts à l’étranger, c’est à dire d’acheter des titres (obligations publiques ou privées, actions, reconnaissances de dette) jusqu’à concurrence du montant de cet excédent. C’est vraisemblablement la situation connue par les Provinces-Unies entre 1650 et 1720 environ (de Vries et Van der Woude, 1997, p. 120), rencontrée par la Grande-Bretagne jusqu’en 1880 et par les États-Unis entre 1944 et 1958. Il s’agit d’une phase saine du cycle financier, mais évidemment minimaliste.

Dans une deuxième phase, toujours pourvu d’un excédent courant, l’hégémon achètera des titres étrangers au-delà de son excédent courant, payant donc le supplément à l’aide de sa propre monnaie. Dans cette configuration, l’hégémon ne prête pas ce supplément à proprement parler, ne recycle pas un capital existant, mais achète des actifs financiers étrangers par émission de sa propre monnaie. Dans la mesure où cette monnaie est largement acceptée par ses bénéficiaires, il n’y a pas de réel problème. Par ailleurs l’excédent courant confortable du pays hégémon laisse penser que la contrepartie, en biens fabriqués par l’hégémon, de cette monnaie si facilement « distribuée », sera aisée à obtenir : cette capacité productive supposée et matérialisée dans l’excédent courant vient donc renforcer la confiance de ceux qui reçoivent la monnaie de l’hégémon. Avec cet achat de titres étrangers au-delà de son excédent courant, on a néanmoins coexistence de cet excédent courant et d’un déficit de la balance de base [1] de l’hégémon. C’est le montant exact de ce déficit de base qui est réglé dans la monnaie du pays hégémon. Il y a alors mise à disposition de non-résidents (entités extérieures au territoire du pays hégémonique) de la monnaie même de l’hégémon : c’est ce qu’on appellera ici émission internationale d’une monnaie. La deuxième phase ne peut exister sans cette internationalisation de la monnaie de l’hégémon. Elle reste saine tant que l’excédent courant demeure et que les non-résidents acceptent de garder à court terme cette monnaie dans les banques du pays hégémonique. Cette internationalisation permet par ailleurs de stimuler la croissance des autres pays, donc aussi de fournir des revenus financiers au pays hégémonique. Les Pays-Bas auraient connu cette situation entre 1720 et 1750 à peu près, la Grande-Bretagne entre 1880 et 1918, les États-Unis entre 1958 et 1977.

La troisième phase du cycle correspondrait à la période qualifiée par Arrighi d’expansion financière proprement dite. L’hégémon continue d’avoir un déficit de sa balance de base mais a désormais aussi un déficit courant. Dans ces conditions, la contrepartie en biens du pays hégémonique, de sa monnaie émise internationalement pour régler le déficit de base, n’est plus aussi crédible pour les non-résidents recevant cette monnaie. Ils peuvent se mettre à douter de cette monnaie dont ils disposent, souvent par l’intermédiaire de leur propre banque, sur un compte dans une banque du pays hégémon. Que vont-ils en faire ? D’abord l’utiliser autant que possible pour des achats internationaux de biens et services, afin d’en réaliser concrètement la valeur. Ensuite, pour en obtenir une bonne rémunération, la prêter internationalement, en accord avec leur propre banque locale, laquelle devient alors créancière dans une monnaie qui n’est pas celle de son pays, situation caractéristique de ce qu’on a appelé les « xénocrédits ». Enfin, la vendre contre une autre monnaie, mouvement qui peut évidemment amener une dépréciation de cette monnaie vis-à-vis de toutes celles contre lesquelles elle sera échangée.

Cela dit, quelle que soit la solution retenue, il importe de voir que la monnaie à disposition des non-résidents, parce qu’elle figure dans les livres d’une banque de l’hégémon, elle-même correspondante de la banque locale de ces non-résidents, dans leur propre pays, ne fait toujours que transiter dans le système bancaire de l’hégémon. Si les non-résidents achètent un bien international avec cette monnaie de l’hégémon, la somme correspondant au règlement passera évidemment du compte de la banque locale de l’acheteur à un autre compte dans la banque locale du vendeur. Mais concrètement, comme l’opération a lieu dans la monnaie de l’hégémon, ce transfert ne pourra se matérialiser que par le passage de la somme concernée, de la banque correspondante, dans le pays hégémonique, de la banque de l’acheteur, vers la correspondante, dans ce même pays hégémonique, de la banque du vendeur. Il est facile de voir que la situation est similaire dans les deux autres cas évoqués, prêt international d’une part, opération de change d’autre part : toujours le bénéficiaire de la somme la recevra in fine sur un compte dans une banque de l’hégémon… C’est là tout le privilège lié à la capacité à émettre sa monnaie internationalement qui caractérise l’hégémon… Ce n’est pas un mince pouvoir : dès qu’une monnaie internationale s’est imposée par ce procédé, elle oblige les résidents des autres pays à garder cette monnaie en compte dans le système bancaire de l’hégémon pour toutes leurs transactions internationales. Et le seul risque que courra l’hégémon sera la dépréciation de sa monnaie si la troisième solution (vente de cette monnaie de l’hégémon contre toute autre) est retenue. Sachant que cette dépréciation ne peut qu’être limitée, sous peine de voir fondre drastiquement la valeur des actifs internationaux libellés en cette monnaie et possédés par l’essentiel des épargnant de la planète. Par ailleurs, ce privilège permet éventuellement à l’hégémon de geler, par une simple décision administrative, les avoirs en ses livres des non-résidents, c’est-à-dire d’en empêcher toute utilisation puisque celle-ci passe nécessairement par les livres de ses banques.

Cette troisième phase du cycle a sans doute été connue, par les Pays-Bas, à partir de 1750. Pour les années 1770, on peut grossièrement évaluer leur déficit courant annuel entre 10 et 35 millions de florins et leur déficit de base entre 10 et 20 millions [calculs réalisés d’après de Vries et Van der Woude, 1997, pp. 120-121 et p. 499]. La Grande-Bretagne aurait connu cette situation, pratiquement sans interruption, de 1919 à 1939. Pour les États-Unis, c’est une situation désormais récurrente, depuis 1977 environ, avec des déficits de base (solde courant + solde des investissements directs) atteignant, en 2008, les 700 milliards de dollars. Historiquement, dans le cas britannique, c’est par la vente de la livre sterling, dans les années 1920, que s’est rapidement matérialisée la défiance qui obligea la Grande-Bretagne à monter ses taux d’intérêt pour dissuader les non-résidents peu confiants de changer leurs avoirs. La hausse de ces taux finit par casser la croissance anglaise mais aussi mondiale, pour aboutir enfin, en 1931, à l’abandon de l’étalon-or, dans un contexte de reflux des échanges et de repli généralisé.

Dans le cas américain, depuis trente ans, les choses se sont passées assez différemment. Les xénocrédits (ce que nous avons appelé la deuxième solution) se sont multipliés mais ont été de fait encouragés par l’hégémon et lui ont même servi de modèle pour la libéralisation des marchés de capitaux des années 1980. Le dollar a par ailleurs été émis internationalement à un tel niveau que ceux qui le reçoivent peuvent difficilement vendre leurs actifs libellés dans cette monnaie sous peine de voir se dégrader la valeur de tout leur portefeuille. La technique de la vente contre une autre devise ne peut donc être que progressive et limitée, ce qu’ont bien réalisé les pays excédentaires sur les États-Unis, Chine et Japon en tête. Moyennant quoi, l’hégémon américain s’est engagé depuis les années 1990 dans des achats importants de firmes à l’étranger et d’actifs financiers extérieurs, en réglant avec des dollars qui creusent son déficit de base. Mais, parallèlement, les besoins financiers du Trésor US l’amènent à réemprunter ces dollars émis, donc à offrir des titres du Trésor aux souscripteurs non-résidents, ce qui a, jusqu’à présent, permis de maintenir une certaine confiance. Il n’en reste pas moins que la chute du dollar, entre fin 2005 et fin 2008, a peut-être amorcé un mouvement de défiance plus profond et durable que la crise des subprimes est loin d’arranger.. Sur le long terme cependant, on ne peut qu’être admiratif devant la capacité de l’hégémon américain à faire durer une situation des plus paradoxales.

Cette situation amène aussi à envisager que la succession des hégémonies ne soit pas aussi régulière, voire mécanique, que le schéma d’Arrighi le laisse supposer. Certes l’économie chinoise, très excédentaire vis-à-vis des États-Unis et recevant des investissements directs de ce pays, paraît tirer profit de cette phase d’expansion financière. Est-elle donc mécaniquement le prochain hégémon ? On pourrait imaginer, en reprenant la chronologie des phases d’Arrighi et Silver, qu’elle renoue avec une hégémonie de type cosmopolite-impérial procédant, à l’image de l’ancienne hégémonie britannique, par extension des échanges plus que par rationalisation du fonctionnement international : ses échanges et investissements en Afrique et en Amérique latine en témoigneraient. On peut imaginer qu’elle ait deux avantages sur l’hégémon américain, un marché intérieur potentiellement encore plus vaste et une importante capacité de contraindre ses opposants, extérieurs comme intérieurs, son régime actuel n’obligeant pas le gouvernement à subir la sanction de l’élection démocratique.

Il faut bien voir cependant qu’elle n’a guère d’autre solution, pour valoriser les dollars qu’elle reçoit (par le fait de son excédent courant et des investissements directs étrangers), que de les prêter au Trésor de la puissance hégémonique. Si bien qu’au final c’est bien la Chine qui fournit aux États-Unis un flux net de capitaux à long terme (et pas seulement par simple dépôt à court terme dans les banques US). On est donc là dans une configuration assez différente du schéma général proposé par Arrighi dans lequel l’ancien hégémon finance son successeur. Certes, ce dernier a montré qu’à certains moments difficiles pour lui, l’hégémon peut être à l’inverse financé par son éventuel successeur : les Etats-Unis ont ainsi financé le Grande-Bretagne au cours des deux guerres mondiales. Et le Japon a clairement et volontairement financé les États-Unis dans les années 1980 (mais avec des pertes dues à la dévalorisation du dollar qui a suivi). Dans le cas de la Chine aujourd’hui, il semble qu’elle n’ait pas d’autre alternative viable pour détenir des actifs financiers à l’étranger, en attendant les effets d’une internationalisation de sa propre monnaie qui vient tout juste de commencer…

Ce texte est une reprise, légèrement modifiée, d’un texte paru dans le chapitre 6 de notre ouvrage l’histoire économique globale, Seuil, 2009.

De VRIES J., van Der WOUDE, A., 1997, The First Modern Economy – Success, Failure and Perseverance of the Dutch Economy, 1500-1815, Cambridge, Cambridge University Press.

[1] La balance de base agrège solde courant et mouvements de capitaux nets à long terme, investissements directs pour l’essentiel mais aussi certains investissements de portefeuille, supposés durables.

Une analyse des transitions hégémoniques

Avec ce texte nous abordons le second volet d’une trilogie consacrée au concept d’hégémonie en histoire globale, et  dont le premier texte a été publié la semaine dernière.

Comment passe-t-on d’une puissance hégémonique à une autre lors du déclin d’un système-monde ? Reprenant des remarques de Braudel, Arrighi [1994] observe d’abord que le système-monde moderne a clairement connu plusieurs phases d’une certaine « expansion financière », phases caractérisées par une importance accrue, accordée par les acteurs économiques, au capital financier par opposition au capital commercial ou au capital productif. Ainsi la « globalisation financière » actuelle, avec la recherche de retours sur investissement d’abord dans la sphère financière (recherche caractérisée notamment par la recherche institutionnalisée de gains spéculatifs en capital à court terme), serait proche de la période du « capital financier », à la fin du 19ème siècle, laquelle voyait les banques prendre le contrôle des entreprises productives et allait déboucher sur l’impérialisme et la recherche d’une valorisation à l’extérieur des pays dominants. Mais la parenté serait tout aussi étroite avec la période de retrait des Hollandais du grand commerce, autour de 1740, dans le but de devenir les banquiers de l’Europe. Cette parenté serait encore tout aussi évidente avec la diminution des activités commerciales des Génois, à partir de 1560, pour se consacrer eux aussi à une pure activité bancaire. Autrement dit, les phases d’expansion financière se répèteraient, à intervalles du reste de plus en plus courts, dans le système-monde moderne. Elles succèderaient à chaque fois à des phases d’expansion matérielle qui finiraient par s’épuiser…

Arrighi propose de théoriser ce mouvement en faisant référence au schéma de reproduction du capital proposé par Marx. Pour ce dernier, le mouvement même du capital se résumerait à la forme A-M-A’, dans laquelle un capital argent initial A, signifiant d’abord liquidité et donc liberté d’utilisation, choisirait de s’investir dans une combinaison productive, plus rigide, mais permettant de fabriquer une marchandise donnée M qui, une fois valorisée sur le marché, redonnerait un capital A’, en principe plus important et de nouveau libre d’être réinvesti. C’est évidemment en achetant, dans la combinaison productive, la force de travail, marchandise qui présente la particularité d’avoir une valeur moindre que celle que le travail crée (le prolétaire reçoit en salaire une somme qui lui permet d’acheter, pour sa subsistance, moins de travail d’autrui qu’il n’en a lui-même fourni) que l’augmentation, entre A et A’, est possible. Ce schéma fondamental de Marx donnait, très synthétiquement, la signification du rapport de production capitaliste et caractérisait à la fois la logique de tout investissement capitaliste particulier et celle du mode de production tout entier. Arrighi l’utilise ici, à vrai dire indûment, pour marquer que l’expansion matérielle coïncide résolument avec la phase A-M, tandis que l’expansion financière serait un retour généralisé de M vers A’. Ce n’est là pourtant qu’une allégorie « pédagogique », Marx ne voulant pas marquer, dans ce schéma, une succession de phases mais un mouvement logique permanent. Tout au plus peut-on dire que la phase d’expansion matérielle voit un réel enthousiasme des producteurs à transformer leur capital en combinaisons productives, la phase financière marquant une réticence à cette transformation et la recherche de gains spéculatifs dans le seul achat de titres.

Mais « ces périodes d’expansion financière ne seraient pas seulement l’expression de processus cycliques, propres au capitalisme historique, elles seraient également des périodes de réorganisation majeure du système-monde capitaliste – ce que nous appelons des transitions hégémoniques » [Arrighi et Silver, 2001, p.258]. Autrement dit, ces périodes où la finance prend une importance particulière témoigneraient d’une faiblesse toute nouvelle de la puissance hégémonique ancienne et annonceraient son prochain remplacement. Elles constitueraient le moment de repli, dans chaque cycle d’accumulation mené par un complexe spécifique d’organisations gouvernementales et privées, lequel conduirait le système capitaliste mondial, d’abord vers l’expansion productive, puis vers l’expansion financière, les deux moments constituant le cycle. Elles annonceraient l’imminence relative d’un tournant dans le « régime d’accumulation à l’échelle mondiale », à savoir le remplacement progressif d’un complexe d’organisations gouvernementales et privées par un autre.

Pourquoi passerait-on inéluctablement d’une phase d’expansion matérielle à une phase plus financière ? Arrighi invoque une baisse de rentabilité des fonds investis dans la production sans véritablement s’en expliquer, reprenant ainsi à son compte la thèse marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit, dont il a pourtant été démontré qu’elle n’avait rien d’inéluctable. En admettant cette explication, comment comprendre alors qu’un taux de profit plus élevé puisse être réalisé dans la sphère financière de l’économie, apparemment indépendamment de la production, désormais négligée ? A la suite de Pollin [1996], Arrighi suggère trois possibilités : une lutte entre les capitalistes qui se redistribueraient un profit désormais limité ou freiné dans sa croissance ; la capacité de la classe capitaliste, à travers les marchés financiers, à procéder à une redistribution du revenu en sa faveur et au détriment des autres classes ; la possibilité que les fonds soient transférés hors des lieux et secteurs les moins profitables pour être investis dans de nouveaux secteurs ou des économies en forte croissance. La première est évidemment limitée dans le temps mais, en créant un jeu à somme négative, cette concurrence féroce diminuerait encore les taux de rentabilité, précipitant un abandon, par les capitalistes, de la sphère productive et augmentant les fonds disponibles pour la sphère financière. La seconde forme verrait le jour lorsque la demande de fonds correspondrait à l’offre : c’est pour Arrighi la montée des dettes publiques, consécutive au ralentissement de la croissance, qui obligerait les Etats à se concurrencer pour obtenir les capitaux existants. Dans l’opération, les organisations contrôlant la mobilité de ces capitaux se trouveraient en position de force et verraient leur part du revenu augmenter, ce qui est véritablement d’actualité avec la crise grecque. Quant à la troisième possibilité, Arrighi montre qu’elle n’est qu’apparemment financière dans la mesure où elle signifie déjà que l’on passe à un autre cycle d’accumulation, basé sur un investissement productif et rentable en d’autres lieux et dans d’autres activités… Cela dit, le financement par les Vénitiens, au 16ème siècle, des investissements hollandais, celui par les Hollandais, au 18ème siècle, de l’expansion britannique, et enfin le soutien britannique aux Etats-Unis, à la fin du 19ème siècle, sont bien au cœur du sujet et marquent, à travers cette troisième forme de réalisation d’un profit, à la fois l’expansion financière et l’inéluctabilité du changement d’hégémon…

Sur ces bases, Arrighi et Silver [2001, p.265] développent une stimulante typologie des cycles d’accumulation en montrant que, des Génois du 16ème siècle aux Etats-Unis du 20ème, en passant par les Provinces-Unies du 17ème et la Grande-Bretagne du 19ème, les hégémonies se succèdent et se ressemblent mais aussi se complexifient. Par exemple, les Génois sont incapables d’assurer vraiment leur protection militaire face aux armées de l’époque, qu’elles soient turques, espagnoles ou même vénitiennes, et doivent acheter celle-ci aux Habsbourg. En revanche, les Provinces-Unies qui leur succèdent développent une force suffisante pour résister victorieusement au Saint-Empire. Mais il leur manque aussi, selon Arrighi et Silver, une capacité suffisante de production qui explique qu’ils aient, pour l’essentiel, commercialisé les produits d’autres peuples. Cet autre élément n’allait pas faire défaut à leurs successeurs, les Britanniques, pourvus à la fois d’une forte armée et d’une capacité productive inédite suite à la révolution industrielle… Continuant ce raisonnement, que manquait-il aux Britanniques ? Essentiellement un marché intérieur suffisant ! Ce dernier élément, leur successeur américain allait évidemment en disposer, ajoutant à la puissance militaire et à la capacité productive une sécurisation relative de ses débouchés. Autrement dit, on l’a compris, chaque hégémon aurait définitivement quelque chose de plus que son prédécesseur, gage évident de son succès.

Une autre évolution, non plus vers l’accroissement des « qualités » de l’hégémon, comme nous venons de le voir, mais un mouvement de balancement, affecterait les hégémons successifs. En clair, si Gênes, comme la Grande-Bretagne, étendent l’espace géographique des  échanges, déploient une stratégie en ce sens extensive, Provinces-Unies et Etats-Unis adoptent une attitude plus intensive, occupant les espaces ainsi dégagés par leurs prédécesseurs et tentant d’en rationaliser l’usage. Ces stratégies, extensive et intensive, sont respectivement associées à des structures organisationnelles dites « cosmopolites-impériales » (Gênes et Grande-Bretagne) et « nationales-entrepreneuriales » (Provinces-Unies et Etats-Unis). Les premières étendent l’envergure du système-monde, les secondes le rendent plus fonctionnel. Par ailleurs, plus les hégémons se renforcent, plus leur durée de vie apparaît faible, ce que les auteurs interprètent comme l’expression d’une contradiction majeure du capitalisme mondial.

Au-delà de cette caractérisation des hégémons, Arrighi et Silver montrent comment l’expansion financière, à la fois restaure provisoirement les forces de l’hégémon sur le déclin, tout en renforçant directement les contradictions qui le minent et sont vouées à l’emporter. Pour eux, l’hégémon déclinant, ou plutôt le complexe des organisations gouvernementales et privées qui en dépend, va utiliser sa position éminente pour capter les capitaux mobiles, plus nombreux du fait de la baisse de rentabilité des activités productives, et les recycler vers les activités et les lieux plus rémunérateurs. Il est clair qu’une telle intermédiation est de nature à rehausser le niveau des taux de profit dans l’économie hégémonique, du fait de l’importance nouvelle prise par ces activités financières, tout en dynamisant directement ses concurrentes éventuelles. A terme, le changement d’hégémon serait inéluctable, même si les bases de cette nouvelle prééminence sont tout aussi politiques qu’économiques [Arrighi, 1994, p.36-84].

Dans le troisième volet de cette trilogie, la semaine prochaine, nous nous efforcerons de concrétiser cette théorisation dont le repérage historique est assez clair et l’actualité tout à fait évidente…

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century, Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

ARRIGHI G., SILVER B. [2001], “Capitalism and World (dis]Order”, Review of International Studies, n°27, p.257-279. Traduction française in Beaujard, Berger, Norel [eds].

BEAUJARD Ph., BERGER L., NOREL Ph. [2009], Histoire globale, mondialisations, capitalisme, Paris, La Découverte.

Les échanges commerciaux de l’Afrique subsaharienne avec l’Asie

On sait que les continents géographiques sont des constructions relativement arbitraires, trop souvent susceptibles de prédéterminer notre jugement [Grataloup, 2009] et donc d’éluder des phénomènes importants. Évitant précisément ce danger, beaucoup d’africanistes ont montré combien le désert du Sahara a constitué historiquement, entre les sociétés qui le bordent, à la fois une séparation majeure et un espace de mise en relation, au même titre du reste que les étendues maritimes bordant l’Afrique subsaharienne vis-à-vis du Proche-Orient et de l’Asie du Sud [Manning, 2010]. Il y a de fait de grandes homologies entre les relations commerciales transsahariennes et les relations marchandes de la mer Rouge ou de l’océan Indien occidental. Faisant ainsi de l’Afrique du Nord un espace partenaire similaire, pour l’Afrique noire, des mondes yéménite, omanais, voire indien, nous pouvons identifier l’Afrique subsaharienne comme un pôle d’échange éventuellement plus pertinent que la totalité du continent africain.

Sur cette hypothèse, la question que nous proposons d’aborder aujourd’hui est celle des échanges de cette Afrique-là, non pas avec l’Europe (question éminemment rebattue), mais avec l’Asie, de l’Arabie jusqu’au Japon. Ce faisant il apparaît rapidement que, sur deux millénaires ou plus, l’Afrique noire a presque exclusivement exporté des produits primaires pour importer en retour des produits fabriqués, souvent des produits assurant un prestige social à ses possesseurs (soie et céramique chinoises, textiles indiens notamment). On trouverait donc ici une structure économique très ancienne, de fait bien antérieure à la colonisation européenne, avec au passage des groupes sociaux tirant profit de ce commerce, sans pour autant le faire servir à une accumulation productive (voir sur ce blog, l’étude de la société swahilie, le 6 juin dernier). On peut sans doute synthétiser ces échanges autour de la circulation des biens, des métaux précieux et des hommes. Mais ce bilan ne serait pas pertinent sans une présentation des parcours intéressant l’Afrique subsaharienne, que ce soit pour ses propres produits ou ceux qu’elle importe, et le repérage des destinations finales des produits africains, souvent très lointaines, et ce depuis longtemps.

Sur cette question des parcours, ce qui frappe, c’est la profonde intégration des trois frontières de l’Afrique noire (transit saharien, commerce de la mer Rouge, échanges de la côte swahilie) dans le système des routes asiatiques. Ces trois commerces débouchent respectivement en Afrique du Nord et en Égypte, en Arabie (notamment Yémen et Oman) et en Perse. Les produits transsahariens arrivés en Égypte, comme les produits de la Corne abordant l’Arabie et non consommés sur place, prennent logiquement la route de l’Inde par l’océan Indien occidental. Les produits parvenus en Perse, soit reprennent la même route maritime via le golfe Persique, soit se retrouvent au niveau de la route continentale de la Soie (via Rayy, Merv et Boukhara jusqu’au 13e siècle, Ispahan et Boukhara ensuite). Les biens africains trouvent donc des débouchés en Asie centrale ou en Inde. De l’Asie centrale, ils repartent facilement vers la Chine, le Tibet ou la Mongolie (allant alors à l’extrémité de la route de la Soie) mais aussi la Russie. De l’Inde, qui en prélève une part importante, ils rejoignent l’Asie du Sud-Est et la Chine par l’océan Indien oriental, gagnant la mer de Chine par l’isthme de Kra (Malaisie aujourd’hui) et le Funan (Sud-Cambodge), jusqu’au 4e siècle, par les détroits de la Sonde, puis de Malacca, ensuite. À partir du 7e siècle, ils pénètrent en Chine par le port de Canton, siège de communautés arabe et persane importantes.

On peut repérer les parcours précis de certaines marchandises africaines. Prenons l’exemple du premier cycle systémique, c’est-à-dire les six premiers siècles de notre ère (pour le repérage de ces cycles, voir Beaujard [2009]). C’est en premier lieu la myrrhe du Nord de la Corne qui est exportée par des commerçants arabes, puis largement revendue aux Indiens. Ces derniers, essentiellement Cholas du Sud, en font (avec l’encens africain ou arabe) un produit phare transporté jusque sur l’isthme de Kra et au Funan, puis vers la Chine, avant que les commerçants des îles de la Sonde ne lui substituent leur benjoin (4e siècle). L’encens suit exactement le même trajet et finit par être lui aussi partiellement substitué par des résines de pin indonésiennes… La corne de rhinocéros aboutit très largement en Chine où ses supposées vertus aphrodisiaques sont toujours d’actualité, parfois après avoir été réduite en poudre, sans doute pour l’essentiel par la route océanique. Au cours du deuxième cycle systémique (600-1000), outre l’or et les esclaves qui seront analysés plus loin, c’est l’ivoire qui décolle, essentiellement utilisé en Inde pour fabriquer des manches de poignard ou des fourreaux d’épée, et qui vient compléter la production propre de ce pays. Le bois de construction, originaire de la mangrove de la côte est-africaine, finit sa course dans le golfe Persique et à Bagdad. Quant à l’ambre gris, il vient compléter les productions locales, dans l’ensemble de l’océan Indien, en tant que fixateur de parfum. Il en va de même des carapaces de tortue, utilisées dans toute la région dans des travaux d’incrustation et pour la fabrication de peignes.

Dans le troisième cycle systémique (11e-14e siècles), on mentionnera d’abord l’ivoire, notamment à destination de Byzance, mais qui, selon le Zhao Rugua (chronique chinoise de l’époque Song [2010]) parviendrait aussi en Chine à partir du port de Murbât en Hadramaout (Yémen). Faisant le bilan des produits que les chroniques de l’époque mentionnent comme arrivant en Chine, Beaujard [2007, pp. 64-65] recense, sur la période, des gommes aromatiques, de l’aloès, du bois de santal jaune et des carapaces de tortue. Le sang-dragon, substance résineuse d’origine végétale originaire de Socotra, serait aussi importé en Chine pour servir dans la préparation des vernis et encres. Nouvelle exportation, le quartz n’irait pas plus loin que l’Égypte, tandis que café et musc de civette s’arrêteraient en Arabie. À partir du 15e siècle et de l’expansion du quatrième cycle systémique, les mêmes produits continuent à pénétrer en Asie. Deux différences majeures cependant. Entre 1405 et 1433, l’intrusion des grandes jonques chinoises de Zheng He dans l’océan Indien amène, pour un temps, un approvisionnement direct de l’Extrême-Orient en produits africains. De même l’irruption des Portugais sur la côte est-africaine, à la toute fin du siècle, dynamise les exportations locales vers l’Inde et le reste de l’Asie, tout en constituant un monopole pour l’exportation de l’ivoire.

Pour ce qui est de l’or africain, on sait ce que fut son rôle dans la frappe du dinar, à l’instigation notamment de la dynastie égyptienne des Fatimides, au 10e siècle. Certes, l’or du Soudan et de l’Afrique de l’Est n’est pas la seule source de ce métal précieux pour l’Empire musulman : l’Arabie occidentale, le Caucase, l’Arménie, l’Oural et l’AltaÏ fournissent des apports anciens, désormais bien contrôlés par le pouvoir omeyyade puis les Abbassides. Mais l’or du Soudan constitue une source très nouvelle, et surtout quantitativement plus importante que les autres à partir du 8e siècle. En ce sens, l’or des caravanes transsahariennes constitue un facteur de bifurcation de l’histoire globale. Jusque-là, déficits commerciaux aidant, l’Europe perdait son or au profit de Byzance et celle-ci au profit de la Perse sassanide, laquelle l’engloutissait dans la thésaurisation (bijoux, mobilier précieux) et l’utilisait en achats auprès de l’Inde, elle-même grande thésaurisatrice. Ce circuit tendait donc à se bloquer de lui-même et c’est bien pourquoi la découverte de l’or du Soudan constituait une irrigation précieuse pour l’économie eurasiatique. Et de fait, cet or ne reste pas en Afrique du Nord mais « chemine vers les régions de grosse production qui travaillent pour le commerce d’exportation : l’Égypte avec son blé, ses papyrus et ses étoffes, la Mésopotamie avec sa canne à sucre et ses tissus. Il chemine aussi vers les régions de transit où arrivent les marchandises provenant de l’extérieur du monde musulman (…), les places qui reçoivent les produits de l’Asie, les épices notamment, les centres marchands de l’Asie centrale, Samarkand, Boukhara, le Kwarizm, qui commandent les routes vers les fleuves russes, le pays des Turcs, la Chine et l’Inde » [Lombard, 1971, p. 132]. Il est donc certain qu’une partie de cet or a terminé sa course en Inde et en Chine. Mais pour ce dernier pays, il ne peut s’agir que d’or thésaurisé dans la mesure où la Chine ne frappait pas de pièces d’or, passant d’un système monétaire fondé sur le bronze jusqu’au 13e siècle à un système basé sur l’argent à partir de la dynastie Ming.

Autre « produit » spécifique, les esclaves, qui seront très rapidement envoyés en Asie. Lors du premier cycle systémique, la traite orientale semble se concentrer sur la côte est-africaine, des esclaves arrivant en Somalie pour être redirigés sur l’Égypte. Mais on mentionne déjà des « esclaves Kunlun, grands et noirs, présents en Chine sans être sûr qu’il ne s’agit pas de captifs d’origine papoue » [Beaujard, 2007, p. 37]. C’est lors du deuxième cycle systémique, à partir du 7e siècle, que la traite orientale se développe véritablement. Des esclaves Zanj quittent le port de Pemba pour rejoindre l’Oman et Bassora. Selon Lombard [1990, t. 2, p. 30], on en retrouverait des quantités importantes en Indonésie. De là, des ambassades d’États insulindiens en auraient amené dans la Chine des Tang, à la capitale Chang’an où il est de bon ton de disposer de serviteurs noirs. Cette présence ne constituera pas un feu de paille : au début du 12e siècle, les riches de Canton possèdent habituellement des esclaves noirs. Ceux-ci se retrouveraient aussi comme soldats sur des jonques chinoises vers 1225 [Hirth, Rockhill, 2010] et « Ibn Battûta note, en 1355, l’emploi dans les villes chinoises de serveurs noirs comme gardiens » [Beaujard, 2007, p. 58]. La présence des Africains concerne aussi l’Inde : Manning [2010, p. 39] évoque les immigrants Habshi (venant de la Corne de l’Afrique) et Siddi (de la côte Sud-Est) pour le 13e siècle, certains ayant atteint une position sociale d’influence, parfois esclaves affranchis mais aussi venus comme hommes libres. Au 15e siècle, les guerriers africains constituaient le fleuron de l’armée du sultanat de Delhi, puis une composante non négligeable des forces de l’Empire moghol [ibid., p. 68]. Ils seront également employés dans les troupes ottomanes… En tout état de cause, l’impact des réseaux commerciaux issus du monde musulman a été déterminant dans cette géographie, comme du reste dans la dynamique initiale de la traite. Pétré-Grenouilleau [2004, pp. 94-105] en a remarquablement montré les déterminants tout en développant la profonde synergie entre la traite marchande et la formation des empires du Soudan.

Au final, ce parcours nous apprend que l’Afrique noire a incontestablement connu, dans la longue durée, une relation asymétrique avec l’Asie, fondée sur l’échange presque exclusif de produits primaires contre des produits fabriqués. il semble aussi que, contrairement aux acteurs des cités-États européennes du Moyen Âge, leurs homologues subsahariennes vivaient surtout par leur position dans des circuits commerciaux largement décidés en dehors d’elles et sur lesquels elles n’avaient qu’une faible créativité. Il n’est donc pas totalement anodin qu’elle ait ensuite suivi, dans la seconde moitié du 20e siècle, des stratégies de développement très ambiguës, fondées sur la seule exportation de produits primaires.

BEAUJARD P. [2007], « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde avant le 16e siècle », in NATIVEL D. et RAJOANAH F., L’Afrique et Madagascar, Paris, Karthala.

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Les changements climatiques et les cycles du système-monde

Le système-monde qui se met en place à partir du début de l’ère chrétienne dans l’Afro-Eurasie connaît un développement qui passe par quatre cycles jusqu’au XVIIe siècle, cycles en partie initiés par des changements climatiques que l’on peut considérer comme faisant partie d’une logique systémique (cf. mon schéma sur la « Logique cyclique des systèmes-mondes avant le XVIe siècle », dans l’article « La théorie du système-monde appliquée à l’ensemble afro-eurasien [IVe siècle av. J.-C. – VIe s. ap. J.-C.] » publiée sur ce blog le 15 février 2010).

Ceci est déjà vrai pour l’Âge du Fer dans les trois systèmes de tailles plus restreintes que l’on peut distinguer dans l’Ancien Monde, avec des replis globaux vers 850 et 200 av. J.-C. (Beaujard 2010), et pour l’Âge du Bronze, vers 3200/3100, 2200, 2000/1900, 1750 et 1200 av. J.-C. (Beaujard 2011), ces périodes étant toutes marquées par une baisse globale de la température. On ne saurait s’étonner de cette influence des changements climatiques. Braudel (1958 : 732) soulignait déjà ici « la fragilité du plancher de la vie économique » dans les sociétés anciennes. Ces baisses de la température, qui semblent intervenir à intervalles relativement réguliers, seraient liées pour une grande part, au rythme de l’activité solaire, qui jouerait également – d’une manière encore mal comprise – sur la fréquence des événements El Niño-Oscillation Méridionale (ENSO) (cf. Crowley 2000, Grove et Chappell 2000). Elles s’accompagnent dans l’océan Indien et la mer de Chine d’une baisse de la mousson et d’un repli vers le Sud de la Zone de Convergence Intertropicale, qui entraînent une aridité plus grande en Chine, en Asie du Sud-Est continentale, en Inde du Nord, et en Égypte (avec ici un affaiblissement des crues du Nil) (Quinn 1992, Wang et al. 2005). On note aussi généralement dans ces périodes une aridification de la Mésopotamie – cependant non touchée par la mousson – et en Europe du Sud. La situation dans les steppes eurasiatiques et en Europe du Nord est plus contrastée, la baisse des températures s’accompagnant soit d’une aridité plus poussée soit d’une plus grande humidité selon les régions. Si les baisses de températures ont des effets différents selon les régions, il est à noter en outre que les sociétés réagissent de manière variée aux transformations de l’environnement.

La reconstruction d’une histoire du climat et des environnements est rendue possible par les recherches palynologiques, la dendrochronologie, l’étude de carottages glaciaires ou coralliens. Les synthèses réalisées (cf. Mann 2000, Jones et al. 2001, Jones et Mann 2004) peuvent être rapprochées des données démographiques, économiques et politiques.

Les périodes de refroidissement et/ou d’aridification jouent sur l’équilibre interrne des sociétés et sur les rapports inter-sociétaux, ainsi entre sédentaires et nomades. Elles se traduisent souvent par d’importants mouvements de population : changement climatique, « invasions » et conflits internes se conjuguent. On le perçoit bien dans la longue phase de repli du système-monde qui commence au IIIe siècle et se prolonge jusqu’à la fin du VIe siècle, avec les mouvements Xiongnu vers la Chine, Huns vers l’Inde, la Perse et l’Europe. Disparaissent au même moment les empires han (220), parthe (226) et kushan (vers 250), tandis que l’empire romain se décompose. C’est aussi dans une phase de refroidissement global que s’effondre l’empire tang, à partir du milieu du IXe siècle. Au même moment, l’empire abbasside se disloque, et en Asie centrale, des désordres se produisent, liés à une aggravation de l’aridité (mouvements kirghizes vers le Sud, pénétration des Oghuz en Transoxiane…). Une détérioration climatique dans les steppes joue peut-être un rôle dans l’éruption mongole au début du XIIIe siècle. Surtout, le refroidissement qui se produit vers 1320 (lié au minimum de Wolf dans l’activité solaire) initie une récession majeure du système-monde. De mauvaises récoltes affectent l’Europe, puis l’Égypte, l’Iran et l’Inde. L’empire yuan connaît des difficultés grandissantes à partir de 1327. Des conflits éclatent au Yémen (1333) et en Asie Centrale, où le khânat de Djaghataï disparaît vers 1334. Le régime ilkhânide d’Iran s’effondre à partir de 1335, et le sultanat de Delhi se disloque à partir de 1334. Tout ceci avant que la Grande Peste ne se propage à travers l’Asie en 1346.

Les phases de réchauffement climatique, ainsi aux VIIe et VIIIe siècles, et de la fin du Xe siècle au début du XIVe siècle (l’« Optimum Climatique Médiéval » européen), en Chine, en Asie occidentale et dans une partie de l’Europe, ont au contraire permis une croissance agricole qui a sous-tendu l’essor du système-monde dans ces périodes.

D’abord étirées dans le temps (IIIe-VIe, VIIIe-Xe siècle), les régressions du système apparaissent ensuite plus brèves (environ 70 ans au XIVe siècle, moins de 60 ans peut-être au XVIIe siècle). Ce raccourcissement des phases de repli pourrait être lié à une intégration plus poussée et à des forces d’accélération toujours plus grandes du système-monde. Il est remarquable, en outre, que la baisse globale de la température qui intervient vers 1450 (corrélée à un déclin de l’activité solaire – minimum de Spörer – ca. 1460) n’a pas entraîné de repli généralisé du système, mais seulement des bouleversements régionaux (mauvaises récoltes et troubles en Chine et en Égypte, décadence de l’empire du Zimbabwe en Afrique du Sud-Est…).

Les replis sont aussi des périodes de restructuration, qui s’accompagnent parfois d’innovations, ainsi dans le secteur agricole, une période climatique défavorable pouvant induire des changements allant dans le sens d’une intensification. Des innovations apparaissent aussi dans le domaine institutionnel, lorsque les élites tentent de s’adapter aux conditions nouvelles créées par un contexte politique et social chaotique ou une situation de crise écologique. En témoigne par exemple la renaissance du néo-confucianisme en Chine au IXe siècle dans le sillage d’un mouvement « culturaliste » : la crise de légitimité qui touche les élites dirigeantes les amène à rechercher de nouvelles sources justifiant leur pouvoir.

Si les périodes d’adoucissement du climat, dans les deux millénaires passés, semblent avoir favorisé une grande partie des régions de l’Ancien Monde, la phase actuelle, due à l’action de l’homme et d’une tout autre ampleur que les précédentes, aura des conséquences entièrement différentes, que l’on commence seulement à percevoir. Relié à d’autres phénomènes (croissance démographique, déforestation, pollution…), le réchauffement en cours pourrait s’accompagner d’une disparition d’un grand nombre d’espèces végétales et animales, d’un recul des surfaces agricoles, et entraîner une récession économique sans précédent (cf. le rapport 2008 de l’OCDE, A. Gurria éd.), qui pourrait menacer la survie même du système-monde.

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