Homo Canis. Une histoire des chiens et de l’humanité

Suite à la parution d’un livre expérimentant une narration spécifique d’histoire globale, nous en publions ici l’introduction.

 

Je suis un chien, et je vais vous raconter votre histoire.

« De quel droit ? », vous demandez-vous. Je dirais d’emblée que votre histoire a un besoin urgent. Celui d’un pas de côté pour être mieux comprise, davantage partagée. Parce qu’elle est extraordinaire. Nous autres les chiens en avons été les meilleurs témoins. Nous courons à vos côtés depuis tellement plus longtemps que les autres animaux. Grâce à vous, nous sommes de loin les carnivores de taille moyenne les plus communs sur Terre. En votre compagnie, nous avons colonisé l’essentiel des écosystèmes. Vous nous avez modelés à votre guise, ce qui nous permet d’endosser tous les rôles que vous souhaitez nous attribuer. Un costaud pour garder vos affaires ? On vous fournira un dogue de 100 kilos. Un affectueux bébé d’amour ? Prenez cette adorable boule de poils d’un ou deux kilos tout mouillé qu’est le chihuahua.

Ce n’était pas gagné ! Songez qu’il y a quelques dizaines de milliers d’années seulement, nous étions tous des loups gris, 50 kilos de sauvagerie Annales »(1). C’est que nous disposons de ressources infinies, à commencer par une plasticité génétique sans égale dans le monde des mammifères. Ce n’est pas le chat qui pourrait en dire autant, lui qui reste quasiment à l’identique de ses ancêtres sauvages. Ce pour quoi nous pouvons faire des tas de choses qu’il ne vous viendrait pas à l’idée de demander à un chat. Vous ne trouverez pas de chat sauveteur en mer, de chat d’avalanche, de chat guide d’aveugle. Ni de chat démineur, de chat de combat, de chat policier. Pas davantage de chat de traîneau. Et même quand il s’agit de traquer le rat, certains des nôtres, spécialisés, font bien mieux que ces flemmards de ronronneurs.

Je suis un chien, et je vais vous raconter votre histoire. En japonais, cette phrase pourrait commencer par la formule Wagahai wa inu de aru. Une phrase que tout écolier nippon reconnaît instantanément, car, à un mot près, elle ouvre un classique de la littérature, Wagahai wa neko de aru, signé par Natsume Sôseki. Un titre rendu en français par Je suis un chat (neko) Annales »(2). Pourquoi diable Sôseki a-t-il choisi d’élire comme témoin de la vie du Tôkyô des années 1900 un matou arrogant ? Cela reste une énigme, et un trait de génie. En toute discrétion, l’espion aux pattes de velours dissèque le comportement de ces drôles de singes que sont les humains.

Wagahai wa inu de aru peut-il dès lors se lire comme « Je suis un chien (inu) » ? C’est hélas là que se dévoile l’incommensurable barrière de la traduction, tant la formule est appauvrie. En japonais, Wagahai est une façon châtiée de dire « je ». Traduit littéralement, on obtiendrait quelque chose comme « Moi-seigneur chien je suis ». Qu’elle s’applique au chien ou au chat, la sentence résonne comme une inversion des rapports qui vous lient à l’animal. Vous autres humains êtes tellement habitués, en Europe encore davantage qu’au Japon, à nous nier toute subjectivité. Ce n’est pas faute que la science ait, ces dernières décennies, enfoncé les portes de la prison cognitive dans laquelle vous vous êtes complu à enfermer vos chères amies les bêtes. Vous savez aujourd’hui que les animaux souffrent, s’efforcent de coopérer avec vous, éprouvent de la jalousie, attribuent des intentions à autrui, ont conscience d’eux-mêmes et peuvent se projeter dans le futur…

Alors, bien que nous puissions désormais parler de cognition animale, comment puis-je me faire chien pour vous raconter notre histoire ? Un humain s’autorisant à parler à la place des canidés constitue un artifice narratif, largement expérimenté depuis au moins le 19e, sinon le 15e siècle, enrichi récemment de multiples travaux en sciences humaines Annales »(3). Pour la France, il suffit de se référer à l’historien Éric Baratay et à ses tentatives de retranscrire le vécu des animaux Annales »(4). Ou à l’anthropologue Marion Vicart, qui s’est mise, pour les besoins de sa thèse, à quatre pattes des journées entières afin de partager le vécu subjectif des chiens Annales »(5). Et qui souligne, avec malice, que ceux-ci perçoivent le monde plus vite que nous. Ce qui les rend à la fois capables de mieux observer les détails d’une action, mais aussi de ne rien voir de ce qui est statique devant leur nez. Un chien perçoit bien mieux le mouvement qu’un humain, mais échoue à scruter l’immobile.

Au fil des pages qui vont suivre, vous entendrez de nombreux discours, tous produits par des canidés. Des récits en kaléidoscopes, qui éclaireront d’un jour nouveau notre histoire. Les animaux qui témoigneront seront mentionnés en en-tête des chapitres.

Comme le rappelle Éric Baratay, l’historien Robert Delort, en 1984, appelait à bâtir une « zoologie historique, c’est-à-dire une histoire des espèces prises comme point central de repère, d’éclairage et d’analyse pour évoquer leurs relations avec les hommes mais aussi leurs évolutions biologiques, comportementales, géographiques, de même que leurs relations avec les autres espèces animales, en montrant les interactions entre les divers intervenants d’un milieu, les capacités d’initiative et d’adaptation de l’espèce étudiée et les influences sur les autres espèces, dont les hommes Annales »(6). » Cet appel ne fut guère suivi, même si Delort, de son côté, écrivit plusieurs monographies sur les criquets, les harengs et les éléphants, montrant en quoi ces animaux avaient influencé l’évolution des sociétés, tout autant qu’ils avaient été impactés par les activités humaines.

Je partage le diagnostic posé par Éric Baratay : ce désintérêt s’explique sans doute par la nécessité faite aux historiens désireux de poursuivre dans cette voie de maîtriser des sciences dites « dures », telles l’écologie, l’éthologie, la génétique. Toutes disciplines auxquelles ils préfèrent des approches plus littéraires, davantage compatibles avec une exploitation archivistique, comme l’anthropologie ou la sociologie quantitative. Mais surtout, nombre d’historiens craignent d’abandonner l’humain comme acteur de l’histoire.

L’histoire que nous écrivons est fatalement anthropocentrée. Rien de plus normal, puisque toute histoire s’écrit à partir du vécu de son narrateur. Je ne suis pas un chien, mais un journaliste. Mon expertise porte sur l’histoire, ce pour quoi je convoque aujourd’hui des conteurs canins pour la développer à nouveaux frais. Depuis 2005, je m’efforce de promouvoir en France, avec d’autres, une histoire globale/mondiale, pour l’essentiel produite aujourd’hui dans le monde anglo-saxon Annales »(7). Cette histoire appelle à travailler sur la longue durée et les grandes distances pour mieux comprendre les processus qui ont amené nos sociétés là où elles en sont. Elle repose sur une approche transdisciplinaire, associant à l’histoire la géographie, l’anthropologie, l’archéologie, l’économie, la démographie, la philosophie, les sciences de l’environnement… Ces sciences vont travailler de concert pour aborder des phénomènes sous plusieurs angles d’approche, multiplier les perspectives et fertiliser la réflexion.

L’ambition n’est pas d’écrire une histoire totale. Simplement une histoire restituant les moments-clés, les tournants qui ont fait bifurquer le passé sur de nouvelles trajectoires. Une telle histoire vise à abolir les frontières nationales (créations géopolitiques très récentes), comme à proposer des narrations dans lesquelles tout le monde peut se reconnaître, mais qui exigent de prendre chair. Ce pour quoi cette histoire globale joue des échelles : les faits subjectifs, révélateurs des processus en cours, seront racontés par les yeux de témoins, en l’occurrence des chiens qui, en leur altérité, sauront mieux faire ressortir nos étonnantes manières d’animaux humains. La métahistoire, ce fleuve qui se forme dans la somme des vécus des êtres vivants en un moment déterminé, sera analysée du point de vue de Sirius, l’étoile de la constellation du Grand Chien. Étonnant hasard par ailleurs que Sirius soit aussi l’astre par excellence où devrait se positionner l’observateur distant et impartial.

À bien y réfléchir, il n’y a pas de moment de notre histoire qui n’ait été plus ou moins covécu avec les chiens. Même notre vision du monde s’est bâtie dans un lointain écho canin. Au 2e siècle de notre ère, quand le géographe gréco-égyptien Ptolémée a découpé le monde, il est parti des îles Fortunata pour poser son méridien de référence. Ces îles des Bienheureux, à l’extrémité du monde connu des Romains, étaient aussi identifiées comme les îles à Chiens, car, à en croire le naturaliste Pline l’Ancien, on y trouvait de grands mâtins agressifs. Ces îles sont dites aujourd’hui Canaries (du latin Canis, chien).

J’ai réuni en ce livre une meute d’historiens canins, qui chacun racontera son segment d’histoire. Leur chœur de gémissements, glapissements, aboiements et hurlements retissera la trame des histoires connectées de l’humanité et de la chiennerie Annales »(8). On interrogera Louve pour savoir ce que ressentent des survivants. On invoquera les esprits de ceux qui sont morts, tels Loup-Chien, le compagnon présumé de nos ancêtres préhistoriques, et Warg, qui fut la terreur de l’Ouest sauvage avant de semer une peur fictionnelle dans les Terres-du-Milieu de Tolkien. On croisera Renard, qui essaie encore de comprendre pourquoi il n’a pas été domestiqué. Ainsi que Xolo, un sacré cabot de boucherie. Dingo, le meilleur témoin de l’histoire des Aborigènes d’Australie. Bâtard, explorateur du monde interlope des « vrais chiens ». Patou le diplomate, fils de Dogue le guerrier. Akita le samouraï, témoin privilégié d’autres façons de vivre sa canitude. Lévrier, le véloce serviteur. Basset, l’esclave rôtisseur. Beagle le chasseur. Bichon le courtisan. Saint-bernard le sauveteur. Pitbull le voyou. Dalmatien la star. Et enfin Caniche, le miroir de notre humanité…

Tous ces chiens dévoileront des facettes multiples de notre histoire et donneront raison à Franz Kafka : « Seuls m’importaient les chiens, uniquement les chiens ! Car qu’y a-t-il en dehors des chiens ? À qui d’autre en appeler dans le grand vide de ce monde ? Les chiens sont tout le savoir, la somme de toutes questions et de toutes réponses (9). »

Introduction de Laurent Testot, Homo Canis. Une histoire des chiens et de l’humanité, Payot, 2018, pp. 7-11.

 

[1] Sauvagerie : qualifie l’état d’être « sauvage », par opposition à l’état de domestiqué, sans jugement péjoratif.

[2] Sôseki Natsume, Je suis un chat (éd. originale 1906), traduit du japonais et présenté par Jean Cholley, Paris, Gallimard/Unesco, 1978.

[3] Lire la nouvelle de Miguel de Cervantès, « Le Colloque des chiens », Le Mariage trompeur et Colloque des chiens/El Casamiento enganoso y Coloquio de los perros, Paris, Aubier/Flammarion, 1970.

[4] Lire notamment Éric Baratay, Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Le Seuil, 2012.

[5] Marion Vicart, Des chiens auprès des Hommes. Quand l’anthropologue observe aussi l’animal, Paris, Éditions Petra, 2014.

[6] Cité par Éric Baratay, Le Point de vue animal, op. cit., p. 23.

[7] Nous invitons le lecteur intéressé à se reporter à l’introduction de Laurent Testot, Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Paris, Payot, 2017, pour une synthèse de la démarche. Pour une analyse exhaustive, voir Laurent Testot (dir.), Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, rééd. 2015.

[8] Chiennerie : néologisme renvoyant à l’ensemble des chiens, et par extension à la condition canine, à la manière dont « humanité » qualifie l’ensemble des humains.

[9] Franz Kafka, « Recherches d’un chien », La Muraille de Chine. Et autres récits, rédigé vers 1924, publié à titre posthume en 1936, traduit de l’allemand par Jean Carrive et Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1948, rééd. 2013.

L’Anthropocène comme storytelling

Après avoir dressé la semaine dernière un tour d’horizon du concept d’Anthropocène, soulignons que l’Anthropocène est, enfin et surtout, un concept politique.

Le concept politique d’Anthropocène

L’historien Andreas Malm rappelle ainsi que si l’invention de Watt, ce moteur à vapeur disruptif, connut tant de succès, bien qu’elle fournisse initialement une énergie plus chère que l’énergie hydraulique, plus difficile à mettre en œuvre… C’est qu’elle autorisait à implanter les usines là où il y avait des poorhouses, c’est-à-dire une main-d’œuvre corvéable, avec un apport continu d’énergie aux machines. L’énergie hydraulique fluctuait, les usines l’exploitant se situaient loin des centres de population, il fallait augmenter les salaires pour y attirer les travailleurs, et ceux-ci pouvaient plus facilement bloquer la production. Bref, les détenteurs du capital plébiscitèrent non la meilleure solution énergétique, mais celle qui leur garantissait un contrôle optimisé des travailleurs. Plus tard, la situation s’inversa. Les libertés syndicales et notre démocratie contemporaine, comme l’a montré l’historien Timothy Mitchell, se forgèrent pour partie dans les luttes autour des mines de charbon, parce que les ouvriers pouvaient bloquer la production de ce charbon devenu vital. La leçon fut acquise par les pays producteurs de pétrole, qui à l’exception des États-Unis planifièrent l’extraction de l’or noir en atomisant toute revendication démocratique.

Quarante ans de perdu

Il en résulta, comme l’a éloquemment analysé John R. McNeill dans Du nouveau sous le Soleil, un 20e siècle qui affecta en profondeur toutes les sphères, lithosphère, pédosphère, hydrosphère, atmosphère, biosphère. Comment lutter ? Le concept d’Anthropocène peut donner conscience des processus, permettre de les envisager à de nouvelles échelles. À cet égard, le storytelling est primordial, et force est de constater l’échec total des mouvements écologistes en la matière. Comme l’a récemment et lucidement diagnostiqué Yves Cochet, nous avons perdu quarante ans – pour le reste du discours, je le commenterai dans un prochain article, mais je vais m’attarder sur la cause de ce retard.

En 1962, la biologiste Rachel Carson publiait Printemps silencieux, un réquisitoire inspiré contre les ravages des insecticides, incriminant notamment le produit vedette d’alors, le DDT. Premier (et seul) succès de l’écologie politique alors naissante : faire interdire, en Occident et progressivement un peu partout dans le Monde, le DDT. Mais les industriels avaient compris la leçon. Dès lors, comme le décrivent Naomi Oreskes et Eric Conway dans Les Marchands de doute, les budgets de développement des grandes firmes s’accompagnèrent de conséquentes dépenses de communication, avec une stratégie de lobbying d’autant plus efficace qu’elle disposait de budgets proportionnels aux colossaux intérêts financiers en jeu. Moyennant quoi l’industrie du tabac vendit son poison avec des images de cow-boys épanouis dans les grands espaces sauvages. L’industrie automobile nous convainquit que nos moteurs Diesel étaient propres. L’industrie agro-alimentaire traita les animaux à viande comme un « minerai » d’abattage à produire au plus bas coût possible. L’industrie du plastique put diffuser son produit sur toutes les plages du monde pour que nous puissions entre autres emballer « proprement » nos tranches de minerai et notre eau. Et l’industrie de la chimie nous gratifia de millions de molécules nouvelles, aux effets potentiellement irréversibles en matière génétique et sanitaire. Ajoutons à cela une bonne dose de gaz à effet de serre et de polluant atmosphérique pour générer ces flux, et le tableau sera esquissé dans ses grandes lignes. Celui de la construction progressive d’un désastre planétaire, qui menace de s’abattre sur nous avant la fin du 21e siècle.

L’échec programmé de la COP 21

Mettons de côté l’extinction mondiale de la biodiversité, qui nous vaut d’avoir perdu, en biomasse, environ la moitié des animaux sauvages depuis quarante ans, mais qui permet désormais à nos pare-brise de rester propres quand nous entreprenons un long trajet en voiture dans les campagnes françaises – faute d’insectes pour s’écraser dessus. Le consensus des sciences dures, aujourd’hui, nous garantit que nous avons envoyé d’ores et déjà assez de gaz à effet de serre dans l’atmosphère pour réchauffer la Terre de 3° C par rapport aux températures de référence, saisies vers 1880. On est d’ores et déjà bien au-delà des limites fixées par la COP 21, et les objectifs affichés ne pourraient être atteints que si on arrêtait immédiatement d’émettre tout gaz à effet de serre et si on trouvait moyen de nettoyer rapidement l’atmosphère d’une partie de ce que nous y avons déjà envoyé.

Cherchera-t-on notre salut dans la géoingénieurie ? Très probablement, et encore faudra-t-il lui allouer des budgets d’étude conséquents pour qu’elle puisse se révéler autre chose qu’une solution virtuelle. Clive Hamilton, dans Les Apprentis Sorciers du climat, rappelle  en effet qu’à ce jour, l’histoire de cette discipline n’est qu’une longue suite d’échecs et de projets mégalomanes. Et les sciences humaines nous amènent pour leur part à penser que le problème va aller en s’aggravant. Du point de vue des relations internationales : comme l’idéologie néolibérale domine, les accords commerciaux ont une valeur juridique infiniment plus contraignante que les accords environnementaux. Les États-Unis peuvent se retirer sans risque de l’accord de Paris. Mais cela leur coûterait bien trop cher de se dédire des traités de libre-échange, bardés de clauses rendant l’application de ces documents irréversibles. Du point de vue de la psychologie : si l’énergie est disponible, le supermarché ouvert, et que tout le monde agit comme son voisin, nous continuerons à toujours émettre plus de gaz à effet de serre. Résultat : Certains de nous volent régulièrement dans les nuages, quand d’autres n’ont pas de toilettes. Ce monde est très confortable pour la moitié de ses habitants, mais par contraste, il offre le visage de l’enfer pour le reste. Et les évolutions contemporaines du Monde poussent à penser que les proportions de gagnants et de perdants vont évoluer dans le mauvais sens.

Une histoire pour comprendre, une narration pour penser, un récit pour agir

Que faire ? D’abord répéter ce qui vient d’être dit, l’illustrer, le compléter, le diffuser. En faire prendre conscience : le réchauffement va être infiniment destructeur. Pour notre confort. Pour notre morale. Pour nos civilisations. Il faudra alerter. Par tout média possible. Il faudra agir dans le cadre des institutions existantes, celui des États au niveau global, celui des initiatives citoyennes au niveau local, et celui des ONG au niveau intermédiaire. Il n’y en a pas d’autres, et il est trop tard pour construire d’autres espaces. Si la démocratie échoue à remédier aux problèmes colossaux qui se complexifient chaque jour sous nos yeux, nous entrerons prochainement dans une ère de dictature qui sera présentée comme la seule solution aux problèmes vitaux que notre inconscience aura créé au 20e siècle. La dictature douce commence d’ailleurs, par petites doses d’anesthésie quotidienne : vous accepterez bien qu’on retranche un peu à vos libertés pour rajouter à votre sécurité, qu’on restreigne vos droits si c’est pour déjouer des attentats ?

Il nous faut désormais penser les processus qui nous ont amenés à un Monde où les inégalités explosent, où l’atmosphère est saturée à plus de 410 ppm de CO2, où on trouve du plastique dans n’importe quel prélèvement d’eau douce ou salée, où les perturbateurs endocriniens affectent le développement cognitif et sexuel de nos embryons… Ce monde est riche de conflits dont les derniers siècles n’ont peut-être été que les brouillons. Il faut étudier comment l’Empire ottoman s’est effrité pour mieux comprendre ce qui se joue en Syrie aujourd’hui, ce qui se jouera en Afrique demain.

Retenons l’essentiel : l’Anthropocène est un concept qui permet d’appréhender la totalité des processus affectant aujourd’hui notre planète. Et il y a urgence de penser ces processus globalement, de poser de grands récits qui permettrons de mobiliser l’humanité pour sa survie. Qu’on juge de la variété des termes qu’une recherche Internet permet d’exhumer en synonymes d’Anthropocène, chacun de ces termes débouchant sur un récit, reflétant une facette pertinente de notre présent Anthropocène : Occidentalocène, Capitalocène, Machinocène, Chimicocène, Mégalocène, Industrialocène, Énergitocène, Mégalocène, Molysmocène – que l’on pourrait traduire par l’éloquent Poubellien…

 

 

 

Bibliographie

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RUDDIMAN William F., Plows, Plagues, and Petroleum. How Humans Took Control of Climate, Princeton University Press, 2010, rééd. 2016 – l’ouvrage a été traduit en français : La Charrue, la Peste et le Climat, traduit de l’anglais par Anne Pietrasik, Courbevoie, Randall, 2009.

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ORESKES Naomi, CONWAY Erik M., Les Marchands de doute. Ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le tabagisme et le r.chauffement climatique, traduit de l’anglais par Jacques Treiner, Paris, Le Pommier, 2012, rééd. 2014.

HAMILTON Clive, Les Apprentis Sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, traduit de l’anglais par Cyril Le Roy, Paris, Seuil, 2013.

MONSAINGEON Baptiste, Homo detritus. Critique de la société du déchet, Paris, Seuil, 2017.

SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015.

 

 

 

NB : Ceci est le texte révisé de la conférence « Vivre en Anthropocène » que j’ai délivrée le samedi 13 mai 2017 à Auxerre, dans le cadre des Rencontres Auxerroises du Développement Durable (RADD). Merci à Denis Roycourt, à l’équipe des RADD et au public, pour leur formidable accueil. Merci aussi à Gilles Verdiani, du média d’avenir Subjectif, qui m’a récemment invité à un débat pour s’interroger sur « les théories de l’effondrement », avec Anastasia Colossimo et Vincent Message.

Depuis quand vit-on en Anthropocène ?

L’humanité vit une nouvelle ère : l’Anthropocène. Un moment paradoxal de domination absolue et d’apparente impuissance. Les humains remodèlent la Terre, la réchauffent, détruisent la biodiversité et polluent leur environnement au point d’altérer les règles fondamentales du vivant. Mais ils sont conscients de leurs actes. Peut-on écrire une histoire de l’Anthropocène susceptible de nous aider à maîtriser notre avenir ? C’est là une question fondamentale pour l’avenir de l’humanité.

De l’importance des neurones de grenouilles

Le 7 mars 2017 était publié un article explosif sur… les neurones de grenouilles. Des chercheurs français ont exposé des grenouilles gravides à des perturbateurs endocriniens (PE), et les fœtus exposés ont développé des neurones plus courts et moins riches en connexions. Ce qui confirme les signaux d’alarme accumulés par nombre d’études convergentes : nous retrouvons des concentrations de perturbateurs endocriniens là où on ne les attendait pas, loin de toute activité humaine, à un mètre de profondeur dans les fourmilières de la forêt amazonienne, dans les graisses des ours polaires, par 10 000 mètres de fond dans les océans. Et ces perturbateurs endocriniens que nous produisons en nombre toujours croissant, en volumes toujours plus importants, altèrent les règles du vivant. Des règles inchangées depuis 550 millions d’années, que nous modifions aujourd’hui dans une quasi-indifférence générale, depuis seulement quelques décennies ? Ces PE, comme leur nom l’indique, perturbent le système endocrinien, le prennent en otage, « hackent » la façon dont les glandes programment nos émotions, notre croissance, le développement de nos organes. Nos enfants sont plus gros, sexuellement plus précoces, et même leur cerveau semble affecté. Durant le 20e siècle, la mesure dite du Quotient intellectuel a augmenté de façon constante dans les pays développés. Elle est en baisse nette chez les enfants nés depuis l’an 2000. Bienvenu dans un nouveau Monde.
Résumons le script : la planète est réchauffée par nos activités énergétiques, polluée par nos activités industrielles, biologiquement altérée par nos activités agricoles, les espèces animales et végétales s’éteignent et mutent sous notre influence. Cette nouvelle ère que nous vivons s’appelle, dit-on, l’Anthropocène.
L’Anthropocène est un mot qui charrie beaucoup de sens. Et pour déterminer si nous vivons (vraiment ?) en Anthropocène, mieux vaut commencer par revenir sur les utilisations de ce terme.

1) L’Anthropocène est d’abord un concept géologique.

Les géologues divisent le temps en fractions diverses, dont les ères et périodes. Parmi ces dernières, celles qui concernent l’espèce humaine sont le Pléistocène, démarrant il y a un peu moins de trois millions d’années, qui a vu l’apparition des humains et a été marqué par des cycles de glaciations ; puis l’Holocène, depuis dix ou douze millénaires, moment de réchauffement qui a accompagné trois essors planétaires : l’humanité a conquis la Terre, l’a travaillée avec l’agriculture et y a construit des civilisations. Dans cette optique, l’Anthropocène serait une période extrêmement récente, dont l’humain serait le marqueur géologiquement déterminant. Reste que les géologues, au fil de leurs congrès internationaux, n’ont toujours pas validé le concept. L’Anthropocène des géologues reste donc une théorie en cours de discussion, et nous serions toujours, officiellement, en Holocène.

2) L’Anthropocène comme concept historique (donc datable ?)

Dès lors se pose la question : quand commence l’Anthropocène ? Et suivant les auteurs que l’on sollicite, on a l’embarras du choix des dates et de la nature des événements considérés comme marqueurs.
• Pyrocène ? L’Anthropocène historique peut être envisagé comme très précoce, par exemple avec la maîtrise du feu par notre espèce, maîtrise qui aurait pu très vite – c’est l’hypothèse développée par Stephen J. Pyne, et secondairement par Andrew Y. Glickson et Colin Groves dans leurs ouvrages respectifs – permettre à notre espèce d’impacter fortement les biotopes. Les indices montent que les feux anthropiques affectent effectivement des milieux précis, tels les steppes karoo en Afrique du Sud, où les plantes survivantes en sont venues à avoir besoin du feu pour se reproduire – ce qui prouve qu’elles y sont exposées de façon cyclique depuis très longtemps. La thèse d’un Pyrocène précoce reste, en l’état des connaissances, difficilement démontrable. Ces brûlis sont très loin d’avoir affecté la Terre entière, et la déforestation planétaire est un phénomène de longue durée qui culmine aujourd’hui.
• Ctonocène ? Autre anthropocène précoce potentiel, si on admet que la disparition de la mégafaune américaine, il y a douze mille ans, est liée à la prédation de notre espèce, et qu’elle a entraîné une altération du milieu telle qu’elle a provoqué un mini-âge glaciaire, connu comme le Dryas récent (Il y a entre 12 700 et 11 500 ans, l’hémisphère Nord se refroidit avec un maximum, au début du phénomène, de chute de 7° C des températures moyennes sur l’hémisphère Nord). Vu les arguments avancés, je suis convaincu que la disparition des grands animaux des Amériques est certes liée à la prédation humaine. Et que oui, un tel acte peut altérer durablement les écosystèmes et même le climat d’un continent entier (voir ce qui est arrivé à l’Australie il y a 50 000 ans). Un Ctonocène (ère du tueur) donc ? Mais l’hypothèse géologiquement la plus solide pour expliquer le Dryas récent le corrèle non à la disparition des mastodontes et autres géants des Amériques, mais à un réchauffement trop rapide des glaces canadiennes, générant un afflux d’eau douce qui perturbé le fonctionnement du Gulf Stream (là comme pour nombre d’autres passages, plus de détails dans Cataclysmes).
• Agrotécène ? Troisième exemple, et celui-là incarne l’archétype de la théorie de l’Anthropocène précoce : le paléoclimatologue William Ruddiman a avancé une hypothèse liant l’Anthropocène à l’apparition de l’agriculture. À l’en croire, nos ancêtres paysans, depuis huit millénaires, nous ont évité un retour à l’âge glaciaire « grâce » à leurs émissions de gaz à effet de serre : agriculture, brûlis, déforestation émettaient du CO2, et l’élevage des bovins complétait avec du méthane. Mais il reste difficile de faire coïncider les idées de Ruddiman avec les évolutions du climat de ces derniers millénaires, à moins de considérer que la démographie humaine soit responsable des coups de froid qui ponctuent l’histoire. Mais les épisodes de refroidissement violent, attestés à la fin de l’âge du Bronze, à la fin de l’Antiquité tardive, à la fin du Moyen Âge ou au 17e siècle, provoquent des effondrements démographiques, qui leur sont consécutifs et non antérieurs. Le constat, réalisé à partir des carottages des glaces polaires, amène plutôt à suspecter de méga-éruptions volcaniques et tropicales comme étant à l’origine de ces coups de froid, en ayant envoyé de grandes quantités d’aérosols et de cendres dans la haute atmosphère.
• Génocidocène ? L’Anthropocène, ensuite, peut être dit moderne. Prenons la date avancées par les géographes Simon Lewis et Mark Maslin : 1610. Cet Anthropocène-là s’appuie sur l’idée d’Échange colombien. Microbe contre nourriture. Les Européens ont apporté leurs germes, ainsi que bien d’autres organismes biologiques, volontairement pour certains (chevaux, blé…), involontairement pour les autres (vers de terre, virus de la variole). Ils ont pris, et diffusé au monde entier, les cultures vivrières amérindiennes (maïs, pomme de terre, manioc…). Les Amérindiens ont succombé en masse à des microbes auxquels ils n’avaient aucune résistance, et les Européens ont pu s’emparer aisément de leurs terres. La population amérindienne passe, au 16e siècle, de quelque 50 ou 60 millions de personnes au dixième de cet effectif. Des dizaines de milliers de personnes cessent d’un coup leur écobuage, arrêtent de brûler des végétaux de façon intensive pour se nourrir. Le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, qui montait tout doucement depuis plusieurs millénaires sans vraiment altérer le climat, chute soudainement. Au 17e siècle, le climat terrestre se refroidit de 1 degré. Pour un degré de moins, l’historien Sam White a montré comment l’Empire ottoman a vacillé, et son collègue Geoffrey Parker comment les mauvaises récoltes, les famines, les guerres et les épidémies ont poussé un tiers de la population mondiale dans la tombe. La thèse de Simon Lewis et Mark Maslin est que ce refroidissement est une conséquence de l’aventure de Christophe Colomb, aux dimensions géologiques. Reste que le pire du refroidissement n’a pas lieu vers 1610, mais vers 1645, suite à une méga-éruption volcanique, dont les effets sont renforcés par un long « minimum de Maunder » (une baisse d’activité du Soleil) qui duplique peu ou prou le règne de Louis XIV (1643-1715). Le génocide des Amérindiens a peut-être, probablement, contribué à ce refroidissement. Mais il a dû en être une cause parmi d’autres.
• Carbonocène ? L’Anthropocène « conventionnel », tel que défini par le météorologue Paul Crutzen en 2002, s’articule autour une date présentée comme décisive : 1784. C’est l’invention de la machine à vapeur par James Watt. Un acte humain donc, aux conséquences titanesques, une expression sociale, celle d’une Angleterre libérale qui va accoucher de la Révolution industrielle. Le choix du feu, selon la belle expression du philosophe Alain Gras. Le début de la combustion massive de carburant fossile. Six ans avant, en 1778, Buffon avait pourtant déjà dressé ce constat : « La face entière de la terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme. » Il a été tant écrit sur ce sujet que je ne peux que renvoyer à un choix introductif de lectures sur ce sujet (sous la mention chapitre 15).
• Postvolcanocène ? L’Anthropocène décisif, à mon sens, commence précisément en 1818. Cette année-là prennent fin les effets de l’explosion du volcan indonésien Tambora, qui a fait chuter de 1815 à 1818 les températures terrestres, déclenchant une série de catastrophes décrites dans les livres de Gillen D’Arcy Wood comme de William et Nicholas Klingaman. 1818 voit donc un passage de relais. C’est l’ultime fois qu’une cause naturelle détermine davantage que l’action humaine les évolutions du climat mondial – une situation qui n’est pas forcément appelée à durer, mais qui pour l’instant se prolonge, s’intensifie et représente de loin le scénario le plus probable pour notre futur immédiat.
• Nucléaricène ? 1945, l’ère de la Bombe. Avec les premières explosions thermonucléaires, l’Anthropocène devient indéniable. Les particules irradiées, décelables dans les glaces des deux pôles, attestent de l’impact planétaire des premières explosions. Il va s’ensuivre une descente dans les briques de la complexité, pour que l’humain acquière sur l’univers une domination totale : la matière est disséquée à son échelle la plus élémentaire et accouche de l’énergie atomique ; les informations sont séquencées au fragment le plus infinitésimal envisageable, le bit, et nous guident vers une Révolution numérique peut-être bientôt dominée par l’intelligence artificielle. Le vivant est séquencé au niveau de l’ADN, ce qui permet de modifier le génome des vaches, du blé, de l’homme même, à toutes fins utiles d’amélioration.
La semaine prochaine, nous envisagerons les conséquences de ce qui précède : « L’Anthropocène comme storytelling ».

Le climat totalitaire (suite et fin)…

Nous avons clôt le billet de la semaine dernière par une rapide revue des solutions proposées par Frédéric Denhez pour sauver les meubles (la démocratie, notre petit confort, etc.) de l’incendie qui vient de s’amorcer dans la maison Terre. Propositions séduisantes, même si l’auteur ne faisait qu’amorcer le délicat sujet de leur mise en œuvre. Pour le constat, alarmiste, il n’est pas le seul à penser que les dés de l’anthropocène sont jetés depuis longtemps – il ressort même des modérés optimistes.

Cet enfer qu’on nous annonce

Injustement brocardé à sa sortie, le dernier opus du penseur écologiste James Lovelock, La Revanche de Gaïa [2006], sonnait ainsi parmi une escouade d’autres ouvrages sur le même thème, la fanfare de l’Apocalypse. Passons sur l’hypothèse Gaïa chère à l’auteur, au demeurant pas si farfelue que cela même si elle fleure bon le New Age, et tenons-nous en aux faits, selon les scénarios les plus couramment admis (le Giec, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, en l’espèce). C’est simple : la planète se réchauffe, l’activité humaine est en cause, et dans quelques décennies, nous vivrons dans un monde plus chaud de 2 à 6 degrés centigrades. C’est peu, et beaucoup à la fois. Car au-delà du seuil de 4 °C, il est à craindre que nombre d’équilibres vitaux, sociaux et économiques soient rompus. Ce n’est pas le manque de carburant qui va nous arrêter, on a assez de réserves du seul pétrole pour aller au-delà de ce seuil. Sauf virement majeur, imminent et massif des opinions publiques, ce n’est pas la volonté politique qui va nous sauver ; les atermoiements des différentes conférences sur le climat en témoignent éloquemment. Ce ne sont pas non plus les gestes individuels de type tri des déchets, d’abord parce qu’ils sont indexés sur des idées aussi libérales qu’écologistes (ce n’est pas être contempteur du libéralisme que de dire qu’il n’a pas vocation à sauver la planète, mais à produire de l’argent), ensuite parce qu’ils sont soumis à la perversion de l’effet rebond exposé par Denhez (voir notre dernier billet).

À la barre de l’accusation, l’économiste Jean-Paul Maréchal. Dans Chine/USA. Le climat en jeu [2011], il explique pourquoi les négociations internationales visant à limiter l’impact imminent du réchauffement climatique sont dans l’impasse. En cette matière comme en d’autres, le G2 s’impose comme l’axis mundi : la bipolarité de cet hybride, cette Chinamérique chère à l’historien Niall Ferguson, oppose deux géants, les États-Unis (première puissance économique planétaire, 19 % des émissions mondiales de CO2) à la Chine (deuxième puissance économique, première à l’horizon 2020-2030, pesant aujourd’hui 22,3 % des émissions de CO2). En gros, le premier compte le vingtième de la population mondiale, et rejette le cinquième des gaz à effet de serre, quand la seconde connaît des proportions exactement inverses… Et une croissance irrépressible, qui ne va que lui faire confirmer dans les années à venir sa place de premier pollueur mondial. Mais le premier aussi véhicule un lourd passif : sa prospérité est basée sur les émissions qu’elle a déjà effectuées au XXe siècle. D’où une rhétorique chinoise visant à faire payer les États-Unis pour leur passif, alors que les intéressés estiment que c’est à la RPC de porter le poids financier de la lutte contre ses actuelles émissions. Un dilemme planétaire, qui ne peut se résoudre que par un partage équitable du fardeau, ce qui nécessite l’élaboration d’une justice climatique internationale. En attendant, aucun des deux ne signe d’accord contraignant à une limitation des émissions. Conclusion de Maréchal, qui cite le politicien et sinologue Chris Patten : « La Chine ne bougera pas sans l’Amérique et l’Amérique ne bougera pas sans la Chine. Ils sont enfermés ensemble. Un accord entre eux est vital pour sauver le siècle. » Le climat, bien public mondial, est pris en otage par le G2, rivaux autistes obsédés par la défense de leurs intérêts immédiats.

La pétrocratie, ou l’essence du politique

Allons plus loin, pour suivre la pensée du géopoliticien Timothy Mitchell, qu’il introduit dans son récent Petrocratia [2011]. Cet essai étonnant, originellement titré Carbon Democracy [2011], est en passe d’être transmuté en un épais ouvrage à paraître cette année chez Verso. Sa thèse ? Les évolutions politiques que connaissent les sociétés sont liées à leur mode de consommation énergétique. Exploiter le charbon et le pétrole revient à consommer à une vitesse éclair les réserves en énergie que la Terre a accumulées depuis des centaines de millions d’années. La révolution industrielle a vu l’Angleterre s’extraire de la malédiction malthusienne en piochant dans le temps long des veines de charbon l’énergie nécessaire à la transformation de sa société : la civilisation de la vapeur libéra l’homme des limites de l’exploitation de la puissance dispensée par le Soleil. Concomitamment, il fallut alors exploiter ces hectares fantômes chers à Kenneth Pomeranz chez les autres, et y trouver les ressources nécessaires au mieux-être de ses nationaux. En découla logiquement la colonisation, pour exploiter les terres des Amériques afin de produire du sucre (un concentré de calories), du coton (la nourriture de cette révolution industrielle), etc. ; pour écouler les produits cotonniers, il fallut casser la production de l’Inde qui, d’atelier du monde, devint un simple marché…

En dériva aussi la démocratie, contrainte de l’intérieur. Les mineurs constituèrent rapidement un corps professionnel autonome et coordonné. Il fallait descendre dans un lieu dangereux, loin de la surveillance des décideurs, et y délibérer pour affronter le risque. Le syndicalisme moderne naquit au cœur des houillères britanniques, puis françaises, allemandes, etc., et s’imposa au fil de grèves à répétition, capables de bloquer la société tout entière.

Le pétrole marqua une nouvelle évolution : on l’extrait à la surface, et une fois les oléoducs installés, il est facile d’en garantir la chaîne de distribution. Les réparer est aussi rapide que les saboter. À partir du moment où on exploita l’or noir du tiers-monde, la perspective d’y voir émerger la démocratie s’éloigna : un régime fort, lié par un contrat tacite à ses clients occidentaux, était mieux à même d’étouffer les revendications sociales de ses travailleurs (au besoin en jouant des divisions ethnico-religieuses) et de garantir la perfusion énergétique dont le monde avait besoin. Et cette logique expliquerait pourquoi on ne saurait « implanter » aujourd’hui une démocratie en Irak.

Pour court qu’il soit, le livre abonde en exemples, et son solide argumentaire ne saurait être balayé d’un revers de main. Sa conclusion : nous vivons en pétrocratie. Notre mode de vie, énergivore, combinant politique de masse et redistribution plus ou moins égalitaire des ressources, conditionne les formes prises par le politique. Consommateurs, nous jouissons d’un État providence dérivé de notre passé minier, et avons relégué, géopolitiquement, la gestion des pays producteurs à des régimes autoritaires et extrêmement inégalitaires pour garantir notre approvisionnement. Or l’idée de l’avenir, telle que développée dans les démocraties, rimait avec croissance illimitée. Depuis les crises pétrolières (1967-1974), cette configuration a été bouleversée. Une transformation est en cours, visant sur fond de pénurie à préserver les dispositifs d’exploitation du pétrole, et à le mettre en scène par le spectacle – oserait-on dire de la même façon que le nazisme magnifiait cinématographiquement ses actions ? – : le militarisme américain s’évertuant à « démocratiser » tels des « dominos » les États du Proche-Orient à coup de « bombes intelligentes » incarnant l’archétype de ce modus operandi du show.

Demain, Le Meilleur des mondes ?

Tout récemment paru, le dernier ouvrage du philosophe Bertrand Méheust est titré La Nostalgie de l’Occupation [2012]. Il fait suite à La Politique de l’oxymore [2009]. Retour donc sur l’oxymore, figure de style associant dans une même proposition deux termes sémantiquement opposés, telle cette « dictature douce » du confort qui rythme nos vies. « Développement durable », « capitalisme vert », « croissance négative », « flexisécurité », « marché civilisationnel », « bombes intelligentes »… Allez, vous pouvez enrichir la liste de vous-mêmes, tant ces clichés, à l’image de cet oxymore métallique qu’est le 4×4 urbain, ont envahi notre quotidien.

« Toute société a vocation à persévérer dans son être », martèle le philosophe. Dût-elle pour cela faire en sorte que ses élites mobilisent moult oxymores afin d’en convaincre le bon peuple. Le développement durable, juge le philosophe, revient à graver dans l’opinion publique l’idée que la croissance est compatible avec la sauvegarde de notre planète. Alors que notre société globalisée, élevant toujours plus d’élus aux standards de vie jusqu’ici réservés aux seuls Occidentaux et Japonais, menace à court terme l’équilibre de la biosphère. Au nom du principe de précaution – et même si des penseurs minoritaires, se parant du costume galiléen du sage qui a raison seul contre tous, affirment qu’il n’y a pas lieu de craindre un hypothétique réchauffement –, le consensus croissant des experts exige que de toute urgence soient posées des entraves mondiales aux atteintes environnementales.

La Nostalgie de l’Occupation nous amène donc à inaugurer le questionnement de l’asservissement mis en œuvre dans nos sociétés. Au nom de notre bien à tous, l’humanité vogue vers une « apocalypse molle », faite de consensus banal faisant rimer bonheur et consommation, sur fond de soumission aux marchés, avec pour horizon prévisible le crime suprême dont n’auraient même pas rêvé les nazis. Leur échelle du mal était étalonnée sur le génocide. L’horizon logique de notre hubris consumériste, c’est l’écocide, la destruction du biotope planétaire.

En conclusion, poussons l’analogie jusqu’à ses extrêmes : faudra-t-il instaurer une dictature universelle pour permettre à notre humanité de survivre sans trop de casse ? Plus pernicieusement, se dirigerait-on insidieusement vers le développement d’une éthique de la soumission volontaire, thèse exposée entre autres par deux spécialistes en éthique médicale, Marc Grassin et Frédéric Pochard, dans La Déshumanisation civilisée [2012] ? Attention, le terrain est miné. Ce fantasme d’organisations internationales s’arrogeant tous les droits au nom de l’intérêt suprême de l’humanité – il faut sauver la Terre –, fossoyeuses de toute forme de démocratie et de souveraineté nationales, est mis en scène conjointement par les climatosceptiques et les partisans de la théorie du complot. Il constitue en reflet un tabou majeur de l’écologie, qui voudrait en logique que l’on puisse imposer la décroissance par la responsabilisation de chacun, par le consensus démocratique.

Dans vingt ans, au nom du maintien de notre civilisation même, il y aura sûrement eu quelques voix pour insidieusement convaincre l’humanité de se montrer « raisonnable », de même que les Grecs sont aujourd’hui amenés à passer sous les fourches caudines de l’équilibre financier : il faudra se contraindre à partager nos ressources mondiales limitées au prorata de leur disponibilité, et non en postulant qu’elles sont inépuisables. Car ce qui ressort de ces lectures, c’est que si la prospective est possible à une telle échelle, les États auront, en toute probabilité, échoué à négocier l’intérêt collectif alors que la température du globe flirtera avec un seuil anticipé comme celui de la catastrophe. Aurons-nous alors pour tout arbitrage la guerre de tous contre tous, ou la soumission raisonnée à une dictature mondiale en charge de notre survie ?

LOVELOCK James [2006], La Revanche de Gaïa. Pourquoi la Terre riposte-t-elle (et comment pouvons-nous encore sauver l’humanité) ?, trad. fr. Thierry Piélat [2007], Paris, Flammarion.

MARÉCHAL Jean-Paul [2011], Chine/USA. Le climat en jeu, Paris, Choiseul.

MITCHELL Timothy [2011], Petrocratia. La démocratie à l’âge du carbone, trad. fr. Nicolas Vieillescazes [2011], Alfortville, È®e.

MÉHEUST Bertrand [2012], La Nostalgie de l’Occupation. Peut-on encore se rebeller contre les nouvelles formes d’asservissement ?, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond ».

MÉHEUST Bertrand [2009, rééd. 2010], La Politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond ».

GRASSIN Marc et POCHARD Frédéric [2012], La Déshumanisation civilisée, Paris, Cerf.

L’environnement, pierre d’achoppement de l’histoire ?

Le changement environnemental est le fait majeur de l’histoire mondiale de ce dernier siècle, affirme l’historien états-unien John R. McNeill dans un livre récemment traduit en français [McNEILL, 2010]. Car l’espèce humaine a affecté son biotope à l’échelle planétaire, et ce changement est, sur certains points, irréversible. Si Albert Einstein professait que « Dieu ne joue pas aux dés », l’auteur défend pour sa part que « l’humanité a commencé à jouer aux dés avec la planète sans connaître toutes les règles du jeu ».

La thèse semble aujourd’hui classique. Elle est pourtant très récente, et c’est un des intérêts de cet ouvrage que de le démontrer. Revenons sur le contexte. Dans les années 1990, McNeill Jr (ainsi qualifié parce qu’il est le fils de William H. McNeill, considéré comme un des fondateurs de la world history avec son livre The Rise of the West: A history of the human community [University of Chicago Press, 1963]) caresse le projet d’écrire une histoire de l’environnement au 20e siècle. Il pense alors que le fait majeur de cette histoire est l’accroissement démographique de l’espèce humaine. Sa minutieuse compilation de données va le faire changer d’avis, et déboucher sur le présent titre : Du nouveau sous le Soleil…

Ce livre a connu, il est intéressant de le noter, un destin éditorial identique à celui d’un autre best-seller, Une Grande Divergence de Kenneth Pomeranz. Publiés tous deux en 2000, ils reçoivent conjointement l’année suivante le prestigieux prix de la World History Association… Et ils attendront tous deux une décennie entière avant d’être traduits en français.

La présente traduction bénéficie d’une introduction de l’auteur, qui revient sur son analyse et sur un autre événement majeur qui, lui, a marqué l’histoire de la décennie 2000-2010 : l’ascension économique de la Chine, qui s’est accompagnée d’un impact environnemental sans précédent : « L’énorme accroissement de l’utilisation du charbon par la Chine sera sûrement considéré comme essentiel pour les futurs historiens, comme ça l’est déjà pour les millions d’habitants qui respirent l’air pollué des cités chinoises et les centaines de milliers qui meurent chaque année pour cette raison. » Et d’ajouter en note que « la pollution atmosphérique émanant de Chine tue aussi environ 11 000 personnes chaque année au Japon et en Corée ».

Ayant pris le parti de considérer dans leur globalité les liens entre « l’histoire moderne de l’écologie de la planète et l’histoire socioéconomique de l’humanité », il récapitule dans un préambule les données de base : le climat était resté à peu près stable depuis la fin de la dernière glaciation, voici 10 000 ans, alors qu’il évolue très rapidement depuis quelques décennies. Parmi les changements affectant l’humanité, il souligne que « l’accroissement rapide de la population remonte au milieu du 18e siècle et la forte croissance économique aux environs de 1870 ». Enfin, au cours du 20e siècle s’est imposé, aux communautés comme aux individus, un modèle socioéconomique basé sur la compétition et l’acquisition de richesses, synonymes d’un plus grand bien-être. Or le développement de ce modèle repose sur la consommation à grande échelle de carburants fossiles. Au final, nous nous retrouvons devant l’amorce d’un « processus de perturbations écologiques perpétuelles (…), résultat accidentel des ambitions et des efforts de milliards d’individus, d’une évolution sociale inconsciente ».

McNeill souligne que les systèmes naturels, tout comme les sociétés humaines, sont affectés par des « seuils ». S’il leur est possible de gérer sans mal le changement, une accumulation trop forte brise à un moment donné leur équilibre et ouvre la porte aux « changements non linéaires ». Quand Hitler envahit la Pologne, il ne fait qu’ajouter une exaction de plus à son palmarès, mais celle-là précipite la Seconde Guerre mondiale. Quand l’eau d’un océan tropical se réchauffe, rien n’est perceptible avant qu’il passe la barrière des 26° Celsius, température fatidique préalable à l’engendrement des cyclones. Le propre d’un seuil est d’être bien dissimulé sous la surface des choses, ressemblant ainsi à ce que devaient être certains récifs du temps de la marine à voile. On se rend compte qu’on l’a atteint au moment où on ne peut plus faire marche arrière.

Le livre foisonne d’exemples. Navigant de l’échelle biographique – le passage consacré à Thomas Midgley, chimiste qui imagina à la fois l’usage du fréon (qui ronge aujourd’hui la couche d’ozone) et de l’essence plombée (cause majeure de pollution), est particulièrement éclairant – à la dimension globale – par la description méthodique des multiples façons dont l’humanité a affecté les différentes couches du biotope terrestre, de la lithosphère à la haute atmosphère, ou par un survol de l’histoire de la lutte contre les épidémies –, ces exemples donnent aussi lieu à des analyses politiques. Celles-ci illustrent à point nommé les processus qui ont permis à certains pans de l’humanité de faire marche arrière face à des atteintes environnementales d’ampleur.

Exceptionnel par la diversité des exemples abordés et l’ampleur de son analyse, l’ouvrage est emblématique des questions que se pose ce que l’on pourrait appeler l’histoire environnementale, un courant historique en émergence visant à mieux appréhender ce qui est peut-être le changement global le plus important que l’humanité ait connu. Que cette traduction de McNeill soit un des premiers titres publiés dans une nouvelle collection, intitulée « L’environnement a une histoire », et qu’une multitude de livres (voir par exemple BARD, 2006 ; GRAS, 2007 ; CHAKRABARTY, 2010], au-delà des travaux précurseurs d’Emmanuel Le Roy Ladurie, abordent le sujet des relations homme-environnement sur la longue durée, tout cela témoigne de l’intérêt suscité par ce champ.

L’angle reste anthropocentrique, comme le rappelle McNeill, soulignant qu’il serait aussi envisageable, à l’instar de l’historien britannique Arnold Toynbee publiant « Une histoire de la révolution romaine vue sous l’angle de la flore », de donner un jour la parole au reste du vivant. Mais acte en est pris : nous sommes bien entrés dans une nouvelle ère, celle de l’anthropocène [DAGORN, 2010]. L’humanité a accédé à un nouveau rang, celui d’agent géologique, ce que démontre à l’envi l’ouvrage de McNeill. Pour être en mesure d’appréhender le réchauffement de l’atmosphère, l’extinction de nombreuses espèces vivantes, la raréfaction de ressources vitales et la possible multiplication d’accidents tectoniques ou épidémiques, qui semblent désormais des options sérieuses de notre futur proche, nombre de défis sont inscrits à l’agenda des experts. Pour les historiens, constituer un corpus d’histoire anthropique est désormais une de ces urgences.

McNEILL John R. [2010], Du nouveau sous le Soleil. Une histoire de l’environnement mondial au 20e siècle, Champ Vallon, collection « L’environnement a une histoire », traduction en français de Philippe Beaugrand, Something New under the Sun: An Environmental History of the Twentieth-Century World, W.W. Norton & Co, 2000.

BARD Édouard (dir.) [2006], L’Homme face au climat, Collège de France/Odile Jacob.

GRAS Alain [2007], Le Choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Fayard.

CHAKRABARTY Dipesh [2010, janvier-février], « Le climat de l’histoire : quatre thèses », RiLi (Revue internationale des livres et des idées), n° 15.

Notons en sus que la Revue d’histoire moderne et contemporaine a récemment consacré deux dossiers à une histoire de l’environnement : n° 56-4, octobre-décembre 2009, « Histoire environnementale » ; n° 57-3, juillet-septembre 2010, « Climat et histoire, 16e-19e siècle ».

DAGORN René-Éric [2010, août-sept.], « L’anthropocène, nouvelle ère planétaire », Sciences Humaines, n° 218.