Une histoire atlantique par le bas, ou une histoire mondiale tout court ? L’hydre aux mille têtes de Marcus Rediker et Peter Linebaugh

Sébastien Lecompte-Ducharme

Étudiant au doctorat en histoire, Université du Québec à Montréal

À propos de :

Marcus Rediker et Peter Linebaugh, L’Hydre aux mille têtes. L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire, 2000, trad. fr. Christophe Jaquet et Hélène Quiniou, Amsterdam Éditions, 2008.

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Histoire atlantique et histoire globale, même combat ? Dans L’Hydre aux mille têtes, Marcus Rediker et Peter Linebaugh décrivent l’émergence du capitalisme à l’échelle atlantique, et sont amenés à ouvrir la porte de l’histoire mondiale. Dans cet ouvrage, ils veulent en effet montrer que les marins, les esclaves et les commoners (synthétisés par l’expression « équipage bigarré », motley crew), par leur résistance et par leur mobilité atlantique forcée, développent un projet social égalitaire et libertaire. Néanmoins, ils participent pleinement, mais malgré eux, à l’émergence du capitalisme entre le 17e et le 19e siècles (pp. 17 et 28). Surtout, ils mettent en place leurs propres réseaux atlantiques, à l’intérieur des réseaux capitalistes ultramarins. Les auteurs défendent également l’idée que la répression des mouvements libertaires et égalitaires naît de la peur de ces mêmes mouvements par l’élite (pp. 16-17). Enfin, ce qui donne une dimension résolument atlantique à l’ouvrage, outre la circulation des idées et des personnes, est la thèse du travail et des solidarités multiethniques et multiraciales.

L’Hydre aux mille têtes a d’abord paru en 2000 chez Beacon Press, un éditeur d’essais membre de l’Association of American University Presses et lié à l’unitarisme universel, un groupe spirituel syncrétique de tendance progressiste. Ce parcours illustre bien les aspects académiques et militants de L’Hydre aux mille têtes, qui a par ailleurs reçu le Labor History Book Prize, pour le meilleur livre en histoire du travail publié en l’an 2000. L’ouvrage a été traduit en espagnol, en allemand, en portugais, en coréen et en français (1). Linebaugh (2) et Rediker (3) sont tous deux des historiens états-uniens, marxistes et militants. Proches de la New Left, ils partagent leur écriture entre revues universitaires et périodiques activistes.

Les deux historiens ont également des bagages différents, mais complémentaires. Rediker, auteur de quelques livres, tous traduits en plusieurs langues, est l’artisan d’un documentaire sur la révolte servile du navire Amistad survenue en 1839. Surtout, ses intérêts de recherche tournent autour de l’époque coloniale états-unienne, du monde atlantique et de l’esclavage. Linebaugh, quant à lui, se spécialise en histoire britannique. Fait digne de mention, il a déjà enseigné à une clientèle carcérale. Posons l’hypothèse que cette expérience, manifestement liée à ses convictions sociales, a pu influencer sa perception de l’équipage bigarré. Soulignons enfin que la thèse de doctorat de Linebaugh a été dirigée par Edward P. Thompson à la Warwick University. La filiation intellectuelle est par ailleurs nettement apparente dans l’ouvrage à l’étude.

En effet, l’histoire par le bas, dont Thompson est l’un des auteurs marquants (4), se situe également dans une approche plus socioculturelle des classes laborieuses, comme elle l’était dans The Making of the English Working Class (5). Rediker et Linebaugh s’insurgent d’ailleurs de l’oubli de cette histoire du bas dans l’histoire du monde atlantique. Ils affirment que son aspect multiethnique a été occulté par la répression des mouvements populaires et par la primauté de l’histoire de l’État-nation (p. 17). Plus précisément, ils militent contre la perception des révoltes atlantiques comme phénomènes isolés (p. 291). Plus largement, ils veulent rendre compte d’un univers, multiethnique, maritime et fait de résistance et de solidarité. En ce sens, une seconde source d’inspiration est sans nul doute C.L.R. James, lui aussi marxiste et ouvert à une perspective atlantique (6). Il faut enfin souligner le renouveau, et la popularité, des études atlantiques depuis les années 1970 et surtout 1990 (7).

Le contexte de la fin du 20e siècle est certainement riche en pistes pour comprendre l’étude offerte par Rediker et Linebaugh. En cette ère post-Guerre froide, l’élite pilote plusieurs processus socioéconomiques et politiques : construction de nouveaux nationalismes en Europe de l’Est et Union européenne, dans lesquels les peuples ont peu de place. Dans la même veine, les auteurs peuvent avoir été influencés par les guerres « fratricides », notamment au sein de l’ex-Yougoslavie. En effet, la violence et le mépris à l’intérieur des classes laborieuses sont pour Rediker et Linebaugh un produit de l’élite capitaliste destiné à asseoir son pouvoir (pp. 423 426). Plus important est le statut hégémonique du capitalisme avec la chute de l’URSS. Contrairement à l’équipage bigarré de l’époque moderne qui pouvait trouver refuge ailleurs, les critiques du système au tournant du 20e siècle n’ont plus de territoire libre. Ce phénomène est certainement à lire en parallèle avec l’émergence de l’altermondialisme, critique d’une nouvelle vague de mondialisation. Ainsi, les auteurs terminent l’ouvrage sur cette réflexion contemporaine : « Pourtant les vagabonds de la planète n’oublient pas, et ils se tiennent toujours prêts, d’Afrique aux Caraïbes et à Seattle, pour organiser la résistance à l’esclavage et restaurer les communs » (p. 520). Assurément, Rediker et Linebaugh voient dans les mouvements de protestation anti-impériaux et anticapitalistes contemporains les héritiers de l’équipage bigarré. Voilà un bel exemple de dialogue entre le présent et le passé.

La démonstration des auteurs, on l’a vu, est construite autour du point de vue populaire. Comment alors donner la parole à des paysans, des marins et des esclaves, qui peut-on croire, sont pour beaucoup analphabètes ? Cette question soulève une critique importante : il n’y a ni chapitre ni section approfondissant les postures historiographiques, méthodologiques et théoriques des auteurs. Si David Armitage, lui aussi spécialiste des révoltes atlantiques, critique l’utilisation de sources provenant de l’élite (8), le problème réside davantage dans l’absence d’analyse de ces documents. En effet, dans la perspective d’une histoire des gens sans histoire, on ne peut pas honnêtement juger négativement le peu de sources provenant de groupes qui n’ont pu s’exprimer. Néanmoins, Rediker et Linebaugh se sont surtout concentrés sur des sources publiées, notamment des récits de voyage rédigés par l’élite. Les sources manuscrites, qui pourraient éventuellement être issues de l’équipage bigarré (correspondance, journaux de bord), si elles existent, sont-elles riches en information ? Disent-elles la même chose que les documents publiés ? Le chapitre sur l’abolitionniste Robert Wedderburn, notamment basé sur sa correspondance, semble répondre par l’affirmative, mais cela n’est pas si clair pour le reste de l’ouvrage. De plus, la plupart des textes publiés à partir du 17e siècle ont été réédités au cours du 20e siècle. Ce choix témoigne d’une volonté d’aller vers des documents plus accessibles, mais donne l’impression que les deux auteurs ont cherché des témoignages qui concordaient bien avec leurs thèses. Armitage n’a pas tort sur ce point (9).

Les textes d’époque ne constituent toutefois pas la principale source d’information. En effet, les études, essentiellement publiées entre les années 1950 et 1990 inclusivement, sont largement sollicitées. Elles servent à la fois à situer l’histoire du bas et l’histoire du monde atlantique, à contextualiser ou à brosser un portrait des événements. Même si les auteurs ne se positionnent pas dans cette historiographie, elle est relativement bien développée à propos de l’histoire de l’équipage bigarré. À cet égard, la critique des « oublis » mentionnée plus tôt semble adressée aux historiens de l’État-nation (p. 17). Ainsi, il faudrait voir L’Hydre aux mille têtes comme une synthèse articulée autour d’arguments revendicateurs.

Sur une note plus théorique et épistémologique, les auteurs pourraient bien s’intégrer au courant de l’histoire mondiale. En effet, la perspective atlantique sert bien une histoire des connexions et des réseaux, capitalistes ou libertaires. Ainsi, l’histoire par « en bas » apporte un élément original à l’histoire mondiale où l’agentivité prend généralement une place nettement moindre. L’analyse se situe aussi entre la prise en compte des grandes vagues, c’est-à-dire la montée du capitalisme, et les détails d’individus de l’équipage bigarré. De même, si la trame chronologique suit essentiellement les moments-clés de l’histoire traditionnelle par le haut (révolution anglaise, colonisation, révolution américaine, abolitionnisme), la perspective demeure celle du bas, notamment par la relation des événements liés à la contestation populaire. Par exemple, on étudie les mouvements de l’équipage bigarré en 1647 plutôt que la mise en place de la République anglaise en 1649. Dans la même veine, les « grands » personnages historiques, de Shakespeare à Thomas Paine, ne sont pas occultés, mais deviennent des figures du capitalisme et de la répression et des personnages secondaires du récit (10). Cela n’empêche pourtant pas Armitage de critiquer l’absence de l’élite, « menacingly nameless and faceless » selon lui. La place des femmes constitue un avantage de l’histoire du bas et les deux historiens ne les négligent pas : elles participent activement aux révoltes, tant en geste qu’en idées, et elles ont une identité propre, quoiqu’elles sont souvent les épouses d’autres révoltés ou des servantes. Enfin, l’analyse par le bas est, tout comme le maître Thompson, teintée du marxisme des auteurs (pp. 36-37). Ainsi, la montée du capitalisme est considérée sous l’angle de l’expropriation (p. 29). Cela conduit également Linebaugh et Rediker à voir le projet libertaire et égalitaire de l’équipage bigarré comme une lutte de classe plutôt qu’un combat pour le maintien de leur mode de vie. En outre, l’équipage bigarré est présenté comme étant en quelque sorte précurseur du communisme : « La rencontre de Winstanley et de Blackhouse aida le premier à formuler une réponse nouvelle et différente à la crise : il prôna la mise en commun des terres et des biens et devint un théoricien des communs » (pp. 211-212).

Construit autour des révoltes et des projets égalitaires et libertaires des commoners, des marins et des esclaves, l’ouvrage suit une trame chronologique qui part de la colonisation de la Virginie au début du 17e siècle jusqu’au mouvement abolitionniste britannique au 19e siècle. Commençant sur les côtes américaines, le récit s’attarde ensuite sur les mouvements anglais, tout en analysant les univers ultramarins que constituent l’esclavage et le travail maritime. Le monde atlantique est ainsi cerné.

Le chapitre 5, intitulé « L’hydrarchie : les marins, les pirates et l’État maritime » tient un rôle charnière. D’abord, le territoire abordé, l’océan, est résolument atlantique et donc propice à une histoire mondiale. Ensuite, il permet le passage à l’étude de la côte américaine de l’Atlantique, tant chez les esclaves des Caraïbes que chez les colons du continent. Ce mouvement aboutit à la Révolution américaine, d’abord menée par le bas et vue comme lançant les révolutions atlantiques. Enfin, retour dans l’Angleterre du 19e siècle où on constate la victoire des partisans de l’abolition de la traite des esclaves, quoique sous une forme plus capitaliste, et la fin de la solidarité multiethnique qui a caractérisé l’équipage bigarré.

Si le livre suit une trame assez linéaire, quoiqu’avec des bonds dans le temps, la structure interne des chapitres permet des allées et venues dans le passé. Rediker et Linebaugh commencent généralement en évoquant une histoire individuelle, puis présentent la trame événementielle liée à un moment précis et le projet égalitaire et libertaire défendu par les protagonistes de l’équipage bigarré. Le contexte historique est parfois assez précis, alors qu’à d’autres moments, il semble plus général, comme pour les enclosures. Cela est peut-être la trace d’une volonté de s’adresser à un public moins académique. La répression est souvent abordée dès le début du chapitre, ce qui permet d’amoindrir la teinte romantique de l’ouvrage. Néanmoins, cela conduit à voir l’échec des projets du bas comme étant inéluctable. Voilà certainement un effet de la posture marxiste des auteurs, mais aussi des sources provenant de l’élite. Est-ce à ce point une défaite complète des idées égalitaires et libertaires du « peuple », malgré leur survie ? La forme moins linéaire des chapitres permet également d’insister sur la dimension transatlantique de l’équipage bigarré. En effet, on mentionne occasionnellement l’inspiration directe ou symbolique d’un personnage abordé dans un chapitre précédent pour l’événement analysé. Sinon, il est souvent question de l’héritage des révoltes et des idées qui ont habité les acteurs historiques. Cela est évoqué par exemple pour la Révolution américaine (pp. 354-355).

Par ailleurs, certains chapitres sont résolument atlantiques (chapitres 5 et 8), alors que d’autres se concentrent davantage sur un pôle (chapitres 2 et 4). Cela étant dit, les contours de l’Atlantique proposés sont essentiellement britanniques. Si ce choix est méthodologiquement et historiquement défendable, il n’est aucunement justifié. Il s’agit peut-être de rendre compte de la multiethnicité atlantique par le bas. Ce faisant, il est moins question des rencontres entre empires coloniaux et, en filigrane, d’État-nations. Cela dénote une attitude plus critique avec l’histoire des États-nations. Paradoxalement, l’étude reste toutefois centrée sur un seul État-empire. Dans ce contexte, il aurait été fort à propos de voir si des Espagnols, des Français ou des Portugais faisaient aussi, en quelque sorte, partie de cet équipage bigarré « anglais » ou encore s’ils avaient le « leur ». Plus simplement, la facette britannique demeure la spécialité des auteurs, en plus d’être au cœur de l’historiographie du monde atlantique (11). Enfin, soulignons les références occasionnelles à la métaphore de l’hydre dans les discours de l’élite, puis du peuple au 19e siècle. Cet usage permet de rappeler élégamment une partie de la thèse des auteurs, soit la peur qu’ont les élites capitalistes des mouvements égalitaires et libertaires.

L’autre versant de cette thèse est que les paysans, les marins et les esclaves ont développé dans la sphère atlantique une alternative libertaire et égalitaire au capitalisme. Selon Rediker et Linebaugh, la résistance de l’équipage bigarré n’est pas utopique, mais basée sur leur expérience (pp. 166 et 434). Le protestantisme, particulièrement l’anabaptisme, serait un terreau idéologique fertile pour fomenter la contestation populaire (les empires catholiques seraient-ils exclus de facto de cet atlantique révolutionnaire ?). En outre, la survie des idées libertaires et égalitaires au sein du peuple, malgré la répression et la montée du capitalisme qui suit ces échecs du bas, s’explique par le mouvement des idées le long des côtes atlantiques (pp. 180, 256, 259 et 520).

Cette idée est intéressante, mais constitue une limite à la prise en compte de l’agentivité. En effet, selon cette perspective, c’est le capitalisme atlantique qui permet au mouvement contestataire de se déplacer et non la volonté de l’équipage bigarré. Une dernière conclusion, qui apparaît plus clairement à mesure que le récit avance, porte sur les conséquences des échecs d’un mouvement populaire multiethnique : le racisme et le nationalisme (pp. 150, 310-311, 423). En effet, selon les deux historiens, l’avènement du nationalisme, né du capitalisme, met fin à l’universalisme promu par l’équipage bigarré et surtout, la rupture de la solidarité de classe à l’échelle mondiale (pp. 426 et 490). En ce sens, Linebaugh et Rediker semblent postuler implicitement qu’il existe deux formes de contrôle des idées subversives : la répression violente, largement abordée, mais aussi la recomposition sociale, qui a presque sonné le cas aux idées de l’équipage bigarré (aurait-elle survécu sous le slogan « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » ?). Cette idée très stimulante mérite certainement un approfondissement ultérieur.

Comme l’affirme David Armitage, Rediker et Linebaugh se portent à la défense de l’équipage bigarré (12), notamment en montrant que la résistance au projet capitaliste est la norme (pp. 56-58). Armitage est-il trop dur envers les auteurs ? Il serait peut-être plus juste et nuancé d’affirmer qu’il y a une alternance de moments d’effervescence et d’apaisement. Les deux historiens nient également toute forme de hiérarchie ou de « proto - » classes sociales, par exemple chez les Amérindiens (p. 58), qui sont étonnamment peu présents dans l’ouvrage. Dans la même optique, le traitement de la piraterie comme société égalitaire et démocratique est peu appuyé par des sources. L’idée est intéressante, mais peu convaincante. De plus, le cadre d’analyse marxiste semble mener les auteurs à voir où le communisme aurait pu naître, bien avant le 19e siècle. Cela dit, comme Marx, l’Angleterre demeure le point névralgique de ce projet alternatif. Cela explique aussi le choix d’analyser l’Atlantique britannique, ce que Armitage souligne sans toutefois commenter (13). La décision d’aborder seulement la facette anglaise de l’Atlantique révolutionnaire donne finalement l’impression d’un univers plus maritime que réellement atlantique. Si les révolutions haïtiennes et françaises sont mentionnées, qu’en est-il des possibles inspirations en provenance des autres empires coloniaux ? Ne se révoltent-ils pas ?

En ce sens, Rediker et Linebaugh se situent dans une histoire partiellement globale : une histoire des connexions dans un cadre supranational, mais centré sur un seul État-empire. Il s’agit peut-être là d’un problème d’accès aux sources d’autres langues pour des historiens qui ne sont peut-être pas polyglottes, un frein majeur à l’histoire mondiale. De plus, soulignons que le versant africain de l’Atlantique occupe la part congrue : les esclaves sont bien présents, mais leur continent d’origine l’est beaucoup moins. Néanmoins, la maîtrise de plusieurs historiographies et de l’histoire de nombreux territoires constitue une limite importante à l’histoire mondiale (14).

En définitive, l’histoire atlantique et l’histoire mondiale s’écrivent de multiples façons. Malgré certaines lacunes, L’Hydre aux mille têtes fait certainement partie de ces mouvements historiographiques, même si Rediker et Linebaugh ne se revendiquent pas du second.

 

Notes

(1) Beacon Press. History and Mission ; Unitarian Universalist Association.

(2) Peter Linebaugh, Departement of History ; PM Press, Peter Linebaugh.

(3) Marcus Rediker: Historian, Writer, Teacher, Activist (9 mars 2016).

(4) Christian Delacroix, « Acteur », in Christian Delacroix et al., Historiographies II. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 657.

(5) Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard, 1988, 791 p. ; Stéphane Van Damme, « Cultural Studies » dans Christian Delacroix et al., Historiographies I. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, pp. 92-93 ; David Armitage, « The Red Atlantic », Reviews in American History, vol. 29, n° 4, 2001, p. 480.

(6) CLR James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, 402 p.

(7) Allison Games, « Atlantic History; Definitions, Challenges, and Opportunities », American Historical Review, vol. 111, n° 3, 2006, p. 744; Cécile Vidal, « Pour une histoire globale du monde atlantique ou des histoires connectées dans et au-delà du monde atlantique ? », Annales, Histoire, Sciences Sociales, vol. 67, n° 2, 2012, p. 392.

(8) Armitage, op. cit., p. 482.

(9) Armitage souligne aussi cette idée, quoique dans un contexte plus large, ibid., p. 483.

(10) Ibid., p. 482.

(11) Games, op. cit., p. 744.

(12) Armitage, op. cit., p. 482.

(13) Armitage soulève également cette idée, ibid., p. 480.

(14) Games, op. cit., p. 751.

 

Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (3/3)

Première partie de l’article

Deuxième partie de l’article

5) De Valladolid au commerce triangulaire

La controverse de Valladolid ne figure pas dans le programme d’histoire de seconde générale, même si dans de rares cas, elle peut apparaître dans certains manuels scolaires récents (16). Par contre, cette question est l’une des trois situations au choix du premier objet d’étude proposé par le référentiel d’Histoire en seconde professionnelle « Humanisme et Renaissance ». Les objectifs de la séquence, tels qu’ils sont définis par le référentiel et proposés par l’ensemble des manuels scolaires de seconde professionnelle, insistent sur la dimension de « Premier grand débat sur les droits de l’homme ».
Il s’agit d’une rhétorique très contemporaine et sans doute presque anachronique. Peu ou prou, quelles que soient les maisons d’édition, les manuels scolaires présentent ce sujet pratiquement de la même manière. En premier est évoquée, avec plus ou moins d’insistance, la situation du Mexique après la conquête espagnole et les massacres perpétrés envers les Amérindiens. En général, les documents utilisés sont la plupart du temps des gravures de Théodore de Bry, tirées entre autres de son ouvrage Tyrannies et cruautés espagnoles (1538) (Fig. 11 et 12).
Ces images dénoncent les exactions commises par les Espagnols durant la période de la conquête de l’Empire aztèque. Elles sont des témoignages à charge qui présentent une accumulation de détails plus abominables les uns que les autres. Puis c’est au tour de la controverse proprement dite que se concentrent les manuels, en présentant la plupart du temps des extraits des analyses  de Sépulvéda, pour la colonisation et l’exploitation des Indiens, tandis que Las Casas, lui, condamne ces pratiques. Le téléfilm réalisé en 1993 en s’appuyant sur le roman éponyme montre les débats passionnés entre les deux orateurs et la décision qui est prise, libérant les Amérindiens de l’esclavage tandis que la traite des Noirs s’en voit brutalement augmentée pour pallier le manque de main-d’œuvre occasionné. Plusieurs sites académiques relayent la proposition d’utilisation du roman comme œuvre complète.
Une telle présentation, à la fois linéaire et particulièrement claire dans son traitement, permet tous les débats possibles autour de l’égalité des hommes quelles que soient leurs origines. C’est un plaidoyer éloquent contre le racisme et les discriminations que permet une telle étude. Cependant, dans le cadre qui nous occupe et d’un point de vue historique, une telle présentation, même efficace, n’en demeure pas moins, à de nombreux égards, très éloignée de la réalité historique, et par trop manichéenne.
Dans un premier temps, il est important de reprendre les faits et de présenter d’autres informations expliquant la destruction massive des populations indiennes. Si la violence et les horreurs commises par les Espagnols et les Portugais (et par d’autres puissances européennes par la suite) sont indéniables et atteignent souvent des sommets, il ne faut pas négliger le rôle très important des « agents pathogènes » apportés par les Européens et qui ont décimé des populations entières sans aucune défense immunitaire. C’est également l’une des conséquences du grand échange qu’il est nécessaire de signaler et d’expliquer.
D’autre part, les illustrations de Théodore de Bry, proposées par les manuels scolaires, ne sont pas étudiées en tant que telles et rarement dans leur contexte, au risque de l’erreur d’interprétation. Ainsi lorsqu’on effectue avec les élèves une première approche de ces œuvres picturales, qui consiste à décrire très précisément ce qu’ils voient et ce qu’ils en déduisent, on obtient des résultats surprenants et particulièrement complexes. La gravure intitulée « La boucherie de chair humaine », d’après Bartholomé de Las Casas : La Destruction des Indes (1552), est pour eux une véritable énigme (Fig. 12). Ils ne comprennent pas dans un premier temps si l’image dénonce un cannibalisme supposé des Amérindiens ou si certains éléments ne critiquent pas l’attitude des conquérants espagnols. D’autres envisagent que les deux interprétations sont possibles.
Évidemment, sans l’information sur les conflits entre nations en Europe au 16e siècle et les guerres de Religion entre catholiques et protestants, qui sont le contexte dans lequel furent fabriquées ces gravures, l’interprétation reste parcellaire voire erronée. En fait, la réception des écrits de Las Casas en Europe va nourrir une « légende noire » (17) de la colonisation de l’Amérique centrale au 16e siècle, qui sera reprise par plusieurs auteurs et artistes protestants et diffusées dans de nombreux pays hostiles et en concurrence avec le Portugal et l’Espagne. De fait, même si un graveur comme Théodore de Bry s’appuie sur d’importants témoignages, son travail paraît finalement particulièrement ambigu et recèle sans doute d’autres enjeux.

Fig 10 Aztèques capturés par les Espagnols

Fig 10 : Aztèques capturés par les Espagnols et leurs alliés. Gravure de Théodore de Bry (1528-1598). British Museum, Londres.

Fig 11 La boucherie de chair humaine

Fig 11 : La boucherie de chair humaine, d’après Bartholomé de Las Casas : La Destruction des Indes (1552).

(Gravure et sous-titres tirés du manuel Magnard, p. 14, 2009).

En effet, si le cannibalisme décrit sur cette gravure semble incriminer les Indiens, la présence des Espagnols s’avère particulièrement étrange, puisqu’ils paraissent guider voire contrôler ces pratiques « indiennes ». De plus, plusieurs « anecdotes » indiquées sur la gravure montrent les sévices infligés par les soldats espagnols aux Indiens, et la représentation d’un Amérindien ployant sous une ancre pourrait faire référence au Christ portant sa croix, associant ainsi les Espagnols aux Romains et leur cruauté, à celle de l’Empire persécutant les premiers chrétiens (18).
De même, autant le film La Controverse de Valladolid que le roman présentent de nombreuses libertés avec l’histoire. Plus que le débat sur l’humanité des Indiens et l’interdiction de leur esclavage, déjà tranchée par le pape Paul III quelques années auparavant, il s’agit davantage de régler la question de l’évangélisation de ces peuples et la manière de s’y prendre. Si les deux célèbres théologiens ont bien participé aux débats, ils ne sont pas les seuls, et leurs échanges sont davantage épistolaires que de véritables face-à-face. Loin d’une première prise de conscience des droits de l’homme, ces échanges vont s’accommoder par ailleurs de la traite des Noirs, qui palliera la raréfaction de la main-d’œuvre indigène, du fait de ces débats multiples et de l’interdiction progressive d’utiliser les populations autochtones d’Amérique comme des esclaves.

 

En conclusion

L’Histoire, pour quoi faire ?, titre du dernier ouvrage de Serge Gruzinski, me semble particulièrement pertinent pour une conclusion à cette présentation d’une tentative d’enseigner une histoire globale ou connectée à partir des référentiels des programmes en secondes générale, technologique et professionnelle. Ce que j’ai réalisé en tant qu’enseignant depuis plusieurs années n’est que le fruit de « bricolages », de réflexions épistémologiques et didactiques, d’essais empiriques à partir de théorisations qui la plupart du temps ne m’appartiennent pas mais m’ont servi de fil conducteur et « d’effet dynamique ». Les seules certitudes qui sont les miennes résident en grande partie dans la conviction qu’à l’heure actuelle, le récit national ne suffit plus à cimenter un peuple, une nation, des groupes humains multiples dans un monde globalisé et hyperconnecté. Et si « l’avenir est un miroir où se reflète le passé », la compréhension du présent, de cette mondialisation étudiée jusqu’à présent exclusivement par le biais de la géographie en classe, nécessite d’être regardée désormais dans sa multiplicité, ses réussites et ses échecs, ainsi que ses interprétations rarement neutres, à travers un regard historique « polyphonique » et un enseignement secondaire capable de vulgariser les recherches universitaires les plus récentes sur ces questions, afin de les offrir à la compréhension de nos élèves.

 

(16) Histoire Seconde Hachette éducation, pp. 182-183 (Étude la controverse de Valladolid), chapitre 6, « L’élargissement du Monde (XVe-XVIe siècles) », avril 2014.

(17) Que Serge Gruzinski considère comme des clichés. Voir S. Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, p.121.

(18) Voir Grégory Wallerick, « La guerre par l’image dans l’Europe du XVIe siècle. Comment un protestant défie les pouvoirs catholiques », Archives des sciences sociales des religions, n° 149, pp. 33-53.

Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (1/3)

Les programmes scolaires des collèges comme des lycées ont toujours, plus ou moins, fait apparaître « l’autre » comme objet d’étude, même si la trame centrale restait une histoire nationale et, de plus en plus, européenne. La notion de mondialisation, de monde global paraissait davantage réservée à des questions géographiques. Que ce soit au collège ou au lycée, chaque fois que ces aspects ont été abordés au fur et à mesure des réformes successives, les études sur « les grandes découvertes » évoquent la plupart du temps la vision d’échanges unilatéraux, où l’Europe, non contente de dominer les échanges internationaux, économiques, scientifiques et culturels comme politiques, semble même enfanter ce monde dit moderne. Si l’on étudie l’Inde, c’est par le biais de la colonisation, idem pour l’Afrique.
Cependant, peu à peu le regard historique change, lentement, et s’avance également à l’école sur des chemins moins traditionnels. Les dernières réformes semblent en avoir tenu compte. Ainsi, les programmes du lycée général comme professionnel abordent des thèmes communs mais avec encore, malgré les querelles médiatiques (1), une vision européocentriste axée, en seconde bac professionnelle, autour de la dynamique expansionniste européenne à travers les « voyages-découvertes », la Renaissance et plus tard la philosophie des Lumières aboutissant à la Révolution française. Ainsi, à relire l’introduction du programme d’histoire de la classe de Seconde bac professionnelle, il est clairement notifié que « les Européens grâce à leur supériorité technique en sont les acteurs essentiels ». De fait, les quatre sujets d’histoire de la première année fabriquent un « récit » thématique qui offre une vision linéaire et « simplifiée » de la  « conquête » européenne des savoirs et du monde également. Si des problématiques plus ouvertes comme l’esclavage et la controverse de Valladolid semblent permettre d’accéder à la vision de « l’autre », c’est toujours dans une optique d’un dialogue européen sur son propre regard du monde, rarement dans la logique d’échanges ou de confrontations des points de vue, même si pourtant, là encore, l’analyse des grandes lignes du référentiel de seconde générale indique, très succinctement que « c’est bien à une histoire globale qu’il s’agit d’initier les élèves ».
Depuis 2009, j’ai testé avec six classes de seconde bac pro et deux de secondes générales et technologiques (soit près de 200 élèves) différentes propositions de cours toutes en lien avec les référentiels, que ce soit dans leur totalité ou en partie. Quatre des cinq axes proposés ici (à l’exception du « Grand échange colombien ») ont été traités dès le début et sans cesse remaniés jusqu’à présent. Plusieurs éclairages l’ont été de manière ponctuelle, à la fois presque dès le départ, souvent en rajout, mais jamais de manière récurrente (2). Les axes choisis ont été conçus avec comme objectif principal de créer une vision d’ensemble de ces phénomènes historiques, à la fois en changeant le regard par trop européocentriste et en montrant également les « mécanismes » à l’œuvre et les changements qui en découlent.

1) Dresser une autre carte des espaces internationaux entre le second quart du 15e siècle et la fin du 16e siècle

Quelles que soient les formulations proposées – « Nouvelles visions de l’homme et du monde à l’époque moderne (XVe-XVIIIe siècle) » en seconde générale, ou « Les Européens et le monde (XVIe-XVIIIe siècle) » en seconde professionnelle –, la démarche générale reste identique. In fine, c’est toujours l’Europe qui façonne ce nouveau monde (3), qui « occidentalise » (4) la planète. Si cette affirmation est quasiment indéniable à partir de la fin du 18e siècle et au cours du 19e siècle, les phases qui ont amené à ces résultats, les situations initiales, ne le sont pas forcément. Souvent dans les manuels scolaires avant la nouvelle réforme de 2010, les thèmes étant « Humanisme et Renaissance », c’est sous l’angle des « nouvelles terres découvertes et conquises par les Européens » que les cartes proposées présentent les espaces que vont « découvrir » et conquérir les Européens, avec parfois quelques indications sur les civilisations qu’ils vont côtoyer. Par contre, depuis cinq ans et les éclairages initiés par la réforme, de nouvelles représentations plus précises qu’auparavant permettent de mieux appréhender une vision géopolitique internationale  plus complexe.

Fig 1 Le Monde vers 1450

Fig. 1 : Le Monde vers 1450, dans Manuel Hachette éducation, avril 2014, p. 168.

Mais là encore, il ne s’agit que de documents, d’une certaine manière « illustratifs », qui ne permettent pas forcément d’appuyer un travail comparatif nécessaire dans une optique d’histoire globale. C’est donc bien à l’enseignant de décider de ses choix, d’orienter de manière plus déterminée le regard hors d’une perception européocentriste du Monde. C’est pourquoi, la première séance que j’aborde en classe propose une réflexion sur l’état du monde au cours d’une période comprise entre 1405 (le premier voyage de l’amiral Zheng He) et 1492 (le premier voyage de Christophe Colomb). L’objectif clairement défini avec les élèves est de présenter la plupart des « grandes » civilisations entre ces deux dates et d’observer leur développement, leurs « particularités » économiques, culturelles et sociales. En s’appuyant à l’aide de cartes que l’on trouve facilement désormais (Fig. 1) dans les manuels scolaires les plus récents, les élèves vont élaborer à leur tour, à partir d’un fond de carte fourni par le professeur, un planisphère « géopolitique » comprenant les « grandes puissances » ou les États fortement structurés de cette période de près de quatre-vingts ans, les relations entre différentes zones géographiques comme l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, ou entre la Chine, Calicut en Inde et le détroit d’Ormuz jusqu’à la côte australe de l’Afrique, sans oublier les zones relativement isolées ou éloignées de ces grands axes commerciaux (la Méso-Amérique, l’Océanie). Pour chaque puissance étudiée, les élèves notent de manière très succincte les points forts, culturellement, les technologies maîtrisées, les « faiblesses éventuelles » :
La grande maîtrise architecturale des Aztèques, des Mayas et des Incas, leurs connaissances poussées en matière d’astronomie et d’agriculture combinées à l’ignorance de la roue pour les transports ainsi qu’un armement possédant des caractéristiques de l’âge de pierre…
La puissance militaire ottomane, son importance économique, culturelle et diplomatique.
Le haut degré de civilisation de la Chine impériale, montrant à quel point cette puissance pouvait rivaliser avec, voire largement dépasser le monde européen.
L’importance du commerce transsaharien, le rôle de l’or soudanais dans les échanges avec l’Europe et l’Asie, l’importance du commerce des esclaves en Afrique, vers le Moyen-Orient, l’Inde et la Chine.
Une partie de ces informations sont reportées sur la carte. Puis avec d’autres supports (vidéos), il leur est également proposé deux éclairages plus importants, l’un sur la construction de l’Empire ottoman (Le dessous des cartes), l’autre sur les sept expéditions navales de l’amiral chinois Zheng He (Fig. 2) de 1405 à 1433 (film documentaire de Chen Qian, 2006, diffusé par Arte en 2009).
Dans le premier cas, la visualisation des différentes étapes de la construction de l’Empire ottoman, ainsi que de ses enjeux en Europe, permet d’aborder les effets de l’émergence de cette nouvelle grande puissance, entre Orient et Europe, au 16e siècle, et les incidences sur les routes commerciales continentales et maritimes, en Méditerranée, influençant sans doute la recherche de ces nouvelles voies maritimes qui contournent l’Afrique ou traversent l’océan Atlantique avec les conséquences que l’on connaît. Dans le second cas, il s’agit de présenter les expéditions chinoises qui explorèrent une grande partie de l’Asie du Sud-Est, les côtes de l’Inde, le détroit d’Ormuz et la côte orientale de l’Afrique bien avant l’arrivée des navires de Vasco de Gama dans l’océan Indien. Même si le ton un peu « hagiographique » de ce film nécessite quelques explications, entre autres sur la dimension idéologique de la réappropriation par la Chine actuelle de son histoire passée (5), les informations archéologiques, les sources diverses ainsi que les restitutions historiques en 3D révèlent aux élèves les capacités importantes de la puissance chinoise de la période Ming. Elles interrogent également des enjeux stratégiques bien différents de ceux des Européens, puisque l’empereur Yongle ordonnera de détruire cette flotte afin d’orienter la politique chinoise vers le coûteux prolongement de la muraille de Chine face à la menace Mandchoue (6).

Fig 2 Comparaison Zheng He

Fig. 2 : Comparaison entre la caravelle portugaise et un navire de l’amiral Zheng He. Source : http://comaguer.over-blog.com/article-la-chine-au-xv-siecle-113453925.html

Ainsi, par ce premier travail préparatoire, l’Espagne et le Portugal n’apparaissent pas comme les seules grandes nations, s’élançant à la conquête d’un monde vaste mais aux contours géopolitiques flous. Elles sont confrontées à d’autres puissances plus ou moins en capacité de leur résister, elles-mêmes ayant des visées expansionnistes autant commerciales que militaires (l’Empire ottoman, le sultanat de Delhi, l’Empire Ming en Chine, pour n’en citer que quelques-unes).

(1) Des débats particulièrement médiatisés eurent lieu notamment en 2010 autour de l’enseignant et historien Dimitri Casali sur la disparition supposée de l’enseignement de Louis XIV et Napoléon dans les programmes des collèges. Plusieurs pétitions furent relayées par des journaux comme Le Figaro. Voir « Louis XIV, Napoléon, c’est notre Histoire, pas Songhaï ou Monomotapa » et http://aggiornamento.hypotheses.org/1035

(2) Il s’agit de pistes qui ne seront pas traitées dans cet article et ont été proposées aux élèves depuis 2008, comme l’analyse de ces phénomènes économiques et culturels mettant en place une sorte de première mondialisation étudiée à partir de l’ouvrage de Timothy Brook (Le Chapeau de Veermer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, Payot, 2008. De la même manière à partir de la thématique intitulée « l’essor d’un nouvel esprit scientifique et technique » en filière générale, il paraissait intéressant de montrer des exemples de développements technologiques de la part  de civilisations qui pouvaient sembler pourtant dépassées, contredisant ainsi les discours habituels d’une science devenue essentiellement occidentale : les essais de fusées de Lagâri Hasan Çelebi au-dessus du palais de Topkapi à Istanbul en 1633, et l’utilisation de « rockets »  par les troupes de Tipu Sultan lors des guerres du Mysore contre les Anglais, en Inde, à la fin du 18e siècle.

(3) Serge Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, pp. 146-152.
(4) Serge Gruzinski, ibid., pp. 152-154.
(5) Serge Gruzinski, ibid., pp. 51-53.
(6) Texte tiré de Philippe Ché, « La marine chinoise du Xe au XVe siècle », Publication de l’IUFM de la Réunion, 1998.

Traite négrière et formation du capitalisme (2)

En 1944, dans Capitalism and Slavery, Williams affirme que la traite des Noirs, « forme la plus avancée du capitalisme marchand », aurait été « une des principales sources de l’accumulation du capital qui, en Angleterre, a financé la révolution industrielle ». Et il semble en effet que des armateurs aient bien avancé de l’argent à James Watt auquel on attribue traditionnellement la paternité de la machine à vapeur. Mais au-delà de l’anecdote, si l’on peut penser que les riches armateurs ou planteurs disposaient de l’argent nécessaire pour financer les inventeurs et entrepreneurs de la Révolution industrielle, l’ont-ils réellement fait? 

La question est difficile à trancher tout en restant elle-même ambiguë. En premier lieu, on connaît mal le volume et l’affectation des revenus des armateurs et planteurs : ce qui est consacré à la consommation ostentatoire ou à l’achat de titres laisse peu de traces précises, d’où l’incertitude sur la fraction consacrée à l’industrie. Supposant ensuite que l’on connaisse l’investissement brut dans l’industrie des fortunes concernées, comment déterminer la part qui revient aux profits spécifiques de la traite plutôt qu’à ceux dégagés d’autres activités ? Si enfin ces difficultés sont levées, le point intéressant consiste a priori à évaluer la proportion de l’investissement industriel total imputable aux revenus de la traite… Tout en sachant qu’un tel ratio « mécanique » ne rend compte que d’un effet très localisé des revenus de la traite sur l’économie, via l’investissement. Les effets réels sont beaucoup plus diversifiés et mettent en jeu la dynamique de l’économie : stimulation des exportations pour fournir les marchés américains, donc de l’innovation locale, accroissement de l’emploi européen donc du revenu et de la possibilité d’importer les denrées coloniales, source de plus de pouvoir d’achat transatlantique, etc. Ces remarques faites, analysons néanmoins la contribution directe des revenus de la traite à l’investissement, les autres effets étant étudiés plus loin.

En Angleterre, on estime qu’une part importante des capitaux nécessaires au développement de l’industrie cotonnière du Lancashire a pu provenir de l’activité du port de Liverpool, principal pôle de la traite. Le capital commercial de la région de Glasgow, développé grâce au commerce du tabac, lui-même lié à l’esclavage, trouve un emploi considérable dans l’industrie après 1730 : les négociants du commerce atlantique prennent en Écosse le contrôle des industries du verre, du sucre et du lin. Devine a montré comment le store system des marchands de Glasgow sur le marché de la Chesapeake dépendait de l’échange des biens de consommation et d’équipement nécessaires à la vie des plantations contre la production américaine et exigeait le développement d’étroites relations entre marchands et producteurs industriels [Léon, tome 3, 1978, p. 53]. Dans le même esprit, des familles britanniques exploitant des plantations jamaïcaines investissent dans la métallurgie (cas des Fuller dans le Sussex) ou les carrières d’ardoise (cas des Pennant au pays de Galles). Mais plus globalement les planteurs semblent avoir privilégié la terre, les emprunts d’État ou la consommation à l’investissement industriel [Morgan, 2000, pp. 53-54]. Au niveau des armateurs, toutes les industries, du textile au charbon en passant par la construction navale, le raffinage du sucre ou encore l’industrie du verre ont reçu de leurs capitaux, sans qu’il soit possible de distinguer, dans ces apports, ce qui provient de la traite de ce qui résulte des autres activités de banque, d’assurance ou de transport que pratiquent aussi ces mêmes armateurs…

Si l’on quitte les faits bruts pour s’intéresser aux ratios entre revenus de la traite et investissement, la situation apparaît plus claire. Pour Barbara Solow, reprenant des calculs d’Engerman, les profits de la seule vente d’esclaves représentaient en 1770 environ 0,5% du revenu national britannique, mais 7,8% de l’investissement total et surtout 38,9% de l’investissement industriel et commercial proprement dit [Solow, 1985, p. 105]. La signification de ce ratio (lui-même relativement stable au long du 18ème siècle) est importante dans la mesure où, « aucune industrie n’a pu atteindre un tel ratio dans l’économie américaine moderne » [Morgan, 2000, p. 47]. Il est cependant possible qu’à l’époque, d’autres industries britanniques aient dépassé ce ratio, dans le textile notamment [Eltis et Engerman, 2000, pp. 134-135]. La traite n’en apparaît pas moins comme un moteur potentiel de l’investissement. Il reste alors à évaluer quelle part de ces profits allait réellement à l’investissement industriel et commercial, ce qui n’est pas déterminable aujourd’hui. Mais on peut aussi considérer que, de toute façon, le reste des revenus de la traite contribuait à l’essor productif par le biais d’autres investissements ou de la consommation. Le débat ne semble pas être clos pour autant : le bilan publié par Thomas [2000] tendant à relativiser l’ampleur de l’accumulation de capital à grande échelle par le biais de la traite.

Pour ce qui est de la France, les armateurs ont-ils investi l’argent gagné grâce à la traite ailleurs que dans la terre et dans la pierre ? A Nantes, on trouve beaucoup d’armateurs d’origine bourgeoise, qui ont acheté des charges anoblissantes et des seigneuries pour unir le prestige de la noblesse à celui de la fortune ; les Mautaudoin, Boutellier, Trochon, Luynes, Michel, Grou, Chaurand veulent tous être anoblis. Lemesle estime cependant que même si les négociants consentaient à payer des prix de plus en plus élevés pour obtenir des charges, celles-ci n’ont pas détourné une part importante de leur capital. Pourtant, le même auteur remarque que « les armateurs ne se sentaient pas la vocation de réinvestir leur capital dans l’industrie, même s’ils avaient développé et encouragé la construction navale, l’indiennage, le raffinage du sucre » [Lemesle, 1998, p. 95]. Pétré-Grenouilleau estime quant à lui qu’en ce qui concerne les ports français, les armateurs n’ont pas réalisé d’investissements massifs dans ces secteurs industriels : « Aussi, loin d’être un aboutissement logique, l’industrie est réduite dans la pensée des armateurs nantais (et sans doute également bordelais), à un simple auxiliaire » [1998, p. 129].

Si la participation à la traite fait de certains armateurs des acteurs de la révolution industrielle, on doit donc plutôt trouver ces individus parmi les Anglais que chez leurs homologues français. Par ailleurs, les profits de la traite ont vraisemblablement eu un impact économique significatif sur le volume de l’investissement industriel, comme l’indiquent les chiffres cités par Solow. Il importe maintenant d’étendre l’analyse pour prendre en compte plus globalement l’effet sur le développement européen de l’ensemble de ce commerce transatlantique qui explose dans la deuxième moitié du 18ème siècle…

A un premier niveau, il est clair que l’esclavage au sein des plantations, objectif intentionnel de la traite, a considérablement amélioré le revenu nord-américain. Or précisément, on sait que le débouché américain sera crucial pour l’Angleterre dans l’enchaînement des causes menant à la révolution industrielle. Du point de vue de la demande, en effet, l’industrie textile britannique a d’abord été stimulée par une lente élévation des revenus en Europe puis, entre 1750 et 1780, par le marché nord-américain, plus généralement atlantique [Verley, 1997] croissant qui a poussé à employer plus de travailleurs dans les manufactures britanniques. Cette demande de travail a en retour pesé à la hausse sur les salaires britanniques, justifiant en conséquence la recherche de gains de productivité, notamment par de nouvelles techniques. Par ailleurs cette demande américaine a ensuite permis d’écouler la production anglaise de textiles. En tant que résultat objectif de l’esclavage de plantations, la hausse du revenu américain a donc sensiblement contribué, à la recherche de gains de productivité dans l’industrie anglaise d’une part, à la vente des produits que ces mêmes gains de productivité permettaient d’autre part.

Une deuxième dimension de cette influence, connexe de la précédente, apparaît alors immédiatement. La production de coton, elle-même totalement imbriquée dans l’économie de traite et d’exploitation esclavagiste, a permis à l’Europe de bénéficier d’une matière première textile en abondance. De fait, les terres européennes encore utilisables (hors vivrier) n’auraient jamais suffi à produire, ne serait-ce que 10% de cet apport américain en matières premières. Et l’utilisation de techniques nouvelles et coûteuses ne se justifie que par deux facteurs primordiaux, des marchés et des matières premières. Les machines à filer et tisser qui seront alors mises au point n’étaient donc rentables qu’à condition de traiter une matière première suffisamment abondante, ce qui fut le cas avec les productions de coton nord-américaine et des Caraïbes. Elles exigeaient aussi des débouchés prometteurs, de fait ceux que l’Angleterre maîtrisait, de par sa domination des mers, notamment le débouché nord-américain puis le marché asiatique, autrefois alimenté en cotonnades par l’Inde. Autrement dit, traite et esclavage sont bien au cœur des enchaînements qui mènent, avec d’autres facteurs évidemment, à la vague d’ingénierie britannique qui caractérise le 18e siècle.

A un troisième niveau, on ne peut que relever une multitude d’influences de la traite sur les économies européennes en général, britannique en particulier. C’est d’abord un stimulant très direct à la production d’artefacts : on sait que les négriers échangeaient les esclaves amenés sur la côte africaine contre des armes, du textile, des produits à l’apparence prestigieuse. C’est ensuite une impulsion réelle donnée à la construction navale. A travers l’importation en Europe de sucre, second produit clé produit par les esclaves, c’est aussi la possibilité de fournir des calories bon marché à la classe ouvrière britannique. La traite, c’est aussi une source de revenus pour les États, soit directe quand ils imposent les bateaux négriers, soit indirecte à travers la taxation des importations de coton ou de sucre. Et bien évidemment, même si les armateurs investissent leurs profits dans la terre et non dans l’industrie, cela détermine des flux de revenu en chaîne dans les économies européennes…

Il est largement admis aujourd’hui que la révolution industrielle marque l’achèvement du mode d’organisation que l’on appelle « capitalisme ». Cette thèse est du reste commune, pour des raisons différentes, à Marx et à Weber. Pour le premier, la révolution industrielle, non seulement élargit le salariat (qui constitue le pivot du rapport de production capitaliste), mais encore transforme radicalement les forces productives. Pour le second, c’est la période de rationalisation des techniques et de libération définitive de la main d’œuvre de ses attaches traditionnelles. Dès lors, en tant qu’ils se situent au cœur de la révolution industrielle, par le capital fourni, les matières premières produites, la demande américaine stimulée, la rentabilisation de nouvelles techniques de fabrication, traite négrière et esclavagisme constituent bien une pièce maîtresse de la longue construction du capitalisme.

 

 

 

L’ensemble des deux textes de cet article constitue une version modifiée d’une partie de chapitre consacrée à ces thématiques, parue dans Norel (dir.) « L’invention du Marché », Paris, Seuil, 2004, pp. 317-328. Cet ensemble doit donc beaucoup aux pages rédigées initialement par Claire Aslangul.

 

ELTIS D., ENGERMAN S., 2000, « The Importance of Slavery and the Slave Trade to Industrializing Britain », Journal of Economic History, vol. 60, n°1, march.

LEMESLE, R.-M., 1998, Le commerce colonial triangulaire 18ème – 19ème siècles, Paris, PUF.

LEON, P. (Dir.), 1978, Histoire économique et sociale du Monde, vol. 3 : « Inerties et révolutions », Paris, Armand Colin.

MORGAN K., 2000, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press.

PETRE-GRENOUILLEAU, O., 1998, Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette.

SOLOW B., 1985, « Caribbean Slavery and British Growth : the Eric Williams Hypothesis », Journal of Development Economics, n°17, 99-115.

THOMAS, H., 2000, The Slave Trade. The Story of the Atlantic Slave Trade : 1440-1870, New York, Simon and Schuster.

VERLEY, P., 1997, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard. Réédition Tel 2013

WILLIAMS, E., 1944, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press (rééd. Capricorn Books, 1966).

 

Traite négrière et formation du capitalisme (1)

Au-delà de la réprobation morale que suscite le développement du trafic d’êtres humains, il existe un certain nombre de débats spécifiquement économiques autour du phénomène de la traite négrière. Peut-on en calculer la rentabilité au niveau de ses acteurs immédiats ? Quels ont été plus globalement les profits de cette activité ? Ont-ils servi à financer la révolution industrielle et furent-ils finalement nécessaires au capitalisme ? Quel effet sur les exportations et la dynamique industrielle européennes ont eu les revenus de la traite ? L’enjeu est de taille pour l’histoire globale puisqu’il s’agit de préciser le rôle de cette traite dans la formation du mode de développement occidental. Dans ce premier papier, nous allons nous interroger sur les seuls profits des acteurs directement impliqués (armateurs, planteurs, États), laissant les effets macroéconomiques pour un second article.

Il est d’abord difficile d’évaluer les profits créés grâce à l’utilisation de l’esclavage car ils sont réalisés en plusieurs étapes, notamment aux niveaux des armateurs européens et des planteurs. Si les acteurs privés semblent au cœur du système, les États européens, par le biais des taxes sur les produits tropicaux et de la stimulation générale des économies nationales consécutive à l’essor du circuit triangulaire, ont aussi profité de la traite. Il semble que ce soit dans les métropoles européennes que les profits de la traite aient été les plus importants. Considérons donc d’abord les profits des armateurs. Ils sont a priori calculables en évaluant la valeur de la cargaison de retour, en ajoutant les éventuels gains monétaires directs sur la vente d’esclaves, en déduisant le prix de la cargaison initiale et l’ensemble des frais de l’expédition [Morgan, 2000, p. 39]. Mais la cargaison du négrier à son retour dans le port européen ne fait souvent que couvrir les frais du voyage et les profits apparaissent donc bien maigres sur le papier… Ce sont en réalité les cargaisons des navires en droiture (trajet direct aller-retour entre l’Europe et l’Amérique), contreparties de ventes antérieures d’esclaves, qui rapportent souvent les bénéfices réels, sous la forme de produits tropicaux qui seront en partie consommés dans le pays, en partie réexportés. Ainsi le profit total sur un transport d’esclaves ne devient souvent effectif que deux ou trois ans après la vente de ces esclaves. Villiers et Duteil [1997, p. 185] remarquent que le commerce négrier est l’un des premiers où l’on pratique la comptabilité en partie double, laquelle permet de faire apparaître la rentabilité réelle du commerce négrier à l’issue du cycle complet, soit après la vente des produits coloniaux. L’analyse de cette comptabilité prouverait que la vente des Africains représente la première source de profit.

Cependant, avec la dissociation des cargaisons et la marge énorme de fraude, les bénéfices réels sont difficiles à évaluer. On sait cependant comment les capitaines se servaient de la réglementation française pour frauder : afin d’encourager le trafic négrier, cette dernière stipulait que toute marchandise antillaise ramenée par des négriers en échange d’esclaves était exemptée de moitié des droits de douane ; les négriers pouvaient alors négocier avec les planteurs pour obtenir de ceux-ci (contre une remise sur ce qu’il leur restait à payer) des reconnaissances de dette en blanc, ce qui permettait ensuite à ces armateurs de ramener en France des marchandises dispensées de droit de douane qu’ils certifiaient avoir reçues contre fourniture d’esclaves [Pluchon, 1985, p. 246]. Malgré les difficultés d’évaluation, on estime globalement que, sauf désastres exceptionnels, la traite négrière a été rentable (et ce d’autant plus que la boucle était réalisée rapidement, et que le capitaine était assez habile pour inclure une grande marge de fraude). La richesse des familles d’armateurs en témoigne et les architectures de Bordeaux, Nantes ou la Rochelle l’ont inscrit dans la pierre. Les taux de profit ont parfois été estimés autour de 50 % de l’investissement initial. Étudiant le cas anglais, Williams [1944], qui retenait un taux de profit moyen de 33% pour le 18e siècle, estime que le commerce triangulaire rapportait de l’ordre de 300 000 livres sterling par an pour Liverpool grâce aux seuls esclaves à la fin du 18e siècle, et 4 millions de livres de revenus annuels pour les plantations britanniques des Antilles en 1798.

Butel appelle cependant à nuancer les estimations de taux de profit tournant autour de 30 à 40% [in Léon, tome 3, 1978, p. 61]. En réalité, ainsi que le conclut Saugéra dans son ouvrage sur Bordeaux, « il est aussi essentiel de poser la question des profits que difficile d’y répondre » et « excepté pour quelques cas, comme Marchais ou Nairac, la traite ne représentait pour la majorité [des armateurs] qu’une partie souvent accessoire de leur activité maritime et commerciale. Comment déterminer l’argent spécifiquement négrier, c’est-à-dire gagné grâce à la vente des Noirs ? » [Saugéra, 1995, p. 272]. Pétré-Grenouilleau conclut que, « popularisée par de mauvais ouvrages de vulgarisation, née sans doute des efforts déployés par les armateurs eux-mêmes afin d’attirer des investisseurs », l’idée selon laquelle les bénéfices négriers étaient considérables doit être abandonnée [Pétré-Grenouilleau, 1998, p. 105].

Morgan [2000, p. 39-44] a réalisé pour sa part un recensement des études sur le sujet et note que la tendance majoritaire situerait les taux de profit entre 6 et 10% pour les armateurs britanniques. Il montre que les taux de profit supérieurs à 15 % reflètent le plus souvent une surestimation du prix de vente comme du volume des captifs. Il opte pour les résultats donnés par Anstey [1975] qui, calculant sur un échantillon assez large de comptabilités d’armateurs, aboutit à un taux de profit moyen de 8,1% dans les années 1760, 9,1% dans les années 1770, 13,4% pour la décennie suivante, 13% pour la dernière du siècle et seulement 3,3% entre 1801 et 1807. Ces ordres de grandeur sont par ailleurs confirmés par le travail de Behrendt [1993] qui situe ces taux autour de 7,3% entre 1785 et 1807. Mais il est bien évident que ces calculs, aussi précis soient-ils, ne peuvent estimer correctement la fraude et il y a fort à penser que les taux de profit effectifs furent de ce fait sensiblement plus élevés. Ceci dit, dans une économie où la mobilité du capital devient forte, il n’y a pas lieu de penser que les taux de profit du commerce négrier dussent être beaucoup plus élevés que sur toute autre activité capitaliste (soit de l’ordre de 6 à 8%), sauf à considérer un risque d’entreprise a priori plus fort.

Au niveau des planteurs des îles et colonies américaines, les profits réalisés grâce à l’emploi d’une main-d’œuvre servile sont eux aussi difficiles à estimer. Il faudrait pour ce faire prendre en compte non seulement l’exploitation des esclaves au sens monétaire, mais aussi les conséquences que le système pouvait avoir sur le prix des terres locales et celui des denrées [Engerman, in Mintz, 1981, p. 228]. Les recherches récentes montrent que le travail servile offrait des rendements intrinsèques intéressants. La productivité des esclaves était plus faible que celle des ouvriers libres, mais les captifs étaient bien meilleur marché : selon Gemery et Hogendorn, en cumulant ces deux facteurs, « les esclaves coûtaient environ trois fois moins cher que les ouvriers libres ou contractuels » [in  Mintz, 1981, p. 20]. De plus, les esclaves constituaient un capital et pouvaient offrir des avantages non monétaires, tels que prestige ou concubinage, qui rehaussaient leur valeur subjective par rapport aux autres types de main-d’œuvre. Les mêmes auteurs remarquent que « l’achat de labeur servile ou contractuel s’apparente plus à l’acquisition de capitaux qu’à celle de main-d’œuvre » et citent des cas où les deux tiers de l’investissement (l’esclave) étaient récupérés dans la première année.

Pourtant, au niveau des colonies, les profits semblent moins importants que dans les métropoles : selon Garden, étant donnés les frais considérables d’investissement et de fonctionnement ainsi que les variations des prix sur le marché européen, le profit retiré par le planteur lui-même est assez faible, de l’ordre de 3 à 4% du capital investi [in Léon, t. 3, 1978, p. 254]. Par ailleurs, la vente n’a lieu qu’une fois par an, après la récolte. En conséquence, les cargaisons de sucre sont souvent utilisées pour payer les intérêts des avances faites par les négriers. Les planteurs brésiliens survivent grâce au commerce d’esclaves lui-même, alternativement de l’artisanat fabriqué dans les ateliers de leurs domaines ou en se faisant prêteurs d’argent. Comme les véritables profits sont réalisés dans les métropoles où la vente de denrées coloniales se fait au prix fort, les planteurs qui ont des liens corrects avec les grandes maisons de commerce européennes sont favorisés. Aux Antilles, on peut distinguer les méthodes du commerce français et celles du commerce anglais. Le négoce britannique a réussi à créer des liens permanents avec les planteurs par le système de la commission d’achat des produits d’Europe et de vente des denrées coloniales, sous l’égide des puissantes maisons de « facteurs » de Londres : ce système aboutit souvent à l’endettement des planteurs vivant des avances du négociant consignataire des produits. Aux Antilles françaises, il existe des liens directs entre capitaines de navires jouant le rôle de négociants et planteurs ; les négociants armateurs sont plus souvent acheteurs des cargaisons de retour [Léon, t. 3, 1978, p. 88]. Quoi qu’il en soit, dès le début, les marchands jouent un rôle essentiel dans la plantation sucrière en raison des exigences financières de ces cultures : ils fournissent les équipements, partagent les profits, accordent des avances sur récoltes.

Il n’en reste pas moins que les revenus des plantations britanniques aux Caraïbes sont considérables en valeur brute. Citant Burnard, Morgan [2000, p. 57] retient des revenus tirés de la Jamaïque à hauteur de 6 millions de livres par an (pour une valeur des plantations de l’île à 28 millions environ) en 1774. Le total des possessions britanniques vaudrait de l’ordre de 50 millions de livres et rapporterait à ses propriétaires (souvent absentéistes et résidant en Angleterre) quelque 10 millions de livres par an, soit de l’ordre de 15% du revenu national britannique à la veille de l’indépendance américaine. Il faut sans doute déduire de ces revenus le prix de la défense des territoires exploités, encore qu’elle réponde aussi à des intérêts stratégiques indépendants des planteurs. Toujours est-il que ces revenus considérables sont privatisés, utilisant ici la dépense militaire britannique et permettant un réinvestissement éventuel en métropole…

La question de la rentabilité globale de la traite reste donc, sinon indécise, du moins délicate à quantifier en raison de la multiplicité des niveaux où sont réalisés les profits, de la diversité des acteurs, de l’importance des « ententes verbales » entre ces derniers ou encore de l’imbrication entre profits privés et coûts publics. On retrouve ici un point central des débats d’aujourd’hui autour de la mondialisation, à savoir le lien complexe entre États et acteurs privés. Cependant le vrai problème, pour la formation du capitalisme européen, est évidemment ailleurs : en quoi la traite a-t-elle contribué à la révolution industrielle ? Ce sera l’objet de notre prochain article.

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