La constante Apocalypse

21 12 2012, le chiffre de la fin. Raz-de-marée médiatique pour une fin du monde anticipée. Les journalistes multiplient les articles, les éditeurs les livres, les experts les analyses, date de péremption programmée oblige. L’occasion de revenir sur la longue histoire des millénarismes, globale, pour montrer en quoi la prophétie de cette fin de semaine est un phénomène parfaitement artificiel : personne n’y croit, et elle n’a de maya que le nom.

Temps cyclique, temps linéaire

Pour qu’il y ait apocalypse, que soit soulevé au terme du monde le voile des apparences (une apocalypse est littéralement dévoilement, révélation), il faut qu’il y ait un début, c’est-à-dire un calendrier. Au commencement était donc le Néolithique. Puisque les premiers calendriers semblent nés de la nécessité de prévoir les cycles de la nature pour l’ensemencer. Mésoaméricain, chinois ou mésopotamien, ces calendriers sont nés de la Révolution néolithique, ont participé à la complexification des sociétés, à la montée en puissance des hiérarchies, à la spécialisation des tâches : les scribes notaient les saisons, les sages les observaient, et le roi se gardait le monopole sacré de proclamer les moments des récoltes et des semences. Faute de travaux convaincants, la vulgate demeure, car probable dans ses grandes lignes. Le temps cyclique des chasseurs-cueilleurs, celui des migrations de gibier et de collecte des plantes sauvages, avait cédé la place à un autre temps cyclique, celui des saisons, des mois et des semaines – qu’il soit sur une base 20 (calendrier mésoaméricain), une base 12 (version mésopotamienne, qui nous a légué nos 12 mois) ou une base plus ou moins décimale (vieux calendrier chinois).

La mutation fondamentale, probablement mésopotamienne, s’est manifestée avec l’apparition logique du temps linéaire. Nous devons beaucoup, en matière calendaire, à la Mésopotamie : ainsi du mythe du Déluge, attesté dans l’épopée de Gilgamesh, qui raconte déjà une apocalypse. La Bible y a puisé abondamment. Pour Norman Cohn [1957], l’idée millénariste, révolutionnaire entre toutes, est née avec les prêches de Zoroastre en Iran. Reprise par les communautés juives de Babylone, elle se distilla ensuite largement par le biais de la Bible.

L’apocalypse est un genre littéraire en vogue au début de notre ère, dans les milieux judaïsants. L’occupation romaine de la Judée est un signe de la colère de Dieu, la fin est proche. Les concessions que se font les différentes églises judéo-chrétiennes – ou les luttes – aboutissent apparemment à ce qu’un de ces textes, l’Apocalypse de Jean, soit compilé entre 2e et 4e siècles comme texte conclusif de la sélection officielle du Nouveau Testament, celui des chrétiens. On ne compile la Parole de Dieu, les actes de son Fils accomplissant les prophéties de l’Ancien Testament (celui des Juifs), que quand on réalise que la fin du monde tant attendue n’est pas si proche. Jésus annonçait le Royaume, il devait revenir instamment, il ne revient pas… C’est sur l’échec d’une prophétie que se bâtit l’Église, en charge de gérer le troupeau dans l’attente toujours déçue du retour du berger. Et l’ombre de Jean plane sur cette Chrétienté. Un jour, la fin… Mais toujours l’espérance : il est écrit qu’après de grandes souffrances, les villes seront anéanties, les méchants  châtiés, pour laisser les justes vivre un millénaire de bonheur agraire.

Millénarisme bouddhiste

De son côté, le bouddhisme n’était pas resté à l’abri de la contagion millénariste. Dans le chaudron iranien, où il s’était diffusé quelque peu dans les siècles précédant l’ère chrétienne, il semble avoir approfondi l’idée d’un monde évoluant vers sa fin. Un concept en germe dès ses origines. Une légende ancienne, car commune aux différentes écoles, raconte que le Bouddha avait prédit que le monde prendrait fin trois mille ans après ses prêches : un premier millénaire durant lequel la Loi bouddhiste serait respectée ; un deuxième pendant lequel cette Loi serait dévoyée ; un troisième qui en verrait l’oblitération, et se conclurait sur un Armageddon (pour reprendre un terme hébreu) ou un Ragnarok (son équivalent scandinave). Mais Ananda, cousin du Bouddha, bouleversa cette programmation. Bouddha avait posé que le Salut n’était accessible qu’aux hommes (de sexe masculin), nés nobles, qui entreraient dans les ordres monastiques. Tous les exclus étaient voués au cycle des réincarnations – les femmes mauvaises ayant même droit à un enfer spécifique, dit sanglant. Ananda intercéda auprès de son saint cousin, demandant à ce que sa noble mère puisse entrer dans les ordres et accélérer ainsi sa progression spirituelle. Le Bouddha se laissa fléchir, mais estima que cette funeste décision réduirait à cinq siècles l’ère de la Loi respectée. Faites le calcul : nous ne serions pas très loin des deux mille cinq cents ans après la mort du Bouddha…

Un des premiers Bouddhas figurés par l’art gréco-indien des royaumes afghano-iraniens fondés par Alexandre est connu comme Maitreya, le Bouddha du Futur, celui qui viendra à la fin des temps. Contrairement aux autres Bouddhas, généralement assis, celui-ci est représenté debout. La diffusion de ces statues dans toute l’aire bouddhiste, de l’Afghanistan au Japon, atteste de l’importance de son culte dans l’histoire. Au Japon, au 13e siècle, le moine bouddhiste Nichiren se fit le propagandiste d’une fin du monde annoncée (les invasions mongoles) pour punir les dirigeants corrompus de son temps. Sa prophétie fit long feu, ce qui n’empêcha pas ses enseignements de prospérer. 30 millions de Japonais déclarent aujourd’hui suivre une des Églises qui se revendiquent de Nichiren.

Mille ans de bonheur

En Europe, si l’échéance de l’an Mil semble être passée relativement inaperçue, divers mouvements (notamment les joachimistes, suivants de Joachim de Flore) affectent durement la Chrétienté. Se basant sur l’Ancien Testament, des communautés défavorisées mélangent mobilisation mystique et revendications sociales : les séides de Dieu clament l’imminence du retour du Christ, sont prêts à se sacrifier pour qu’advienne le millénaire de bonheur promis par les prédictions bibliques. Le monde est sur le point de prendre fin, une ère de bonheur attend les élus… Terrifiées par ces mouvements, les autorités civiles et religieuses vont tout faire pour les écraser : du 11e au 16e siècle, des croisades des pauvres scandées par les massacres de Juifs à l’holocauste des anabaptistes de Münster [BARRET ET GURGAND, 1981], l’histoire du millénarisme s’écrit dans le sang. Et au 16e siècle, l’idée millénariste est mondiale : on la découvre partagée par les élites et petites gens en Europe comme en Chine et en Amérique centrale.

La traditionnelle saga de l’eschatologie occidentale [COHN, 1957 ; VAUCHEZ, 2012 ; DELUMEAU, 1995 ; DESROCHE, 1969 ; STAVRIDES et BERNHEIM, 1991] nous invite alors à questionner l’époque contemporaine ! Croire que l’histoire est déterminée, qu’il y a des causes sacrées, des méchants archétypaux qui doivent être exterminés pour que les élus soient sauvés… Les vieilles thèses continuent à mobiliser partout sur la planète [JUERGENSMEYER, 2003]. Si l’idée est présente dans les religions d’inspiration biblique (judaïsme, christianisme, islam), Mark Juergensmeyer souligne qu’elle se manifeste aussi dans le bouddhisme ou le taoïsme. Cette dernière religion s’est d’ailleurs structurée une première fois vers le 2e siècle de notre ère avec l’Église des maîtres célestes. Celle-ci impose l’idée qu’établir un État théocratique permettra d’inaugurer des temps nouveaux, où les paysans ne subiront plus le joug des puissants. De multiples rébellions seront brisées par les guerres que leur livreront les dynasties successives. Au 19e siècle, un dernier spasme secoue la Chine. Mêlant traditions taoïstes et bibliques, un jeune homme se proclame frère de Jésus et instaure le Royaume de la Grande paix. La guerre des Taïpings va opposer ce mouvement à l’Empire chinois, et fera environ 30 millions de morts – la plus importante guerre civile de l’histoire mondiale. On comprend pourquoi une des obsessions du pouvoir chinois, de tout temps, est de contrôler strictement l’activité des Églises.

Quand des sociétés connaissent un sort peu enviable, le millénarisme est souvent à l’affût. Peu importe l’état réel des forces en présence, Dieu est supposé accomplir des miracles pour les justes : en 1666, un prophète juif du nom de Sabbataï Tsevi soulève ses coreligionnaires contre l’Empire ottoman. Plusieurs prophétismes en Afrique noire, comme les différents mahdismes des pays musulmans (Inde [GABORIEAU, 2012], Soudan…), se manifestent en réaction à l’impérialisme occidental. Le bâbisme, un mouvement apocalyptique issu de l’islam, qui provoque une guerre civile en Perse au milieu du 19e siècle, repose sur des ressorts similaires.

L’idée de millénarisme, on l’aura noté, n’était pas nouvelle en islam : dès ses débuts, les mouvements chi’ites ismaéliens (Zendjs, Qarmates, Fatimides…) avaient proclamé la fin des temps. On lira avec intérêt l’analyse que Christian Jambet consacre à La Grande Résurrection d’Alamût [1990] au 12e siècle, lors de laquelle le grand maître de la communauté des Assassins abolit la Loi divine – une façon, selon l’auteur, d’explorer les limites du possible en matière de liberté.

Et pour aujourd’hui ? On ne croira pas en avoir fini avec L’Apocalypse dans l’Islam, une inquiétante thématique toujours mobilisatrice aujourd’hui, estime l’islamologue Jean-Pierre Filiu [2008]. Et avant de piocher dans la prolifique vague qui précède la prophétie de 2012, on peut encore plonger dans l’enquête qui poussa le sociopsychologue Leon Festinger [1956] et ses comparses à infiltrer une secte qui annonçait déjà comme certaine la fin du monde pour le 21 décembre… 1954.

Le cru Maya 2012

Car on l’aura compris à ce qui précède, annoncer la fin du monde pour le solstice d’hiver 2012, c’est prolonger un jeu cruel, celui des prophéties manquées. Festinger a posé une théorie, celle de la dissonance cognitive, supposée expliquer comment un groupe de croyants, même confronté à l’échec d’une prophétie, survit au démenti des faits. Pour ne citer qu’un exemple parmi des milliers d’autres, les adventistes du Septième Jour sont issus d’un groupe d’adeptes millérites dont la conviction survécut au « grand désappointement » du 22 octobre 1844 – le Christ ne fut pas du rendez-vous. Mais le cru 2012 est surtout l’occasion de jouer à se faire peur, avec la rassurante conviction que rien n’arrivera. Même les tenants New Age de la prophétie, qui se basent sur de vagues calculs attribués aux Mayas (voir à ce sujet cette vidéo du CNRS), ne croient pas à l’apocalypse, mais à un renouvellement, qu’il soit galactique (une énergie venue du cosmos régénèrera le monde) ou extraterrestre (des ET viendront ouvrir une ambassade et pacifier notre planète)… Car les Mayas, partageant le même calendrier cyclique que les autres peuples de la Mésoamérique, ne pensaient pas que le monde allait prendre fin à la date fatidique du 4 ahau 3 kankin, supposée correspondre au 21 décembre 2012 de notre calendrier. Ce jour marque seulement la fin d’un grand cycle calendaire : pour un Maya de l’Époque classique, l’urgence serait alors d’aider au retour de la divinité Bolonyocte, qui remettra le temps en marche – il conviendrait quand même de procéder entre autres préliminaires indispensables à des sacrifices humains au sommet d’une pyramide à degrés. Le caractère bricolé de la prophétie est patent [GRATIAS, 2011] : si le fond est présenté comme « maya », l’idée motrice d’Apocalypse est judéo-chrétienne, et l’une des pièces à conviction, dite maya, la Pierre du Soleil, est en fait un calendrier aztèque ne mentionnant pas la date à laquelle on fait correspondre le 21 décembre 2012.

Alain Musset, dans un livre jubilatoire [2012], montre à quel point cette thématique apocalyptique se nourrit des mythologies contemporaines que sont les livres et les films de science-fiction et d’ésotérisme, à mille lieux des préoccupations des descendants des Mayas – ceux-ci se désintéressent pour l’essentiel de cette lubie d’Occidentaux, à l’exception des néo-chamanes qui trouvent à s’employer comme marabouts en zone urbaine. Son travail offre un immense mérite, outre celui de récapituler les milliers de façons dont notre civilisation peut s’effondrer (causes environnementales, galactiques, telluriques, nucléaires, religieuses, etc.) : c’est de montrer que ces peurs sont très présentes dans notre imaginaire, et que le 21 décembre 2012 offre un ersatz de carnaval permettant de les dédramatiser. Sans le contexte de crise (économique, spirituelle, climatique…) auquel nous sommes médiatiquement confrontés, il y a fort à parier que le business catastrophiste n’aurait pas rencontré un tel succès.

BARRET Pierre et GURGAND Jean-Noël [1981], Le Roi des derniers jours, L’exemplaire et très cruelle histoire des rebaptisés de Münster (1534-1535), Paris, Hachette, 1981, rééd. Complexe (Paris), 1996.

COHN Norman [1957], Les Fanatiques de l’apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du 11e au 16e siècle, trad. fr. Simone Clémendot, Paris, Payot, 1983, rééd. Aden (Paris), 2011.

DELUMEAU Jean [1995], Une histoire du Paradis. T. II : Mille ans de bonheur, Paris, Hachette, rééd. 2002.

DESROCHE Henri (dir.) [1969], Dieux d’hommes. Dictionnaire des messianismes et des millénarismes du 1er siècle à nos jours, Paris, Mouton, rééd. Berg (Paris), 2010.

FESTINGER Leon, RIECKEN Hank et SCHACHTER Stanley [1956], L’Échec d’une prophétie, trad. fr. Sophie Mayoux et Paul Rozenberg, Paris, Puf, 1993.

FILIU Jean-Pierre [2008], L’Apocalypse dans l’Islam, Paris, Fayard.

GABORIEAU Marc [2010], Le Mahdi incompris, Paris, CNRS Éd., 2010.

GRATIAS Laure [2011], La Grande Peur de 2012. Ce que disent vraiment les prophéties, Paris, Albin Michel.

JAMBET Christian [1990], La Grande résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme ismaélien, Paris, Verdier.

JUERGENSMEYER Mark [2003], Au nom de Dieu, ils tuent ! Chrétiens, juifs ou musulmans, ils revendiquent la violence, trad. fr. Nedad Savic, Paris, Autrement.

MUSSET Alain [2012], Le Syndrome de Babylone. Géofictions de l’Apocalypse, Paris, Armand Colin.

STAVRIDES Guy et BERNHEIM Pierre-Antoine [1991], Histoire des paradis, Paris, Plon, rééd. Perrin (Paris), 2011.

VAUCHEZ André (dir.) [2012], Prophètes et prophétisme, Paris, Seuil.

L’origine du consommateur moderne

Il est humain de consommer. Il tombe sous le sens que nous avons besoin pour survivre de nourriture, de vêtements et d’un toit. Mais au-delà, même les personnes les plus pauvres ont besoin de consommer quelque chose en sus de ce qui assurerait leur survie, un petit objet de confort ou de plaisir, de distinction ou de décoration, qui indique leur statut ou signifie leur salut. Riches ou pauvres, nous sommes tous des consommateurs. Adam Smith lui-même l’affirme dans sa Richesse des nations : « La consommation est la seule fin et la seule raison d’être de toute production. » Mais si la consommation est universelle et aussi vieille que l’humanité, à quel moment peut-on dire que le consommateur moderne fait son apparition dans l’histoire ?

Cette question est mal posée, seraient tentés de dire la plupart des économistes. Le consommateur moderne, diraient-ils, est tout simplement apparu en même temps que la production moderne. Lorsque la technologie, les institutions, le commerce et l’empire ont convergé pour enclencher la révolution industrielle, le nouveau monde des marchandises a accouché du consommateur. La loi de Say, selon laquelle l’offre crée sa propre demande, ne dit sans doute pas le dernier mot sur le sujet, mais elle traduit bien le penchant naturel des économistes lorsqu’ils veulent expliquer le comportement des consommateurs.

Si les historiens prennent en général la question plus au sérieux, ils se révèlent fort indisciplinés à l’heure d’y répondre. Ils prétendent en effet avoir repéré une « révolution de la consommation » à de multiples moments de l’histoire : les uns la situent à la Renaissance, d’autres pendant les décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Combien de fois, à entendre les historiens, les Européens n’ont-ils pas quitté l’éden de la consommation traditionnelle pour s’engager fatalement, irrévocablement, dans l’engrenage du matérialisme moderne ? On ne peut pourtant perdre son innocence qu’une seule fois…

Le luxe, ennemi de la vertu

Je défends quant à moi l’idée que la transition essentielle vers la consommation moderne est survenue lorsque l’on a cessé de considérer que le désir universel pour le confort (ou la moindre peine) et le plaisir (ou la stimulation) étaient nécessairement un danger pour la morale individuelle, pour l’intégrité de l’État ou de la société. Tant les traditions anciennes que la tradition chrétienne considéraient la poursuite du « luxe » comme l’ennemi de la vertu. Non seulement une telle quête était presque toujours entachée d’un hédonisme coupable, mais encore ses conséquences néfastes pour la morale individuelle n’étaient pas compensées par un quelconque bénéfice économique pour la collectivité, puisque la consommation de produits de luxe prenait typiquement la forme de services domestiques ou de coûteuses importations exotiques. La quête du confort et du plaisir hédoniste apparaissait en outre d’autant plus vaine que, pour la plupart des gens, il existe un point de satiété au-delà duquel le confort finit par ennuyer et où l’on ne ressent plus de plaisir physique additionnel.

La consommation moderne implique cependant une réorientation de notre quête de confort et de plaisir. Au lieu du simple confort physique, nous recherchons le « confort social » que nous procurent des biens susceptibles d’affirmer notre respectabilité, de nous conférer un statut social plus élevé ou d’améliorer notre bon goût. Au lieu du plaisir physique, nous consacrons notre énergie au plaisir mental qui dérive, bien que de manière évanescente, de la mode, de la nouveauté et de l’action même de rechercher de nouvelles sources de stimulation. Ce type de consommation est insatiable, la quête dont il est l’objet, infinie. Peuvent s’y engager autant les riches que les pauvres, car il existe des objets de désir accessibles à tous les porte-monnaie.

Le consommateur moderne n’est évidemment pas apparu du jour au lendemain. Il est le produit d’un processus historique qui s’est déroulé pendant le long 18e siècle dans le monde atlantique (l’Europe du Nord et les colonies d’Amérique du Nord). Point essentiel, les nouvelles pratiques de consommation ne sont pas le pur produit de la révolution industrielle. Bien au contraire, elles ont précédé d’un siècle l’essor des usines et de la machine à vapeur.

Leur émergence s’explique fondamentalement par une évolution graduelle de l’économie familiale. Ces pratiques ont vu le jour lorsque les familles nord-européennes ont modifié la répartition des rôles en leur sein, mis les femmes et les enfants au travail, afin d’accéder à de nouveaux biens de consommation, apparus avec l’essor du commerce et le développement des marchés. Cet effort des familles pour acquérir de nouveaux produits a donné lieu à une véritable « révolution industrieuse ». Dans les campagnes, les paysans spécialisèrent leur production agricole et consacrèrent l’hiver à la fabrication de produits textiles destinés au marché. Dans les villes, les femmes des artisans ouvrirent des boutiques et des tavernes. Au final, les journées de travail s’allongèrent, ainsi que le nombre de jours travaillés dans l’année.

Les notables, nobles ou bourgeois des villes, n’étaient pas obligés quant à eux de travailler plus pour participer à la consommation moderne. Pour comprendre l’origine de leur intérêt pour la mode ou leur disposition à cultiver le bon goût, on gagne à se tourner vers Montesquieu, qui met ces penchants sur le compte des nouveaux espaces sociaux de la société urbaine. En renforçant le rôle des femmes en tant qu’arbitres sociaux, en rendant la vie sociale plus anonyme, ceux-ci ont, selon Montesquieu, accru la valeur sociale de l’émulation et de la politesse. Plus généralement, partout où la vie commerciale commençait à dominer, la réputation et le succès de chacun se mirent à dépendre du regard des autres. Au lieu d’inciter les individus à se mettre sans cesse en avant et à afficher un luxe extravagant, l’amour-propre conduisait désormais à la modération et à l’examen de soi, et de là à une consommation dont la raison d’être était la sociabilité et la respectabilité.

Les nouveaux consommateurs du long 18e siècle ont changé la façon dont ils s’habillaient. Ils ont reconfiguré et remeublé leurs maisons, se sont mis à consommer des breuvages et des mets inédits. Et pour tout cela, ils dépendaient plus du marché et moins du travail domestique qu’auparavant. Il est certain que les changements les plus drastiques ont été rendus possibles par le commerce intercontinental avec l’Asie et le Nouveau Monde. Vers le milieu du 18e siècle, un peu partout en Europe du Nord, il n’était pas rare de trouver, particulièrement dans les villes, des gens tout à fait ordinaires habillés de chemises en coton et déjeunant du café ou du thé sucré et des toasts, servis dans une porcelaine qui, si elle ne provenait pas de Chine, en imitait le style. Et il était fréquent qu’ils digèrent leur repas en fumant une pipe de tabac. Le pain mis à part, tous ces ingrédients étaient d’origine non européenne. Deux siècles plus tôt, ils étaient fort rares ou littéralement introuvables.

L’intégration à un monde de marchandises

Les historiens tendent généralement à considérer que la demande de tels produits s’explique par elle-même : dès lors que le commerce et les empires coloniaux les rendaient disponibles, n’était-il pas naturel que tout le monde désire du sucre, du café, du thé, des vêtements de coton et du tabac ? Les choses ne sont pourtant pas si simples. En premier lieu, ces produits n’ont été adoptés que lentement dans de nombreuses contrées européennes, et encore ne se sont-ils pas diffusés partout. Ils n’étaient pas aussi irrésistibles qu’on peut le penser. En délaissant leur déjeuner de crêpes ou de porridge poussés avec de la bière, et en optant à la place pour le thé sucré et le pain, les familles devaient prendre une décision délibérée. Alors que les aliments traditionnels pouvaient être entièrement élaborés chez soi, consommer du thé, du sucre et même du pain de blé exigeait de gagner de l’argent car ces denrées devaient être achetées. Bref, loin d’être simplement ajoutés à des habitudes antérieures, les nouveaux biens de consommation supposaient l’intégration des familles à un « monde de marchandises », une intégration porteuse de changements majeurs dans leur mode de vie.

Les marchandises exotiques n’étaient pas les seuls biens de consommation susceptibles de modifier substantiellement les comportements. Des produits aussi courants que les boissons alcoolisées ou le pain connurent également des évolutions notables durant le 18e siècle.

De l’héritier au consommateur

La consommation de bière et de vin – généralement produits localement, voire à domicile – tendait à décliner en Angleterre, aux Pays-Bas et à Paris. Pendant ce temps, les alcools distillés comme le gin, le whisky, le rhum ou le cognac, tous issus du commerce international, connaissaient un véritable boom. Avec le café et le thé, les spiritueux transformèrent la consommation de boissons, ainsi que les formes de sociabilité qui lui étaient attachées en Europe depuis des siècles.

Il en est de même du pain de blé. En Europe de l’Ouest, sa consommation était généralement réservée aux élites et aux populations urbaines – les autres n’en jouissaient que lors des grandes occasions. La majorité de la population s’en tenait à des farines plus rustiques, au porridge et aux crêpes. Le pain de blé n’était pas seulement plus coûteux, mais également périssable, sans compter que sa fabrication exigeait un savoir-faire considérable, généralement réservé aux boulangers. Dès la moitié du 18e siècle, les populations du Sud de l’Angleterre, du Nord de la France et de l’Ouest des Pays-Bas achetaient pourtant leur pain chez le boulanger. La hausse des prix du grain qui survint par la suite ne suffit pas à réduire leur attachement à ce nouveau type de « fast-food ».

Les changements les plus importants que connut le monde matériel du 18e siècle furent probablement l’accélération de la vitesse avec laquelle une mode remplaçait la précédente, ainsi que la réduction de la durée de vie d’objets quotidiens comme la vaisselle et les meubles. Auparavant, les membres de toutes les catégories sociales vivaient leur vie entière au milieu d’objets qu’ils avaient non seulement hérités, mais qu’ils léguaient à leurs descendants. Plus que des consommateurs, ils étaient des héritiers. Cela changea cependant significativement au 18e siècle lorsque les artisans commencèrent à fabriquer des produits à la mode à des prix abordables.

Auparavant, les biens à la mode étaient réservés aux riches. Les fabricants proposaient toujours la meilleure qualité possible et, comme les frontières sociales étaient rarement transgressées, la mode changeait lentement. Au cours du 18e siècle, on vit cependant apparaître un « luxe populaire », soit des versions plus économiques de produits de luxe comme les parapluies, les boîtes à tabac, les éventails ou les bas. Fleurirent également des céramiques, des meubles et des vêtements qui attiraient le chaland en leur proposant de la mode à prix modestes. De tels produits requéraient de nouvelles matières premières et de nouvelles techniques. Les biens fabriqués étaient moins durables qu’auparavant, ils jouaient moins le rôle de patrimoine que l’on pouvait transmettre à ses descendants, étant désormais valorisés pour leur apparence et leur utilité immédiate. En remplaçant leur chope d’étain et leur assiette de bois par du verre et de la céramique, ils échangeaient le solide et le durable contre la mode et la fragilité.

Comment peut-on expliquer les nouveaux comportements de consommation du 18e siècle ? Il ne faut y voir ni le résultat des usines et des technologies de la révolution industrielle, ni celui d’une hausse soudaine des revenus des consommateurs. L’explication réside plutôt dans la combinaison de marchés plus intégrés fournissant une plus grande diversité de produits, et de familles devenues plus industrieuses, travaillant et se spécialisant pour le marché afin de participer aux nouvelles formes de consommation. C’est ainsi que la révolution industrieuse a préparé le terrain pour la révolution industrielle. En définitive, le nouveau consommateur a donc précédé le nouveau producteur.

Jan de Vries est titulaire de la chaire Sidney Hellman Ehrman d’histoire et d’économie à l’université de Californie (Berkeley). Figure de référence de l’histoire économique contemporaine, il a notamment publié The Industrious Revolution: Consumer Behaviour and the Household Economy (1650 to the Present), Cambridge University Press, 2008.

Article traduit par Xavier de la Vega, initialement publié dans « Consommer. Comment la consommation a envahi nos vies », Sciences Humaines, Grands Dossiers, n° 22, mars-avril-mai 2011.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : une typologie

Ouvrage de Jean-Michel Sallmann [2011], Le Grand Désenclavement du monde (voir notre chronique du 30 mai 2011) est bâti autour du postulat que le nœud de l’histoire globale s’ébauche au moment des Grandes Découvertes du monde par les Européens à partir du 15e siècle, phénomène amorcé par la mise en connexion de l’Eurasie lors de l’établissement de l’éphémère Empire mongol. Ce pourquoi cet historien choisit de se pencher, de 1200 à 1600, sur la genèse de notre monde globalisé au fil des étapes fondatrices que furent les expansions mongole puis européennes, ces dernières achevant d’intégrer l’œcoumène « utile » – au sens de densément habité – lors de la conquête des Amériques. Si l’on fait de 1492 une date-clé, c’est bien parce que Christophe Colomb, voyageur médiéval égaré, tisse involontairement du lien entre Asie, Europe, Afrique et Amériques.

Pour d’autres auteurs, cette interconnexion présentée par certains comme décisive n’a somme toute que peu d’importance. On peut considérer que tout avait été joué depuis longtemps dans l’Ancien Monde – entendons par cette expression l’ensemble Eurasie + Afrique – dès l’âge du Bronze. Cette époque voit déjà des élites dispersées de l’Irlande à la vallée de l’Indus, de la Libye à l’Anatolie adopter des éléments communs (chars, armes en bronze…), établir des contacts commerciaux à moyenne distance, connectant des communautés dispersées. Cela est lié à la nature du bronze, un alliage qui requiert au minimum du cuivre et de l’étain. Son usage allant s’élargissant fonde une nouvelle économie, une nouvelle société dont le fonctionnement s’établit sur la base d’échanges entre régions productrices [KRISTIANSEN, 2009]. La nature première de ces connexions est donc commerciale.

Au cœur de l’histoire, les contacts transculturels

À partir du moment axial (voir la chronique de Jean-Paul Demoule du 17 janvier 2011) cher à Karl Jaspers, des besoins éthiques se font jour dans les communautés humaines de l’Ancien Monde, de plus en plus denses, de plus en plus connectées. Simultanément s’ébauchent confucianisme et taoïsme en Chine ; bouddhisme, brahmanisme et jaïnisme en Inde ; zoroastrisme, judaïsme et philosophies grecques en Asie occidentale et dans le bassin méditerranéen. Les motifs d’apparition de ces idéologies éthiques, dont certaines s’imposeront comme religions de salut, sont bien évidemment internes aux sociétés concernées. Mais ils résultent aussi, estime entre autres Jerry H. Bentley [1993], de la nécessité d’élargir les bases du vivre ensemble pour faciliter les échanges transculturels.

Ces circulations, de biens mais aussi d’idées, sont notamment initiées par les marchands. Ces passeurs interculturels encouragent l’élaboration de systèmes garantissant la sécurité des échanges sur la base d’idéologies universalistes, et l’adoption de ces systèmes par les élites locales. Ce phénomène de contacts transculturels va devenir, de 500 avant l’ère commune à 1500 de notre ère, le principal moteur de la mise en connexion de l’Ancien Monde. Ce processus préalable d’échanges économico-idéologiques, sans lequel l’expansion européenne eût été inconcevable, reste pour Bentley le pivot majeur de l’histoire du monde : « Au-delà des conflits qu’elles suscitèrent, les rencontres interculturelles agirent comme de remarquables agents de changement dans le monde prémoderne. Elles encouragèrent la diffusion des technologies, idées, croyances, valeurs, religions, et même des civilisations. »


Trois modes de conversion sociale

L’auteur analyse, dans ce cadre, le développement des grandes religions : le bouddhisme, le christianisme, le manichéisme et l’islam. Il ébauche au préalable un cadre théorique : d’abord, il entend par conversion, au-delà du cheminement psychologique ou spirituel d’un individu attiré par un besoin de transcendance, un processus très large qui débouche sur la transformation profonde d’une société. Sachant que comme tout événement se jouant sur une très large échelle, la conversion sociale est une affaire compliquée, impliquant de multiples facteurs et nécessitant quelques décennies et plus souvent siècles pour faire pleinement jouer ses effets, il en distingue trois modes généraux :

• la conversion par coercition, qui peut aller jusqu’à l’usage d’une violence extrême, par exemple lors de la guerre de trente ans que Charlemagne livre aux Saxons, mais qui généralement se décline sur toute une gamme de pressions, politiques, sociales, économiques… Ainsi de certaines sociétés islamiques qui imposaient à leurs sujets non musulmans des impôts particuliers ou le non-accès à certaines carrières ;

• la conversion par association volontaire, résultant par exemple de la volonté de s’intégrer à un réseau apportant un gain social… Ainsi des souverains d’Afrique noire mis en contact avec l’islam, auquel ils se convertissent pour accroître leur prestige auprès de leurs sujets en détenant un statut privilégié de contrôle des biens échangés ;

• la conversion par assimilation, qui pousse de petites sociétés transplantées à s’intégrer à une civilisation qui les environne quand elles perdent certaines bases : ainsi des communautés chrétiennes apparues en Chine suite à la projection des Églises d’origine en Asie ou Europe au 13e siècle, qui disparaissent au bénéfice du bouddhisme ou du taoïsme quand l’effondrement de l’Empire mongol rend impossible le maintien de liens sur une longue distance.

Le syncrétisme, lubrifiant des processus de conversion

Le deuxième type, par association volontaire, reste pour Bentley la forme de conversion sociale la plus répandue dans l’histoire. Un prérequis incitatif à la conversion des élites locales par association volontaire résidait dans l’intérêt politique et/ou économico-commercial à passer alliance avec des communautés bien organisées de marchands étrangers. Ce qui nécessitait que ces communautés disposent de bases solides et d’un réseau bien établi pour soutenir leur cohérence sociale. Ainsi les diasporas marchandes musulmanes établissaient-elles leurs traditions culturelles dans les terres où elles se rendaient, rejointes par des communautés soufies pour évangéliser, des qadis (juges) pour arbitrer leurs fonctionnements internes… Leur société, pour s’implanter durablement et au-delà pour faire tache d’huile, avait besoin d’une architecture cohérente.

Il convenait enfin de rajouter un peu d’huile dans les rouages du mécanisme. Ce lubrifiant des contacts interculturels aboutis porte un nom : le syncrétisme. « Le syncrétisme, dit Bentley, est l’avenue qui mène au compromis culturel. » On connaît à cet égard l’exemple du soufisme dans le monde hindou, qui fit sien certains postulats brahmaniques. Les élites du Sud-Est asiatique se convertirent à l’islam par intérêt, tout en conservant certains points des anciennes religions. On comprend mieux pourquoi, en Indonésie, une des hautes autorités religieuses islamiques, le sultan de Jogyakarta, rend toujours un culte annuel aux divinités pré-islamiques, hindoues en l’espèce, du volcan Merapi et de la Mer, pour prévenir leurs colères.

SALLMANN Jean-Michel [2011], Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Paris, Payot.

KRISTIANSEN Kristian [2009], « Premières aristocraties. Pouvoir et métal à l’âge du Bronze », in Jean-Paul Demoule (dir.), L’Europe. Un continent redécouvert par l’archéologie, Paris, Gallimard.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

Comment la peste affecta l’histoire : première pandémie (6e-8e siècle)

Du 6e au 8e, du 14e au 18e, puis du 19e au 20e siècle… L’humanité a subi trois grandes vagues mondiales de peste. Chacune a eu des effets dévastateurs en termes démographiques. Mais plusieurs historiens ont souligné qu’elles ont exercé d’autres conséquences : économiques, militaires, sociales et religieuses. C’est à l’étude des suites de la première pandémie que cet article est consacré.

Quand les empires vacillent

La première peste historiquement attestée atteint le Moyen-Orient et l’Europe en 541, sous le règne de l’empereur byzantin Justinien, d’où son nom de peste de Justinien. Selon le chroniqueur hellène Évagre d’Épiphanie, la maladie frappe d’abord l’Égypte, puis se propage par les routes commerciales à la Palestine, la Syrie, contaminant Constantinople en 542. La capitale byzantine, alors riche d’un demi-million d’habitants, perd en un été, rapporte-t-on, 40 % de sa population. La même année, la peste gagne les ports d’Europe occidentale, prend pied en Gaule. Grégoire de Tours la signale en Arles en 549, à Clermont en 567. L’une après l’autre, Lyon, Bourges, Dijon sont touchées… Après avoir remonté le Rhône puis la Saône, elle se diffuse le long de la Loire.

La peste a aussi mis le cap sur l’est : la Perse, ennemie jurée de Byzance, est atteinte. Les deux superpuissances de l’époque vacillent. En Syrie centrale, dans le désert du Néguev, dans la si prospère Lybie qui fournissait autrefois à l’Italie la quasi-totalité de ses céréales, des zones arides conquises par des communautés monastiques et villageoises à grand renfort d’irrigation se vident totalement de leurs habitants. Le fléau contraint à l’abandon des fermes, il entraîne l’avancée massive du désert, l’effondrement des routes commerciales et le dépeuplement des centres urbains. Il faudra attendre la fin du 19e siècle pour que le Maghreb et le Machrek retrouvent leur niveau de population d’avant 540 ! Vide démographique, effondrement des recettes fiscales permettant de payer les armées… L’affaiblissement des deux empires sera une des raisons de l’expansion foudroyante de l’islam. Au siècle suivant, les armées du Prophète abattront la Perse et manqueront de peu de conquérir Byzance, qu’elles amputeront de ses territoires moyen-orientaux.

Famines et troubles sociaux

Dès cette première épidémie, on observe clairement divers processus. D’abord, l’affaiblissement des deux empires affectés n’est pas seulement démographique. Il est aussi et tout à la fois administratif, politique, économique, militaire et social. Quand le tiers d’une population est emportée, certains corps de métiers sont décimés à tel point que des corporations cessent d’exister, des savoir-faire de se transmettre. Pour peu qu’un seuil critique de membres de l’élite soient morts ou partis se réfugier sous des cieux plus cléments, c’est toute l’administration des villes et des États qui s’effondre, à l’heure où l’organisation devient cruciale. Car la société entre en guerre contre l’épidémie et son cortège funèbre : famines et troubles sociaux se multiplient.

En 542, alors que Constantinople compte 10 000 morts par jour, l’historien byzantin Procope de Césarée rapporte que « les domestiques n’avaient plus de maîtres et les personnes riches n’avaient point de domestiques pour les servir. Dans cette ville affligée, on ne voyait que maisons vides, et que magasins et boutiques qu’on n’ouvrait plus. Tout commerce pour la subsistance même était anéanti. »

L’empereur Justinien lui-même tombe malade. Il survit. Il charge son référendaire Théodose de « tirer du Trésor l’argent nécessaire pour distribuer à ceux qui sont dans le besoin ». Il faut mobiliser des armées de fossoyeurs pour nettoyer les rues, évacuer les cadavres des maisons contaminées, creuser de gigantesques fosses communes. On recrute des soldats pour défendre les magasins alors que la famine menace, d’autres pour limiter les activités de pillage des maisons des riches défunts ou en fuite. La peste frappe indifféremment toutes les couches sociales, mais apparemment plus les hommes que les femmes, à l’exception des femmes enceintes, cibles privilégiées de la maladie. Pourquoi certaines personnes sont-elles plus affectées que d’autres ? Nul n’en sait rien. Ce n’est qu’une des nombreuses énigmes posées par cette épidémie, qui affectera de préférence, au cours de ses crises, des segments déterminés de l’espèce humaine : jeunes ou personnes âgées, hommes ou femmes…

Reste que les riches semblent plus épargnés que les autres. Plus tard, une croyance établira un lien entre le fait de porter un diamant et celui d’être épargné par la maladie. Nul besoin de croire en la magie des pierres pour expliquer la genèse d’une telle croyance. On retrouve là un schème classique de l’épidémiologie : meilleure hygiène, capacités financières permettant de se retrancher derrière des murs ou dans une maison de campagne, sollicitation d’avis médicaux de meilleure qualité… En matière d’épidémie comme en d’autres, avoir de l’argent implique de détenir de meilleurs atouts.

Un remède ? « Pars, vite, et loin »

Ce n’est pas la première fois qu’une épidémie ravage les sociétés d’Asie occidentale et d’Europe, et les savants se tournent vers les auteurs qui les ont précédés pour essayer de comprendre la nature de l’adversaire et de connaître les remèdes à lui apporter. D’abord la Bible, plus précisément le Livre des Rois, qui décrit le fléau qui s’abat sur les Philistins après qu’ils eurent dérobé l’arche d’alliance aux Hébreux, ainsi qu’une autre épidémie, qui ravage les troupes du roi assyrien Sennachérib lorsqu’il assiège Jérusalem et le contraint à la retraite. Du côté des classiques antiques, Thucydide a narré vers 430 avant l’ère commune le déroulement de la peste d’Athènes (dont on estime aujourd’hui qu’il s’agissait du typhus). La maladie frappa la puissante cité à son apogée, emportant le quart de la population et tuant notamment Périclès, lors de la guerre contre Sparte. Elle valut à Athènes une sévère défaite – bien que les Lacédémoniens, atteints à leur tour par le fléau, aient été obligés de lever le siège.

Avaient suivi les « pestes » de Syracuse (en 396 avant l’ère commune, qui décima l’armée carthaginoise assiégeant Syracuse), et surtout celle d’Antonin : active de 167 à 180 de l’ère commune, cette épidémie avait probablement été rapportée de Méditerranée orientale par les armées victorieuses de Lucius Verus. Elle connut une diffusion explosive dans tout l’Empire romain, véhiculée par les populations de tous les horizons venues assister au triomphe – défilé militaire d’ampleur –  organisé à Rome. On relève déjà des conséquences militaires : elle rendit plus difficile la lutte de Marc Aurèle contre les Germains et coûta finalement la vie à l’empereur en 180. Si tous ces épisodes pandémiques sont invariablement qualifiés de peste par les auteurs antiques, ils relèvent probablement d’autres épidémies… Typhus et dysenterie accompagnaient souvent les armées en campagne. Rougeole ou scarlatine ne sont pas non plus à exclure.

Les textes faisaient peu état de remèdes. Le seul vraiment utilisable était le conseil donné par Hippocrate : « Pars, vite, et loin. » Que faire ? Du côté chrétien, on applique des réponses élémentaires. Les auteurs antiques rendaient les miasmes, des infections aériennes, responsables de la propagation des fléaux. On évacue dans la mesure du possible tout déchet susceptible de véhiculer de tels miasmes, on interdit sporadiquement des activités jugées sales : boucherie, tannerie… La seule lutte concevable, en l’absence de toute notion de contamination, est de purifier l’environnement des mauvaises odeurs et des gens sales.

Un répit pour Byzance

Dans le contexte de l’islam naissant, le Coran impose pour sa part aux musulmans de ne pas chercher à se rendre dans une zone contaminée, mais aussi de ne pas fuir la maladie si celle-ci envahit le lieu où ils se trouvent. Ces prescriptions ont peut-être limité la diffusion de la maladie dans l’Empire omeyyade. Il est très probable qu’elles épargnent à l’Empire byzantin une défaite prématurée devant les troupes du calife Omar, car la peste ravage Constantinople au moment où les armées arabes s’apprêtent à sauter le Bosphore pour s’en emparer. Respectant la consigne divine de ne pas se rendre en zone d’épidémie, les armées de la nouvelle religion tournent casaque.

Le cadre mental d’interprétation, dans le christianisme, est formaté par un passage de l’Apocalypse selon Jean qui estime que le règne de l’Antéchrist verra un fléau emporter le tiers de la population. Au 6e comme au 14e siècle, les chroniqueurs vont en conséquence estimer que le tiers de leurs contemporains a péri… Alors que ces deux flambées ont peut-être emporté davantage de victimes : 30, 40, 50 % de la population… Nul ne saurait aujourd’hui l’estimer. Ce qui est sûr, c’est que la démographie chute : aux morts emportés directement par la maladie, s’ajoute le déficit de naissances consécutif au décès massif de reproducteurs potentiels… Sans compter que la maladie refrappe plusieurs siècles durant, à intervalles réguliers, au fil de cycles qui peuvent compter cinq, dix, douze ou vingt ans. Dans ce contexte s’inscrit la phrase de Procope, qui estime que « l’épidémie détruisit presque tout le genre humain ». S’y ajoutent aussi des maladies opportunistes, qui exploitent la faiblesse des corps humains et sociaux pour se diffuser à leur tour : à partir de 570, l’Europe connaît ainsi ce que l’on estime être sa première épidémie de variole, qui conjugue ses attaques avec celles de la troisième poussée de la peste de Justinien.

Processions, prières et Jugement dernier

Ces terribles mortalités affectent les mentalités : dans le christianisme, les calamités sont désormais expliquées par le péché collectif, quand elles étaient jusqu’alors imputées à la simple colère divine ; ceci en référence à l’épisode biblique où Dieu, afin de punir les Égyptiens de l’esclavage qu’ils exercent sur les Hébreux, frappe l’Empire pharaonique. Se forge l’image d’un Dieu de colère, se matérialisent des pratiques nouvelles. En 590, le pape Pélage II décède de la peste. Son successeur, Grégoire le Grand, organise une procession marquée par une vision collective millénariste : l’Ange exterminateur apparaît, rangeant dans son fourreau une épée rouge du sang de l’ennemi pestilentiel. L’épidémie cesse aussitôt, l’endroit sera appelé le château Saint-Ange. C’est aujourd’hui un musée, surmonté d’une statue commémorative de l’archange saint Michel.

La pandémie permet aux autorités ecclésiastiques d’affirmer la prééminence des sites chrétiens en organisant des pèlerinages. La procession devient la réponse instituée aux accès de la maladie. Concoctées dans le monastère bénédictin de Saint-Gall, de nouvelles prières, les Rogations, se diffusent à grande échelle. Dans un contexte marqué par l’attente du Jugement dernier, les manifestations de contrition collective se multiplient. Elles visent à renforcer la cohésion sociale ébranlée par des prophètes ou des meneurs populaires, qui essaient de fédérer les mécontentements afin de défier les élites. Dans ce contexte apocalyptique, l’Église promeut la notion de pureté chrétienne. Revenir à la foi permet au corps social de surmonter l’épreuve.

Quelque part entre les 8e-9e siècles, la peste disparaît d’Europe et du Moyen-Orient. Aux alentours de 610, une épidémie similaire a frappé, à l’autre bout de l’Eurasie, la Chine, amputant peut-être sa population d’un tiers. Pour près de cinq siècles, le monde va oublier le fléau, et les populations survivantes perdre l’immunité qu’elles avaient si chèrement acquise…

BOURDELAIS Patrice [2003], Les Épidémies terrassées. Une histoire de pays riches, La Martinière (Paris).

GUALDE Norbert [2006], Comprendre les épidémies. La coévolution des microbes et des hommes, Les Empêcheurs de penser en rond (Paris).

HERLEHY David [1997, trad. fr. par Agnès Paulian, 1999], La Peste noire et la Mutation de l’Occident, Gérard Montfort Editeur (Paris).

MOUTOU François [2007], La Vengeance de la Civette masquée. SRAS, grippe aviaire… D’où viennent les nouvelles épidémies ?, Le Pommier (Paris).

NAPHY William et SPICER Andrew [2000, trad. fr. par Arlette Sancery, 2003], La Peste noire, 1345-1730. Grandes peurs et épidémies, Autrement (Paris).

VITAUX Jean [2010], Histoire de la peste, Puf (Paris).