Quand le marxisme dialogue avec l’histoire globale

À propos du dossier « Histoire globale » de la revue Actuel Marx, n° 53, Presses Universitaires de France, avril 2013.

La pensée marxiste est sans doute profondément interrogée, depuis quelques décennies déjà, par l’histoire globale. Cette dernière, en dénonçant l’eurocentrisme de l’histoire traditionnelle d’une part, mais aussi en montrant le rôle structurant, et aux différentes échelles, des échanges globaux d’autre part, met clairement en cause les bases d’une analyse marxiste centrée sur le développement européen à partir du Moyen Âge et ancrée dans l’analyse des (presque) seuls rapports de production. Les interconnexions du Vieux Monde et le rôle clé de l’Asie en matière de transfert vers l’Ouest de techniques et d’institutions y sont alors largement négligés. La capacité de ces interactions à infléchir les rapports de production en Europe y est le plus souvent éludée (au prix d’une articulation tronquée entre production et circulation). Quant à la prise en compte des dynamiques sociales asiatiques, elle s’est longtemps limitée dans le marxisme à l’invocation d’un hypothétique « mode de production asiatique », notion aujourd’hui totalement intenable et récusée précisément par l’histoire globale. En revanche, aux marges du marxisme, l’analyse en termes de système-monde constitue indiscutablement un pont entre ce dernier et l’histoire globale : il faut reconnaître à Immanuel Wallerstein son rôle de pionnier en la matière, même si sa propre analyse, en partie par hypothèse, n’a pas toujours pris les distances nécessaires avec l’eurocentrisme.

Dans cette livraison de la revue Actuel Marx, Jacques Bidet estime que l’histoire globale peut « être interrogée comme lieu de renouvellement du rapport des historiens à Marx ». De façon plus provocante, en tout cas pour les adeptes de la méthode marxiste, il la considère comme « une proposition théorique invitant à reformuler certains des concepts fondamentaux et des thèses centrales de la conception matérialiste de l’histoire ». Au-delà donc du « biais eurocentrique du marxisme », sans doute aisément dénonçable, c’est bien à une réflexion sur les liens entre circulation et production, le statut de l’État, la nature du capital marchand historique, finalement les origines mêmes du capitalisme, que ce dossier nous invite. Seule limite peut-être à ce projet témoignant d’un impressionnant souci de dialogue, la restriction de l’histoire globale aux écrits se réclamant (au moins en partie) du concept de système-monde.

Le numéro s’ouvre sur une interview particulièrement claire de Wallerstein, plus centrée du reste sur la dynamique des crises mondiales récentes que sur l’histoire globale mais utilisant cette dernière pour analyser une actualité brûlante. L’auteur y évoque les crises économiques récurrentes considérées comme inéluctables dans le capitalisme, du fait de l’impossibilité de maintenir des monopoles, seuls à même de générer des profits importants et durables. Il montre aussi la crise partielle de l’hégémonie étatsunienne qui s’est mise en place, parallèlement à la crise économique, dans les années 1965-1970, leur synergie trouvant son expression dans le mouvement mondial de mai 68. Cependant, en délégitimant la « vieille gauche », cette révolution a largement affaibli les contrepoids au libéralisme, lequel a repris clairement le dessus dans les années 1980 et tenté de réaliser des profits accrus par réorganisation du système, délocalisations et revenus spéculatifs. La hausse des coûts de production (gestion des déchets, renouvellement des matériaux bruts et construction d’infrastructures) a pu être en partie reportée sur l’État mais les limites de l’imposition sont devenues criantes. Les contradictions de cette stratégie ont  imposé une diminution des coûts de production et une contraction de l’État. Au total c’est la réunion de trois éléments, l’ampleur du krach normal, la hausse réelle des coûts de production et le surcroît de pression exercé sur le système par le développement chinois (et asiatique) qui constitue le cœur de la crise présente.

Dans la galaxie système-monde, Gills et Frank ont toujours contesté l’approche de Wallerstein qui considère que le capitalisme est strictement lié au système-monde moderne apparu après 1492 (et refuse en conséquence de penser des systèmes-mondes ou des capitalismes antérieurs). C’est à une présentation des concepts de base de leur critique que Barry Gills se consacre dans un article à vrai dire décevant. Faute de place, il ne fait qu’énumérer les outils de leur analyse sans vraiment leur donner sens. Par ailleurs il ne définit ni ne distingue le capital en tant que rapport social et le capitalisme en tant que mode de production. Dès lors l’affirmation qu’un système-monde avec des rapports sociaux capitalistes a pu exister depuis 5 000 ans repose plus sur une pétition de principe que sur une démonstration rigoureuse. Si l’on devait caractériser le rapport social capitaliste comme l’extension du salariat et la généralisation conjointe de l’échange marchand, alors il est peu probable qu’on puisse le prendre comme une norme sur cinq millénaires… Le lecteur trouvera néanmoins ici une bibliographie détaillée des travaux de Gills et Frank.

Suite à ces auteurs fondateurs ou emblématiques, Philippe Beaujard propose un exercice d’historien global grandeur nature en étudiant l’Afrique de l’Est swahili dans ses relations avec le système-monde avant le 17e siècle. Après avoir montré l’existence d’un système-monde afro-eurasien unique depuis les débuts de notre ère (mais certainement pas avant, contrairement à la thèse de Gills), il développe sa thèse sur la désirabilité comme fondement de la valeur des biens marchands (voir chronique du 7 janvier). Parallèlement il montre comment se construisent des positions monopolistiques dans l’échange, d’abord en produisant ou commercialisant précisément les produits fortement désirés, ensuite en contrôlant communication et information concernant la qualité, les coûts et les prix. Mais il se crée aussi des positions de monopsone (un seul acheteur face à une multitude de vendeurs), notamment pour les commerçants intermédiaires captant les ressources des périphéries ou des hinterlands. L’exemple swahili est ici emblématique, monopsoneurs vis-à-vis de l’intérieur de l’Afrique pour l’ivoire, l’or ou la corne de rhinocéros, ils monopolisaient les produits manufacturés (fabriqués par eux-mêmes) payant ces produits primaires, tout en se réservant symboliquement l’usage des biens prestigieux importés d’Asie et la religion musulmane, tous deux sources de pouvoir. On ne saurait trop recommander au lecteur peu au fait des thèses de Beaujard de lire les quelques pages qui dressent un riche panorama des conditions d’un échange inégal dans tout système-monde.

De son côté, Philippe Norel montre que l’analyse marxiste des origines du capitalisme doit, au contact de l’histoire globale, relativiser sa double focalisation sur l’Europe d’une part, la formation des classes sociales d’autre part. De fait, l’essentiel des techniques et institutions qui ont fait le capitalisme européen ne sont pas spécifiquement occidentales mais sont nées d’interactions significatives avec une Asie plutôt en avance… De même, l’histoire globale montre que « des économies de marché, avec formation de véritables marchés du capital et de la terre, recherche relativement rationnelle du profit en vue de son accumulation illimitée et soutien actif de l’État à cette dernière ont pu exister ailleurs qu’en Europe sans pour autant impliquer la domination tendancielle du rapport salarial », sans pour autant déposséder les travailleurs de leurs moyens de production comme en Angleterre. Et finalement, l’histoire globale doit permettre de mieux articuler dynamiques externes et internes dans l’essor du capitalisme européen. Norel s’intéresse alors à la question d’un capitalisme antérieur à 1492 pour conclure que, si l’on adopte les approches de Marx ou de Weber, nul capitalisme au sens propre n’est décelable ailleurs avant cette date. Ce n’est qu’en se rapprochant de la définition de Braudel que l’on peut envisager éventuellement un « capitalisme marchand » : dans la mesure où élites politiques et marchandes parviennent à fusionner leurs intérêts, on peut parler de quelques exemples de capitalisme, au sens de Braudel, dans l’océan Indien notamment. L’auteur précise son analyse par une typologie des relations entre États et marchands, laquelle permet de situer les différents cas de figure historiques. Mais il montre surtout la distance entre l’approche braudélienne, les structures forgées par ce capital marchand et, les économies de marché d’une part, le capitalisme en tant que mode de production à la Marx (ou en tant que logique d’organisation de la production à la Weber) d’autre part. Il importe pour Norel de ne pas mélanger ces niveaux hétérogènes d’analyse sous peine de déboucher sur un débat largement stérile.

Le dossier se poursuit avec trois réactions d’auteurs proches de la revue et confrontant véritablement histoire globale et analyse marxiste.

Yves-David Hugot propose une synthèse très claire et documentée des idées respectives de Brenner, Wallerstein et Frank sur les « origines » du capitalisme ou plutôt son sens fondamental. Pour Brenner, c’est dans le capitalisme agraire anglais du 17e siècle et sa capacité à libérer de la main-d’œuvre pour ce qui deviendra l’industrie que se situe le véritable essor du rapport de production capitaliste, à savoir le salariat. Et cette transformation est plus vue comme interne et résultant de contradictions internes au féodalisme. Pour Wallerstein, la combinaison du capitalisme européen et du système-monde moderne marquerait en revanche l’importance du mode de circulation et du marché, soit une certaine relativisation des modalités de la production. Il est sans doute dommage ici que l’auteur ait plus opposé Wallerstein et Brenner, sans voir une complémentarité que Brenner lui-même avait en partie relevée : c’est bien avec le système-monde, l’argent espagnol qui permet d’acheter massivement la laine anglaise (directement et par son influence générale sur le pouvoir d’achat en Europe) que la révolution des enclosures devient une nécessité incontournable pour la gentry anglaise. Enfin pour Frank, le mode de production capitaliste disparaît objectivement derrière des modes d’accumulation susceptibles de prendre des formes très diverses et qui ont existé depuis cinq millénaires, parfois dans le cadre de structures politiques tributaires et non marchandes. Il faut pour cela, d’abord qu’il y ait production de surplus, ensuite que les entités en charge de collecter ce dernier soient en concurrence pour l’accès aux biens non-agricoles qui leur manquent. Elles doivent alors sortir de leur niche écologique et créer ce système mondial qui se mettrait en place vers 2500 avant notre ère entre Indus, Mésopotamie, Égypte et Levant. Pour conclure, Hugot relève à juste titre que la théorie « continuiste » présente chez Frank, cette approche en termes de « quasi-naturalisation » de l’accumulation pour elle-même, l’empêche d’envisager tout dépassement du capitalisme.

C’est à un tout autre type d’analyse que nous invite Pierre Charbonnier, pour qui la dégradation longue des milieux naturels amène à poser la question de ce qui est légitime ou pas dans l’exploitation de la nature d’une part, et quels sont « les mécanismes sociaux responsables d’une transformation sans précédent des conditions biophysiques de l’environnement » d’autre part. Estimant que les réponses à ces questions peuvent se situer à la confluence de l’histoire globale (plus précisément l’histoire du capitalisme mondialisé) et de l’histoire environnementale, Charbonnier énonce trois hypothèses théoriques : le social ne se réduit pas à des rapports entre les hommes mais inclut la relation de ceux-ci à l’environnement naturel ; le système économique et social ne prend sens qu’à une échelle supra-étatique, voire mondiale ; l’expérience qui est faite des rapports entre nature, société et économie trouve une partie de son intelligibilité dans une logique globale. Sur ces bases, l’auteur cerne, pour mieux les éviter, quelques formes d’aplatissement de l’analyse comme l’approche par la seule rupture dans les formes et quantités d’énergie utilisée, la conception naturaliste de l’histoire s’appuyant sur le fait que l’homme serait devenu un agent naturel (l’hypothèse Gaia), l’opposition entre la rationalité économique du marché et une supposée rationalité écologique ancestrale. À rebours de ces fausses pistes, il trouve dans l’œuvre de Pomeranz le premier véritable essai faisant se rejoindre histoire globale et histoire de l’environnement, notamment parce qu’il traite directement des facettes multiples de la forme capitaliste radicalement nouvelle d’accès à la nature et parce qu’il éclaire les conditions sociales et techniques ayant permis l’apparition de cette exploitation massive. Il montre aussi que Pomeranz, en donnant un rôle central au charbon dans « la grande divergence », rejoint en quelque sorte Polanyi pour qui l’histoire du Marché était celle du désencastrement des activités économiques par rapport au social : l’usage du charbon (comme du pétrole) déconnecte la ressource énergétique du travail humain ou de l’intensification des sols, désencastre cette ressource des conditions naturelles présentes en consommant une rente sur la nature qui s’est formée sur des centaines de millions d’années. Il conclut en évoquant un environnement de fait globalisé par l’action humaine dans le cadre du capitalisme, mais aussi différencié entre centre et périphéries : reprenant Pomeranz, il n’hésite pas à poser que « le pôle européen, ne pouvant supporter sur son propre territoire l’effort écologique nécessaire au décollage économique, a réussi à le transférer vers d’autres parties du monde tombées sous sa tutelle politique ». Au total, un remarquable article faisant dialoguer avec brio histoire globale, analyse du capitalisme et problématique environnementale.

Finalement, peut-on dire que l’histoire globale mette le marxisme en crise ? C’est la problématique centrale que Jacques Bidet explore dans un papier servant de conclusion à ce riche dossier. Pour l’auteur, la fécondité de l’histoire globale, en tout cas dans sa version « système-monde » dévoile crûment la limite fondamentale du concept marxiste de mode de production. « Parce qu’il n’a pas de déterminant géographique, ce concept ne fournit pas les moyens de penser la relation entre l’élément singulier, l’État-nation et la totalité, le monde. Il est purement structurel. » À l’inverse, si le « système-monde » introduit une historicité que la conceptualité marxienne ne parvient pas à établir, c’est bien parce qu’il croise ainsi l’histoire par la géographie. Et en fin de compte, « ce qui est déterminant, ce ne sont pas seulement les tendances endogènes autour desquelles les classes s’affrontent, mais tout autant le jeu, plus hasardeux, des échanges et des interférences, des contacts (culturels ou microbiens), des guerres, des migrations, des emprunts et des réinterprétations ». Bidet n’en reste cependant pas à cette reconnaissance des atouts de la méthode propre à l’histoire globale. Il développe ensuite un « méta-marxisme » susceptible d’affronter l’histoire globale. On ne peut ici tout résumer en quelques lignes mais l’idée générale revient à dire que, si le marxisme a analysé la structure de classe (fondée sur la violence politico-économique que l’on sait), il doit à présent analyser aussi l’organisation (fondée sur la nécessité de dirigeants compétents, tant pour les grandes entreprises que les appareils étatiques). Et notamment saisir la dimension fondamentale de cette organisation c’est-à-dire qu’elle s’est jusqu’à présent développée à l’échelle nationale-étatique. Pour l’auteur, cette bipolarité est sans doute plus ancienne que la modernité européenne et apparaitrait sans doute sous la dynastie Tang ou Song en Chine, autour du 10e siècle, ce que révèle l’histoire globale comparative. Mais en regardant aussi vers l’avenir, Bidet envisage que l’organisation sorte de ces limites étatiques nationales. La relation entre structure et système finirait par se renverser : « Alors que la structure État-nation apparaît historiquement au sein du système-monde, elle évolue jusqu’à la dimension d’un État-monde, qui englobe en quelque sorte le Système-monde. » On ne peut ici que renvoyer à la lecture du papier pour sentir plus précisément l’intérêt de ces distinctions…

Au total ce dossier montre non seulement qu’un certain marxisme est plus que capable de dialoguer avec une démarche qui n’est pas strictement la sienne, mais qu’il recherche activement cette confrontation en vue de se transformer. Et la preuve est ici faite qu’histoire globale et analyse d’inspiration marxiste ont vraiment à cheminer ensemble…

Le premier essor du commerce de longue distance en Afrique

Dans sa volumineuse histoire de l’Afrique précoloniale [2002], Christopher Ehret identifie le premier millénaire avant notre ère et les trois siècles suivants comme la période de « révolution commerciale » du continent. Il est possible qu’il sous-estime, au passage, l’ancrage asiatique des commerçants touchant l’Afrique à cette époque : de fait il tend à considérer le commerce de la mer Rouge et de la côte Est comme une simple extension des échanges méditerranéens [2002, pp. 162-163]. Mais son apport n’en est pas moins précieux en ce qu’il fixe les déterminants endogènes comme exogènes de ce grand commerce, tout en spécifiant la « spécialisation » en produits primaires que l’Afrique conservera très largement par la suite.

C’est au cours du premier millénaire avant l’ère commune que l’Afrique connaît sa première mise en relations d’envergure avec le monde méditerranéen et le monde arabe. Jusqu’alors, en effet, le continent semble avoir beaucoup inventé de façon interne. Ainsi l’agriculture africaine semble être née de façon indépendante du foyer proche-oriental, au moins dans trois régions différentes : la région saharo-sahélienne (vers – 8000), la corne de l’Afrique autour du bananier d’Abyssinie (vers – 6500), les savanes boisées d’Afrique de l’Ouest à partir de l’igname (vers – 8000).  De même, la métallurgie du fer paraît y avoir été totalement séparée de son émergence supposée en Anatolie vers 1500 av. J.-C. Entre 1000 et 500 av. J.-C., deux foyers de production existaient, au Nord-Nigeria et Cameroun d’une part, dans la région des Grands Lacs d’autre part. Ces deux foyers apparaissent donc avant que la métallurgie du fer ne parvienne d’Anatolie en Égypte et en Afrique du Nord, ce que confirment du reste les différences entre les deux types de techniques.

À partir du début du premier millénaire avant l’ère commune, l’Afrique commence en revanche à interagir très régulièrement avec les autres continents. Deux sources extérieures de commerce sont incontestablement présentes. Au Nord, ce sont les Phéniciens puis les Grecs qui créent une dynamique tout à fait nouvelle sur la côte nord-africaine comme en Égypte. A l’Est, ce sont les Arabes, notamment de la côte yéménite, qui seront les acteurs déterminants sur les rives africaines de la mer Rouge et de l’océan Indien. Très différent du commerce dirigé par les souverains, l’échange devient dès cette époque une affaire de professionnels et d’aventuriers, de plus en plus indépendants des pouvoirs politiques et capables de fonder des colonies ou des cités commerciales très éloignées de leurs bases. La relative autonomie de ces dernières, tout comme leur pouvoir économique croissant, rendent les souverains territoriaux, petits ou grands, de moins en moins capables de traiter le commerce de longue distance comme une affaire contrôlée, mélangeant intérêt personnel et diplomatie. Dans ces conditions, les royautés ou États locaux se replient sur des formes de taxation de ce commerce tout en lui fournissant parfois des monnaies véhiculaires utiles.

En Afrique de l’Est, un port commercial important émergerait avec Rhapta, sur la côte tanzanienne actuelle. On y aurait échangé des perles de verre et des outils en fer importés contre de l’ivoire, des cornes de rhinocéros et des carapaces de tortue. Au premier siècle de notre ère, Rhapta était supervisé par le gouverneur de Mapharitis au Yémen. La taxation et la régulation du commerce dans cette cité étaient affermées à des marchands originaires du port de Mocha, souvent mariés à des femmes de la région. Le commerce transitant par ce port devait avoir des conséquences importantes jusque dans l’intérieur, notamment en permettant un apport en produits ferreux distinct de l’approvisionnement local. Mais les apports les plus fondamentaux allaient être ceux des populations d’origine malaise : installées sur la côte dès le premier siècle de l’ère commune, elle auraient ensuite migré vers Madagascar et auraient acclimaté beaucoup de plantes asiatiques (igname d’Asie, taro, banane, canne à sucre, entre autres – voir chronique du 19 avril 2010 sur ce blog) qui se diffuseront vers l’intérieur. Le poulet et le porc seraient deux autres apports particulièrement importants.

En Afrique du Nord-Est, ce sont d’abord les commerçants arabes qui agissent dans le Nord de la corne, y développent la culture de la myrrhe et de l’encens et en importent ivoire, corne de rhinocéros et carapaces de tortue. Là aussi, confrontés à un climat et des sols très proches de ceux de l’Arabie méridionale, ils s’établissent et s’allient souvent aux familles des chefs de clans traditionnels. Constituant des cités commerciales, leur influence s’étend à la diffusion de leur langue comme moyen de communication entre les ethnies locales, sans doute aussi de leurs institutions comme certaines conceptions de la royauté. C’est a priori une telle forme de pouvoir qui se met en place dans le royaume d’Aksoum, au Nord de l’Éthiopie et en Érythrée, au moins à partir du 1er siècle de notre ère. Les marchands d’Aksoum mettent fin à la rivalité qui existait jusqu’alors, notamment avec les commerçants de l’Égypte des Ptolémée. En établissant un seul port, Adulis, passage obligé des marchands étrangers, le royaume d’Aksoum se crée un quasi-monopole pour la vente de l’ivoire, peut-être aussi de l’or de la région du Nil moyen. Les taxes perçues permettent de financer l’armée et la construction de la capitale, l’influence du pouvoir Aksoumite s’étend très au Nord sur la côte de la mer Rouge, parfois mais de manière sporadique sur certaines parties de l’Arabie du Sud. Ce faisant, ils coupent au royaume de Méroé son accès traditionnel au débouché maritime.

L’Afrique du Nord est évidemment la partie du continent directement concernée par le commerce méditerranéen. Carthage serait fondée au 9e siècle avant l’ère commune par les Phéniciens, Cyrène au 8e par des Grecs. Le débouché maritime renforcerait le pouvoir des Garamantes, peuple libyco-berbère du Nord-Sahara, qui devait plus tard fournir ses fauves à l’Empire romain mais approvisionnait surtout les marchands méditerranéens en pierres précieuses. Si le commerce trans-saharien semble surtout occasionnel au premier millénaire avant notre ère, l’essor commercial aurait stimulé la formation d’États territoriaux importants dans le monde berbère, notamment le royaume numide (en Tunisie et Algérie orientale) et la Maurétanie (entre Maroc et Algérie occidentale). Avec l’avènement de l’Empire romain, ces régions, et plus particulièrement l’actuelle Tunisie, deviendront de véritables greniers à blé pour la ville de Rome. C’est aussi durant cette période que commence en Afrique du Nord l’utilisation du dromadaire comme source de viande, de lait et, évidemment, comme moyen de transport. Introduit de l’Arabie au premier millénaire avant l’ère commune, cet animal est ensuite progressivement utilisé pour les transports et détermine un pastoralisme nomade dès les débuts de notre ère.

Contrairement à toutes les régions que nous venons de voir, l’Afrique de l’Ouest semble, de son côté, avoir connu une révolution commerciale largement endogène. Le commerce des métaux en serait le moteur mais la vente de cotonnades serait aussi présente, dans la boucle du Niger comme dans le bassin tchadien. C’est de cette époque que daterait la constitution de villages d’artisans spécialisés, en connexion avec un marché urbain proche, dans la ville autour de laquelle, précisément, ces villages d’artisans se regrouperaient. La production artisanale pour ce marché aurait aussi déterminé la formation de castes professionnelles. Sur cette base, les produits auraient commencé à circuler sur de très longues distances, soit en remontant le fleuve Niger, soit par voie terrestre. Djenné, par exemple, constituait une plaque tournante pour l’or venu de l’Ouest, comme pour le cuivre arrivant par l’Est, tandis que la production locale de riz et de poisson, mais aussi alentours de sorgho et de mil, permettait aux commerçants de pratiquer aussi un trafic local. Et pour cette région, il semble clair que le commerce trans-saharien ne fonctionnait pas encore : pour ce qui est du transport de l’or, il ne commencerait véritablement qu’à partir de la fin du 3e siècle.

Au total, Ehret fait un bilan précis de la participation de l’Afrique aux échanges de longue distance dans une période où on ne l’attend pas. Et il nous démontre au passage, avec l’essor commercial endogène à l’Ouest, l’importance du royaume d’Aksoum ou les trafics de la côte Est, avec l’influence malaise au Sud-Est et à Madagascar, la montée en puissance du monde berbère au Nord, que le continent africain est loin d’être resté passif à cette époque, reformulant les influences étrangères et s’appuyant sur les atouts méditerranéens ou arabes pour s’intégrer à l’économie globale.

EHRET Christopher [2002], The Civilizations of Africa: A History to 1800, University Press of Virginia, Charlottesville.

Les Vikings et l’histoire globale

Si l’on devait réaliser un palmarès des envahisseurs à la réputation sinistre, les Vikings figureraient indiscutablement en bonne place, sans doute pas très loin des hordes mongoles de Gengis Khan, d’Ögödei et de leurs successeurs. Pourtant, à l’égal de ses derniers, leur contribution à l’histoire globale est tout sauf négligeable et purement négative. Si les Mongols sont sans doute à l’origine de l’intégration de l’Europe dans le grand commerce eurasien (via la sécurisation de la route de la Soie), peut-être aussi responsables d’un affaiblissement relatif de la Chine à partir du 14e siècle, ils ont surtout, en diffusant l’épidémie de peste qui explosera en 1348 en Europe de l’Ouest, déterminé la phase de baisse des prix du 15e, laquelle poussera nos aventuriers européens à chercher ailleurs l’or et l’argent au pouvoir d’achat accru. Ils ont donc indiscutablement joué un rôle dans la phase des grandes découvertes et dans l’essor commercial européen qui les accompagne.

Les Vikings, quant à eux, ont très certainement été les premiers Européens à mettre le pied sur le sol américain (si l’on met de côté l’hypothèse très récente que des chasseurs-cueilleurs issus du Sud de la France, entraînés par la dérive des glaces, aient atteint ce continent il y a quelque 17 000 ans). Il semble avéré aujourd’hui que les Vikings avaient accosté sur les côtes de Terre-Neuve, probablement au début du 11e siècle. En témoignent les restes architecturaux locaux et notamment la série de sépultures mises au jour.

Mais ils ont surtout joué un rôle important dans l’évolution du féodalisme en Europe de l’Ouest et dans l’essor économique de la fin du Moyen Âge. Bien sûr, ils exercent des razzias meurtrières sur toutes les côtes atlantiques où leur simple évocation sème rapidement l’effroi. Mais ils ne tardent pas à remonter aussi les fleuves, à la recherche de l’or accumulé dans les sanctuaires, phénomène dont nous allons bientôt mesurer l’importance. Leur invasion n’est ralentie qu’au début du 10e siècle avec la cession de la Normandie par Charles le Simple (911) tandis qu’ils s’approprient l’Angleterre en 1013. Leur implantation semble alors mettre fin à leur conquête mais permet du même coup que celle-ci débouche sur des conséquences économiques beaucoup plus positives.

Duby [1973, 1977] analyse ces effets aux trois niveaux de la déthésaurisation et de la stimulation des échanges d’une part, de la mobilité de la main-d’œuvre rurale d’autre part, de la concentration urbaine des richesses enfin.

Au premier niveau il est clair que le pillage des sanctuaires, puis les tributs payés par les Francs, remettent entre les mains des Vikings l’essentiel de l’épargne de l’époque, économiquement stérile puisque thésaurisée par l’Église. Or si les envahisseurs en ramènent d’abord l’essentiel au Danemark ou en Norvège, ils finissent par s’installer en Europe continentale et utilisent ces richesses pour acheter des armes et des biens fonciers, réinjectant ainsi les métaux précieux dans le circuit économique et stimulant la frappe de nouvelles pièces. De cette façon, leur apport peut être comparé à ces augmentations récurrentes de la masse monétaire, fréquentes au cours de l’histoire  (Angleterre à la fin du 12e, Espagne, puis ensemble de l’Europe au 16e), et qui eurent parfois des effets dynamiques : la révolution des enclosures en Angleterre au 16e, grâce à l’argent que les Espagnols n’utilisent pas productivement, en est sans doute l’exemple le plus spectaculaire.

Au deuxième niveau, les exactions des premières invasions auraient amené une fuite massive de la main-d’œuvre des grands domaines et des tenures paysannes : beaucoup de dépendants auraient ainsi rompu le lien qui les attachait à leur maître, simplement pour survivre. Les réinstaller ensuite sur ces terres aurait exigé, de la part des seigneurs, un assouplissement des redevances et services. Cette atténuation relative des contraintes aurait été largement favorable à la productivité ultérieure de cette force de travail, aurait poussé aux défrichements comme à la croissance démographique, déjà au 11e siècle et plus encore au 13e. Combiné avec l’absentéisme des seigneurs consécutif aux premières croisades, cet allègement aurait véritablement lâché la bride sur le cou des paysans pour leur permettre d’accroître significativement leur productivité.

Au troisième niveau enfin les plus riches des ruraux auraient, avec les invasions, également fui mais pour gagner les villes épargnées, concentrant ainsi les richesses dans des sites urbains voués ensuite à une croissance d’autant plus vive. Ce n’est donc pas un hasard si le moment de l’essor urbain en Europe de l’ouest est le 11e siècle. Une partie de la bourgeoisie urbaine qui fera l’essor commercial, artisanal et financier de la fin du Moyen Âge en est clairement issue.

Si l’on ajoute aux Vikings les incursions sarrasines au sud et les invasions hongroises plus tardives à l’est (899-955) dont les effets seraient pour partie analogues, les grandes invasions auraient conduit à des destructions finalement limitées dans les domaines, compte tenu du fait que la productivité y était dérisoire. A contrario elles auraient stimulé à moyen terme l’économie européenne, créant ainsi les bases du développement qui suivra l’an mille.

DUBY G., 1973, Guerriers et Paysans, Paris, Gallimard.

DUBY G., 1977, L’Économie rurale et la Vie des campagnes dans l’occident médiéval, 2 tomes, Paris, Flammarion.

Un témoin de la culture globale des élites, dans l’espace musulman, au 14e siècle

Dans la narration de ses voyages, entre 1325 et 1356, le marocain Ibn Battuta fournit de très précieuses informations sur la culture des notables et de la haute société, dans un espace qui s’étend alors de l’Espagne jusqu’à l’Inde et inclut la côte orientale de l’Afrique. Familier des rois, colporteur des mœurs régnant dans les différentes cours du continent afro-asiatique, mais avant tout juriste musulman, ce voyageur infatigable nous a légué des récits particulièrement vivants sur la société des élites « internationalisées » de son temps. Son témoignage dépasse cependant la simple étude d’une quelconque « jet-set » avant l’heure : par la richesse et la précision de ses observations, il nous renseigne sur les types de biens échangés et les grandes influences culturelles de son siècle.

Ibn Battuta est né à Fez, en 1304, dans la famille d’un juge. C’est en 1325, à l’âge de 21 ans, qu’il décide d’effectuer le pèlerinage de La Mecque. Il se joint à Tunis à une caravane de pèlerins dont il devient le qazi, c’est-à-dire le juge et le « consultant » en loi islamique. Il semble qu’il se soit marié à deux reprises au sein de ce groupe de pèlerins, illustrant ainsi une pratique de mariage à court terme dont il sera coutumier presque toute sa vie. Il est très impressionné par Le Caire dont il décrit la richesse et l’activité commerciale. Après avoir remonté le Nil sur plus d’un millier de kilomètres, il est contraint de revenir sur le nord, non sans avoir au passage appris auprès de clercs musulmans de renom. C’était là une habitude des voyageurs instruits que de continuer leur formation religieuse au contact des personnalités locales : Ibn Battuta l’érigera en méthode de collecte d’informations et la pratiquera aussi auprès des rois, dans le but de diffuser ensuite (parfois de monnayer) ces précieux savoirs auprès de notables et de souverains susceptibles d’en faire un usage stratégique.

Dans son remarquable livre sur l’Asie entre 6e et 16e siècle, plus précisément dans son chapitre sur Ibn Battuta, Gordon [2008, p.97-115] étudie le réseau des hôtels et collèges religieux (madrasas) sponsorisés par de riches notables, au sein duquel notre homme voyage, et fait l’hypothèse qu’il aurait été influencé par l’institution du monastère bouddhiste. De fait, le système consistant à aider, en les hébergeant, les voyageurs en quête de connaissances religieuses, trouve son origine en Asie centrale. Par ailleurs l’islam, à la suite du bouddhisme, faisait du voyage de « développement spirituel » une quasi-obligation complétant le pèlerinage à La Mecque. Mais le jeune Ibn Battuta ne fait pas qu’étudier : il se marie une troisième fois à Damas puis laisse son épouse enceinte pour se rendre à Médine et La Mecque. Au milieu de la description du pèlerinage, notre voyageur trouve le temps de remarquer que le plafond et la bordure dorée de la grande mosquée de Médine sont en bois de teck venant de la côte de Malabar, au sud-ouest de l’Inde. Tout au long de son voyage il multipliera les notations concernant les biens commercialisés. Il nous renseignera également sur les marchandises les plus prisées à l’époque, au point d’entrer systématiquement dans les cadeaux à présenter quand un souverain local vous recevait : habits de soie, or, chevaux, armes serties de pierres précieuses, esclaves et concubines…

Ibn Battuta découvre rapidement qu’il appartient à une classe d’hommes éduqués qui circulent librement dans l’ensemble du monde musulman et vendent leurs services de juge, de clerc, d’enseignant ou d’administrateur dans les multiples villes qui s’échelonnent de Grenade à Delhi. Si leur nombre se compte peut-être en centaines de milliers [Gordon, 2008, p.106], leur origine géographique est particulièrement diversifiée et reflète l’omniprésence de la culture des élites urbaines. Mais notre voyageur sait tout particulièrement faire valoir ses services auprès des nobles et des rois. Une fois admis dans une cour donnée, il observe, se fait expliquer les usages et cérémonies, voire les stratégies politiques, pour mieux s’en servir ensuite auprès d’un autre souverain. Le prix à payer est parfois élevé : Ibn Battuta se serait endetté de 55 000 dirhams d’argent pour payer les cadeau destinés au puissant sultan de Delhi. Investissement rentable puisque ce dernier l’emploiera à son service et en fera l’un des plus puissants juges de la ville.

Parmi les destinations visitées, mention particulière doit être faite de la côte orientale de l’Afrique. Notre homme est le premier à montrer combien cette dernière est reliée alors à l’Asie par la religion et le commerce. Entre Mogadiscio et Kilwa, il décrit les exportations africaines : esclaves, or, ivoire et chevaux en contrepartie de coton indien. Sur la côte sud-ouest de l’Inde, il réside parmi les communautés soufies et étudie les réseaux commerciaux qu’elles constituent. Il nous entretient de poivre et de gingembre et de toutes ces épices que, bientôt, les Portugais rechercheront au risque d’y perdre leur âme… Il visite aussi l’île de Ceylan et les Maldives. En revanche il est beaucoup moins sûr qu’il ait visité la Chine et l’Asie du Sud-Est tant les informations de cette partie de son récit sont peu précises, moins personnalisées, au sein d’une géographie assez embrouillée… Néanmoins il semble possible qu’il ait été réellement dépouillé par des pirates sur la côte de Malabar et qu’il y perdit une grande part de ses richesses accumulées en vingt ans de périples.

Les odyssées ont toujours une fin… C’est en 1348 qu’il revient à Damas où il observe le début de l’épidémie de peste. Un an plus tard il découvre, de retour à Fez, que cette même épidémie a emporté sa mère. Se plaçant alors au service du roi, il lui est demandé de rédiger ses mémoires de voyageur, lesquelles l’occuperont une bonne part du reste de sa vie. Il mourra en 1369, non sans avoir effectué deux autres plus courts voyages, en Andalousie et en Afrique subsaharienne. Ce sont sans doute des hommes comme lui qui ont, par les informations qu’ils transmettaient au cours de leur nomadisme professionnel, homogénéisé la culture des élites en Afrique du Nord-Est et en Asie. Mais en plus, Ibn Battuta est aujourd’hui un témoin privilégié de la connexion des sociétés et de la constitution d’une histoire globale.

DUNN R. [2004], The Adventures of Ibn Battuta, University of California Press.

GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.

IBN BATTUTA [2001], Voyages, 3 tomes, Paris, La Découverte.

WAINES [2010], The Odyssei of Ibn Battuta: Uncommon tales of a medieval adventurer, University of Chicago Press.

Un marchand de longue distance, dans l’océan Indien, au 12e siècle

C’est à la fin du 19e siècle que furent découverts les documents de la Geniza du Caire. Il s’agit de correspondances d’affaires tenues par des marchands juifs, au moins depuis le 9e siècle, et qui s’étaient retrouvées entassées sans précaution, dans une pièce sans fenêtre ni porte, adjacente de la synagogue, et comportant seulement une fente haute dans le mur par laquelle ces documents avaient été négligemment jetés. Pourquoi en avait-il été ainsi ? Il faut savoir que la religion juive interdisait, à l’époque, de détruire tout document écrit contenant le nom de Dieu. Or les lettres de ces marchands invoquaient presque toujours le tout-puissant… La seule solution était donc de les entreposer dans une réserve inaccessible qui, le climat sec aidant, devait conserver ces documents jusqu’à nos jours. Et c’est ainsi que l’on peut connaître beaucoup, aujourd’hui, sur la vie et les affaires d’un certain Abraham ben Yiju qui vécut dans la première moitié du 12e siècle, fut un grand commerçant entre Aden et le sud de l’Inde et un membre éminent de la diaspora marchande juive dans l’océan Indien. Dans un livre très vivant, Stewart Gordon [2008] en a brossé un portait passionnant.

Notre homme serait né dans un port tunisien vers 1100, d’un père rabbin, mais l’ensemble de ses frères devait épouser, comme lui, la carrière commerciale. À l’âge de vingt ans, il aurait suivi les caravanes allant au Caire afin d’y porter des lettres d’introduction de son père auprès de marchands juifs de cette ville. Quelques années plus tard, il est à Aden où il entre en relation avec un certain Madmun ibn Bandar, sans doute le marchand le plus influent de la place à cette époque et dont la correspondance propre a aussi été retrouvée. Cet homme d’affaires possédait un réseau commercial allant de l’Espagne jusqu’à Ceylan et agissait donc à la fois en Méditerranée et dans l’ouest de l’océan Indien. Sur ces parcours de longue distance, la piraterie était devenue importante et, par ailleurs, récifs, vents et tempêtes pouvaient facilement endommager ou faire disparaître les bateaux marchands. C’est la raison pour laquelle le souci des marchands à l’époque était de diminuer leur risque, en faisant appel à des marins chevronnés et fiables, en répartissant leurs cargaisons sur plusieurs navires, dans des emballages scellés et portant le nom du destinataire. Pour pallier le risque économique, ils commerçaient de nombreux types de biens afin de se protéger contre les fluctuations inattendues des cours. Par ailleurs ils décrivaient par le menu, dans leurs lettres, tout ce qu’ils envoyaient afin que leur partenaire à destination puisse vérifier scrupuleusement les arrivages. La relation de confiance entre partenaires était évidemment le socle même de ce commerce et sa condition indispensable : de fait ces partenaires ne prenaient pas de commission pour la réception des biens, leur revente, la tenue de comptes, l’achat de denrées à expédier en retour… Simplement ils attendaient la réciproque au sein d’un réseau qui ne pouvait tolérer la défection frauduleuse.

Après trois ans d’apprentissage auprès de Madmun, Abraham fut envoyé à Mangalore, sur la côte sud-ouest de l’Inde, afin de se consacrer au commerce des épices, sans doute muni d’un petit capital de démarrage. Leur correspondance, dans les années suivantes, est remplie de conseils de marché, d’informations sur les autres marchands ou les événements politiques, d’évaluations de leurs affaires. On apprend ainsi qu’Abraham fut en froid avec son mentor durant l’année 1138 car le jeune partenaire s’était fait gruger par un marchand indien qui ne lui avait jamais livré la cardamome déjà payée. On tenta de menacer le voleur d’une mise à mal de sa réputation mais rien n’y fit. À l’évidence Abraham dut supporter la perte comme en témoigne le débit sec de 300 dinars de son compte chez Madmun : le rapport de forces ne penchait manifestement pas en sa faveur. Si Aden n’envoyait en général rien d’autre que de l’argent, Mangalore expédiait des épices en retour. Des biens de luxe circulaient également : vaisselle raffinée, mobilier, mets délicats, papier, destinés notamment aux marchands ou à leur famille. Cette dernière était partie prenante dans l’alliance commerciale : Madmun avait ainsi épousé la sœur de son alter ego cairote et les cadeaux entre partenaires concernaient bien souvent leur femme ou leurs enfants.

Gordon fait remarquer que la liberté dont jouissaient les marchands juifs de longue distance du 12e siècle contraste avec la rigidité du commerce dirigé par les guildes en Europe, à la même époque. Liberté quant aux lieux ou dates de marché, liberté quant aux prix, évaluation subjective de la qualité d’un côté contre fixation stricte des prix et des qualités, comme des lieux et dates ou encore des normes de l’apprentissage de l’autre. Différence aussi quant au contrôle du pouvoir politique, inexistant dans l’océan Indien, parfois très serré en Europe. Cependant l’Inde avait aussi ses guildes commerçantes [Thapar, 1984] et la Chine exerçait, sous les Song, une véritable police sur les commerçants étrangers. Mais assez généralement, la liberté de commercer semble avoir été plus grande dans l’océan Indien et les marchands semblent n’avoir eu aucune aspiration politique. Les souverains locaux du littoral indien taxaient les commerçants, certains obligeaient les commerçants à faire escale dans leurs ports, mais la plupart se contentaient de les protéger un minimum et les laissaient agir à leur guise.

Abraham ben Yiju ne cantonnait pas ses liens commerciaux à la diaspora juive. Il avait par exemple des partenariats réguliers avec des commerçants Gujaratis et maintenait des relations d’affaires avec ses fournisseurs d’épices, sans pour autant se déplacer vers les lieux de production. En revanche, il semble avoir lui-même investi dans la production de produits métalliques, recevant par exemple de la vaisselle détériorée venant d’Espagne et destinée à être refondue près de Mangalore. Néanmoins ses contacts en dehors de la diaspora n’ont pas fait l’unanimité : son mariage avec une Indienne réduite en esclavage dans sa jeunesse devait lui attirer une certaine réprobation et il eut les pires difficultés à marier sa fille dans une communauté juive conforme à ses vœux. De la même façon il utilisa pour son négoce les services d’un esclave indien qui devait devenir son agent et voyagea jusqu’à Aden pour le compte de son maître. Amitav Ghosh [1994] en fit, du reste, un personnage de roman devenu célèbre…

La fin de sa vie fut certainement plus difficile. Il dut s’occuper de la libération de ses frères et sœurs, enlevés par les troupes de croisés qui envahirent la Tunisie en 1148 et totalement dépouillés. Il quitta Mangalore pour toujours en 1149 et, après avoir été volé par un de ses frères qu’il cherchait à aider, il s’installa au Yémen pour continuer à commercer. Il aurait terminé son existence près de sa fille, mariée en Tunisie à l’un de ses neveux, ce qui lui permit de maintenir sa fortune au sein de sa famille d’origine tout en sauvant celle-ci de la misère. Au-delà du personnage, c’est incontestablement une logique de commerce qui est désormais connue à travers les documents de la Geniza [Goitein, 1999], logique déjà très ancienne au 12e siècle et qui n’avait pas été sans effet sur le commerce européen du haut Moyen-Âge, entre 4e et 8e siècle [Norel, 2009, p. 180]. En ce sens, l’histoire d’Abraham ben Yiju est aussi un peu la nôtre…

GHOSH A. [1994], In an Antique Land, New York, Vintage books.

GOITEIN S. D. [1999], A Mediterranean Society: The Jewish communities of the world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza, vol. 1, Economic Foundations, Berkeley, University of California Press.

GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.

NOREL P. [2009], L’Histoire économique globale, Paris, Seuil.

THAPAR R. [1984], A History of India, vol. 1, London, Penguin Books.