Cataclysmes – pour une histoire globale de l’environnement

Voici le texte d’introduction de Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, publié chez Payot en 2017, réédité et actualisé en poche en 2018.

 

C’est à proximité du village de Yudanaka, au tréfonds des Alpes nippones, au bord d’un bassin d’eau chaude volcanique, que l’envie d’écrire ce livre a pris forme.

En apparence, le lieu est idyllique. Abstraction faite de son nom de parc d’attractions, Jigokudani, la vallée des Enfers. Vous connaissez peut-être déjà ce site et ses occupants ? Des macaques japonais, immortalisés dans l’eau chaude par moult reportages et photographies. Ici, les singes se baignent. L’acte aurait été, à ses débuts, spontané. Aujourd’hui, la baignade simienne s’est transformée en manne touristique. Les quadrumanes sont gentiment incités à faire trempette…

Arrivée en début d’après-midi. Quelques jeunes singes s’activent. Ils plongent, nagent sous l’eau, se chamaillent. Les plus gros s’amusent à couler les plus petits, sous la surveillance ponctuelle de quelques adultes. Que le jeu aille trop loin, et une femelle s’interpose d’un grognement, d’une tape. On se croirait dans un jardin d’enfants humains. Les macaques soutiennent le regard des visiteurs avec une intensité lourde de toutes les émotions que l’on réserve d’ordinaire à notre espèce.

Les photographies que nous avons déjà vues de ce site en donnent pourtant une fausse idée. Les images sont généralement prises en hiver, sous la neige. Les primates se serrent alors voluptueusement dans l’eau chaude alors que la tempête fait rage. L’endroit semble hors du temps, inaccessible, au fond d’une vallée perdue. « Naturel. »

Dans la réalité, la neige camoufle le béton. Le bassin a été consolidé artificiellement. Le site est facile d’accès – sous réserve que le gaijin (étranger) ait deviné les rudiments des règles subtiles régissant la danse des voitures japonaises. Il suffit de dix minutes de marche, une fois garé le véhicule dans un parking. Un chemin mène à la maison des gardiens du site. Moyennant un droit d’entrée modique, ceux-ci vous autorisent courtoisement à entrer dans la gorge qui conduit au bassin.

Deux centaines de singes vivent ici. Une tribu paisible. L’après-midi s’étire, rythmé par les pitreries des jeunes primates. En fin de journée, nous comprenons pourquoi les singes se sont fixés ici. Deux employés débarquent, porteurs d’une grosse caisse de pommes. Les macaques convergent vers eux, se répartissant en cercles concentriques. Quelques horions sont échangés. Un gros mâle s’est avancé, insistant, auprès des humains.

Il sera le premier servi, non sans s’être vu signifier qu’il est de rang subalterne à ses nourriciers. Les deux employés renforcent la hiérarchie du groupe. Ils s’y imposent comme les dominants, s’assurent que nul n’est oublié. Les pommes, projetées avec violence telles des balles de base-ball, volent en éclats en s’écrasant sur la roche ou le béton. Les singes courent en tous sens, se jettent parfois à l’eau. Les dominants s’empiffrent de fruits. Les dominés se disputent les trognons.

Le Soleil se couche. Les primates aussi, grimpant aux falaises. C’est la nature à la japonaise. Sans trace visible d’intervention humaine. Mais totalement artificielle, anthropisée, façonnée de la main de l’homme. Un raccourci saisissant de ce qu’est notre planète aujourd’hui.

 

La saga de Singe

Ce livre est construit à la façon d’un film. Il raconte comment les humains ont progressivement transformé la planète, créant des lieux paisibles et des enfers urbains. Il narre aussi comment la nature, altérée, a riposté. Comment, en retour des métamorphoses qu’elle subissait, elle a remodelé le corps et l’esprit des humains.

L’ouvrage tient de la superproduction. Le récit couvre trois millions d’années au bas mot. Évidemment, il n’est pas question de tout raconter en quelques centaines de pages. Nous allons mettre en scène des moments clés, revenir sur des histoires pivots. Et nous avons embauché quelques acteurs pour mieux incarner ce drame planétaire.

Le principal acteur s’appelle Singe. Parce que de tous les animaux, c’est le plus proche de nous. En fait, nous sommes un « singe nu (1) ». La figure de Singe offre donc un merveilleux condensé de l’humanité prise dans son ensemble. Mieux, elle s’est imposée dans deux des cultures historiquement les plus importantes de la planète, en Chine et en Inde, comme un personnage mythologique de premier plan.

En Chine, Singe, sous le nom de Sun Wukong, est le principal protagoniste du Voyage vers l’Ouest (2). Ce roman picaresque a été écrit au 16e siècle. Il est plus populaire en Chine que le sont ses équivalents occidentaux, Pantagruel, Gargantua, Les Voyages de Gulliver…, en Europe.

©Suzanne Held_Musée Guimet

Le Voyage… se scinde en deux parties. La première met Singe sur le devant de la scène. Il est le paysan parmi les êtres surnaturels, prédestiné à incarner la figure du perdant. Un avorton qui se devrait de vivre dans la fange, palefrenier des autres divinités. Mais Singe est un esprit rusé. Intronisé roi des singes, il s’initie par tromperie aux arts de la sorcellerie, dérobe aux Rois-Dragons une arme magique évoquant les sabres laser de La Guerre des étoiles : un bâton de fer de vingt pieds pouvant être discrètement rétréci aux dimensions d’une aiguille à broder. Et surtout, notre ami pénètre dans le Jardin des Immortels. Un verger de pêches juteuses. Il s’en goinfre, ne laisse pas une trace de pulpe sur les noyaux. L’alarme est donnée. Les Immortels ont perdu leur secret. Ces pêches conféraient l’immortalité à qui en mangeait. Les dieux se mettent en tête de châtier le coupable. Ils envoient leurs plus puissants généraux, le ban et l’arrière-ban des armées célestes. Impossible d’arrêter ce gueux, qui rosse d’importance tous les Immortels qui se présentent. L’ingestion de toutes les pêches d’éternité fournit au chenapan l’énergie d’un réacteur nucléaire.

Seule l’intervention du Bouddha met un terme aux fourberies de Singe. Assailli par les remords de sa vie de paillardise, le héros se voit confier une mission : servir de garde du corps à un moine qui doit voyager vers l’ouest, comprendre de Chine en Inde, afin de régénérer la parole sacrée du bouddhisme à la source des origines. Ce pèlerinage constitue la seconde partie du livre, tout aussi riche en satire sociale et en combats fantastiques que la première. Au service de l’humanité dévote, Singe et ses alliés terrassent toutes les forces chimériques que la nature leur oppose.

En Inde, Singe s’appelle Hanumân. Roi des singes, c’est un animal à la force titanesque, capable de soulever des montagnes, de sauter en un bond de la terre de l’Inde à l’île du Sri Lanka. Dans la grande épopée du Râmayâna, il aide le dieu Râma à voler au secours de sa femme Sîtâ, enlevée par le dieu-démon Râvana. Ce dieu-singe est immensément populaire. Il symbolise la sagesse du peuple, prend la défense des paysans, incarne la générosité de ceux qui n’ont rien d’autre que leur parole. Singe pleure sur les autres, pas sur lui-même, rapporte un proverbe indien.

Ces deux figures offrent une parfaite métaphore de l’humain. Nous allons voir que ce dernier est un hyperprédateur devenu par effraction roi de la Terre. Et, en même temps, qu’il doit son statut si particulier à un sens exacerbé de l’empathie, optimisant la coopération entre humains. Singe est un animal à la vitalité dopée par la culture. C’est en collaborant que l’humanité déplace les montagnes, change le couvert végétal des continents, bondit en un instant de Londres au Japon par voie aérienne.

En utilisant la métaphore de Singe, nous pouvons garder à l’esprit un postulat fondamental : l’humain est un animal. Un animal qui se voit comme exceptionnel. Pourtant, nous peinons aujourd’hui à dire en quoi il se distingue. Il a une culture. D’autres animaux ont fait preuve de culture. Des outils ? Une cognition ? Il n’est pas le seul. Ce qui caractérise l’humain, c’est la dimension qu’il atteint dans la mise en œuvre de ces traits : aucune autre espèce ne peut altérer à ce point la nature.

C’est donc la saga de Singe, concentré de l’humanité entière, que nous allons entendre. Gardons à l’esprit que l’animal est toujours un trickster, un tricheur. À l’image de Loki, fourbe divinité scandinave du feu. Ou de Prométhée, le titan polytechnicien. Celui qui apporta le feu à l’humanité et lui permit, en maquillant les sacrifices, de tromper les dieux, de leur dérober la part de viande la plus juteuse. Pour expier ses crimes, Prométhée fut enchaîné par Zeus, le roi des dieux, au sommet d’une montagne. Chaque jour, un vautour venait lui dévorer le foie. Et chaque nuit, l’organe repoussait.

Prométhée est souvent utilisé comme métaphore d’une divinité tutélaire incarnant notre époque technicienne, marquée par une Révolution industrielle qui a été celle du feu. Nous verrons comment l’humanité a libéré les forces telluriques du charbon et du pétrole. Et comment elle le paye de souffrances qui lui rongent parfois les organes, comme le font les perturbateurs endocriniens.

La saga de Singe se décline en sept Révolutions (voir l’encadré en fin d’article), qui feront l’objet de chapitres dédiés. Ces Révolutions se conçoivent avec des majuscules, car elles sont autant de processus évolutifs majeurs (3). Ces sept Révolutions ont été préparées par de longues périodes d’adaptation. Leur rythme d’enchaînement est devenu progressivement plus rapide, alors que se faisaient de plus en plus sentir les effets cumulatifs de la culture humaine. Il a fallu sept à cinq millions d’années pour capitaliser les effets de la Révolution biologique, qui a transformé un primate quadrumane et frugivore en humain bipède, omnivore et utilisateur d’outils. Plusieurs centaines de milliers d’années ont préparé la Révolution cognitive. Quelques dizaines de milliers d’années ont fourni le préalable nécessaire pour permettre la Révolution agricole, à la faveur d’un coup de chaud planétaire. La Révolution morale s’est amorcée en quelques milliers d’années. La Révolution énergétique a vu le jour en une poignée de siècles. S’en est suivie, en quelques décennies, la Révolution numérique. La prochaine Révolution, évolutive, ne prendra que quelques années – en fait, nous y sommes déjà.

Singe a imprimé au temps une formidable accélération.

Le décor est posé : ce sera la planète entière et ses différents milieux. Singe, le premier rôle, a signé sans regimber. Le scénariste est votre serviteur, journaliste de profession, guide, conférencier et formateur en histoire mondiale, plongé dans la World History depuis une douzaine d’années. Pas de film sans script. Comment embrasser une histoire planétaire sur trois millions d’années ? Il faut une méthode : l’histoire globale. Un champ : l’histoire environnementale mondiale.

 

Pour une histoire globale

La Global History s’est développée aux États-Unis depuis un demi-siècle. Je m’emploie depuis 2005 à en populariser les acquis en langue française, de concert avec quelques universitaires, dont le regretté économiste Philippe Norel (décédé en 2014) et le géohistorien Vincent Capdepuy. L’histoire globale peut être définie comme une méthode permettant d’explorer le champ de l’histoire mondiale, soit l’ensemble des passés de l’humanité, de ses débuts balbutiants en Afrique voici trois millions d’années à la globalisation contemporaine (4). C’est l’outil vivant qui permet de produire cette histoire mondiale, animé par quatre brins d’ADN : 1) L’histoire globale est transdisciplinaire. Elle associe à parts égales les autres disciplines des sciences humaines, telles l’économie, la démographie, l’archéologie, la géographie, l’anthropologie, la philosophie, les sciences de la société, la biologie évolutionniste… 2) Elle analyse le passé sur la longue durée. 3) Elle porte ses regards sur un espace élargi. 4) Elle joue sur les échelles, temporelles comme spatiales. Elle restitue un récit qui ouvre grand des fenêtres sur les passés du genre humain, mettant par exemple la focale sur une anecdote biographique, avant de s’ouvrir aux implications globales de cet événement : un paysan perd sa récolte en 1307 ? Serait-ce parce que la planète subit un coup de froid ? Et que nous dit ce coup de froid du présent réchauffement climatique ?

En 2014, j’ai produit un épais hors-série d’histoire mondiale récapitulant les travaux anglo-saxons en World/Global History (5). Cette synthèse, la première du genre en français, a accru ma prise de conscience de l’importance jouée par le milieu naturel dans l’histoire humaine. Si Singe est acteur de son histoire, le théâtre en reste l’environnement. Le milieu dicte les possibles.

Cette évidence est tue en France parce que l’histoire s’y fait quasi exclusivement par l’étude directe des sources, des archives. Un prérequis qui n’autorise guère les histo- riens à s’éloigner de leur champ de compétence, borné par des limites linguistiques, géographiques, culturelles et temporelles. Certains arrivent toutefois à participer à la production d’une histoire globale. S’ils maîtrisent de nombreuses langues, ils pourront par exemple concevoir une histoire dite connectée, qui envisagera les contacts entre zones civilisationnelles à un moment donné (6). Mais l’histoire globale sur la longue durée, déjà préconisée par Fernand Braudel, leur reste inaccessible tant qu’ils restent enchaînés aux archives. Ce qui aboutit au paradoxe suivant : ceux qui font aujourd’hui de l’histoire globale en France sont géographes, économistes, philosophes, anthropologues… Mais très rare- ment historiens.

 

Pour un récit environnemental

L’histoire environnementale est officiellement née aux États-Unis dans les années 1970, même s’il est possible d’en retracer d’anciennes généalogies, remontant jusqu’à Aristote et ses contemporains chinois, pour s’attarder sur Montesquieu… Les auteurs états-uniens soulignent évidemment le rôle fondateur de pionniers anglo-saxons, tel George Perkins Marsh. Dans Man and Nature (1864), ce linguiste documente les effets de l’action humaine sur les terres des civilisations de l’Antiquité méditerranéenne, et il en déduit que la déforestation est systématiquement le prélude à la désertification. Il appelle en conclusion, déjà, à restaurer les écosystèmes, forêts, sols et rivières. Et il prie pour qu’advienne une humanité qui collaborerait avec la nature au lieu de la détruire. Le géographe Ellsworth Huntington, dans Civilization and Climate (1915), diagnostique que l’Asie s’aridifie, et que des variations climatiques ont, par le passé, entraîné la destruction de civilisations.

Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, le géographe William M. Thomas dirige un Man’s Role in Changing the Face of the Earth (1956). Il y mesure l’ampleur des changements environnementaux d’origine humaine, de la Préhistoire à nos jours. L’historien Roderick F. Nash s’attache un peu plus tard à montrer l’évolution sociale des perceptions de la nature aux États-Unis, dans Wilderness and the American Mind (1967). La même année, le géographe Clarence J. Glacken publie son ouvrage-phare, Traces on the Rhodean Shore (7), une monumentale histoire des attitudes humaines vis-à-vis de la nature en Occident, de l’Antiquité au xviiie siècle. C’est en 1972 que l’historien Alfred W. Crosby Jr porte l’histoire environnementale sur les fonts baptismaux, avec The Columbian Exchange (chapitre 9). Heureux hasard, c’est aussi en 1972 que Roderick F. Nash fonde la première chaire d’histoire environnementale à l’université de Californie-Santa Barbara. L’intérêt de per- sévérer dans cette direction est confirmé en 1976 par l’historien William H. McNeill avec Plagues and Peoples, une analyse magistrale du rôle moteur des microbes dans l’histoire (chapitre 8).

La production éditoriale anglo-saxonne en ce domaine a depuis été colossale. Quelques historiens européens, surtout britanniques, parfois suisses, allemands, néerlandais, et depuis peu français (8), participent à ce mouvement. Si l’Afrique du Sud, l’Inde et l’Australie ont établi une solide tradition d’expertise dans ce champ, les histoires environnementales de la Chine, du Japon, de la Russie ou du Monde musulman restent aujourd’hui encore surtout le fait d’historiens américains.

L’histoire environnementale peut schématiquement se décliner en trois volets : un qui vise à réintroduire la nature dans l’histoire, à l’historiciser ; un qui va étudier l’impact de l’homme sur l’environnement, volet particulièrement sollicité aujourd’hui dans le cadre de la lutte des sociétés contre les atteintes environnementales ; un dernier volet qui va se pencher sur l’impact de l’environnement sur l’homme – par exemple en termes de santé, de trajectoires des sociétés.

La discipline est éclectique par nature. Elle intègre les sciences sociales, la géographie, les sciences physiques et biologiques. Mais elle peine parfois à assembler ses différents volets ; elle est vite accusée de brasser trop large.

Dans ce livre, il sera par exemple question de guerres, de religions, d’idéologies politiques ou d’économie. Parce que ces secrétions des sociétés humaines ne sont pas que sciences sociales. Elles sont aussi autant de modalités d’interaction avec le milieu. Les religions et les idéologies politiques dictent des façons d’interagir avec l’environnement ; l’économie exploite les ressources naturelles ; et la guerre impacte les milieux.

 

Le film des relations humain-nature

Trois millions d’années, sur la Terre entière, ne tiennent évidemment pas exhaustivement dans un livre de 500 p. tel que celui que Cataclymes. Il a fallu procéder à des choix. Des scènes révélatrices de processus globaux. Il sera par exemple beaucoup question des forêts à l’époque moderne (chapitre 12). Elles seront superficiellement mentionnées à d’autres moments, alors que leurs évolutions ont toujours été cruciales pour les humains. L’éléphant fera souvent irruption sur la scène, quand le saumon sera relégué en coulisses. Pourtant, les deux animaux ont autant de choses à nous apprendre sur les relations de l’humain à la nature. L’Afrique sera moins évoquée que d’autres lieux, car l’historiographie est plutôt avare de sources la concernant. La Chine, l’Inde et l’Europe, les endroits déterminants de l’histoire mondiale telle qu’elle s’écrit aujourd’hui, fourniront des décors récurrents à ce récit.

Avant d’aller plus loin, soulignons une évidence. Comme tout individu du règne animal, un organisme humain a trois obsessions : se nourrir, obsession n° 1. Elle conditionne la survie à court terme ; dormir, obsession n° 2. Elle conditionne la survie à moyen terme ; se reproduire, obsession n° 3. Elle conditionne la survie à long terme.

Je vais vendre la mèche tout de suite et exposer la thèse qui sous-tend cet ouvrage. Comme pour toute espèce animale, notre évolution vise à nous pousser à avoir le plus de descendants possible. Peu importe le confort dont ils disposeront. Nous ne sommes pas programmés pour faire des choix rationnels en matière de nourriture, ni pour nous obliger à faire de l’exercice physique alors que nous vivons dans une société à l’abondance et au confort inégalés. Si tel était le cas, l’obésité progresserait moins vite. La nature, examinée sous la loupe de l’évolutionnisme, se moque de l’individu. Ce qui lui importe, c’est la perpétuation de l’espèce, son expansion. Les individus ne valent que par leur multiplication, pas par leurs qualités. Avec en tête cette obsession n° 3, l’histoire humaine apparaît comme la success-story de Singe, qui a réussi à multiplier sa population à une échelle proprement hallucinante. Mais le trickster ne nous a-t-il pas induit en erreur ? N’avons-nous pas signé un pacte faustien ? Y aura-t-il un prix à payer à la fin de l’histoire ?

Singe a réussi un exploit sans précédent : il a altéré son milieu au-delà de ce qui était concevable. Mais si nous métamorphosons notre environnement, jamais nous ne nous affranchissons de son influence. Tel Prométhée, nous avons dompté le feu… Pour découvrir qu’il nous dévore de l’intérieur. Singe a terrassé les épidémies, il vit mieux et plus longtemps. Mais il le paye de cancers, de diabètes et de maladies cardio-vasculaires, dont une bonne part est causée par les invisibles altérations qu’il a infligées à l’environnement.

Tout livre se doit d’être sélectif, et je ne pense pas qu’il existe une bonne méthode pour explorer l’histoire, spécifiquement quand il faut travailler à de très larges échelles temporelles, spatiales et disciplinaires. De même qu’il n’existe pas de journalisme neutre, il n’existe pas d’historien exposant une « histoire réelle ». Toute histoire s’écrit à partir du vécu subjectif de son auteur. J’ai essayé d’éviter les pièges d’une « histoire-tunnel », dénoncée par le géographe James M. Blaunt, qui voudrait que l’on parte du présent pour expliquer, à la lumière du passé, pourquoi on ne pouvait évidemment que se retrouver là où on est. Si l’histoire était aussi téléologique, cela fait belle lurette que les mathématiciens exerceraient un monopole absolu sur la production du savoir historique.

L’histoire est une matière malléable. À tout moment, elle aurait pu déboucher sur d’autres trajectoires. Il importe de bien le comprendre. Parce que le champ des possibles reste ouvert en matière environnementale. En 1048, si les digues du fleuve Jaune avaient été suffisamment consolidées pour résister à la crue dévastatrice qui allait emporter l’empire des Song (chapitre 7), le destin du Monde aurait peut-être été différent. En 2009, si le nouveau président des États-Unis Barack Obama avait choisi, comme l’a fait l’Islande, de faire porter la responsabilité et le dédommagement de la crise des subprimes sur les banques, nous vivrions peut-être un autre présent (9). Il ne s’agit pas de produire ici une histoire contrefactuelle (10), mais de rappeler que nous pouvons toujours influer sur notre futur. J’espère juste qu’exposer certains des éléments clés de notre longue vie commune avec Dame Nature nous permettra de réfléchir plus clairement à l’avenir que nous souhaitons. Puissions-nous faire les choix vitaux qui s’imposent.

La bande-annonce s’achève, les lumières se sont éteintes dans la salle. Le rideau se lève sur la savane africaine, là où commence notre histoire…

Laurent Testot

 

Les sept Révolutions

1) Révolution biologique (dite aussi corporelle, il y a environ trois millions d’années) : apparition d’Homo et des outils, de la bipédie, de la course, du jet de projectile et de l’alimentation omnivore, expansion planétaire ; Singe devient humain (chapitre 1).

2) Révolution cognitive (dite aussi symbolique, entre -500 000 et -40 000) : feu, art et langage, domination du milieu et disparition de tous les Homo, à l’exception de sapiens ; Singe devient chasseur (chapitre 2).

3) Révolution agricole (dite aussi néolithique, s’amorce voici près de douze millénaires) : entraîne la domestication de la nature et un premier boom démographique ; Singe devient paysan (chapitre 3).

4) Révolution morale (dite aussi axiale, prend place il y a 2500 ans) : des sociétés entrant en connexion sur de longues distances génèrent des collectivités – empires et religions – à vocation universelle, collaborant plus efficacement à l’exploitation des milieux ; Singe devient religieux (chapitre 5).

5) Révolution énergétique (dite aussi industrielle, v. 1800) : le choix de brûler des carburants fossiles à des fins énergétiques fait basculer l’humanité sur une nouvelle trajectoire. Comme les précédentes, cette révolution est multifacette : chacun peut, suivant sa discipline de prédilection, la dire scientifique, militaire, économique, démographique, en choisissant de mettre l’accent sur un des processus qui la composent… L’essentiel réside dans son effet : une unification du Monde sous hégémonie européenne, suivie d’une modification globale de l’environnement planétaire et d’une entrée dans l’Anthropocène ; Singe devient ouvrier (chapitre 13).

6) Révolution numérique (dite aussi médiatique, v. 2000) : les technologies de communication connectent densément la planète entière en temps réel ; Singe devient communicant (chapitre 16).

7) Révolution évolutive ? (dite aussi démiurgique, dans le courant du 21e siècle). Deux grandes tendances coexistent : 1) la « Grande Convergence » des technologies NBIC – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences de la cognition – entraîne l’apparition de nouvelles entités (humains augmentés, cyborgs, intelligences artificielles…), qui remplaceront ou coexisteront avec l’humanité ; 2) l’incapacité de l’humanité à changer de comportement altère l’environnement planétaire à tel point que les humains se transforment involontairement en « mutants » adaptés à la nouvelle donne écologique de l’Anthropocène. Singe deviendra dieu, ou à défaut mutant (chapitre 17).

L’avenir, imprévisible par essence, devrait se situer entre ces deux polarités. Peut-être les mêlera- t-il ? Il est facile d’imaginer une élite de super-riches prolongeant indéfiniment leurs précieuses existences par de coûteuses techniques, alors que le commun des mortels souffrira d’atteintes environnementales croissantes. L.T.

 

Sommaire de Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité

9 Introduction

10 La saga de Singe

14 Pour une histoire globale

15 Pour un récit environnemental

17 Le film des relations humain-nature

20 Encadré : Les sept Révolutions

 

Première partie : Et Singe conquit le monde

 

15 Chap. 1 – Nous sommes les enfants du climat

25 La course à mort

27 D’où venons-nous ?

32 L’exception humaine

34 Au commencement était le Grand Échange

39 Puis surgit un Singe nu

44 Un primate bricoleur, nouveau seigneur de la Création ?

46 Du besoin d’être gras pour nourrir sa grosse tête.

 

46 Chap. 2 – La fin des éléphants

51 Un mastodonte, c’est révolutionnaire…

54 Le tueur empathique

58 Après l’avoir haché menu, cuire le monde

60 Il y a 100 000 ans régnaient les géants

65 La carrière fratricide du Singe savant

68 Nous sommes tous des métis

71 L’Australie, ou comment flamber un continent

75 Certains primates seront plus égaux que d’autres

 

79 Chap. 3 – Le pacte du blé

79 Modeler les gènes

81 Un coup de chaud décisif

85 Trois céréales, une seule révolution ?

88 L’agriculture, une invention globale

92 Le contre-exemple des Amériques

96 Aux racines de tous les maux ?

100 La soumission des animaux

106 Le prix du confort

 

111 Chap. 4 – Effondrements

111 Un trésor de cuivre et d’étain

113 Ötzi, témoin d’un temps intermédiaire

117 Âge de Bronze, âge d’Or ou âge d’Argent ?

120 Une parfaite tempête

123 Une invention décisive : l’écriture

 

Deuxième partie : Et Singe domina la nature

 

129 Chap. 5 – Quand les dieux montrent la voie

129 Le devoir des guerriers

133 La règle d’or

135 Quatre idéologues chinois

138 Trois voies indiennes vers le salut

142 Pour un Dieu unique

146 Au miroir de la philosophie

150 Le temps des échanges

 

153 Chap. 6 – Tout empire périra

153 L’éléphant, une arme à double tranchant

156 La retraite des pachydermes

160 Les trois dimensions de la monnaie

164 Rome, empire de citoyens

167 Chine, empire de fonctionnaires

171 Inde et Asie centrale, empires de délégués

173 Une succession de crises avant l’Apocalypse

 

179 Chap. 7 – Après l’été vient l’hiver

179 Le destin des empires

181 Et l’Europe devint Chrétienté

185 L’année de l’éléphant

189 La Révolution verte islamique

193 Le mystérieux rhinocéros d’or

195 Une crue et le Monde bascule

200 Gengis Khan ou la colère d’Allah

203 De l’influence du chaud et du froid sur l’histoire

 

207 Chap. 8 – Hasards biologiques

208 La jungle des mythes

210 La guerre des invisibles

214 Un certain sentiment d’apocalypse

218 Microbes : la leçon du lapin

222 Le grand corps malade de l’humanité

225 Poux et moustiques, briseurs d’empires

227 Est-il possible d’arrêter les tueurs ?

 

231 Chap. 9 – Aléas démographiques

232 Des vers et du tabac

235 L’Échange colombien

236 Les empires biologique

239 Le cheval, conquête comanche

242 Indigestions chinoises

244 Du sucre et des souffrances

250 Pourquoi nous avons mangé les momies

 

Troisième partie : Et Singe transforma la Terre

 

255 Chap. 10 – Les promesses du vif-argent

256 La malédiction d’Oncle Tío

260 Tout l’argent du Monde

263 Moutons, harengs, castors : quand le capitalisme balbutie

266 Chine et Inde, les bénéficiaires de l’échange inégal

269 Sur les mers tonne le canon

 

275 Chap. 11 – Quand la Terre s’enrhuma

276 L’histoire peut-elle geler à mort ?

278 Le Groenland, Verte-Terre ?

281 Le dernier bourbier des Ming

283 Trois hivers ottomans

286 La gâchette révolutionnaire

289 Dans l’œil du cyclone

 

291 Chap. 12 – Mourir pour la forêt

292 La sève et le sang

294 Le nom du Monde n’est plus forêt

298 Le capitalisme contre l’empire

302 L’opium, une monnaie comme les autres

304 La Grande Divergence

307 L’écorce des jésuites

 

311 Chap. 13 – L’énergie sans limites

311 Pas de combustion sans fumée

315 Le choix du feu

317 Un grand bond vers le haut.

320 Maîtriser le temps et les distances

324 La peur du nombre

326 Le contre-sens de l’État effacé

328 L’humain au centre

331 La démocratie, une question d’énergie ?

334 L’or noir, aubaine pour régimes autoritaires

337 L’abolition morale, du bon usage de l’esclavage

 

341 Chap. 14 – Le frisson de la catastrophe

342 L’année où le Monde gela à mort

346 Le cas de conscience du docteur Frankenstein

348 La menace solaire

350 De quoi l’île de Pâques est-elle la métaphore ?

355 La dernière rhytine

360 Les augures du réchauffement

 

367 Chap. 15 – Le temps de la démesure

368 La guerre au vivant

371 Les deux visages de Fritz Haber

374 Terres de mort

381 Poussière et misère

383 Le silence des bisons

389 Résoudre une crise écologique, mode d’emploi.

 

395 Chap. 16 – Le troupeau aveugle

396 Le triomphe des médias

401 La Grande Accélération

406 La rançon du gratuit

408 Les trois thèses de la multitude

410 Le pouvoir disruptif des réseaux

 

413 Chap. 17. Quelle humanité demain ?

413 Le quatrième pouvoir de Jack

415 La tentation de l’amortalité

419 L’inconnue de la singularité

426 Tous mutants qui s’ignorent

435 Chine, métaphore d’un futur accéléré

441 Le climat, point aveugle du capital

 

447 Conclusion

455 Notes

477 Glossaire

483 Chronologie

487 Tableau : Évolution de la population mondiale de -10 000 à 2050

491 Bibliographie

509 Index nominum

513 Index rerum

 

(1) Selon la belle expression du zoologiste Desmond Morris, Le Singe nu, traduit de l’anglais par Jean Rosenthal, Paris, Le Livre de Poche, 1971, rééd. 2002.

(2) Wou Tch’eng-En, Le Singe Pèlerin ou le Pèlerinage d’Occident, traduit de l’anglais par George Deniker, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1992.

(3) Ces Révolutions sont aussi des chrononymes, des époques définies qui, à l’instar des lieux géographiques (dont le nom fait toponyme et induit l’usage d’une majuscule), ont une localisation précise, temporelle au lieu d’être spatiale.

(4) Pour l’exposé des approches méthodologiques, je renvoie le lecteur intéressé à Laurent Testot (dir.), L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le Monde, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, rééd. 2015.

(5) Laurent Testot, « La nouvelle histoire du Monde », Sciences Humaines Histoire, n° 3, décembre 2014-janvier 2015. Se sont particulièrement distingués dans ce domaine, au point d’être traduits en de multiples langues dont le français : Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2015 ; Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Galli- mard, 2000, rééd. 2007 ; Ian Morris, Pourquoi l’Occident domine le monde… pour l’instant. Les modèles du passé et ce qu’ils révèlent sur l’avenir, traduit de l’anglais par Jean Pouvelle, Paris, L’Arche, 2011.

(6) On songe ici à Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Paris, Fayard, 2012 ; Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident, Paris, Seuil, 2011; Sanjay Subrahmanyam, L’Éléphant, le Canon et le Pinceau. Histoires connectées des cours d’Europe et d’Asie, 1500-1750, traduit de l’anglais par Béatrice Commengé, Paris, Alma, 2016. Tous historiens étudiant les débuts de l’époque moderne.

(7) Traduit en français sous le titre Histoire de la pensée géographique, 4 tomes, Paris, Éditions du CTHS, 2000.

(8) À la suite des travaux pionniers sur le climat d’Emmanuel Le Roy Ladurie a émergé une nouvelle génération : Grégory Quenet, Christophe Bonneuil, Jean-François Mouhot…

(9) Scénario évoqué dans Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, 2014, traduit de l’anglais (Canada) par Geneviève Boulanger et Nicolas Calvé, Arles et Montréal, Actes Sud/Lux, 2015, p. 152.

(10) Pour des réflexions en français sur l’histoire contrefactuelle, voir Quentin Deluermoz, Pierre Singaravelou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016 ; et Florian Besson, Jan Synowiecki (dir.), Écrire l’histoire avec des si, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2015.

Histoire globale et genèse de la finance européenne

Les trois siècles qui précèdent la révolution industrielle ne relèvent pas, au sens strict, de ce que l’on nomme aujourd’hui mondialisation économique. Cette dernière est historiquement matérialisée, du moins aux yeux de la plupart des économistes, par deux périodes spécifiques, dans les années 1860-1914 d’une part, depuis le milieu des années 1980 d’autre part. Il a néanmoins été montré que ces deux phases particulières révèlent des régularités sous-jacentes, éventuellement beaucoup plus anciennes. Au-delà de la libéralisation des échanges de biens et de capitaux (et des phénomènes de convergence connexes), ces deux périodes voient se conforter des régulations internationale ou supranationale qui vont certainement dans le sens d’un approfondissement des dispositifs de marché… Si bien que sur la longue durée le processus de mondialisation a pu être qualifié de synergie entre l’extension géographique des échanges et l’approfondissement des structures de marché [Norel, 2004]. Plus précisément, avant la révolution industrielle, c’est bien le grand commerce, l’expansion géographique des échanges (pas nécessairement ni toujours marchands) qui stimulerait la création de « systèmes de marché », entendus comme la mise en place, au côté des marchés de biens, de marchés de facteurs (terre, travail et capital) de plus en plus sophistiqués, permettant ainsi en principe une meilleure allocation des ressources. On sait en effet que les premiers marchés de facteurs dignes de ce nom en Europe apparaissent aux Pays-Bas puis en Angleterre, pays phares dans l’expansion commerciale qui suit le siècle d’or espagnol, et cela ne saurait être fortuit.

Si l’on envisage ainsi que la mondialisation constitue, non pas seulement un état repérable lors de périodes spécifiques, mais aussi et surtout un processus historique de longue durée, caractérisé par cette synergie entre un phénomène d’ordre géographique et une transformation institutionnelle particulière, alors il devient possible d’étudier les liens entre ce processus historique de mondialisation et la mise en place des innovations touchant les marchés de facteurs, innovations financières entre autres… Le développement de la finance de marché apparaît ainsi comme une conséquence directe de l’extension géographique des échanges et du développement du commerce hors frontières. Rien d’étonnant s’il émerge après le premier tour du monde (Magellan, 1522) qui fait que la terre devient promesse de conquête, et s’il s’accélère au 17e et surtout au 18e siècle, quand les revenus du commerce explosent.

La relative « dématérialisation » qui prend clairement son essor au 17e siècle, notamment aux Pays-Bas et en Angleterre (effets de commerce puis billets plutôt que métaux précieux et espèces), et l’intermédiation de professionnels (financiers organisant les émissions et plaçant les titres), s’expliquent par la croissance des échanges au sein des premiers « empires coloniaux ». On pense évidemment à la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, sa capacité à faire circuler sa signature, sa capacité à transférer des fonds de façon sûre et rapide.  La City constitue, dans ce domaine, un autre exemple saisissant. Fondée sur la Tamise, juste à l’endroit où les bateaux arrivaient pour décharger leurs marchandises, la City est le nom du quartier le plus ancien de la ville. Le commerce y a du reste toujours été florissant et ce depuis le Moyen Âge, notamment avec les villes hollandaises, puis les villes de la Hanse et les villes italiennes entre les 12e et 14e siècles.

L’expansion du 16e siècle a amené les Britanniques, comme bien d’autres, à développer leur flotte marchande, ainsi que le commerce d’épices et de thé en provenance des pays asiatiques. Comme les bateaux et leur armement coûtaient chers, ils eurent l’idée de créer des sociétés, développant ainsi le principe de la commenda ou de la colleganza vénitienne (elle-même d’origine arabe). Ce système permettait au public d’investir en achetant des titres de la société et de profiter des bénéfices réalisés grâce au commerce. Il devint vite clair, que ces titres pouvaient se vendre et s’acheter, comme n’importe quel produit : ainsi commença l’histoire financière européenne. Certes, elle était aussi née de la dette publique, apparue clairement en Europe aux 14e et 15e siècles, mais avec des financeurs plus institutionnels (villes, grands marchands ou banquiers) et sans réel marché, à grande échelle, des titres de dette.

Au-delà de ces données factuelles qui montrent l’imbrication étroite entre grand commerce d’une part, innovations financières d’autre part, il nous faut analyser plus systématiquement la relation qui unit l’extension géographique des échanges et la formation du marché du capital en Europe de l’Ouest. Nous proposons de privilégier trois étapes dans l’enchaînement logique menant du simple commerce de longue distance aux perfectionnements du marché financier.

La première étape concerne la lettre de change, à la fois ses transformations en tant que moyen de paiement et son évolution en tant qu’instrument de crédit.

Cette lettre est d’abord une reconnaissance de dette sur papier, suite à une transaction commerciale entre partenaires étrangers. Muni de ce papier, le vendeur peut aller voir sa banque pour en percevoir immédiatement le montant, laissant alors la banque se débrouiller avec le client extérieur. Mais il peut aussi l’utiliser comme moyen de paiement et la transférer à quelqu’un d’autre qui aurait confiance dans la reconnaissance de dette signée par ce client. De fait, la lettre de change évolue au 16e siècle, en premier lieu parce que la révolution commerciale impose des distances plus longues, donc des délais supplémentaires avant perception des recettes liées à une transaction. Par exemple une importation de produits asiatiques en Europe devra être réglée aujourd’hui mais n’assurera un revenu qu’après que le produit soit parvenu en Europe… Cette extension géographique des échanges multiplie par ailleurs les partenaires éloignés et donc accroît aussi le risque de contrepartie commerciale.

Pour ce qui est de ce dernier, une solution partielle est trouvée à Anvers, dans la seconde moitié du 16e siècle, avec les pratiques d’endossement multiple des lettres de change [De Roover, 1953, p.83-118 ; Kohn, 1999, p.23-28]. Traditionnellement le « payé » ou « possesseur » d’une lettre de change, par exemple un exportateur, peut décider de ne pas présenter, auprès d’un merchant-banker domestique, le « payeur », la lettre de change remise par son client étranger (le « tiré » de la lettre), pour s’en servir à son tour comme moyen de paiement. Si les partenaires se connaissent bien, la circulation de la lettre comme moyen de paiement est sans difficultés. Un problème se pose évidemment en revanche dans un espace commercial élargi. Comment le nouveau récipiendaire peut-il être sûr que le merchant-banker « payeur » associé au « possesseur » est fiable ? Simplement en exigeant que celui qui lui remet la lettre de change appose sa signature au dos et se rende ainsi coresponsable du paiement final (au même titre que le « tiré » et le « payeur »). Avec la multiplication des usages successifs d’une même lettre comme moyen de paiement, la sécurité de celle-ci s’accroît d’autant puisque de plus en plus d’agents économiques affichent leur solidarité. Dans ces conditions, un vendeur peu enclin à courir des risques aura tendance à n’accepter en paiement que des lettres de change déjà endossées par des « signatures » prestigieuses… Les dangers liés à la multiplication des partenaires commerciaux sont ainsi circonscrits à partir du moment où la plupart, par la technique de l’endossement, confirment leur responsabilité dans la chaîne officielle de paiements.

Le premier problème (celui du délai entre le paiement du produit asiatique et sa mise en vente en Europe) est aussi indirectement réglé par cette même évolution. Les grands importateurs européens sont essentiellement, voire exclusivement, les grandes compagnies de commerce. Le prestige de leur signature leur permet de régler assez largement leurs achats sur d’autres continents par émission d’une lettre de change payable dans une « banque » locale (mais aussi à Londres ou Amsterdam) ou simple endossement d’une lettre déjà en circulation. Les vendeurs n’escompteront que rarement cette lettre dans la mesure où elle pourra leur servir de moyen de paiement local, à peu près unanimement accepté. En conséquence l’importation pourra avoir commencé de créer des revenus en Europe avant même d’avoir été payée, en espèces sonnantes et trébuchantes… Le règlement réel se fera, d’abord par compensation, puis ultérieurement et pour le solde, par le premier galion transportant du métal précieux…

Moyen de paiement, la lettre de change a toujours été aussi un instrument de crédit. Vendre à Londres, à un merchant-banker local, une lettre de change payable sur une banque d’Amsterdam, n’est rien d’autre qu’un emprunt à Londres réalisé par ce vendeur (« tireur » de la lettre). Le merchant-banker londonien détient alors une créance sur Amsterdam qui peut être incluse dans une opération de compensation. Mais se développent vite d’autres pratiques qui n’ont plus rien à voir avec le commerce. C’est notamment la technique du « rechange » utilisée dès la fin du Moyen Âge. Supposons qu’une lettre de change vendue à Londres et payable sur Amsterdam soit doublée par une lettre semblable, vendue par le « payeur » initial à Amsterdam et réglable au final par le « tireur » initial à Londres. Dans ce dispositif, il peut donc y avoir émission de deux lettres de change symétriques et qui se neutralisent sans contrepartie commerciale aucune… Ce genre de dispositif semble à l’époque avoir connu un grand succès parce qu’il permettait de déguiser une opération locale de prêt à intérêt, donc répréhensible aux yeux de l’Église, en une opération formellement internationale et a priori commerciale…

Mais ce qui est nouveau au 16e siècle, et encore à Anvers (officialisé en 1540), c’est l’escompte, par des money dealers, des lettres de change désormais endossables. En clair, ces agents achetaient avec un rabais (plus ou moins important selon l’état de resserrement du crédit) les lettres de change en circulation. Jusqu’alors de telles pratiques n’avaient guère concerné que les dettes publiques à Florence. Mais l’existence d’endossements rendait ces papiers fiables, donc négociables et ce, à n’importe quelle date avant leur maturité. Autrement dit cette négociabilité permettait de fixer des taux d’intérêt à diverses échéances, pour des instruments a priori sans risque. Comme on va le voir dans notre deuxième partie, on dispose alors de ce qui serait « le fondement de la banque commerciale moderne, aux 17e et surtout 18e siècles » [Kohn, 1999, p. 28]. Là encore l’évolution commerciale extérieure serait bien au point de départ, avec la nécessité de l’endossement des lettres de change, des tout premiers pas de la banque commerciale…

Mais surtout le financement à long terme des opérations lourdes qu’impose le grand commerce (armement des bateaux, achat des cargaisons…) amène d’une certaine façon la transformation de crédits à court terme, matérialisés par une lettre de change, en crédits à long terme sous forme de rentes sur les sociétés commerciales. C’est là notre deuxième étape. Au tout début du 17e siècle, la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, la VOC, finance ses premières opérations par emprunt à court terme. Celui-ci prend la forme d’une vente de lettres de change domestiques. Mais devant la multiplication des voyages, la compagnie décide, en 1609, de convertir ces dettes en « parts » de la société. Techniquement, le procédé consiste à convertir les lettres en rentes perpétuelles négociables, sur le modèle de celles qui avaient été créées en 1542 pour financer l’impôt exigé par Charles Quint de ses provinces flamandes… Autrement dit les exigences du grand commerce amènent à étendre aux sociétés commerciales le type de financement qui était jusqu’ici, et depuis peu, l’apanage des puissances publiques provinciales. Mais il y a aussi des raisons politiques à cette extension.

La VOC en effet a commencé comme une entreprise gérée strictement par des représentants politiques des différentes provinces (les Heeren XVII). Et l’obtention de parts dans la société, sous forme de rentes perpétuelles, ne devait en rien modifier cet état de fait. Ce type de gouvernance d’entreprise, dans lequel les porteurs de parts n’ont strictement aucun contrôle opérationnel et, en quelque sorte, « mandatent » des représentants du pouvoir politique pour gérer au mieux l’entreprise, semble avoir à son tour stimulé l’innovation financière précédemment décrite. D’une part les pouvoirs politiques provinciaux avaient tout intérêt à trouver un financement de long terme pour la VOC qui n’entame pas leur propre contrôle : à l’inverse la cession de droits à des privés par la couronne britannique pour mener à bien les grandes compagnies commerciales s’est accompagné d’un net recul du contrôle étatique. La création de rentes perpétuelles était donc un bon moyen, pour les pouvoirs provinciaux, de conserver le contrôle et de tirer parti au maximum des bénéfices dégagés. D’autre part il semble que ce dispositif de gouvernance ait permis le spectaculaire succès de l’émission des rentes citées : les souscripteurs étrangers semblent avoir été positivement sensibles au fait que cette « augmentation de capital » allait accroître les moyens d’action de la VOC, sans diluer le pouvoir de décision effectif [Neal, 1993, p. 9]. En définitive, l’exigence d’innovation financière, issue du rôle moteur des Provinces-Unies dans l’économie monde du 17e siècle, s’est trouvée facilitée, dans sa mise en œuvre, par un mode très particulier de gouvernance de la principale compagnie néerlandaise de l’époque…

La troisième étape, dans laquelle se manifesterait une influence déterminante de l’extension géographique des échanges sur les innovations financières, est sans doute à situer au début du 18e siècle. Tant en France qu’en Angleterre, une réponse au surendettement de l’État est, on le sait, la vente aux épargnants de titres de dette des grandes compagnies commerciales (compagnie d’Occident devenue compagnie des Indes en France, compagnie des Mers du Sud en Angleterre) en échange des rentes sur le Trésor royal détenues par ces mêmes particuliers. Une fois en possession de ces rentes, les compagnies en négociaient le « remboursement » avec ce même Trésor, notamment par l’obtention de privilèges commerciaux supplémentaires ou encore le monopole de frappe des monnaies. On sait qu’en France, ce dispositif devait aussi être associé à l’émission massive de billets par la Banque Royale, notamment afin de contribuer à l’achat de titres de la Compagnie des Indes, débouchant sur la panique associée au nom de John Law et à une réelle méfiance vis-à-vis des billets de banque pour plusieurs décennies. C’est au début 1720 qu’éclate la bulle boursière en France. En Angleterre, l’éclatement de la bulle sur les titres de la South Sea Company survient en août 1720, six mois après l’autorisation d’émettre des titres en échange de rentes publiques.

Ce qui frappe dans les deux chronologies, c’est d’abord l’instrumentalisation, par les pouvoirs publics, des grandes compagnies et de leurs perspectives de bénéfice commercial, pour se désendetter d’une façon particulièrement habile (même si elle devait très mal tourner en France). En clair on adossait les dépenses publiques et la prospérité permise par l’émission monétaire sur les espoirs plus ou moins fantasmatiques de profits commerciaux sur longue distance. Et l’on pourrait alors penser que cette instrumentalisation du commerce au long cours fut alors une dramatique erreur. Il est probable au contraire que cette « faute » devait servir l’innovation financière en stabilisant les marchés financiers et en relançant la croissance… Pour Neal [1993, p. 80],  c’est non seulement la prospérité des vingt années qui ont suivi, mais aussi et surtout « le renforcement des liens financiers entre Londres et Amsterdam » qui furent les vraies conséquences des deux crises. Ce renforcement serait imputable à l’habitude prise par les spéculateurs de spéculer alternativement sur Paris, Londres et Amsterdam et de procéder à des allers-retours successifs, en fonction des événements. Par ailleurs, il apparaît clairement que les deux marchés financiers deviennent beaucoup plus intégrés et efficients à partir de 1725 (idem, p. 163). Le premier marché international des capitaux serait donc indirectement imputable à cette instrumentalisation des profits des compagnies maritimes, si dramatiquement vécue en 1720…

BOYER-XAMBEU M.-T., DELEPLACE G., GILLARD L., [1986], Monnaie privée et pouvoir des princes, Paris, Editions du CNRS et Presses de la FNSP.

De ROOVER R., [1953], L’Évolution de la lettre de change, 14ème – 18ème siècle, Paris, Armand Colin.

KOHN M., [1999], Bills of Exchange and the Money Market to 1600, Dept of Economics – DartmouthCollege, Working paper 99-04.

NEAL L., [1993], The Rise of Financial Capitalism – International Capital Markets in the Age of Reason, Cambridge, CUP.

NOREL P. [2004], L’Invention du Marché, une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

Traite négrière et formation du capitalisme (2)

En 1944, dans Capitalism and Slavery, Williams affirme que la traite des Noirs, « forme la plus avancée du capitalisme marchand », aurait été « une des principales sources de l’accumulation du capital qui, en Angleterre, a financé la révolution industrielle ». Et il semble en effet que des armateurs aient bien avancé de l’argent à James Watt auquel on attribue traditionnellement la paternité de la machine à vapeur. Mais au-delà de l’anecdote, si l’on peut penser que les riches armateurs ou planteurs disposaient de l’argent nécessaire pour financer les inventeurs et entrepreneurs de la Révolution industrielle, l’ont-ils réellement fait? 

La question est difficile à trancher tout en restant elle-même ambiguë. En premier lieu, on connaît mal le volume et l’affectation des revenus des armateurs et planteurs : ce qui est consacré à la consommation ostentatoire ou à l’achat de titres laisse peu de traces précises, d’où l’incertitude sur la fraction consacrée à l’industrie. Supposant ensuite que l’on connaisse l’investissement brut dans l’industrie des fortunes concernées, comment déterminer la part qui revient aux profits spécifiques de la traite plutôt qu’à ceux dégagés d’autres activités ? Si enfin ces difficultés sont levées, le point intéressant consiste a priori à évaluer la proportion de l’investissement industriel total imputable aux revenus de la traite… Tout en sachant qu’un tel ratio « mécanique » ne rend compte que d’un effet très localisé des revenus de la traite sur l’économie, via l’investissement. Les effets réels sont beaucoup plus diversifiés et mettent en jeu la dynamique de l’économie : stimulation des exportations pour fournir les marchés américains, donc de l’innovation locale, accroissement de l’emploi européen donc du revenu et de la possibilité d’importer les denrées coloniales, source de plus de pouvoir d’achat transatlantique, etc. Ces remarques faites, analysons néanmoins la contribution directe des revenus de la traite à l’investissement, les autres effets étant étudiés plus loin.

En Angleterre, on estime qu’une part importante des capitaux nécessaires au développement de l’industrie cotonnière du Lancashire a pu provenir de l’activité du port de Liverpool, principal pôle de la traite. Le capital commercial de la région de Glasgow, développé grâce au commerce du tabac, lui-même lié à l’esclavage, trouve un emploi considérable dans l’industrie après 1730 : les négociants du commerce atlantique prennent en Écosse le contrôle des industries du verre, du sucre et du lin. Devine a montré comment le store system des marchands de Glasgow sur le marché de la Chesapeake dépendait de l’échange des biens de consommation et d’équipement nécessaires à la vie des plantations contre la production américaine et exigeait le développement d’étroites relations entre marchands et producteurs industriels [Léon, tome 3, 1978, p. 53]. Dans le même esprit, des familles britanniques exploitant des plantations jamaïcaines investissent dans la métallurgie (cas des Fuller dans le Sussex) ou les carrières d’ardoise (cas des Pennant au pays de Galles). Mais plus globalement les planteurs semblent avoir privilégié la terre, les emprunts d’État ou la consommation à l’investissement industriel [Morgan, 2000, pp. 53-54]. Au niveau des armateurs, toutes les industries, du textile au charbon en passant par la construction navale, le raffinage du sucre ou encore l’industrie du verre ont reçu de leurs capitaux, sans qu’il soit possible de distinguer, dans ces apports, ce qui provient de la traite de ce qui résulte des autres activités de banque, d’assurance ou de transport que pratiquent aussi ces mêmes armateurs…

Si l’on quitte les faits bruts pour s’intéresser aux ratios entre revenus de la traite et investissement, la situation apparaît plus claire. Pour Barbara Solow, reprenant des calculs d’Engerman, les profits de la seule vente d’esclaves représentaient en 1770 environ 0,5% du revenu national britannique, mais 7,8% de l’investissement total et surtout 38,9% de l’investissement industriel et commercial proprement dit [Solow, 1985, p. 105]. La signification de ce ratio (lui-même relativement stable au long du 18ème siècle) est importante dans la mesure où, « aucune industrie n’a pu atteindre un tel ratio dans l’économie américaine moderne » [Morgan, 2000, p. 47]. Il est cependant possible qu’à l’époque, d’autres industries britanniques aient dépassé ce ratio, dans le textile notamment [Eltis et Engerman, 2000, pp. 134-135]. La traite n’en apparaît pas moins comme un moteur potentiel de l’investissement. Il reste alors à évaluer quelle part de ces profits allait réellement à l’investissement industriel et commercial, ce qui n’est pas déterminable aujourd’hui. Mais on peut aussi considérer que, de toute façon, le reste des revenus de la traite contribuait à l’essor productif par le biais d’autres investissements ou de la consommation. Le débat ne semble pas être clos pour autant : le bilan publié par Thomas [2000] tendant à relativiser l’ampleur de l’accumulation de capital à grande échelle par le biais de la traite.

Pour ce qui est de la France, les armateurs ont-ils investi l’argent gagné grâce à la traite ailleurs que dans la terre et dans la pierre ? A Nantes, on trouve beaucoup d’armateurs d’origine bourgeoise, qui ont acheté des charges anoblissantes et des seigneuries pour unir le prestige de la noblesse à celui de la fortune ; les Mautaudoin, Boutellier, Trochon, Luynes, Michel, Grou, Chaurand veulent tous être anoblis. Lemesle estime cependant que même si les négociants consentaient à payer des prix de plus en plus élevés pour obtenir des charges, celles-ci n’ont pas détourné une part importante de leur capital. Pourtant, le même auteur remarque que « les armateurs ne se sentaient pas la vocation de réinvestir leur capital dans l’industrie, même s’ils avaient développé et encouragé la construction navale, l’indiennage, le raffinage du sucre » [Lemesle, 1998, p. 95]. Pétré-Grenouilleau estime quant à lui qu’en ce qui concerne les ports français, les armateurs n’ont pas réalisé d’investissements massifs dans ces secteurs industriels : « Aussi, loin d’être un aboutissement logique, l’industrie est réduite dans la pensée des armateurs nantais (et sans doute également bordelais), à un simple auxiliaire » [1998, p. 129].

Si la participation à la traite fait de certains armateurs des acteurs de la révolution industrielle, on doit donc plutôt trouver ces individus parmi les Anglais que chez leurs homologues français. Par ailleurs, les profits de la traite ont vraisemblablement eu un impact économique significatif sur le volume de l’investissement industriel, comme l’indiquent les chiffres cités par Solow. Il importe maintenant d’étendre l’analyse pour prendre en compte plus globalement l’effet sur le développement européen de l’ensemble de ce commerce transatlantique qui explose dans la deuxième moitié du 18ème siècle…

A un premier niveau, il est clair que l’esclavage au sein des plantations, objectif intentionnel de la traite, a considérablement amélioré le revenu nord-américain. Or précisément, on sait que le débouché américain sera crucial pour l’Angleterre dans l’enchaînement des causes menant à la révolution industrielle. Du point de vue de la demande, en effet, l’industrie textile britannique a d’abord été stimulée par une lente élévation des revenus en Europe puis, entre 1750 et 1780, par le marché nord-américain, plus généralement atlantique [Verley, 1997] croissant qui a poussé à employer plus de travailleurs dans les manufactures britanniques. Cette demande de travail a en retour pesé à la hausse sur les salaires britanniques, justifiant en conséquence la recherche de gains de productivité, notamment par de nouvelles techniques. Par ailleurs cette demande américaine a ensuite permis d’écouler la production anglaise de textiles. En tant que résultat objectif de l’esclavage de plantations, la hausse du revenu américain a donc sensiblement contribué, à la recherche de gains de productivité dans l’industrie anglaise d’une part, à la vente des produits que ces mêmes gains de productivité permettaient d’autre part.

Une deuxième dimension de cette influence, connexe de la précédente, apparaît alors immédiatement. La production de coton, elle-même totalement imbriquée dans l’économie de traite et d’exploitation esclavagiste, a permis à l’Europe de bénéficier d’une matière première textile en abondance. De fait, les terres européennes encore utilisables (hors vivrier) n’auraient jamais suffi à produire, ne serait-ce que 10% de cet apport américain en matières premières. Et l’utilisation de techniques nouvelles et coûteuses ne se justifie que par deux facteurs primordiaux, des marchés et des matières premières. Les machines à filer et tisser qui seront alors mises au point n’étaient donc rentables qu’à condition de traiter une matière première suffisamment abondante, ce qui fut le cas avec les productions de coton nord-américaine et des Caraïbes. Elles exigeaient aussi des débouchés prometteurs, de fait ceux que l’Angleterre maîtrisait, de par sa domination des mers, notamment le débouché nord-américain puis le marché asiatique, autrefois alimenté en cotonnades par l’Inde. Autrement dit, traite et esclavage sont bien au cœur des enchaînements qui mènent, avec d’autres facteurs évidemment, à la vague d’ingénierie britannique qui caractérise le 18e siècle.

A un troisième niveau, on ne peut que relever une multitude d’influences de la traite sur les économies européennes en général, britannique en particulier. C’est d’abord un stimulant très direct à la production d’artefacts : on sait que les négriers échangeaient les esclaves amenés sur la côte africaine contre des armes, du textile, des produits à l’apparence prestigieuse. C’est ensuite une impulsion réelle donnée à la construction navale. A travers l’importation en Europe de sucre, second produit clé produit par les esclaves, c’est aussi la possibilité de fournir des calories bon marché à la classe ouvrière britannique. La traite, c’est aussi une source de revenus pour les États, soit directe quand ils imposent les bateaux négriers, soit indirecte à travers la taxation des importations de coton ou de sucre. Et bien évidemment, même si les armateurs investissent leurs profits dans la terre et non dans l’industrie, cela détermine des flux de revenu en chaîne dans les économies européennes…

Il est largement admis aujourd’hui que la révolution industrielle marque l’achèvement du mode d’organisation que l’on appelle « capitalisme ». Cette thèse est du reste commune, pour des raisons différentes, à Marx et à Weber. Pour le premier, la révolution industrielle, non seulement élargit le salariat (qui constitue le pivot du rapport de production capitaliste), mais encore transforme radicalement les forces productives. Pour le second, c’est la période de rationalisation des techniques et de libération définitive de la main d’œuvre de ses attaches traditionnelles. Dès lors, en tant qu’ils se situent au cœur de la révolution industrielle, par le capital fourni, les matières premières produites, la demande américaine stimulée, la rentabilisation de nouvelles techniques de fabrication, traite négrière et esclavagisme constituent bien une pièce maîtresse de la longue construction du capitalisme.

 

 

 

L’ensemble des deux textes de cet article constitue une version modifiée d’une partie de chapitre consacrée à ces thématiques, parue dans Norel (dir.) « L’invention du Marché », Paris, Seuil, 2004, pp. 317-328. Cet ensemble doit donc beaucoup aux pages rédigées initialement par Claire Aslangul.

 

ELTIS D., ENGERMAN S., 2000, « The Importance of Slavery and the Slave Trade to Industrializing Britain », Journal of Economic History, vol. 60, n°1, march.

LEMESLE, R.-M., 1998, Le commerce colonial triangulaire 18ème – 19ème siècles, Paris, PUF.

LEON, P. (Dir.), 1978, Histoire économique et sociale du Monde, vol. 3 : « Inerties et révolutions », Paris, Armand Colin.

MORGAN K., 2000, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press.

PETRE-GRENOUILLEAU, O., 1998, Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette.

SOLOW B., 1985, « Caribbean Slavery and British Growth : the Eric Williams Hypothesis », Journal of Development Economics, n°17, 99-115.

THOMAS, H., 2000, The Slave Trade. The Story of the Atlantic Slave Trade : 1440-1870, New York, Simon and Schuster.

VERLEY, P., 1997, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard. Réédition Tel 2013

WILLIAMS, E., 1944, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press (rééd. Capricorn Books, 1966).

 

Les réseaux marchands juifs en Asie au début du deuxième millénaire

Ce blog a déjà parlé des réseaux commerçants de l’océan Indien et de la route de la Soie, des diasporas en général, des réseaux sogdiens ou kârimî en particulier. Il a aussi présenté en détails la carrière d’un marchand juif de l’océan Indien, Abraham Ben Yiju, durant le 12e siècle. Il va s’agir aujourd’hui d’introduire plus généralement à l’histoire des réseaux marchands juifs qui ont tenu une place très importante dans le commerce afro-eurasien, mais pas toujours la première, comme on va le voir. L’enjeu pour l’histoire globale consiste d’abord à décrypter les logiques marchandes de ces réseaux anciens, élément à l’évidence crucial pour l’histoire des marchés. Il est aussi de comprendre comment la diaspora juive a pu fonctionner en bonne entente avec les pouvoirs musulmans et les commerçants d’autres origines. Cette histoire concerne l’océan Indien d’avant les Portugais, une époque caractérisée par des relations entre populations qui peuvent nous étonner aujourd’hui…

La présence juive est ancienne dans l’océan Indien occidental. Des juifs émigrent vers la côte Ouest de l’Inde sans doute dès la période de l’empire babylonien : les juifs de la région de Cochin ont conservé jusqu’à nos jours un type de jeu connu en Babylonie du temps de Nabuchodonosor II. Au début de l’ère chrétienne, des marchands juifs sont partie prenante dans le développement du commerce romain à partir de l’Égypte ; des juifs s’installent aussi en Perse et en Inde aux 1er et 2e siècles pour fuir le joug romain. Les persécutions des juifs dans l’État perse sassanide aux 5e et 6e siècles amènent à de nouvelles migrations vers l’Inde. La religion juive est par ailleurs bien implantée au Yémen avant l’islam.

Le développement du commerce au loin lors de la deuxième phase du système-monde afro-eurasien (6e-10e siècle) permet un déploiement des réseaux juifs. Selon le géographe persan Ibn Khordâdbeh, des juifs radhanites « contrôlent les routes de la soie » [1865, p. 513, et M. Lombard, 1971] (leur nom vient de la région de Radhan, à l’est du Tigre, non loin de Bagdad). L’aristocratie de l’Empire khazar du sud de la Russie se convertit au judaïsme vers 740, sans doute sous l’influence de ces juifs radhanites. Des juifs chassés de Byzance arrivent en grand nombre en Khazarie aux 7e et 8e siècles. L’irruption des armées musulmanes au Khwarezm entraîne également un départ des juifs de cette région vers la Khazarie. L’historien Abû Zayd, de Sîrâf, mentionne des juifs parmi les étrangers massacrés à Canton par les troupes du chef rebelle Huang Chao en 879. À côté des musulmans, les juifs sont également présents sur les routes maritimes de l’océan Indien. Le livre d’al-Sîrâfî que l’on appelait Livre des Merveilles de l’Inde (10e siècle) évoque ainsi la figure du grand marchand juif Ishâq, qui commerce entre l’Oman et la Chine [cf. D. Lombard, 1990, t. II, p. 28]. Au 8e siècle, l’exemple d’un certain Issupu Irappan (Joseph Raban) révèle l’intégration des marchands juifs dans le Sud de l’Inde et le respect qu’on leur accordait. À la tête de la guilde des Anjuvannam, Raban obtint des privilèges princiaux, l’exemption de toute taxe et un quart du revenu des commerçants du port de Cranganore sur la côte de Malabar. En « échange », Raban plaçait ses navires à la disposition du roi chera. La Relation de la Chine et de l’Inde indique aussi la présence de juifs à Ceylan.

Dans l’espace carolingien, des marchands juifs animent le commerce à longue distance, à côté de marchands lombards et frisons. Les négociants de ces réseaux juifs ont évidemment contribué à des transferts de savoirs et de techniques – ainsi dans l’industrie textile, vers l’Italie, mais aussi dans le domaine des techniques bancaires. À côté de chrétiens nestoriens, des juifs jouent un rôle important dans la transmission du savoir grec ancien dans le monde musulman.

            Pour le troisième cycle du système-monde, les réseaux juifs nous sont mieux connus, pour leur importance dans la sphère économique, mais aussi parfois politique. Aux 10e et 11e siècles, en Irak et en Égypte, des représentants de familles marchandes juives sont établis comme banquiers officiels et collecteurs de taxes ; ainsi les banquiers Joseph b. Phineas et Aaron b. ’Amran, qui se sont associés pour fonder une firme au 10e siècle, prêtent de l’argent au calife et à ses vizirs. Ibn ’Allan al-Yahûdî (mort en 1079), collecteur de taxes à Basra, servit les califes pendant plus de vingt ans et prêta de l’argent au célèbre ministre des Seljukides Nizâm al-Mulk. D’autres marchands devinrent les fournisseurs du palais en marchandises précieuses.

            En Égypte, le juif espagnol Benjamin de Tudela compte 30 000 juifs, dont 7000 au Caire. Dans l’Égypte fatimide, la gestion de l’État est parfois confiée à des fonctionnaires d’origine juive [Bianquis, 1999, p. 14]. Certains marchands accèdent à des fonctions importantes et même au vizirat. Un exemple célèbre est celui des frères Tustârî, d’Ahwâz, « banquiers juifs et négociants en objets précieux de l’océan Indien et de la Chine », qui gouvernèrent l’Égypte fatimide de 1036 à 1048 [M. Lombard, 1971, p. 169]. Au Caire, nous dit Benjamin de Tudela, réside « Rabbi Nathanael, le prince des princes et le chef de l’académie et de tous les juifs d’Égypte […]. Il est aussi ministre du grand roi qui demeure au palais de Tsoane el-Medinah » [Harboun, 1986, p. 131]. Les juifs dominent l’industrie et le commerce de la soie, une industrie déjà ancienne en Palestine et en Syrie.

Dans l’océan Indien occidental, aux 11e et 12e siècles, les marchands juifs semblent avoir la haute main sur le commerce en mer Rouge et entre l’Inde et le Yémen [Goitein 1954, Goitein et Friedman 2007]. Les lettres trouvées dans la Geniza de la synagogue du Caire (documents qui concernent surtout les 11e et 12e siècles, et pour les rapports avec l’Inde, la période 1080-1160) témoignent des contacts des marchands d’Égypte et du Yémen (juifs et arabes) avec ceux de l’Inde du Sud, juifs, arabes et indiens. Ces documents illustrent le rôle d’Aden et la dimension des réseaux de l’océan Indien. D’une famille d’origine persane, Madmûn ben Hasan, représentant des marchands et superintendant du port d’Aden, également propriétaire de navires, joue ainsi le rôle d’intermédiaire entre les juifs de Méditerranée et ceux installés en Inde. Il porte le titre de « leader de la communauté juive de l’océan Indien », dont jouiront également ses descendants. Son père, Hasan-Japhet ben Bundar, jouait déjà avant lui un rôle de représentant des marchands, de banquier, et de « leader des congrégations juives » [Goitein et Friedman, 2007, pp. 37sq.], et il était en charge de la douane d’Aden. La suprématie navale des chrétiens en Méditerranée au 12e siècle a peut-être incité certains marchands juifs à développer leur négoce avec l’océan Indien. Les marchands juifs exportent vers l’Inde des textiles (soie, drap de Russie…), du cuivre, du plomb, des récipients et ornements d’argent, de bronze, de verre, du storax, de l’huile d’olive, du corail et du papier. Les importations concernent des textiles, des épices, des aromates, des remèdes, des teintures, des bois, des perles et des pierres précieuses, des objets en fer ou en acier, des récipients de cuivre et de bronze. Les biens transportés ne concernent donc pas seulement des produits de luxe, mais toute une gamme de marchandises. Les importations indiennes étaient pour une part réglées avec des métaux précieux, argent et or, notamment à partir du 12e siècle, lorsque l’or de l’Afrique de l’Ouest et celui de la côte de Sofala trouvent leur chemin vers l’Égypte. Il est à noter que, contrairement aux juifs d’Asie occidentale et d’Asie centrale (radhanites, juifs du Khorassan…), les marchands juifs d’Aden et d’Égypte ne semblent pas impliqués dans la traite d’esclaves. Dans les années 1120, deux marchands juifs illustrent l’étendue des réseaux et des routes parcourues. Halfon, un fils de Madmûn, commerce entre Égypte, Inde, Afrique de l’Est, Syrie, Maroc et Espagne. Le juif Marocain ‘Abû Zikrî as-Sijilmassî, représentant des marchands du Caire, se déplace entre Égypte, Aden, Europe du Sud et Inde.

Au-delà de l’étendue des réseaux (pour l’Inde occidentale, douze ports au moins sont mentionnés), les documents étudiés montrent leur complexité. « Toutes les transactions s’effectuaient par l’intermédiaire d’associés, chacun des associés agissant dans une localité différente et pratiquant un commerce d’importation et d’exportation d’un pays à l’autre » [Gil, 2003, p. 273]. Les réseaux marchands recoupaient souvent des liens familiaux. Le caractère interconfessionnel de certains réseaux ou entreprises est par ailleurs remarquable. Les associations commerciales ne se faisaient pas seulement entre marchands juifs, mais pouvaient inclure juifs, musulmans, hindous et chrétiens nestoriens. Madmûn fait ainsi parvenir un message à des marchands indiens, les informant des prix du poivre et du fer à Aden. Il leur conseille d’envoyer un navire de Mangalore à Diu, avec poivre, fer, cubèbe, gingembre, coir, et bois d’aloès, « car toutes ces marchandises se vendent bien » [Goitein et Friedman, 2007, p. 59].

La coupure, remarque Goitein, « se fait moins entre les religions et les nationalités qu’entre les soldatesques dirigeantes et les commerçants entrepreneurs » [1954 : 197]. Toutefois, les entreprises commerciales mêlaient parfois marchands et élites politiques. Ainsi, Madmûn et le Yémenite Bilâl ben Jarîr, commandant des forces d’un sultan d’Aden, développent un partenariat dans le commerce avec l’Égypte [Margariti, 2007, p. 155], et possèdent conjointement un bateau qui voyage entre Aden et Ceylan.

          Bagdad demeure le centre d’un rayonnement juif : l’exilarque (chef de la diaspora) y résidait, et « plusieurs des ministres du calife sont juifs » au 12e s. [Harboun, 1986, p. 63]. Parlant de l’île de Qays, en 1176, Benjamin de Tudela évoque la présence de 500 juifs installés là. Les juifs sont également bien présents dans l’Asie intérieure. À Samarcande, « où se rassemblent, nous dit Benjamin de Tudela (12e siècle), [des marchands] de tous les endroits du monde », demeurent « 50 000 juifs » (le nombre ici donné est cependant peu crédible, Benjamin de Tudela ne s’est pas rendu en Asie centrale). Ghaznî abrite également une forte communauté juive.

       Les juifs transmettent des biens, mais ils sont aussi les vecteurs de savoirs techniques et culturels. Les juifs d’Italie et d’Espagne vont jouer un rôle important dans la transmission des savoirs grec et musulman dans le monde chrétien. Frédéric II, dirigeant du Saint-Empire romain germanique et roi de Sicile, attire à sa cour des savants juifs et musulmans. En dehors du commerce, M. Lombard note que « dans les corporations orientales, Juifs, Chrétiens et Musulmans sont admis à égalité; dans certaines, même, les non-Musulmans sont majoritaires, notamment chez les orfèvres, les négociants en métaux précieux et les banquiers, où les juifs tiennent un rôle considérable. La plupart des médecins sont chrétiens ou juifs » ([1980, pp. 175-176]. Le philosophe juif andalou Maïmonide (1135-1204), installé en Égypte, exerce comme médecin à la cour de Saladin.

Avec l’installation en Égypte du pouvoir ayyûbide en 1174 puis des mamlûks Bahriyya en 1250, et dans le Yémen rasûlide sunnite, l’importance des juifs dans le commerce au loin et la sphère politique va toutefois sensiblement décroître. Les liens des réseaux juifs du Yémen et d’Égypte avec l’Inde semblent se défaire. Les marchands musulmans, kârimî et autres, en relation avec le Yémen, le Gujarat et Cambay, deviennent prééminents dans le commerce de l’océan Indien.L’Ouest de l’Inde voit une implication croissante des musulmans dans le commerce, notamment au Gujarat et sur la côte du Malabar, où les marchands sont bien accueillis par les pouvoirs hindous. Une présence juive se maintient toutefois, comme en témoigne Marco Polo pour la ville de Kulam [1980, t. 2, p. 462]. Juifs et musulmans sont associés en 1282 dans l’envoi d’une mission commerciale à la cour de Kûbilai. En Perse, les Ilkhâns placent des juifs et des chrétiens dans leur administration. À partir du 13e siècle, cependant, avec l’expansion et le raidissement idéologique de l’islam, les juifs ne retrouveront jamais la place qui fut la leur au début du 2e millénaire dans les réseaux commerciaux de l’océan Indien.


Bibliographie

BEAUJARD, P., 2012, Les Mondes de l’océan Indien, t. 1 et 2, Paris, Armand Colin.

BIANQUIS, T., 1999, « Le monde musulman du IXe/IIIe siècle au XVe/Xe siècle », in J. C. Garcin et al. (éds.), États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, vol. 2, Paris, PUF.

GIL, M., 2003, « The Jewish merchants in the light of eleventh-century Geniza documents », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 46 (3), p. 273-319.

GOITEIN, S. D., 1954, « From the Mediterranean to India. Documents on the trade to India, South Arabia, and East Africa from the eleventh and twelfth centuries », Speculum. A Journal of Mediaeval Studies, XXIX, 2 (1), p. 181-197.

GOITEIN, S. D., 1980, « From Aden to India : Specimens of the correspondence of India traders of the twelfth century », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 23, p. 43-66.

GOITEIN, S. D., et FRIEDMAN, M. A., 2007, India Traders of the Middle Ages : Documents from the Cairo Geniza.« India Book », Part One, Leiden, Brill.

HARBOUN, H., 1986, Les Voyageurs Juifs du XIIe siècle (Benjamin de Tudèle ; Pétahia de Ratisbonne ; Nathanel Hacohen), Aix-en Provence, Éditions Massoreth.

IBN KHURDADBEH, 1865, Le Livre des Routes et des Provinces, éd. C. Barbier de Meynard, Journal Asiatique, mars-avril et mai-juin 1885, p. 227-296 et 446-532.

LOMBARD, D., 1990, Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale. t. I : Les Limites de l’occidentalisation. t. II : Les Réseaux asiatiques. t. III : L’Héritage des royaumes concentriques, Paris, EHESS.

LOMBARD, M., 1971, L’Islam dans sa première grandeur VIIIe-XIe siècle, Paris, Flammarion.

MARGARITI, R. E., 2007, Aden and the Indian Ocean Trade. 150 Years of the Life of a Medieval Arabian Port, Chapel Hill, The University of North Carolina Press.

POLO, M., 1980, Le Devisement du monde. Le livre des merveilles, 2 tomes, texte intégral établi par A.-C. Moule et P. Pelliot, version française de L. Hambis, introduction et notes de S. Yerasimos, Paris, Maspéro.

Relation de la Chine et de l’Inde, ‘Akbâr as-sîn wa l-hind, anonyme, SAUVAGET, J. (éd.), 1948, Paris, Les Belles Lettres.

La mer impériale

À propos de :

Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans

Cyrille P. Coutansais, CNRS Éditions, 2013.

atlas-empires-maritimes

Ayant récemment dirigé un hors-série de Sciences Humaines Histoire consacré à « La nouvelle histoire des empires », j’ai été frappé, lors de mes lectures exploratoires du sujet, par une observation de Gérard Chaliand : si l’Inde a pu être conquise tout entière par les Britanniques, alors que les conquérants précédents (d’Alexandre le Grand aux Moghols, qui ne contrôlaient que l’Inde du Nord) s’y étaient cassés les dents, c’est qu’ils seraient arrivés par voie maritime, et non terrestre.

Voile et canons

Par un hasard amusant, l’image retenue en couverture de « La nouvelle histoire des empires » est celle d’un navire occidental des 17e ou 18e siècles, un brick peut-être (je ne suis pas spécialiste de technologie marine). En tout cas, il montre ce que Geoffrey Parker, dans La Révolution militaire (voir le billet « La guerre moderne, 16e – 21e siècles »), estime être le ressort de la puissance coloniale occidentale : au-delà de la capacité à mettre en œuvre des canons, l’habilité à les utiliser sur mer, émergeant des lignes de sabord, en ligne, au plus près de la ligne de flottaison, permettant d’envoyer par le fond tout rival assez téméraire pour s’y frotter. Des Portugais s’insérant de force dans les réseaux commerciaux de l’Asie côtière du 16e siècle aux Britanniques assiégeant la Chine au 19e siècle, les empires coloniaux européens s’imposent progressivement au monde par cette combinaison meurtrière d’artillerie et de voile (cette dernière étant remplacée tardivement par le cuirassé mû par la vapeur), comme le soulignait Caro M. Cipolla dans un livre au titre explicite : Guns, Sails, and Empires: Technological innovation and the early phases of European expansion, 1400- 1700 [Sunflower University Press, 1985].

D’Athènes à Albion, en passant par Sriwijaya et Venise, la mer a permis à des hégémonies différentes de s’imposer. N’ayant pas disposé du temps nécessaire à leur évocation dans « La nouvelle histoire des empires », je vais combler cette lacune en explorant un étonnant ouvrage : l’Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans, de Cyrille P. Coutansais – premier atlas publié en français se revendiquant des apports de l’histoire globale.

Il est vrai que le terme empire, comme le souligne l’auteur, conseiller juridique à l’état-major de la Marine française, « évoque l’Égypte pharaonique, la Perse achéménide ou encore la Chine des Ming plutôt que les dominations crétoise, carthaginoise ou vénitienne. La raison ? Probablement une fascination pour ces grandes emprises continentales, aptes à rassembler peuples et territoires, et une méconnaissance des choses de la mer. L’apparent soft power vénitien n’a pourtant rien à envier au hard power gengiskhanide. » L’argument, en creux, ramène aussi à un paradoxe : en France, le terme empire renvoie d’emblée aux Premier et Second Empires des Napoléon, ou à l’Empire colonial d’une France successivement royaliste, révolutionnaire, impériale et républicaine – des entités qui avaient une dimension ultramarine plus ou moins affirmée, mais tenue pour périphérique.

Un empire maritime, poursuit Coutansais, est « une puissance détenant une flotte capable d’exercer sa force et son contrôle sur les mers, afin d’en maîtriser les principaux courants d’échange. » Telle quelle, elle détient ainsi une « capacité hégémonique. Si Venise peut faire face à l’Empire ottoman, elle le doit certes à sa puissance financière qui lui offre la possibilité d’armer sans cesse de nouvelles galères mais, plus encore, à son rôle d’intermédiaire obligé du commerce entre l’Orient et l’Occident. La Sublime Porte, dépendante des ressources que lui procurent ces échanges, est ainsi contrainte de se plier au bon vouloir de la Sérénissime. »

Lire la suite