Le Grand État chinois de Timothy Brook : une histoire mondiale de la Chine ou une histoire de Chinois dans le monde ? 2/2

Seconde partie du compte rendu par Clément Broche de :

Timothy Brook, Le Léopard de Kubilai Khan : une histoire mondiale de la Chine, Paris, Payot, 2019, 544 p.

Pour la première partie, cliquez ici.

 

 

Trajectoires insolites et personnages singuliers

Si certains ont souligné que l’absence de héros qui caractérise parfois l’histoire globale limite l’adhésion du grand public à son endroit (17), le Léopard de Kubilai Khan, lui, n’en manque pas. En effet, bien que plusieurs des protagonistes de Brook soient des inconnus, d’autres figurent parmi les plus illustres de l’histoire chinoise. C’est ainsi que le grand khan mongol Kubilai, le marchand vénitien Marco Polo, le célèbre navigateur Zheng He, ou encore l’éminent jésuite italien Matteo Ricci se retrouvent tous acteurs du récit de Brook. Dans une volonté affirmée de rendre ses recherches accessibles au grand public, ce dernier prend grand soin d’écrire une histoire qui se veut la plus attractive et séduisante possible pour le néophyte. Si la démarche est louable puisqu’elle permet une large diffusion de travaux contribuant à l’écriture d’un récit de l’histoire du monde plus équilibré, cette dernière n’en reste pas moins déroutante pour l’historien. C’est là tout le paradoxe de l’ouvrage de Brook. Ce qui constitue sa principale qualité – la diffusion d’une histoire déoccidentalocentré auprès du grand public – est également sa principale faiblesse. En effet, n’y a-t-il pas un certain poncif à présenter une énième fois d’illustres personnages tels que Kubilai, Polo, Zheng ou Ricci ? Par ailleurs, l’histoire globale de Brook tombe sous le coup de la critique de certains ces collègues ayant menés ces dernières années des réflexions épistémologiques autour de ce champ de recherche et de ses difficultés.

Dans What is Global History, publié en 2016 (18), Sebastian Conrad avance l’idée qu’il faille en finir avec une histoire globale qui serait une histoire de missionnaires et de marchands. Or, c’est précisément ce que propose Brook avec Le Léopard de Kubilai Khan, qui est une histoire mondiale de la Chine à travers le portrait de missionnaires et de marchands. D’autre part, cette somme de récits et de trajectoires individuelles suffit-elle à prétendre faire une histoire mondiale de la Chine ? Là encore, comme le souligne Conrad, où sont les processus qui eux seuls peuvent sous-tendre des changements structurels. L’histoire globale de Brook est-elle véritablement de l’histoire globale ? Ne s’inscrit-elle pas plutôt finalement dans des champs connexes, mais distincts, que sont l’histoire connectée ou l’histoire transnationale ? Certes, dans une perspective qui se veut à la fois micro et macro, Brook joue avec les échelles d’analyse, passant du particulier – « l’histoire au ras du sol » de Giovanni Levi (19) – au général, interrogeant parfois les structures et rapports de pouvoirs – les relations entre le Grand État Ming et la Corée dans le chapitre 5, entre le Grand État Qing et le Tibet dans le 10. Mais cela se fait malgré tout dans des proportions limitées, la majeure partie de l’ouvrage étant consacrée à de l’histoire récit, qui par ailleurs pose certains problèmes sur la forme dans la façon dont Brook la propose.

En effet, Brook a une tendance à scénariser son récit, ce dernier apparaissant telle une scène de film à l’esprit du lecteur :

« Après avoir vérifié que les locaux de la Compagnie anglaise des Indes orientales étaient bien fermés pour la nuit, Edmund Scott gravit les marches menant à sa chambre […] il s’apprêtait à aller se coucher […] Une heure plus tard, un des neuf employés anglais placés sous sa responsabilité vint lui annoncer, hors d’haleine, que le bâtiment était en feu (20). »

De tels procédés stylistiques font parfois passer le récit de Brook pour un roman historique ou de l’histoire romanesque. Aussi, face à tant de détails si précis, le lecteur curieux s’empresse d’aller consulter les notes de l’auteur. Le corps du texte ne contenant aucun renvoi, ce dernier doit donc naviguer dans des notes reléguées à la fin du livre et présentées dans un style peu académique, puisque non numérotées. Il est ainsi difficile pour le lecteur de trouver la référence à une partie précise du texte. Outre cet aspect, Brook s’essaie également à plusieurs reprises à l’histoire contrefactuelle, comme dans le chapitre 7 où il fait parler pendant 4 pages un orfèvre chinois condamné à mort : « Voici ce que l’orfèvre aurait pu, me semble-t-il, penser, même s’il ne le dit pas (21)… » ; ou encore dans le chapitre suivant où ce ne sont là pas moins de 10 pages d’un dialogue imaginaire entre deux fonctionnaires chinois, l’un partisan de l’expulsion des jésuites et l’autre leur étant favorable : « Voici comment leur confrontation aurait pu se dérouler (22). » Là encore, de tels procédés s’avèrent déroutants.

Passé ces quelques réflexions sur la forme, la question se pose de l’efficience du concept de Grand État. Ce dernier permet-il à Brook de proposer une véritable histoire mondiale de la Chine ? S’il remplit pleinement son rôle de fil conducteur du récit, il apparait néanmoins limité sur certains aspects. Il est parfois difficile de faire la distinction entre le travail de Brook et une étude qui se voudrait plus classique, portant sur l’histoire de l’Empire chinois. Si la dimension connectée est bien là, de nombreuses parties du livre sont néanmoins consacrées aux relations avec les marges de l’espace chinois : Mongolie, Tibet, Mandchourie, Corée, Japon, nord du Viêtnam (Dai Viet). Ce constat fait apparaître le concept du Grand État comme limité pour partie. Lorsque Brook se lance dans des connexions plus lointaines, comme dans le chapitre 11 où l’exemple du navire l’Etrusco illustre parfaitement le phénomène de globalisation qui caractérise le tournant entre les 18 et 19e siècles : « Construit aux États-Unis, vendu à Calcutta, enregistré sous le nom d’un autre vaisseau, appartenant théoriquement à un Vénitien d’Istrie, arborant un pavillon toscan, commandé par un Anglais, transportant des marchandises pour des négociants de quatre nationalités au moins et financé par des créanciers de trois, sinon plus (23) », le lien direct avec le Grand État se fait plus ténu. Même constat dans le chapitre 12, où Chinois et Britanniques se rencontrent et interagissent autour de l’exploitation minière en Afrique du Sud. Alors que le cas des coolies permet de mettre véritablement l’emphase sur un phénomène s’inscrivant dans le cadre d’un processus global, on perd néanmoins le fil conducteur de Brook. Parle-t-il ici du Grand État Qing, des Chinois, des travailleurs chinois sous contrat ou du contexte politique de la Grande-Bretagne de l’époque (où Churchill et Chamberlain s’affrontent autour de la question du sort des coolies) ?

Excellent ouvrage pour tout néophyte qui souhaiterait découvrir l’histoire de la Chine par le biais novateur de l’histoire globale, Le Léopard de Kubilai Khan remplit pleinement son objectif consistant à ouvrir de nouveaux horizons au grand public. Pour l’historien en revanche, ce livre n’est pas exempt de défauts. Les problèmes posés par le livre de Brook ne relèvent en aucun cas de la question des compétences de cet éminent sinologue, mais bien du choix de la forme retenue par l’auteur, dans son souhait de proposer un ouvrage facile d’accès. Si la démarche est louable, elle n’en reste pas moins quelque peu déroutante pour l’historien. Alors que Le Chapeau de Vermeer faisait école et bousculait les codes lors de sa parution en 2008, dix ans plus tard, Le Léopard de Kubilai Khan ne semble pas destiné à avoir la même portée. Tandis que l’histoire globale se remettait en question durant la décennie 2010, Brook paraît ne pas avoir considéré certaines des réflexions épistémologiques ressorties des discussions entre historiens, y préférant sa recette de 2008, celle d’une histoire connectée destinée au grand public, une histoire de missionnaires et de marchands.

 

Le Grand État de Xi Jinping

« Il y a trois mille ans, le peuple de la plaine de Chine du Nord contemplait un monde de dix mille pays […]. En 2019, à l’heure où j’écris cet épilogue […], l’ONU comprend 193 États membres (24). » Dans la conclusion de son livre, Timothy Brook mène de façon fort habile une réflexion sur la Chine contemporaine : sur ses rapports à l’autre (ces 193 États membres de l’ONU), ainsi qu’à ses marges (comme du temps des Grands États Yuan, Ming et Qing) que sont la Mongolie-Intérieure, le Xinjiang, le Tibet, Hong Kong et Taiwan. La Chine d’aujourd’hui, celle de Xi Jinping, interroge. Deuxième économie du monde depuis 2010, cette dernière est plus que jamais présente à l’échelle globale, si bien que depuis le début des années 2000, après avoir vécu les décennies 1980-1990 sous l’ère du consensus de Washington, on parle désormais de consensus de Beijing (25). Dans ces deux modèles qui s’opposent, la proposition de Pékin, peu regardante quant à la question des modes de gouvernance, se montre toujours plus attractive pour de nombreux régimes à tendance autoritaire. Par ailleurs, la Chine ne cesse de redoubler d’efforts – comme avec les super projets de la Belt and Road Initiative, par la multiplication de la ratification d’accords bilatéraux ou multilatéraux, en mobilisant son soft power, ou encore en cherchant à être toujours plus influente dans les instances internationales – pour se rendre séduisante et indispensable. Ce constat amène à repenser la question des relations internationales. Apparaissant en même temps que l’écriture chinoise, il y a plus de 3 000 ans, le concept de Tianxia (26) (« tout sous un même ciel » en français) se veut une volonté chinoise de se présenter en nouvelle puissance normative et potentiel futur hégémon mondial :

 « Alors que la politique internationale est incapable d’assurer la paix mondiale, le concept de Tianxia, en tant que ni occidental, ni moderne, mais traditionnellement chinois, pourrait constituer une alternative et permettre une refondation du système politique mondial qui assurerait l’harmonie durable entre les peuples […] Le Tianxia renvoie à l’élaboration d’une sphère au sein de laquelle le système politique de la République populaire est perçu non plus comme l’exception aux grandes puissances démocratiques, mais la nouvelle norme, non plus comme ce qui se situe en marge de l’histoire, mais comme l’alternative à l’Histoire (27). »

Ainsi, si nous sommes tous demain amenés à vivre sous l’ère de Tianxia, l’histoire globale nous sera plus que jamais indispensable et il nous faudra renouer avec la grande histoire mondiale de la Chine et donc nous replonger dans Le Léopard de Kubilai Khan.

 

Notes

(17) Christophe Charle, « Histoire globale, histoire nationale ? Comment réconcilier recherche et pédagogie », Le Débat, no 175, 2013, p. 60-68.

(18) Sebastian Conrad, What Is Global History, Princeton, Princeton University Press, 2016, 312 p. – traduit par Hélène Bourguignon, Qu’est-ce que l’histoire globale ?, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2023, 280 p.

(19) Giovanni Levi, Le Pouvoir au village précédé de L’Histoire au ras du sol : histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989, 276 p.

(20) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 217.

(21) Ibid., p. 250.

(22) Ibid., p. 260.

(23) Ibid., p. 355.

(24) Ibid., p. 455-456.

(25) C’est l’actuel vice-président de la Kissinger Associates, Joshua Cooper Ramo, qui théorise le consensus de Beijing en 2004 : Joshua Cooper Ramo, The Beijing Consensus, London, Foreign Policy Centre, 2004, 74 p.

(26) Le concept de Tianxia, oublié depuis l’avènement de la Révolution chinoise de 1911, a été réactualisé par le philosophe chinois Zhao Tingyang dans les années 2000 et tout de suite récupéré par les autorités dans le discours politique officiel du régime : Zhao Tingyang, Tianxia, tout sous un même ciel, Paris, Les éditions du Cerf, 2018, 323 p.

(27) Jean-Yves Heurtebise, Orientalisme, Occidentalisme et Universalisme. Histoire, analyse et méthodes des représentations européennes de la Chine, Paris, MA Éditions, 2020, pp. 205 et 230.

Le Grand État chinois de Timothy Brook : une histoire mondiale de la Chine ou une histoire de Chinois dans le monde ? 1/2

Première partie du compte rendu par Clément Broche de :

Timothy Brook, Le Léopard de Kubilai Khan : une histoire mondiale de la Chine, Paris, Payot, 2019, 544 p.

 

 

Microhistoire globale chinoise

Le Léopard de Kubilai Khan, voilà un titre bien mystérieux pour un lecteur qui n’aurait pas prêté attention au sous-titre de cet ouvrage. Une histoire mondiale de la Chine rend en effet d’un coup ce dernier beaucoup plus explicite. L’historien canadien Timothy Brook propose ici une histoire de la Chine à travers ses relations, connexions, interactions avec le reste du monde, ce qui n’est pas la Chine. Comme l’auteur le formule lui-même, son étude s’inscrit dans le champ de l’histoire globale, selon une perspective que l’on peut qualifier de microhistoire globale : « un style délibérément descriptif et une perspective résolument globale (1) ». L’un des mandats principaux de ce champ de la discipline historique est de proposer une alternative à un grand récit occidentalocentré de l’histoire du monde. C’est précisément ce à quoi s’attache l’ouvrage de Brook, en redonnant à la Chine la place qui est la sienne dans cette grande histoire mondiale. Pour ce faire, outre les méthodologies associées à l’histoire globale, notre auteur a besoin d’un concept fort pour mener à bien son analyse. La lecture de l’histoire chinoise que propose Brook dans Le Léopard de Kubilai Khan se fait par le prisme de ce qu’il définit et désigne comme le « Grand État ».

Tour à tour Yuan, puis Ming et enfin Qing, le Grand État permet à Brook de proposer son récit mondial de la Chine, ou son histoire de la Chine dans le monde. Pour autant, outre le fait que l’ouvrage interroge parfois sur la forme, le concept se montre-t-il adéquat pour mener à bien son projet et dépasser ce que l’on pourrait qualifier d’histoire de l’Empire chinois ? De la même manière, son approche microhistorique, prenant la forme d’une succession de portraits de personnages aux trajectoires singulières, permet-elle véritablement de proposer une histoire mondiale de la Chine, ou ne constitue-t-elle pas finalement plutôt une somme d’histoires de Chinois dans le monde ? Ces réflexions apparaissent essentielles pour évaluer la portée réelle du Léopard de Kubilai Khan au regard de son objectif ambitieux affiché que de proposer une histoire mondiale de la Chine.

Timothy Brook, historien de la Chine globale

Avant d’être un spécialiste de l’histoire globale, Timothy Brook est d’abord et avant tout un sinologue. Originaire de Toronto, il y effectue le début de ses études supérieures pour ensuite rejoindre l’université Harvard en 1974. Il y rédige une thèse sous la direction de l’éminent sinologue Philip A. Kuhn, et obtient en 1984 un doctorat en histoire et langues d’Asie orientale. Après être passé par les universités d’Alberta, de Toronto, Stanford et Oxford, il devient professeur d’histoire à l’Université de Colombie-Britannique en 2004 où il enseigne l’histoire chinoise, mais aussi l’histoire globale jusqu’à sa récente retraite. Désormais professeur émérite, il est toujours actif, comme en témoigne la parution en 2019 du Léopard de Kubilai Khan.

Un rapide parcours de ses publications précédentes démontre que Brook n’en est pas à son coup d’essai en matière d’histoire globale de la Chine, comme avec ce livre qu’il dirige en 2018 intitulé Sacred Mandates: Asian International Relations since Chinggis Khan (2) ou encore son ouvrage Mr. Selden’s Map of China: Decoding the Secrets of a Vanished Cartographer (3), mais aussi et surtout son succès en librairie – auquel Brook doit sa notoriété auprès du grand public – Vermeer’s Hat: The Seventeenth Century and the Dawn of the Global World, publié il y a maintenant quinze ans déjà, en 2008, dans sa version originale, et traduit en français en 2010 (4). Dans sa préface au Léopard de Kubilai Khan, Brook revient sur le tournant qu’il a souhaité opérer avec cet ouvrage et explique les motivations de sa démarche qui visait tant à faire la promotion de l’histoire globale auprès du grand public que de lui présenter la place majeure de la Chine dans le grand récit mondial de l’humanité :

« À mi-chemin de ma carrière, j’ai eu envie de donner une orientation nouvelle à mon activité d’écriture […] j’ai voulu sortir de l’enceinte académique de la sinologie et partager ma curiosité et mes idées avec un plus vaste public de lecteurs […] j’ambitionnais d’atteindre des lecteurs extérieurs à cette sphère, qui s’intéressent aux questions que j’ai étudiées pour essayer de mieux comprendre notre monde désormais globalisé. Le résultat a été Vermeer’s Hat, un livre dans lequel j’ai essayé d’engager le dialogue entre le passé chinois et l’histoire européenne (5). »

Enfin, comme Brook le souligne lui-même, alors qu’en 2008, rien ne spécifiait dans le titre de Vermeer’s hat que l’ouvrage traitait [en creux] de la Chine, l’objet du Léopard de Kubilai Khan est ici clairement explicité avec ce sous-titre Une histoire mondiale de la Chine. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le titre de la version originale diffère de celle en français, publiée pourtant de façon concomitante. En effet, en anglais, le titre est littéralement celui du concept clé que Brook mobilise dans son ouvrage, celui du Grand État, Great State: China and the World (6). Au-delà de la question de ce choix éditorial, il est surprenant de constater que Brook a validé ce titre évacuant la référence directe à ce qui est tout à la fois son grand concept et l’objet même du livre, l’histoire du Grand État chinois.

 

La Chine connectée de Brook

Le titre de l’ouvrage, ce fameux Léopard de Kubilai Khan, renvoie au premier des treize chapitres qui composent le livre et qui sont autant de récits qui peuvent parfaitement fonctionner de manière autonome. Brook propose des portraits de personnages, à différentes époques et en différents endroits, ayant pour point commun de tous renvoyer à la dimension connectée de la Chine avec le monde extérieur et donc à l’histoire mondiale de la Chine.

C’est une carte trouvée par l’un de ses étudiants dans les rayonnages de la bibliothèque de l’université de Colombie-Britannique qui constitue le point de départ de cet ouvrage. Outre les réflexions qu’il développe autour de l’auteur, de la date et des conditions de réalisation de la carte, Brook explique que ce type de représentation était appelée hua yi tu par les Chinois, littéralement « une carte des Chinois et des barbares ». Produite au 16e siècle durant la dynastie Ming, celle-ci est la représentation chinoise du monde de l’époque, monde que ces derniers désignent alors par l’expression « dix mille pays ». Cette carte amène donc à interroger cette conception chinoise du monde, ainsi que les rapports du pays à l’étranger. Néanmoins, avant de pouvoir comprendre les relations de la Chine à l’extérieur, Brook se doit d’en définir son identité. C’est là qu’intervient son concept de Grand État. Ce terme, Brook l’emprunte aux Mongols qui, après l’accession de Gengis Khan au rang de grand khan au début du 13e siècle, ont besoin de cette expression, yeke ulus en mongol, pour penser une entité politique plus grande que celle d’un simple État mongol, Mongqol ulus, et ainsi pouvoir y intégrer les nouveaux territoires conquis. Il y a également derrière ce concept l’idée d’une légitimité universelle à l’exercice du pouvoir du khan à la tête du yeke Mongqol ulus. Après les conquêtes de Kubilai Khan et la fondation de la dynastie Yuan, le Grand État se voit transposé dans l’espace chinois pour être finalement repris et sinisé par les successeurs des Yuan, les Ming, qui eux-mêmes le transmettront aux Qing par la suite. Ainsi, Brook explique que le concept du Grand État est précisément celui dont il avait besoin pour articuler et mettre en relation les différents récits qu’il présente dans son ouvrage :

« J’ai constaté que le concept de Grand État m’était indispensable pour donner un cadre aux histoires que je raconte sur les relations qui se sont nouées entre Chinois et non-Chinois au cours des huit derniers siècles […] ceux qui vivaient à l’intérieur de cet État devaient se soumettre à son autorité, ceux qui vivaient à l’extérieur devaient s’en remettre à elle. Le concept est important, car c’était une réalité fondamentale pour ceux qui devaient allégeance au Grand État comme pour ceux qui s’y rendaient depuis des régions situées au-delà de sa portée. Il apportait l’architecture symbolique des espaces d’interaction entre Chinois et non-Chinois (7). »

Son choix de retenir le concept du Grand État comme cadre d’analyse lui permet également de poser les balises de son étude et de justifier de sa chronologie qui s’étale donc de la dynastie Yuan à la République de Chine (première moitié du 20e siècle).

Dans les trois premiers chapitres, Brook aborde la période de la dynastie Yuan et du Grand État mongol (terme qu’il retient, réfutant celui d’empire qui renvoie à un concept selon lui occidental). Sa seconde partie, composé de cinq chapitres se déroulant à l’époque des Ming, est la plus importante – et pour cause, Brook est spécialiste de cette période à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages (8). Aux Ming succède la conquête mandchoue et la fondation de leur dynastie chinoise, la dernière à régner, celle des Qing. Les chapitres 9 à 12 couvrent cette période, alors que le treizième et dernier prend place à l’époque républicaine, après l’occupation japonaise du territoire chinois de 1937 à 1945. Au fil de ces différents récits, le concept du Grand État se voit décliné pour désigner tour à tour le Grand État mongol, Yuan, Ming, Qing, mais aussi le Grand État de l’Ouest (lorsque Matteo Ricci présente l’Europe aux Chinois) ou encore japonais.

Concernant sa méthodologie et ses objectifs, Brook les énoncent clairement dans son introduction : « Tout ce qui se passe dans ce livre s’est produit sur des toiles de fond nationales, dans des contextes internationaux et à des échelles mondiales […] j’ai cependant choisi de me concentrer […] sur ce qui est arrivé à des êtres réels, dans des cadres locaux particuliers (9)… » La volonté de micro dans le macro est ici bien explicitée par Brook, qui poursuit : « Je vous offre une série de portraits intimes de personnages […] témoins de l’importance que le monde a eue pour la Chine, de l’importance que la Chine a eue pour le monde et de la présence constante de la Chine dans le monde (10)… » Là aussi, l’objectif de Brook est clairement exposé. Il entend utiliser l’histoire globale pour déconstruire un grand récit historique occidentalocentré et redonner à la Chine la place qui est la sienne dans l’histoire du monde, tout comme il souhaite instaurer le dialogue et œuvrer au rapprochement : « Si quelque chose m’a guidé tout au long de ce projet, c’est le souci de réduire la distance que les Chinois et les non-Chinois ont l’habitude de mettre entre eux (11). » Cette volonté affichée se retrouve tout au long de l’ouvrage comme lorsque, dans le chapitre six, Brook critique le travail de nombreux historiens qui jusque dans les années 1970 présentaient la Chine des Ming comme un État arriéré, fermé sur lui-même et refusant de s’ouvrir au reste du monde : « Tout cela n’est que fariboles hilarantes (12)… » Il œuvre dans les lignes qui suivent à démonter cet argumentaire en apportant nuance et complexité, mettant en lumière les débats qui ont lieu au sein de la cour impériale à propos du commerce maritime et des décisions à prendre concernant de nouveaux acteurs présents dans les régions du sud de la Chine en ce début de 16e siècle, les Portugais. Il montre également comment finalement les politiques en vigueur en Europe à la même époque et sur ce même sujet ne sont pas véritablement différentes de celles qui ont cours en Chine : « Les mesures prises par l’État Ming pour protéger ses frontières et ses intérêts dans les années 1510 n’étaient pas si différentes de celles des États européens de l’époque (13). »

De la même manière, dans le chapitre suivant traitant du commerce en mer de Chine méridionale un siècle plus tard, Brook met de l’avant le fait que sans les Chinois, les débuts de l’économie globale à l’époque moderne n’auraient pu se faire : « La demande européenne de produits chinois associée à la capacité de l’économie chinoise d’absorber d’importants volumes d’argent plaça les marchands chinois au cœur de tout le système. Sans leur participation […] l’économie globale du début du monde moderne n’aurait pas existé (14). » Brook reprend ici à son compte l’un des grands arguments avancés par l’historien américain Kenneth Pomeranz qui, dans son ouvrage Une grande divergence (15), montre l’importance de la manne que représente l’argent extrait des mines des colonies espagnoles d’Amérique du Sud dans la mise en place de ce système économique globalisé : « Les Européens apportaient l’argent, les Chinois les marchandises (16). » Ce travail de mise en discussion de différents espaces et de réévaluation de la place de la Chine dans le grand récit de l’histoire du monde est véritablement le point fort de l’ouvrage de Brook, qui à lui seul justifie la lecture du Léopard de Kubilai Khan.

 

La suite de cet article sera publiée lundi 30 octobre.

 

Notes

(1) Timothy Brook, Le Léopard de Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine, traduit de l’anglais (Canada) par Odile Demange, Paris, Payot, 2019, p. 19.

(2) Timothy Brook, Michael van Walt van Praag et Mike Boltjes (dir.), Sacred Mandates: Asian International Relations since Chinggis Khan, Chicago, University of Chicago Press, 2018, 288 p.

(3) Timothy Brook, Mr. Selden’s Map of China: Decoding the Secrets of a Vanished Cartographer, Toronto, House of Anansi Press, 2013, 256 p. – traduit de l’anglais (Canada) par Odile Demange, La Carte perdue de John Selden. Sur la route des épices en mer de Chine, Paris, Payot, rééd. « Poche », 2016, 364 p.

(4) Timothy Brook, Vermeer’s Hat: The Seventeenth Century and the Dawn of the Global World, Toronto, House of Anansi Press, 2008, 288 p. ; Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, traduit de l’anglais (Canada) par Odile Demange, Paris, Payot, 2010, 304 p.

(5) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 18.

(6) Timothy Brook, Great State: China and the World, London, Profile Books, 2019, 512 p.

(7) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 30.

(8) Timothy Brook, Praying for Power: Buddhism and the Formation of Gentry Society in Late-Ming China, Cambridge, Harvard University Press, 1994, 412 p. ; Timothy Brook, The Confusions of Pleasure: Commerce and Culture in Ming China, Berkley, University of Carolina Press, 1999, 345 p. ; Timothy Brook, The Chinese State in Ming Society, Londres, Routledge, 2004, 264 p.

(9) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 31.

(10) Ibid.

(11) Ibid., p. 35.

(12) Ibid., p. 213.

(13) Ibid., p. 214.

(14) Ibid., p. 223.

(15) Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, traduit de l’anglais (américain) par Nora Wang et Mathieu Arnoux, Paris, Albin Michel, 2010, 560 p.

(16) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 223.

L’histoire globale selon Sebastian Conrad : d’un renouveau méthodologique à un savoir engagé

 

Compte-rendu du livre de Sebastian Conrad, What is Global History (Princeton, Princeton University Press, 2016).

Par Mathieu Roy, doctorant à l’Université du Québec à Montréal (UQAM)

 

Près de trente ans après la montée en popularité de l’histoire globale, la parution d’une synthèse sur cette approche se faisait toujours attendre. Il s’agissait là d’une lacune importante de l’historiographie à laquelle s’attaque l’ouvrage de Sebastian Conrad What is Global History?, paru en 2016 aux Presses universitaires de Princeton. La maison d’édition est réputée pour ses parutions en histoire globale, qui comprend parmi les œuvres les plus marquantes de la discipline, à commencer par The Global Condition de William H. McNeill[1], The Emergence of Globalism d’Or Rosemboin[2] et Globalization: A Short History de Jürgen Osterhammel et Niels P. Petersson[3]. Le fait de publier aux côtés de ces historiens n’est pas anodin. Il témoigne d’une volonté d’inscrire cet ouvrage dans les débats qui animent les praticiens de l’histoire mondiale. Ainsi, bien plus que de simplement définir ce qu’est l’histoire globale, l’ouvrage de Conrad est guidé par une volonté, d’une part, d’expliquer les spécificités méthodologiques de cette approche et, d’autre part, de souligner ce qui caractérise sa pertinence contemporaine, appelant ainsi à un renouveau historiographique.

Sébastian Conrad est un historien allemand s’intéressant à l’histoire intellectuelle, postcoloniale et globale. Ses recherches ont porté principalement sur l’Allemagne et le Japon. Sa thèse de doctorat, publiée sous le titre The Quest for the Lost Nation: Writing History in Germany and Japan in the American Century[4] porte sur les mémoires de la Seconde Guerre mondiale dans l’Allemagne et le Japon des années 1990. Conrad y analyse les conséquences des changements sociopolitiques mondiales de la fin du 20e siècle. Dans ses ouvrages German Colonialism: A Short History[5] et Globalisation and the Nation in Imperial Germany[6], le professeur de l’Université libre de Berlin s’intéresse aux relations entre le nationalisme allemand et la mondialisation. Il montre déjà, avant la parution de What is Global History?, son inscription dans le boom que connaît l’histoire globale depuis quelques années.

 

Des approches en compétition

L’auteur aborde dans ses premiers chapitres (chap. 1-3) la genèse de l’histoire globale. Au cours de l’ère de domination des puissances européennes, du 16e au 19e siècle, une conception eurocentrique est montée en puissance, cette dernière étant guidée par une théologie du progrès doublée d’un idéal de supériorité civilisationnelle[7]. Conrad met ensuite l’accent sur le changement de paradigme survenu suite à la Seconde Guerre mondiale. Une vision matérialiste de l’histoire inspirée par la lutte des classes, le marxisme et l’universalisme a gagné en popularité au cours de cette période[8]. Ce courant amène l’historien à rendre compte des approches en compétition dans l’histoire globale. La deuxième sous-partie de l’ouvrage de Conrad (chap. 4-7) est sans doute sa plus intéressante. Elle s’intéresse à la méthodologie de l’histoire globale, celle-ci étant intrinsèquement liée à la pertinence sociale que l’historien lui accorde. Cette partie de son œuvre démontre que le renouveau épistémologique de l’histoire globale ne peut pas être dissocié de cette façon de pratiquer d’histoire. Les chapitres 8-10 misent sur l’écriture contemporaine de l’histoire globale. L’auteur y plaide pour sa façon de concevoir cette approche. Selon lui, le positionnement de l’écrivain, autant individuel que national, influe sur la manière de produire l’histoire.

Le corps de l’argumentaire gravite autour de l’analyse des échelles spatio-temporelles. Plutôt que de miser sur l’analyse des connexions, Conrad propose de mettre en exergue les processus d’intégration sur lesquels l’histoire globale reposerait ultimement[9]. Sa description des multiples mécanismes d’intégration spatiale l’amène à promouvoir une variante des méthodes déjà explorées par l’historiographie, celle-ci basée sur la pluralité des échelles et des causalités. Pour l’historien : « One task of global history as a perspective is precisely to understand the relationship of different causalities operating at a large scale[10]. » Au surplus, Conrad s’affaire à démontrer que l’histoire globale n’est pas en opposition avec d’autres formes d’échelles de connexions et qu’elle peut être écrite de plusieurs angles. Celui-ci renchérit : « The most fascinating questions are often those that arise at the intersection between global process and their local manifestations[11]. » Une telle proposition contredit la fausse opposition entre le local et le global souvent soulevée par les détracteurs de l’histoire globale. L’historien positionne sagement son courant de façon complémentaire aux préoccupations découlant d’autres projets historiographiques[12]. L’histoire nationale doit avoir sa place dans la constellation des savoirs historiques, mais différemment de celle occupée actuellement. Ce champ doit selon lui reconnaître que les acteurs nationaux agissent à partir d’un contexte plus vaste et selon une conscience globale. Incidemment, les acteurs doivent être vus comme pensant à leur nation au regard de et en reconnaissance d’un contexte global. De même, l’auteur valorise la compréhension de l’émergence du nationalisme et de l’État-nation au 19e siècle dans ce contexte plus vaste[13]. On peut sentir en filigrane de cette proposition une amertume face à la reconnaissance de ce cadre chez les historiens sans qu’il soit sérieusement pris en considération.

 

Le choix des échelles

Qui plus est, Conrad aborde en profondeur le rapport au temps au sein de l’histoire globale afin de démontrer comment cette variable peut être traitée différemment. L’intellectuel allemand plaide pour une prise en considération de différentes échelles temporelles en fonction de leurs buts analytiques[14]. L’auteur donne l’exemple de la montée en puissance de la Chine à partir du 20e siècle pour avancer que :

« China’s present rise was not predicated on any of these factors alone. It was not determinated in the long run, but it was conditioned by a range of historical circumstances. […] As with space, such a scaling of the past, or jeux d’échelles, is the best methodological tool to accommodate different temporalities. The global dimension is not intrinsically connected to any one of these time frames. Global perspectives can be integrated on every level, from macro-accounts spanning several centuries and more, to the analyses of the short-term and even the crucial moments[15]. »

 

L’auteur rappelle par la suite que le choix des échelles relève toujours de choix normatifs, puisqu’il implique un jugement sur les forces motrices des phénomènes historiques. Pour cela, il n’y a guère de raisons pour lesquelles, selon Conrad, l’histoire globale devrait être moins orientée que peut l’être l’histoire nationale. Ces propos démontrent encore une fois comment la démarche de cet ouvrage surpasse la simple explication de l’histoire globale comme genre historiographique. Par exemple, ce dernier prend au sérieux la suggestion de plusieurs historiens d’établir des rapprochements entre le temps géologique de la Terre – l’Anthropocène – et celui des sociétés humaines, afin de mieux comprendre les bouleversements qui affectent nos sociétés contemporaines[16]. L’historien explore lui aussi des spatialités alternatives, en donnant des exemples associés à l’histoire environnementale, de la santé mondiale ou bien des organisations globales[17]. Tout au long de son ouvrage, Conrad appelle à faire preuve de prudence sur ce point, car même ces approches peuvent comporter des angles morts, exclure des populations ainsi que des types de changements. Sa réflexion sur la méthodologie, essentiellement, vise à tisser des rapprochements afin de parfaire la Big History. Ce faisant, elle vise à faire évoluer sa propre discipline en plaidant pour une approche structuraliste qui prend en compte l’influence des structures sur l’activité humaine tout comme le rôle de celles-ci sur les individus[18]. De surcroît, l’auteur réussit à dépasser la fausse dichotomie entre agentivité et contingence en plaidant pour une analyse hétérogène.

 

Un projet historiographique partagé

En s’interrogeant sur la position des historiens dans le processus de production du savoir et en prenant position pour un nouveau fondement historiographique, Conrad offre des pistes de réponses aux problèmes épistémologiques soulevés envers la notion d’objectivité en histoire. De même, il surpasse les impasses auxquelles peuvent mener ces réflexions en ne tombant pas dans un excès de relativisme. En supplément, cette réflexion amène de l’eau au moulin pour l’élaboration d’un projet historiographique partagé. L’auteur s’interroge habilement sur les catégories qui dictent notre pensée et assume le positionnement de l’histoire globale dans la création d’un monde commun[19]. Compte tenu de l’importance qu’il accorde à cette question, il est clair que Conrad souhaite que l’histoire globale influe, comme approche, sur l’ensemble des champs d’études historiques.

À l’instar d’auteurs tels que Jack Goody, Ashis Nandy et Dipesh Chakrabarthy avant lui, l’écrivain plaide pour une histoire globale s’arrimant à la décolonisation. À cet effet, son travail s’appuie sur de multiples concepts issus des études postcoloniales[20]. Suivant cette logique, l’auteur en appelle à écrire pour réduire les inégalités entre le Nord et le Sud, les inégalités de classes et les mécanismes d’exclusion[21]. Conrad se montre intéressé à penser le monde commun auquel peut contribuer l’histoire globale à l’écart du monde de significations imposé par l’impérialisme. Pour cette raison, le chercheur tente de se dissocier, au cours de ses premiers chapitres, de l’histoire globale produite au cours de la Guerre froide, des approches marxistes et de surpasser le paradigme ouvert par William H. McNeill. Sa synthèse identifie judicieusement les impasses dans lesquelles le courant postcolonial peut mener, comme verser dans l’afro-, le sino- ou l’islamocentrisme. La promotion d’une approche globale intimement liée à un regard critique envers le processus de globalisation est un aspect central de l’œuvre de Conrad, cette dernière arrivant à maturité dans son ultime chapitre. Pour lui, « one of the crucial tasks of global history is to offer a critical commentary on the ongoing globalization process[22] ». L’historien appelle également à dépasser les positionnements culturel, géographique et linguistique afin de comprendre la position des historiens. En ce sens, il se montre tout aussi intéressé par ce qui dépasse les frontières de l’Europe que par ce que les historiens non européens avancent au point de vue des idées[23]. Les exemples qui jonchent le fil des pages sont très bien appuyés. Ils sont choisis autour des champs d’expertise de l’écrivain, centrés sur le Japon et l’Allemagne. Néanmoins, ses exemples précèdent rarement les 15e et 16e siècles, qui marquent le début de la colonisation européenne. Ainsi, l’auteur reproduit dans sa critique de la globalisation une certaine part d’eurocentrisme. De même, il ne va que rarement mentionner l’Eurasie comme aire d’interaction commune, mais plutôt s’en tenir à une division assez classique entre les continents.

 

Quelques éléments critiques

L’analyse déployée tout au long de l’essai se situe principalement au plan discursif. Ce faisant, l’intellectuel s’inscrit dans une approche misant sur l’étude des représentations et des perceptions. Cela saute aux yeux en lisant son dernier chapitre (« Global history for whom? ») axé sur le langage, les hiérarchies dans les formes d’écriture, le public et la posture des historiens. Or, quelle est la place de la culture matérielle, pour Conrad, au sein de la méthodologie de l’approche globale? Il s’agit-là d’un angle mort important de son ouvrage. De plus, on ne peut passer sous silence le manque d’insistance de l’ouvrage sur l’utilisation des sources en histoire globale. En effet, l’approche globale doit-elle insister sur l’analyse de la culture matérielle ou sur le travail de synthèse ? Y a-t-il un équilibre à atteindre entre l’utilisation de ces deux éléments ? Alors que certains intellectuels ont par le passé maintes fois souligné ces limitations de l’approche globale, il est étonnant que l’auteur ne leur consacre qu’une si mince place, étant donné leur potentiel à remettre en question la faisabilité même de cette forme d’histoire. Ce thème aurait été d’autant plus cohérent considérant l’angle choisi par l’auteur, axé sur son application contemporaine. Mentionnons enfin que l’auteur lance gratuitement à plusieurs reprises des pointes envers l’œuvre de William H. McNeill, sans toutefois expliciter ce qu’il reproche à ses travaux. On se demande bien, à la fin de notre lecture, ce que Conrad peut bien avoir envers cet historien qui a tant ouvert le champ de l’histoire globale.

 

Cinq ans de réflexion

Chose certaine, malgré les limitations abordées, ce travail convient à toute personne intéressée à en savoir plus sur le développement de l’histoire globale et l’étude des dynamiques mondiales. Il s’agit d’une excellente porte d’entrée pour mieux comprendre les débats, limitations et objets de cette approche, ainsi que d’un exercice de synthèse réussi. En somme, quelle est la contribution de l’ouvrage de Conrad à l’historiographie contemporaine ? Peut-on dire qu’il a gagné son pari ? Trente ans après la montée en popularité de l’histoire globale comme champ disciplinaire, l’ouvrage de Conrad nous offre une belle synthèse du déploiement, de la méthode, des défis et de la pertinence de ce champ d’études. Ces travaux viennent offrir davantage de légitimité à cette approche encore contestée par plusieurs et poser les bases d’une nouvelle approche globale en dehors du paradigme de la Guerre froide. Cinq ans après sa publication, cet ouvrage a fait couler beaucoup d’encre et provoqué des discussions stimulantes au sein de la communauté universitaire[24]. Cela prouve hors de tout doute à quel point la francophonie gagnerait à ce que cette œuvre, d’une grande pertinence historiographique, soit traduite en français. Enfin, si Conrad ouvre son ouvrage sur les propos provocateurs de Christopher A. Bayly affirmant que tous les historiens sont des historiens du monde[25], l’auteur de cette synthèse aura réussi à prouver à son auditoire qu’effectivement, tous les différents types d’histoires doivent tendre la main à l’approche globale.

 

[1] William MCNEILL, The Global Condition, New Jersey, Princeton University Press, 2017, 200 p.

[2] Or ROSEMBOIN, The Emergence of Globalism, New Jersey, Princeton University Press, 2018, 352 p.

[3] Jurgen OSTERHAMMEL, Globalization: A Short history, New Jersey, Princeton University Press, 2009, 200 p.

[4] Sebastian CONRAD, The Quest for the Lost Nation: Writing History in Germany and Japan in the American Century, Berkley, University of California Press, 2010, 400 p.

[5] Sebastian CONRAD, German Colonialism; A short History, Royaume-Uni, Cambridge University Press, 2011, 246 p.

[6] Sebastian CONRAD, Globalisation and the Nation in Imperial Germany, Royaume-Uni, Cambridge University Press, 2010, 497 p.

[7] Sebastian CONRAD, What is Global History?, New Jersey, Princeton University Press, 2016, p. 24-31

[8] Ibid., p. 31-36

[9] Ibid., p. 129.

[10] Ibid., p. 108.

[11] Ibid., p. 129.

[12] Ibid., p. 136.

[13] Sebastian Conrad, « History on Tape – Interview with Sebastian Conrad », op. cit., 33 min 12 sec.

[14] Sebastian Conrad, What is Global History?, op. cit., p. 142.

[15] Ibid., p. 149.

[16] Ibid., p. 145, 147 et 159.

[17] Ibid., p. 119-121.

[18] Ibid., p. 161.

[19] P Ibid., p. 181, 186 et 233.

[20] Ibid., p. 172-173.

[21] Ibid., p. 184.

[22] Ibid., p. 216.

[23] Sebastian CONRAD, « History on Tape – Interview with Sebastian Conrad », Op. cit., 43m23s.

[24] Voir par exemple : Daria, TASHKINOVA, « Review: What Is Global History?” by Sebastian Conrad », Global Histories, vol. 2, no. 1, oct. 2016, p. 111–113 ou Emily, « What is Global History? by Sebastian Conrad (review) », Canadian Journal of History, Vol. 52, No. 2, autumn/automne 2017, p. 409-411.

[25] Sebastian CONRAD, What is Global History?, Op. cit., p. 1.

Rencontre avec Ludovic Orlando : « La paléogénétique nous montre que le passé ne se prête pas aux simplifications manichéennes »

Cette interview est la version longue d’un texte publié dans Sciences Humaines, n° 341, novembre 2021.

Ludovic Orlando est paléogénéticien, auteur de L’ADN fossile. Une machine à remonter le temps, Odile Jacob, 2020.

© DRFP

 

Pourquoi la paléogénétique a-t-elle fait tant de progrès ces dernières années ?

La paléogénétique est une discipline née en 1984. J’avais sept ans quand des chercheurs de Californie ont cherché à manipuler des extraits d’ADN du quagga, un zèbre éteint au début du 20e siècle. C’était la première fois qu’avec la génétique, on arrivait à traverser le temps. Pas beaucoup, cent ans environ.

Puis d’autres essais embrayent le pas, sur les momies égyptiennes d’abord. Car on pense alors que de beaux vestiges archéologiques riment avec une bonne préservation de l’ADN. On apprendra plus tard que cela n’est pas du tout le cas. Néanmoins, Svante Pääbo, en 1985, publie une séquence humaine d’un Égyptien enterré dans la nécropole de Thèbes il y a un peu plus de deux mille ans. Du siècle, on passe au millénaire.

La fureur s’empare de ce nouveau champ de recherche. Jusqu’à quand pourrait-on aller, avec quels vestiges ? Jusqu’au milieu des années 1990, les gens essayent à peu près tout, avec des techniques assez modestes. De 1984 à 1986, on commence avec le clonage d’ADN, qui consiste à récupérer de petits bouts d’ADN, à les mettre dans des bactéries, qui se reproduisent et photocopient pour nous l’ADN, jusqu’à ce qu’on en ait suffisamment pour le séquencer, le caractériser, le manipuler… C’était très anecdotique, on ne pouvait accéder qu’à quelques centaines de nucléotides, ces 4 lettres qui forment le message de l’ADN.

C’est alors qu’apparaît une technologie qui va révolutionner les sciences biomédicales. La PCR, ou réaction polymérase en chaîne, permet à partir d’une molécule d’ADN de la multiplier dans un tube à essai en millions d’exemplaires en quelques heures. Dès 1987, de premiers articles scientifiques sortent : S. Pääbo est un des pionniers de cette technologie, il va en caractériser les défauts et les avantages.

C’est vers 1990 que les premiers os d’humains puis de mammouths sont analysés par ADN. La technique va être alors appliquée tout azimut. Jusqu’en 1995, on assiste à la publication de travaux parfois fantaisistes, tels ceux qui évoquent des os de dinosaures de 80 millions d’années qui auraient donné de l’ADN. On s’apercevra bientôt qu’il faudra déchanter. Ce qui est séquencé dans ces recherches n’est pas de l’ADN ancien, mais de l’ADN contaminant moderne.

Heureusement, dans le même temps, les chercheurs auront su obtenir des résultats sérieux. Les années 1995 à 2000 voient la fin de la course au nécessairement plus vieux, et la méthodologie se standardise autour de protocoles très rigoureux. Les différents travaux effectués depuis le séquençage du couagga nous ont en effet appris que l’ADN a une certaine chimie, qu’il ne peut pas se manipuler sans précaution, et qu’on ne peut pas remonter infiniment le temps.

 

Et c’est en 2001 que le premier séquençage d’un génome humain rebat les cartes ?

Imaginez-vous le changement d’échelle que cela a représenté : des centaines de chercheurs du monde entier, et environ 3 milliards de dollars avaient été nécessaires pour en produire un premier brouillon. Pour nous, les paléogénéticiens, ces investissements-là étaient inaccessibles. Mais surtout l’ADN que l’on pouvait obtenir était trop abîmé pour même rêver un jour atteindre ce genre de prouesse. Nous séquencions alors à peine quelques centaines de nucléotides quand un génome entier peut en compter des milliards.

Prenons comme exemple Svante Pääbo, qui concentre à lui seul tous les progrès de la discipline. En 1997, il séquence un premier bout d’ADN de néandertalien. Il fait ça à partir de 800 milligrammes de matière fossile, qui lui permettent de récupérer 379 nucléotides. Avec la technologie de l’époque, s’il avait voulu séquencer les 3 milliards de nucléotides du génome de cette manière, il ne lui aurait fallu pas loin de sept tonnes de néandertalien fossile ! Sans compter qu’à ce moment-là, on ne travaillait encore essentiellement que l’ADN mitochondrial, à transmission uniquement maternelle, limité à 16 500 nucléotides chez l’humain, car il était plus facile à analyser. Longtemps, on a donc pensé que nous étions condamnés à ne pouvoir accéder à des fractions significatives du génome et à rester dans les domaines de l’anecdotique…

Mais en 2005, une autre technologie de séquençage à très haut débit est inventée, dont on va vite s’emparer – la paléogénétique, c’est une histoire de héros malins qui utilisent souvent à de nouvelles fins des technologies inventées par d’autres dans d’autres contextes. Avec le séquençage dit de nouvelle génération, le même microlitre que j’utilisais hier pour avoir un bout de gène me donne instantanément un demi-million de gènes ! C’est révolutionnaire : en janvier 2006, mon collègue Hendrick Poinar publie une étude dans laquelle il produit bien plus de séquences que tout ce que l’histoire préalable de la paléogénétique avait pu identifier. Elle comptait 13 millions de nucléotides du génome du mammouth !

La suite va être exponentielle. Aujourd’hui, une des machines les plus performantes peut analyser des milliards de séquences en moins de deux jours. Ce qui veut dire que des milliers de génomes anciens ont pu être entièrement séquencés. Le changement d’échelle a été vertigineux. Dans mon labo, on a ces dernières années réussi à séquencer près d’un millier de génomes de chevaux anciens.

Le record du monde du génome le plus vieux est même passé à 1,6 million d’années en février 2021, pour un mammouth extrait du permafrost. Dans des environnements très froids, rares sur la planète, on va friser les deux millions d’années. Dans un climat tempéré, où la dégradation de l’ADN sera ralentie, dans des cavernes au nord de l’Espagne par exemple, on est arrivé au demi-million d’années.

 

Le tournant est opéré en 2010, cinq ans plus tard, quand l’équipe de Svante Pääbo réalise le séquençage complet d’un néandertalien. Puis en 2011, à partir d’une minuscule phalange, la révélation d’une nouvelle humanité, celle des dénisoviens. Qu’apporte donc cette nouvelle paléogénétique que l’archéologie ne peut pas déceler, elle qui pourtant, dans cette même décennie, a exhumé de nouveaux Homo : luzonensis, naledi… ?

Depuis une décennie, c’est un champ de recherche inédit qui s’est ouvert à nous, auquel l’archéologie ne s’attendait pas. Si vous avez un génome entier, vous pouvez vous intéresser à certains endroits qui codent pour des caractères particuliers. Chez l’homme, on pourra ainsi déterminer la couleur de peau par exemple. Tout à coup, en l’absence de peau, de chair, vous pouvez, à partir de poudre d’os ou de dent, prédire la complexion d’une personne décédée depuis des milliers d’années. Vous savez aussi quelle était la couleur de ses yeux, sa propension à développer telle ou telle maladie, à qui elle est / était ou non apparentée, etc. Ces caractères n’étant pas fossilisables, ils n’étaient pas du domaine de l’archéologie jusqu’ici.

Cela fait de la paléogénétique un outil fabuleux naturellement au service de l’archéologie, et non une science concurrente. Elle nous donne des informations sur les individus défunts, les relations que ces individus entretenaient entre eux, toutes choses que l’archéologie ne peut pas voir par essence. Ce pourquoi je dis volontiers pratiquer l’archéologie moléculaire. De même, nous obtenons des informations sur les populations, leurs évolutions, leurs mélanges ou non-mélanges.

Enfin, la paléogénétique donne des informations sur les espèces. Ce qui en fait une science écologique. Elle permet de dresser un portrait robot des communautés végétales, animales, fongiques…, dans le passé, à partir des sédiments du sol. Parce que l’ADN se préserve aussi en l’absence de vestiges observables à l’œil nu, dans l’infiniment petit. Et quand on fait ça, ce n’est pas une seule espèce qu’on identifie à tel endroit, mais toute la communauté biotique. Et comme on peut forer le sol par carottage, on peut prendre le temps à rebrousse-poil – plus on s’enfonce, plus on va vers le passé – et suivre les changements dans la composition des écosystèmes au cours du temps.

Certains vont s’intéresser à des changements climatiques très importants, tel le dernier maximum glaciaire, il y a 26 000 à 19 000 ans de cela pour l’Europe, et le réchauffement qui a suivi. D’autres vont se pencher sur la pollution des sols, l’impact des activités minières sur la biodiversité…

Si c’est par contre un pathogène qui vous intéresse, et si son génome est aussi codé par l’ADN, comme c’est le cas pour la peste, la tuberculose ou la variole, vous pouvez aussi aller voir comment ces maladies ont hanté l’humanité dans le temps et par comparaison, voir en quoi elles étaient différentes jadis ; ou au contraire, si les mêmes souches sont encore parmi nous. Cette science, par nature tournée vers le passé, nous donne ainsi des informations précieuses pour le temps présent.

 

Que sait-on aujourd’hui des dénisoviens ?

En 2010, l’équipe de Svante Pääbo et Johannes Krause commence à séquencer ce qui se révèle être une espèce humaine inconnue, à partir d’un bout de phalange, gros comme une tête d’allumette, d’une adolescente ayant vécu, on le sait aujourd’hui, il y a à peu près 70 000 ans à Denisova, en Russie. Au début, ils ont cru avoir trouvé un Homo erectus. L’ADN mitochondrial étant très divergent de celui des néandertaliens, il faisait penser que les dénisoviens avaient divergé avant même que les rameaux conduisant aux néandertaliens et aux sapiens ne se soient formés. Quelques mois après, ils publient une première ébauche de son génome, qu’ils complèteront quelques années plus tard. Cette fois, ils sont certains d’avoir affaire à un groupe frère des néandertaliens. Ils l’appellent dénisoviens. Il n’est pas connu sur le plan génétique, pas attendu sur le plan morphologique…

On a baptisé cet humain dénisovien pour ne pas trancher : est-ce ou non une nouvelle espèce ? Je pense que c’est judicieux de ne pas avoir tranché. Une des définitions de l’espèce est de former un groupe ayant des descendants fertiles et viables. Or il se trouve qu’entre les dénisoviens et certaines populations de sapiens, il y a eu des échanges génétiques. On retrouve 4 à 6 % des variants dénisoviens chez les peuples papous de Nouvelle-Guinée. Au-delà de ça, on sait que les dénisoviens et les néandertaliens se sont reproduits entre eux. Dans un article publié en 2018 dans Nature, les auteurs ont trouvé l’enfant d’un papa néandertal et d’une maman dénisovienne. Et on sait déjà que nous nous sommes reproduits entre néandertaliens et sapiens. Dans votre génome, le mien, et à peu près tous les génomes des Européens et des Asiatiques à l’ouest de l’Himalaya, il y a entre 1,8 et 2,1 % de variants néandertaliens. Sur le plan biologique, ce ne sont pas des espèces distinctes, puisqu’elles ont des descendants viables et fertiles. Sur ce dernier critère, on serait tenté de mettre dénisoviens, néandertaliens et sapiens dans la même espèce. Mais répondre à la question « qu’est-ce que c’est ? » n’est pas si simple. Sur le plan paléontologique, il faudrait des formes suffisamment divergentes pour en faire des groupes séparés et postuler ainsi la présence d’espèces différentes.

Nouvelle espèce ou pas, le débat n’est pas tranché. Je dis plutôt que nous avons découvert une nouvelle forme d’humanité, que l’on ignorait jusqu’à présent, dont nous n’avons aujourd’hui qu’une phalange trouvée en Russie, plus une hémi-mandibule et quelques dents découvertes au Népal, pas grand-chose au final. L’ADN permet d’épaissir notre savoir.

 

Et une autre technologie apparaît, celle de l’ADN du sol. Comment fonctionne-t-elle ?

Effectivement, mais avant cela, il faut savoir que nous faisons aujourd’hui de l’ADN ancien populationnel. De « dis-moi quelle espèce tu étais ? » sur la base de l’ADN, on est passé à « dis-moi quelle population a habité ici, et comment elle a évolué dans le temps ». Pour ça, on multiplie simplement les analyses sur un grand nombre d’individus. Mais plus récemment, l’équipe de Svante Pääbo a appliqué ces techniques directement aux sédiments et a réussi à retrouver les traces des occupations par différents groupes néandertaliens dans une caverne d’Espagne et des dénisoviens dans la grotte de Denisova. Il semble que la source principale de l’ADN préservé dans le sol provienne de restes osseux microscopiques et de débris de coprolithes enfouis dans les sédiments ! De telles recherches vont permettre de mieux comprendre l’arbre de l’évolution humaine, mais aussi des aires de répartition des espèces et des mouvements des populations anciennes. On parle désormais d’ADN environnemental ancien.

 

A-t-on des raisons de penser pouvoir trouver à l’avenir d’autres rameaux humains par la seule analyse génétique ?

L’épisode Denisova nous a appris à ne surtout pas répondre non à cette question ! Il est tout à fait possible que cela arrive, quand même bien ce serait impensable. Plusieurs raisons à cela : d’abord, il y a encore des endroits du monde qui ont livré très peu de registres fossiles et/ou génétiques. L’Afrique a donné beaucoup de fossiles, mais c’est un environnement difficile pour la préservation de l’ADN ancien. Les rares fossiles analysés ont suggéré qu’il reste bien des choses à découvrir…

Ensuite, quand on a l’ADN, il y a des choses que l’on explique immédiatement à l’aune de ce que l’on connaît. On peut quantifier la proportion de variants néandertaliens dans votre génome, ou de variants dénisoviens par exemple… Mais on a des variants dont on ne sait rien ! Ce que l’on connaît ne suffit pas à expliquer la variation qu’on mesure. Ce reliquat-là, on l’associe dans nos interprétations à ce qu’on appelle une population fantôme. Ces mutations ne viennent pas de nulle part, elles ont forcément été transmises par des ancêtres, on ne sait simplement pas qui étaient ces ancêtres. Et dans les modèles actuels de l’humanité génétique, des fantômes, il y en a plusieurs. Ce n’est pas typique des hominidés, en travaillant sur le cheval, on prédit plusieurs fantômes chez les équidés alors qu’on a écumé un grand nombre de fossiles à travers l’Eurasie.

 

Que pensez-vous de ceux qui annoncent déjà la possibilité de ressusciter des espèces disparues, du mammouth à néandertal ?

Il faut s’entendre sur ce qu’on appelle ressusciter… Faire du Jurassic Park en vrai est absolument impossible, dans la mesure où les cellules ne survivent pas, même dans des environnements congelés. Les membranes se cassent, les brins d’ADN se fragmentent… Ce n’est pas parce que vous avez le texte d’un livre que vous avez son auteur vivant devant vous. Ce qui est raisonnable sur le plan technique (et je ne me prononce pas sur le plan éthique), avec la technologie des ciseaux génétiques Crispr-Cas-9, on peut éditer de manière chirurgicale des endroits du génome. On pourrait dès lors « mammouthiser » le génome de l’embryon d’un éléphant d’Asie, le plus proche parent du mammouth. Mais au vu du nombre de modifications à opérer, il faudra effacer et réécrire six millions d’années de divergence. Réécrire un génome à cette échelle-là est pour l’instant impossible.

À ce titre, on ne peut pas faire revivre des espèces du passé. On peut créer des chimères, des OGM qui n’ont jamais existé mais pourront ressembler extérieurement à ce qui a pu vivre dans le passé. On a des outils qui font ce qu’ont toujours fait les éleveurs, lorsqu’ils ont entrepris de domestiquer certaines espèces animales. La génétique nous permet de faire ça à des échelles de temps beaucoup plus courtes. Mais même en puisant des brins d’ADN de mammouth pour faire ces modifications, on aura un éléphant d’Asie relooké et non un mammouth. Ce n’est pas parce que j’ai 2 % de variants néandertaliens dans mon génome que je me considère comme néandertalien !

Sur le plan éthique, je ne juge pas, mais je pense que la société doit s’emparer de ces questions. Qu’est-ce que ça veut dire de vouloir créer des chimères ? On se donne la possibilité de changer le cours de l’évolution de certaines branches du vivant et cela n’est pas neutre… Ensuite, et c’est le plus important : on est en train de traverser une crise de la biodiversité suffisamment importante pour la qualifier de sixième extinction. Investir des fonds, publics comme privés, pour faire vivre des chimères sous le prétexte que ce serait ludique d’aller les observer dans un parc animalier, alors qu’on n’investit pas pour sauver les espèces qui demain auront disparu à coup sûr si on ne change pas nos modes de vie, me paraît matière à débat.

 

La paléogénétique dévoile des phénomènes de migrations, par exemple de néandertaliens à travers l’Eurasie, voire de dénisoviens vers l’Océanie. Où en sont les recherches sur ces questions ?

Quand vous avez un os à un endroit du monde, c’est l’endroit où la personne est morte. Ça ne veut pas nécessairement dire que la personne était née là. Elle pouvait être en voyage, ou en fuite. Il ne faut pas oublier non plus que certaines populations étaient nomades. Trouver un ADN quelque part, ce n’est pas nécessairement avoir trouvé l’ADN des populations d’origine de cet endroit. Mais aujourd’hui, on peut faire quelque chose d’inédit : prendre de l’ADN et le comparer à ce qui existe ou a existé ailleurs sur le planète, et déterminer à quel point cet ADN est proche de celui d’autres populations. Si deux ADN se révèlent très proches, alors on est tenté de mettre une flèche entre les deux. L’ADN peut nous dire si des gens de tel endroit, et/ou de telle époque, sont en relation directe d’ancêtre à descendant.

Ce faisant, on découvre non seulement des métissages entre formes d’humanités différentes, entre néandertaliens, dénisoviens et sapiens, mais aussi des métissages entre lignées de sapiens. Cette dernière décennie, la paléogénétique a montré qu’une partie significative du génome des Européens est héritée d’Anatolie, quand des peuples ont migré d’est en ouest et apporté le Néolithique en Europe. Un deuxième acquis, c’est qu’à la fin de l’âge du Bronze, les hommes et les femmes de la culture yamna, partis des steppes pontiques, sont venus en Europe se mélanger aux populations alors présentes. C’est dire si le passé est complexe, et ne se prête pas aux simplifications manichéennes.

 

Propos recueillis par Laurent Testot

Rencontre avec Paul Ariès : « La révolution commence dans l’assiette »

Version longue d’une interview publiée en introduction du dossier
« Bien manger », dans Sciences Humaines, en kiosques ce 16 juin 2021.

Paul Ariès est politologue, rédacteur en chef de la revue Les Z’Indigné(e)s, auteur notamment de Une Histoire politique de l’alimentation. Du Paléolithique à nos jours, Max Milo, 2016.  

Dans votre livre Une histoire politique de l’alimentation, vous faites du repas l’acte politique par excellence. Pourquoi ?

Parce que la table et le politique s’entremêlent de deux façons. D’abord parce que l’alimentation est affaire de partage, de définition des amis et des ennemis, de règles. Les stocks alimentaires et le feu pour la cuisson ont probablement été les premiers biens communs de l’humanité. La politique est née autour de et par l’alimentation.

Deuxième lien : le politique a toujours tenu un discours sur la table. J’appelle cela le séparatisme alimentaire. Les puissants n’ont jamais voulu manger ni la même chose, ni de la même façon que les gens ordinaires.

Si j’ai écrit cette histoire politique de l’alimentation, c’est à la fois pour démystifier le temps long, et pour montrer qu’il faut en finir avec une histoire misérabiliste de la table. Les pauvres n’ont pas toujours souffert de la faim, loin s’en faut !, grâce à des mesures politiques comme l’instauration de l’obligation de les nourrir à travers la figure du Roi nourricier.

Le grand enjeu de notre époque n’est pas tant la colonisation de l’espace que de savoir comment on va pouvoir nourrir 8 à 12 milliards d’humains. Pour cela, je suis convaincu qu’il faut redécouvrir ce que manger a pu vouloir dire au cours des millénaires. Nous sommes aujourd’hui à un carrefour : que mangera-t-on d’ici quelques décennies ? Le maître mot serait l’industrialisation ; soit la dénaturation des produits, avec les OGM, les alicaments, et surtout l’agriculture cellulaire. Celle-ci se définit comme l’exploitation des nouvelles possibilités offertes par les biotechnologies, de fabriquer des aliments à partir de cellules souches. On prélève quelques cellules et on va pouvoir les mettre en culture pour fabriquer des aliments à volonté.Avec 150 vaches, on pourrait produire en théorie toute la quantité de viande aujourd’hui consommée sur la planète, si on a foi en ces promesses des biotechnologies. De là découlera logiquement l’application de ces techniques au domaine végétal, donc les faux fruits, les faux légumes…  

 

Vous décrivez un univers évoqué par René Barjavel aux débuts de son roman Ravage… Mais cette agriculture cellulaire est-elle une option sérieuse ?

L’agriculture cellulaire prendra de plus en plus d’importance à l’avenir. Car elle offre la possibilité d’en finir avec la période ouverte avec le Néolithique, de rompre ce lien entre l’agriculture et l’alimentation. Depuis la révolution néolithique, nous tirons l’essentiel de notre alimentation de l’agriculture et de l’élevage, la chasse et la cueillette n’ayant plus qu’une part résiduelle. Au 19e siècle, avec les Académies des sciences et de médecine, puis au moment de la révolution bolchévique, on rêvait déjà de passer immédiatement à une alimentation synthétique. L’état des sciences et des techniques ne le permettait pas. Mais pour la première fois de l’histoire, nous allons peut-être pouvoir passer de certains de ces fantasmes à l’acte ! Et c’est un moment dangereux que celui-là…

Entre le Néolithique et aujourd’hui, il y a eu deux grandes ruptures dans l’histoire de l’humanité. D’abord lorsqu’une infime minorité a pu s’approprier les stocks alimentaires, ce qui explique le développement des inégalités au sein de notre espèce. On sait que durant le paléolithique, les stocks alimentaires étaient abondants. On estime même qu’ils représentaient plus d’une année de consommation. On dessicait, on enrobait dans de la sève, du miel, on salait, on congelait…

Or à un moment donné, une petite minorité a mis la main sur les stocks alimentaires. Des spécialistes comme Brian Hayden, dans L’Homme et l’Inégalité. L’invention de la hiérarchie durant la préhistoire, CNRS Éditions, 2008, estiment que cela s’est fait parallèlement au développement du phénomène religieux. Les premiers grands prêtres de l’histoire se sont appropriés le monopole des boissons enivrantes. À travers la découverte de l’ivresse, ils ont pu prétendre communiquer avec l’au-delà. En échange de ce service public, on leur a remis la clé du coffre.

Cette appropriation des stocks alimentaires va donner lieu, pendant très longtemps, à un échange, une sorte de contrat social. C’est ce qui explique ce qui va exister durant toute l’Antiquité, sur ce qu’on appelait le principe de la ration obligatoire. On le voit se développer à Sumer, Babylone, en Égypte, en Grèce, à Rome, y compris avec la fameuse devise sur la gratuité « du pain et des jeux ». Cela donnera lieu à cette figure essentielle du roi nourricier, le roi qui doit nourrir son peuple.

Cette figure du roi nourricier va finalement disparaître au temps de Charlemagne. À la fois pour des raisons économiques, on n’y arrive plus. Mais aussi pour des raisons théologiques. Tout simplement parce qu’on considère que si Dieu veut, il pourvoira à la nourriture de tout le monde. Ce n’est plus aux puissants de se substituer à la volonté divine.

Première rupture donc, dans l’histoire de l’alimentation, ce principe que les puissants s’approprient les stocks alimentaires, et en retour doivent nourrir le peuple. On retrouve derrière pleins de choses. Par exemple, quand les premières grèves éclatent en Égypte antique, elles concernent les ruptures de livraison de la ration quotidienne de « painbière », un terme symbolique qui rassemble en un seul mot ce qui est vital pour les gens. 

Paul Ariès.

 

Depuis quand le repas dévoile-t-il les inégalités ?

Au moins dès la naissance des premières cités-États. C’est la deuxième grande division dans l’histoire alimentaire de l’humanité, ce que j’appelle le séparatisme alimentaire. Les puissants ne veulent plus manger la même chose, ni de la même façon, que les gens ordinaires.

C’est le moment où va se développer la haute cuisine, masculine, par opposition à la cuisine quotidienne, ordinaire, féminine. On peut prendre l’exemple du choix des élites égyptiennes, qui abandonnent la viande de porc. Elle sera désormais réservée aux plus basses catégories sociales. La diabolisation du porc, que l’on retrouve dans beaucoup de religions, a été dès le départ un marqueur de différentiation sociale.

La table française actuelle me semble largement tributaire des tables de l’Antiquité, en trois étapes.

1) On doit à la table égyptienne une conception de la table comme langage. En vieil égyptien, un seul hiéroglyphe signifie manger et parler. Les anciens Égyptiens avaient saisi le lien entre les deux oralités des milliers d’années avant Freud. Ils ont inventé les premiers aliments symboliques. Je retiendrai les deux qui sont passés jusqu’à nous : le pain comme symbole de la vie éternelle, et le vin comme symbole de l’humanisation. Car les dieux égyptiens, contrairement aux dieux grecs et romains, étaient réputés ne pas boire de l’alcool. Boire de l’alcool, c’était rappeler aux humains leur place, entre les dieux qui n’en boivent pas, et les animaux qui n’en boivent pas non plus.

2) On doit à la table grecque une conception de la table comme partage. Il n’y a qu’un seul mot, en grec ancien, pour dire manger et partager. Notre langue a enregistré cette mémoire : les mots compagnon, copain, renvoient à celui avec qui je partage le pain. Ami, en vieil araméen, c’est celui avec qui je partage le sel, c’est-à-dire l’esprit. Un interdit est posé en Grèce antique sur le fait de manger seul. Manger seul, c’est transgresser sa dimension sociale, c’est violer sa dimension politique. Être surpris en train de manger seul, c’est le déshonneur. Mais parfois, on ne peut pas faire autrement que se nourrir seul. Les Grecs anciens ont alors établi la distinction entre la nutrition et l’alimentation. Si je suis obligé de manger seul, je peux le faire, mais je dois obligatoirement manger debout,obligatoirement manger des restes,obligatoirement manger froid. Pour un Grec ancien, ça, ce n’était pas manger, c’était satisfaire la dimension animale.

3) On doit à la table romaine ajoute une nouvelle dimension, la table comme plaisir. Jamais aucune civilisation n’a dépensé autant pour sa table que Rome. À tel point que l’on va devoir prendre des lois somptuaires, qui visent à limiter les dépenses en matière d’alimentation. Ces trois dimensions de la table, langage, partage et plaisir, font partie de l’équation à résoudre pour pouvoir avancer vers le bien manger. C’est-à-dire à la capacité de pouvoir nourrir demain toute l’humanité.  

Notre table serait héritière du monde méditerranéen ?

Pas seulement. Dans l’histoire antique, la Gaule fait exception. Parce que les Gaulois, qui sont probablement les meilleurs agriculteurs et éleveurs de l’époque, sont encore des chasseurs et des cueilleurs. Ils vivent deux périodes historiques à la fois. Cela procure une autonomie importante aux populations et notamment au petit peuple, et donne une plus grande sécurité alimentaire. Les Gaulois seront les inventeurs du repas familial. Les hommes mangent à la façon des femmes et des enfants, assis à table et non plus allongés, comme le faisaient les Grecs et les Romains. L’apport plus triste, c’est l’obligation du gaspillage, qui sert lors des grands banquets à montrer sa richesse, sa puissance. Puis les Mérovingiens vont être la période où la table aura le plus d’importance. Toute une part de l’identité passe alors par la défense de cet art de vivre.  

C’est quelque chose que l’on retrouvera plus tard, par exemple au 19e siècle… On ne peut bien comprendre le 19e siècle que par contraste avec les promesses de la Révolution française. Sachant que la table révolutionnaire prolonge la table de la monarchie absolue. On va, sous Louis XIV, s’ingénier à développer une table française. On a déjà une langue, une littérature, une musique, une danse, une architecture, des jardins « à la française »… Mais lorsqu’on doit bien manger, on mange italien, c’est-à-dire une cuisine de la volupté, du sucré, dont témoigne l’ouvrage attribué à Platine.

On va chercher à inventer une table française. C’est un coup politique. Pour simplifier, cette table nationale sera la cuisine italienne plus l’art des sauces, avec l’importance accordée à la pâtisserie. Car la pâtisserie est considérée comme une branche de la géométrie, car elle permet de faire des formes parfaites. Manger de la pâtisserie, c’est manger de la géométrie. C’est envoyer promener, d’une certaine façon, l’obscurantisme religieux, en référence à la devise antique, « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».

La Révolution française reprend à son compte le discours de la philosophie des Lumières. Prenez l’Encyclopédie de Diderot. Ses nombreux articles sur la nourriture sont rédigés par le chevalier de Jaucourt. Et tous ses articles sur l’alimentation nous disent, pour la première fois dans l’histoire, que le bien manger c’est le manger populaire, parce que c’est le manger vrai, naturel. Il impose l’idée que l’homme de goût, au sens du bon citoyen, se forme à table. Si on apprend à bien différencier les saveurs, on apprendrait plus facilement à bien différencier les idées.

La Révolution française reprend tout ça, au moins un certain temps. Mais elle reprend aussi la face obscure de ce qui existait déjà sous la monarchie, dont la volonté d’en finir avec les cultures populaires. 

Et cette ambition, dites-vous, se focalise autour de la châtaigne, à laquelle on entend substituer la pomme de terre…

Exactement. Lors de la Révolution française, on va prolonger ce qui avait commencé sous l’Ancien Régime avec les dragonnades : lancer des plans d’arrachage systématique des châtaigniers. La littérature de l’époque fait de la châtaigne un aliment diabolique. D’abord parce qu’il entretient la fainéantise. Il n’y a pas besoin de trop travailler pour se nourrir de châtaignes. Cet aliment remet également en cause les distinctions naturelles, par exemple entre les hommes et les femmes. Ramasser des châtaignes ne nécessite pas de gros muscles. Par ailleurs, la châtaigne serait le berceau des révolutions. Puisque si on a du temps de libre, on va discuter, et on va contester le politique.

Les puissants développent donc une véritable haine de la châtaigne. Ils vont chercher à la remplacer par la pomme de terre. Mais la monarchie avait déjà essayé. Les réactions avaient été négatives. Ainsi de ces religieuses auxquelles on avait imposé de nourrir les malades des hospices avec des pommes de terre. Elles avaient manifesté à Paris, car elles considéraient qu’on voulait empoisonner les malades.

Considérer les pommes de terre comme des tubercules pour les pauvres, c’était une vision monarchique. La Révolution va faire des pommes de terre républicaines, consommée sous forme de pain. On va faire de la farine de pomme de terre, qu’on mélangera avec d’autres farines. On va avoir au 19e siècle la poursuite de ce qui avait existé avant, la volonté de dominer la population par les ventres. Ce sera à la fois le siècle de la bonne table, pour les bourgeois ; et pour les autres le siècle de la malbouffe – même si le mot n’existe pas encore.  

C’est un paradoxe : le 19e siècle serait à la fois l’âge d’or de la gastronomie et le commencement de la malbouffe ?

Quand je parle de malbouffe… Le terme utilisé à l’époque est falsification alimentaire. Tout le monde connaît le livre de Paul Lafargue, le gendre de Marx, sur Le Droit à la paresse. Mais il a aussi publié un petit opuscule sur les falsifications alimentaires. L’Académie de médecine et celle des sciences ont le même discours : nous n’arriverons pas à nourrir le peuple avec l’agriculture traditionnelle ! Et par ailleurs, ce serait gaspiller de bonnes terres. On multiplie alors les travaux, notamment à base d’osséine, cette substance que l’on peut tirer des os, pour arriver à faire des aliments de substitution. De la fausse viande, du faux vin, etc.

Je vous ai dit que la table française était héritière de trois traditions : égyptienne, grecque et romaine. Je la crois aussi tributaire de trois coups majeurs. Le premier a été donné au temps de Louis XIV, avec la volonté d’inventer une cuisine absolue pour la monarchie absolue. Le deuxième a été asséné par la philosophie des Lumières, quand Condorcet nous dit qu’il faut marier la République des ventres à la République du cœur, ce qui revient à associer les sentiments à la raison.

Le troisième coup vient de la Révolution française, qui va acter trois mutations :

1) C’est le moment où on va abandonner le papillonnage. Avant la Révolution, on papillonnait, c’est-à-dire qu’on apportait tous les plats en même temps. Après la Révolution, on va avoir le service ternaire : entrée, plat, dessert. Papillonner, c’est peut-être plaisant, mais ça ne se pense pas. On veut pouvoir structurer la table, pour pouvoir structurer le palais, le ventre et donc l’esprit.

2) C’est aussi le moment où on met fin à la cuisine des mélanges. Les mélanges, comme le sucré-salé, c’est sans doute très bon, mais ça ne se pense pas. On ne peut penser que des oppositions binaires. C’est pourquoi en France, bien plus que dans d’autres pays, s’est développée une cuisine où l’opposition sucré-salé est très forte.

3) Et on va abandonner la cuisine du tiède. Ce qui se servait autrefois était plus ou moins chaud, plus ou moins tiède. C’est toujours une question d’opposer fortement des contraires, pour mieux conceptualiser la nourriture. Lorsque la Révolution française transforme l’école, elle donne trois missions aux hussards noirs de la République : apprendre aux enfants à lire et à écrire, à compter, et à différencier les saveurs. Je me souviens de ma jeunesse, où à l’école, les yeux fermés ou bandés, on nous apprenait à différencier l’odeur du vinaigre de celle de la moutarde. Quand on savait faire ça, on différenciait des huiles différentes, etc., on faisait des gammes. Ce n’était pas pour fabriquer de bons petits gourmets, c’était pour développer la capacité de jugement, former de bons citoyens.  

Quels ont été les impacts de l’industrialisation sur l’alimentation ?

Le 20e siècle a été celui de la révolution verte. Et on dit que l’industrialisation a permis de nourrir l’Europe. C’est vrai, mais cela ne veut pas dire que l’on n’aurait pas pu nourrir autrement le monde.On a détruit la paysannerie, les terroirs, le vivant. Cela nous mène à une impasse. Aujourd’hui,un milliard d’humains sont en proie à la faim, et plusieurs milliards condamnés à la malbouffe.  

Que conviendrait-il de faire pour bien nourrir demain 10 milliards d’humains ?

Cela nous laisse deux scénarii possibles : sauter par-dessus le mur, c’est le bond des biotechnologies alimentaires ; ou multiplier les pas de côté, c’est l’agroécologie. Dans cette voie, la ferme du futur est une ferme polyvalente, qui produit des fruits, des légumes, des céréales et des légumineuses, ainsi que du lait et des œufs, et aussi des fumures animales et végétales, qui nourrissent l’humus. C’est une agriculture locale, orientée vers l’autonomie régionale. Ce n’est pas une agriculture autarcique, elle n’exclut pas le marché, elle est simplement plus respectueuse du travail des paysans et de l’environnement. Elle prend en compte les saisons, consomme moins d’eau, etc.

Notre problème est que nous avons perdu l’habitude de penser ce que pourraient être des politiques alimentaires. L’industrie a déstructuré la table. Cela est passé par la désymbolisation. On ne sait plus ce que manger veut dire, on a perdu la dimension de la table comme langage. Réussir une transition écologique implique de revisiter la conception de la table. Car la nourriture est le fait social total par excellence. La révolution commence dans l’assiette. Il faudrait commencer par servir de vrais repas dans les cantines scolaires. Les enfants y passent 14 minutes, quand 20 minutes sont un minimum officiel ! Si on veut réapprendre à bien manger, il faut redécouvrir le sens du partage. Faire des cantines scolaires gratuites, sur le modèle suédois.

Cela implique de multiples choix, et ils sont politiques : faut-il nourrir la planète avec un milliard et demi de petits paysans, ou avec 500 000 agromanagers ? Nous marchons aujourd’hui sur la tête : l’alimentation consomme dix fois plus de calories qu’elle n’en apporte, puisqu’il faut pléthore d’hydrocarbures pour fabriquer des engrais et des pesticides. Tout le monde sait que ce modèle est insoutenable. Il faut relocaliser, travailler autrement. On ne défendra pas la biodiversité sans restaurer la biodiversité dans les assiettes.  

Propos recueillis par Laurent Testot

 

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