L’économie de l’offshore, un pan méconnu de la globalisation

À propos de Ronen PALAN, The Offshore World, Sovereign Markets, Virtual Places and Nomad Millionaires, Cornell University Press, 2003.

La question des paradis fiscaux, plus généralement de ce qu’on nomme parfois l’économie de l’offshore, est aujourd’hui à la mode, et les grandes puissances semblent désormais d’accord pour au moins affaiblir considérablement le secret bancaire et traquer les « optimisateurs fiscaux », aimable terme du monde de l’entreprise et qui ne recouvre rien d’autre que la fraude fiscale, plus ou moins tolérée on le sait. C’est du reste cette relative tolérance qui constitue tout le problème de l’économie offshore, de son intégration fonctionnelle au monde économique officiel, de son lien particulier avec les pouvoirs politiques. C’est précisément cette problématique que développait Ronen Palan, il y a déjà dix ans, dans un livre qui constitue une pièce fondamentale de l’histoire de la globalisation économique, The Offshore World, malheureusement non traduit dans notre langue.

Que recouvre l’économie de l’offshore ? Pour Palan, les formes en sont multiples mais elles partagent toutes un point commun : les transactions offshore « se déroulent toujours dans des enclaves juridiques spécialement conçues et séparées de leurs équivalents officiels par la levée de certaines, voire de toutes les régulations ». Si c’est sans doute Radio Luxembourg qui a popularisé cette notion, et peut-être fourni le nom, par sa radio « pirate » en 1959, destinée à capter les audiences britanniques et françaises, c’est la finance qui lui a donné toute son importance. En premier lieu le marché non régulé des eurodollars dès la fin des années 1950. À partir de 1958, des exportateurs européens payés en dollars US se mirent à les déposer sur leurs comptes dans des banques françaises, britannique ou autres hors États-Unis. Ces banques les leur empruntèrent donc à moyen terme et firent ainsi des crédits en dollars, hors de toute régulation, dans leur pays de résidence comme aux États-Unis. Comme les firmes états-uniennes étaient alors gênés sur le marché américain, pour financer leur expansion extérieure, c’est elles qui fournirent le gros contingent des demandeurs sur ce nouveau marché… Deux décennies plus tard, ce marché non régulé imposait son mode de fonctionnement à l’ensemble des marchés financiers, notamment obligataires. Londres, Hong-Kong devinrent des centres offshore « spontanément » selon Palan, tandis que New York créait le sien dans les années 1980, plus tard imité par Tokyo, Singapour et Bangkok. C’est en second lieu, et c’est plus connu, les paradis fiscaux, dont les précurseurs sont d’ailleurs toujours européens et pas d’abord antillais ou latino-américains. Mais Palan ajoute à juste titre à ces deux incarnations bien connues de l’offshore, les pavillons de complaisance, les zones franches d’exportation, plus récemment certaines activités commerciales sur Internet. Au total, il montre dans une énumération particulièrement documentée que la logique de l’économie offshore est bien vivante et en perpétuelle évolution… Le véritable apport de son livre est cependant l’analyse théorique qu’il en fait, parfois avec une certaine lourdeur ou dispersion dans les arguments, mais le plus souvent avec une réelle pertinence.

Première question : le développement d’une économie offshore est-il uniquement le résultat de taxations et de régulations abusives propres aux grands pays développés ? C’est la thèse traditionnelle des théories statiques du changement qui considèrent que l’offshore s’explique en mettant en relation la rationalité des agents économiques (États, entreprises, individus) et les conditions environnementales qui président à leurs choix. Ainsi des agents rationnels et maximisant leur profit réagiront dans un sens univoque à toute transformation de leur environnement vers plus de contraintes et de taxes. À l’inverse, les théories dynamiques du changement postulent que les conditions institutionnelles et structurelles qui peuvent mener à l’offshore sont bien autre chose qu’un simple environnement extérieur. Elles sont elles-mêmes des créations historiques qui possèdent leur propre évolution tout en se transformant sous l’action des agents. C’est par exemple la thèse de Johns [1983] pour qui la structure de compétition économique entre les États, clairement mise en place par la révolution industrielle britannique voire même durant le mercantilisme, est la matrice de l’offshore. Si cette compétition s’est manifestée historiquement par la spécialisation productive, pourquoi refuserait-on aujourd’hui aux petits pays qui n’ont aucune capacité intrinsèque à engendrer du profit au sein de la production, de jouer de leur souveraineté en matière de régulation pour se créer des rentes ? Dans cette approche, le moteur de la création de l’offshore serait tout autant sinon plus à trouver du côté des offreurs que des demandeurs… Mais en finir avec l’offshore signifierait alors, soit retirer leur souveraineté à certains pays, soit amener les États à se coordonner sur une politique unique, ce qui revient au même. Il y a donc ici une contradiction lourde puisque les États ne pourraient résoudre le problème qu’au prix d’une violation des principes de souveraineté et d’autodétermination.

Palan montre alors que la théorie du « public choice » a écarté ce raisonnement en se concentrant sur la logique de la compétition en matière de régulation et de taxation. Si chaque pays fait payer un prix en échange d’un certain nombre (et d’une certaine qualité) de services, alors leur mise en concurrence devrait logiquement déboucher sur l’obtention d’un rapport qualité-prix optimal pour ces services dans chaque pays. Mais un tel raisonnement reconnaît alors implicitement la primauté du marché sur les droits souverains des États. Il admet également que la souveraineté devient un produit susceptible d’être commercialisé. Et il légitime en quelque sorte l’offshore, oubliant par ailleurs que cette compétition en matière de régulation n’est pas un fait de « nature » mais a bel et bien une histoire, un trajectoire dont précisément la théorie doit rendre compte.

L’auteur adopte en conséquence une thèse plus complexe qui va enraciner l’offshore dans l’histoire économique du 19e siècle : « La structure internationale qui apparaît à la fin de ce siècle portait une contradiction entre l’émergence d’États-nations pourvus de souverainetés mutuellement exclusives […] cherchant à imposer une taxation des affaires d’une part, l’engagement à soutenir l’internationalisation du capital d’autre part. » Et pour lui, cette contradiction forte ouvrait une multitude de solutions possibles, celle qui allait sortir étant largement déterminée par des conjonctures spécifiques, des événements particuliers, des acteurs parfois incertains quant aux conséquences de leurs actions. D’où le recours à l’histoire pour éclairer ces différents éléments.

De fait la genèse de l’État souverain européen du 19e siècle fut longue et très progressive. À la fin du Moyen Âge, les États se voient désormais comme souverains et distincts mais néanmoins encore « intégrés dans un ordre chrétien universel fondé sur une loi naturelle ». Trois siècles plus tard, sans doute en lien avec l’épistémologie newtonienne du monde, ces entités ne se voient plus comme relevant d’un ordre naturel mais comme distinctes et surtout identifiées par des espaces géographiques séparés, dès lors en compétition les uns avec les autres. La territorialisation de la souveraineté serait alors devenue centrale et c’est elle qui se cristallise au début du 19e siècle. Les frontières physiques encore incertaines sont alors précisées tandis que les zones de souveraineté maritime sont établies à 12 miles nautiques (avec du reste une extension imaginaire du territoire, tant vers la haute atmosphère – 50 miles – que vers les profondeurs de la Terre…). Mais parallèlement, la montée de la grande entreprise capitaliste détermine une internationalisation du capital à partir des années 1860 qui vient bousculer ce processus d’établissement de la « cage nationale ». Se pose alors le problème de la résolution des différends liés aux comportements de citoyens d’un pays présents sur un autre territoire : comment les régler sans violer les souverainetés respectives tout en favorisant le fonctionnement économique ? C’est notamment par l’instauration de traités bilatéraux que passe cette résolution, notamment après 1860 et le traité de libre-échange franco-britannique. Avec l’attribution d’une série de droits, pour les individus d’un pays, dans le pays partenaire, avec également l’établissement précis des « localisation juridiques », à travers également la délégation aux marchands eux-mêmes de la fixation de certaines règles, les efforts juridiques de l’époque ont résolu certains problèmes. Ils ont tout autant multiplié les failles que l’offshore allait désormais utiliser…

Curieusement, les premiers « paradis fiscaux » apparaissent dans le cadre d’une concurrence entre États… américains. Durant les années 1880, l’État du New-Jersey est le premier à proposer des avantages fiscaux aux entreprises, suivi de près par le Delaware (1898). Mais dans ces deux cas, les États correspondants accueillent physiquement l’entreprise, loin des hébergements virtuels propres à l’offshore. C’est après 1929 que les premiers exemples d’investissement offshore apparaissent réellement à partir de la Grande-Bretagne. Il est alors admis qu’une entreprise enregistrée à Londres mais dont toute l’activité serait à l’étranger ne paierait plus l’impôt britannique… C’était là une faille béante qui devait faire de Londres une véritable place offshore, quoique non déclarée comme telle. Une entreprise londonienne pouvait ainsi investir à l’étranger, s’y montrer totalement britannique pour échapper à l’impôt local, montrer inversement aux autorités anglaises qu’elle n’avait aucune activité en Grande-Bretagne, bref jouer sur les deux tableaux pour n’être plus imposée nulle part. Et ce avec sans doute une réelle tolérance de la part des autorités britanniques, bienveillance qui reflète bien la contradiction matricielle avancée par Palan. C’est aussi dans les années 1920 que, sur la base d’un secret bancaire créé dès la Révolution française pour attirer les fortunes des aristocrates, la Suisse acquit le statut de refuge international préféré des premiers « optimisateurs fiscaux ». Dans la décennie suivante, le pays renforçait son secret bancaire de façon à attirer agressivement les capitaux étrangers. Et dans le cas suisse comme dans le cas britannique, des lois furent établies permettant de séparer individus ou firmes en plusieurs entités distinctes, ce qui rendait évidemment plus facile l’utilisation de l’offshore puisque l’entité y possédant un actif se trouvait séparée de sa « forme dans le pays d’origine ». Ce principe nouveau de division possible des personnes juridiques sous plusieurs juridictions serait le véritable fondement de l’offshore

Par la suite, l’offshore est resté relativement discret jusqu’aux années 1960, à l’exception du cas très particulier du marché des eurodollars. Mais avec la crise qui secoue le monde développé, dès la fin de cette décennie, la recherche de détaxations deviendra cruciale. Mais Palan prend bien soin de montrer que ce mouvement était prévisible dès l’immédiat après-guerre : en effet le fordisme des pays développés avait accru les responsabilités économiques des États, donc aussi leur levée de recettes fiscales. Dans le même temps, les paradis fiscaux les plus en vue à l’époque, tous européens du reste (Suisse, Luxembourg, Liechtenstein, Monaco, Andorre, Gibraltar et les îles anglo-normandes) avaient maintenu les leurs à un niveau faible, notamment parce que, sans industrie ou presque, ils n’avaient pas à suivre le même chemin. Le hiatus entre les deux types de systèmes fiscaux devenait inévitable. Pour les pavillons de complaisance, l’histoire est aussi celle d’une faille ouverte fortuitement dans la législation. Devant recycler des bateaux capturés ou récupérés après la Première Guerre mondiale, les États-Unis décideront de les vendre à des Américains mais, pour ne pas qu’ils soient des concurrents nationaux des navires marchands états-uniens, ils furent obligés de s’enregistrer au Panama. Une fois ceci réalisé, d’autres armateurs comprirent vite les possibilités ouvertes par la législation correspondante. En ce qui concerne les zones franches d’exportation, c’est pareillement Puerto-Rico qui constituera un précédent à la fin des années 1940. Dans tous ces cas, Palan parle d’innovation apparemment accidentelle de ces véhicules de l’économie offshore, tout en soulignant le caractère incontournable de ces derniers, dans le cadre d’un capitalisme de plus en plus soumis, de fait, à des taxations et surtout régulations, de la part des États développés.

Nous n’avons pas la place de développer ici les remarquables ajouts de l’auteur sur la période des quarante dernières années, de même que ses réflexions plus théoriques. Mais au final il apparaît bien que le « monde de l’offshore », pour clandestin et « extérieur » qu’il soit, est profondément intégré au monde économique officiel, largement fonctionnel avec ce dernier. Tout ceci pour dire que le projet de sa disparition reste peut-être un vœu pieux, malgré la multiplicité des déclarations politiques récentes en ce sens. Néanmoins on ne peut s’empêcher de penser que l’état de détresse des finances publiques états-uniennes et européennes aujourd’hui milite quand même en faveur d’un allégement de ses abusives prérogatives. L’avenir est aussi fait d’inédit et on a toujours le droit de rêver…

Internationalisation monétaire et cycle hégémonique

Nous publions ci-dessous le troisième volet de notre analyse de l’hégémonie dans les systèmes-monde (voir les chroniques des deux semaines précédentes).

Si l’on reprend les trois derniers hégémons du système-monde moderne, Pays-Bas, Grande-Bretagne et États-Unis, selon l’analyse devenue classique, on est effectivement confronté à la même expansion financière en fin de cycle, faite d’une capacité à lever des fonds pour entre autres les investir à l’étranger, notamment dans l’économie du futur hégémon, par exemple en y achetant des titres ou en y réalisant des investissements directs. On est en présence également d’un même affaiblissement productif et commercial, lequel explique assez bien l’orientation ultérieure vers la finance. Si l’on regarde précisément l’ensemble du cycle financier, à l’intérieur du cycle d’accumulation, dans chacun des trois cas, on est confronté à des différences sensibles qui compliquent le schéma très général d’Arrighi (voir notre chronique de la semaine dernière).

Quel est le déroulement attendu du cycle financier de l’hégémon ? Dans une première phase, sa force productive lui permettra de dégager un excédent courant significatif, c’est-à-dire, à peu de choses près, un excédent de ses exportations de biens et services sur ses importations. Ce surplus lui donnera les moyens d’effectuer des prêts à l’étranger, c’est à dire d’acheter des titres (obligations publiques ou privées, actions, reconnaissances de dette) jusqu’à concurrence du montant de cet excédent. C’est vraisemblablement la situation connue par les Provinces-Unies entre 1650 et 1720 environ (de Vries et Van der Woude, 1997, p. 120), rencontrée par la Grande-Bretagne jusqu’en 1880 et par les États-Unis entre 1944 et 1958. Il s’agit d’une phase saine du cycle financier, mais évidemment minimaliste.

Dans une deuxième phase, toujours pourvu d’un excédent courant, l’hégémon achètera des titres étrangers au-delà de son excédent courant, payant donc le supplément à l’aide de sa propre monnaie. Dans cette configuration, l’hégémon ne prête pas ce supplément à proprement parler, ne recycle pas un capital existant, mais achète des actifs financiers étrangers par émission de sa propre monnaie. Dans la mesure où cette monnaie est largement acceptée par ses bénéficiaires, il n’y a pas de réel problème. Par ailleurs l’excédent courant confortable du pays hégémon laisse penser que la contrepartie, en biens fabriqués par l’hégémon, de cette monnaie si facilement « distribuée », sera aisée à obtenir : cette capacité productive supposée et matérialisée dans l’excédent courant vient donc renforcer la confiance de ceux qui reçoivent la monnaie de l’hégémon. Avec cet achat de titres étrangers au-delà de son excédent courant, on a néanmoins coexistence de cet excédent courant et d’un déficit de la balance de base [1] de l’hégémon. C’est le montant exact de ce déficit de base qui est réglé dans la monnaie du pays hégémon. Il y a alors mise à disposition de non-résidents (entités extérieures au territoire du pays hégémonique) de la monnaie même de l’hégémon : c’est ce qu’on appellera ici émission internationale d’une monnaie. La deuxième phase ne peut exister sans cette internationalisation de la monnaie de l’hégémon. Elle reste saine tant que l’excédent courant demeure et que les non-résidents acceptent de garder à court terme cette monnaie dans les banques du pays hégémonique. Cette internationalisation permet par ailleurs de stimuler la croissance des autres pays, donc aussi de fournir des revenus financiers au pays hégémonique. Les Pays-Bas auraient connu cette situation entre 1720 et 1750 à peu près, la Grande-Bretagne entre 1880 et 1918, les États-Unis entre 1958 et 1977.

La troisième phase du cycle correspondrait à la période qualifiée par Arrighi d’expansion financière proprement dite. L’hégémon continue d’avoir un déficit de sa balance de base mais a désormais aussi un déficit courant. Dans ces conditions, la contrepartie en biens du pays hégémonique, de sa monnaie émise internationalement pour régler le déficit de base, n’est plus aussi crédible pour les non-résidents recevant cette monnaie. Ils peuvent se mettre à douter de cette monnaie dont ils disposent, souvent par l’intermédiaire de leur propre banque, sur un compte dans une banque du pays hégémon. Que vont-ils en faire ? D’abord l’utiliser autant que possible pour des achats internationaux de biens et services, afin d’en réaliser concrètement la valeur. Ensuite, pour en obtenir une bonne rémunération, la prêter internationalement, en accord avec leur propre banque locale, laquelle devient alors créancière dans une monnaie qui n’est pas celle de son pays, situation caractéristique de ce qu’on a appelé les « xénocrédits ». Enfin, la vendre contre une autre monnaie, mouvement qui peut évidemment amener une dépréciation de cette monnaie vis-à-vis de toutes celles contre lesquelles elle sera échangée.

Cela dit, quelle que soit la solution retenue, il importe de voir que la monnaie à disposition des non-résidents, parce qu’elle figure dans les livres d’une banque de l’hégémon, elle-même correspondante de la banque locale de ces non-résidents, dans leur propre pays, ne fait toujours que transiter dans le système bancaire de l’hégémon. Si les non-résidents achètent un bien international avec cette monnaie de l’hégémon, la somme correspondant au règlement passera évidemment du compte de la banque locale de l’acheteur à un autre compte dans la banque locale du vendeur. Mais concrètement, comme l’opération a lieu dans la monnaie de l’hégémon, ce transfert ne pourra se matérialiser que par le passage de la somme concernée, de la banque correspondante, dans le pays hégémonique, de la banque de l’acheteur, vers la correspondante, dans ce même pays hégémonique, de la banque du vendeur. Il est facile de voir que la situation est similaire dans les deux autres cas évoqués, prêt international d’une part, opération de change d’autre part : toujours le bénéficiaire de la somme la recevra in fine sur un compte dans une banque de l’hégémon… C’est là tout le privilège lié à la capacité à émettre sa monnaie internationalement qui caractérise l’hégémon… Ce n’est pas un mince pouvoir : dès qu’une monnaie internationale s’est imposée par ce procédé, elle oblige les résidents des autres pays à garder cette monnaie en compte dans le système bancaire de l’hégémon pour toutes leurs transactions internationales. Et le seul risque que courra l’hégémon sera la dépréciation de sa monnaie si la troisième solution (vente de cette monnaie de l’hégémon contre toute autre) est retenue. Sachant que cette dépréciation ne peut qu’être limitée, sous peine de voir fondre drastiquement la valeur des actifs internationaux libellés en cette monnaie et possédés par l’essentiel des épargnant de la planète. Par ailleurs, ce privilège permet éventuellement à l’hégémon de geler, par une simple décision administrative, les avoirs en ses livres des non-résidents, c’est-à-dire d’en empêcher toute utilisation puisque celle-ci passe nécessairement par les livres de ses banques.

Cette troisième phase du cycle a sans doute été connue, par les Pays-Bas, à partir de 1750. Pour les années 1770, on peut grossièrement évaluer leur déficit courant annuel entre 10 et 35 millions de florins et leur déficit de base entre 10 et 20 millions [calculs réalisés d’après de Vries et Van der Woude, 1997, pp. 120-121 et p. 499]. La Grande-Bretagne aurait connu cette situation, pratiquement sans interruption, de 1919 à 1939. Pour les États-Unis, c’est une situation désormais récurrente, depuis 1977 environ, avec des déficits de base (solde courant + solde des investissements directs) atteignant, en 2008, les 700 milliards de dollars. Historiquement, dans le cas britannique, c’est par la vente de la livre sterling, dans les années 1920, que s’est rapidement matérialisée la défiance qui obligea la Grande-Bretagne à monter ses taux d’intérêt pour dissuader les non-résidents peu confiants de changer leurs avoirs. La hausse de ces taux finit par casser la croissance anglaise mais aussi mondiale, pour aboutir enfin, en 1931, à l’abandon de l’étalon-or, dans un contexte de reflux des échanges et de repli généralisé.

Dans le cas américain, depuis trente ans, les choses se sont passées assez différemment. Les xénocrédits (ce que nous avons appelé la deuxième solution) se sont multipliés mais ont été de fait encouragés par l’hégémon et lui ont même servi de modèle pour la libéralisation des marchés de capitaux des années 1980. Le dollar a par ailleurs été émis internationalement à un tel niveau que ceux qui le reçoivent peuvent difficilement vendre leurs actifs libellés dans cette monnaie sous peine de voir se dégrader la valeur de tout leur portefeuille. La technique de la vente contre une autre devise ne peut donc être que progressive et limitée, ce qu’ont bien réalisé les pays excédentaires sur les États-Unis, Chine et Japon en tête. Moyennant quoi, l’hégémon américain s’est engagé depuis les années 1990 dans des achats importants de firmes à l’étranger et d’actifs financiers extérieurs, en réglant avec des dollars qui creusent son déficit de base. Mais, parallèlement, les besoins financiers du Trésor US l’amènent à réemprunter ces dollars émis, donc à offrir des titres du Trésor aux souscripteurs non-résidents, ce qui a, jusqu’à présent, permis de maintenir une certaine confiance. Il n’en reste pas moins que la chute du dollar, entre fin 2005 et fin 2008, a peut-être amorcé un mouvement de défiance plus profond et durable que la crise des subprimes est loin d’arranger.. Sur le long terme cependant, on ne peut qu’être admiratif devant la capacité de l’hégémon américain à faire durer une situation des plus paradoxales.

Cette situation amène aussi à envisager que la succession des hégémonies ne soit pas aussi régulière, voire mécanique, que le schéma d’Arrighi le laisse supposer. Certes l’économie chinoise, très excédentaire vis-à-vis des États-Unis et recevant des investissements directs de ce pays, paraît tirer profit de cette phase d’expansion financière. Est-elle donc mécaniquement le prochain hégémon ? On pourrait imaginer, en reprenant la chronologie des phases d’Arrighi et Silver, qu’elle renoue avec une hégémonie de type cosmopolite-impérial procédant, à l’image de l’ancienne hégémonie britannique, par extension des échanges plus que par rationalisation du fonctionnement international : ses échanges et investissements en Afrique et en Amérique latine en témoigneraient. On peut imaginer qu’elle ait deux avantages sur l’hégémon américain, un marché intérieur potentiellement encore plus vaste et une importante capacité de contraindre ses opposants, extérieurs comme intérieurs, son régime actuel n’obligeant pas le gouvernement à subir la sanction de l’élection démocratique.

Il faut bien voir cependant qu’elle n’a guère d’autre solution, pour valoriser les dollars qu’elle reçoit (par le fait de son excédent courant et des investissements directs étrangers), que de les prêter au Trésor de la puissance hégémonique. Si bien qu’au final c’est bien la Chine qui fournit aux États-Unis un flux net de capitaux à long terme (et pas seulement par simple dépôt à court terme dans les banques US). On est donc là dans une configuration assez différente du schéma général proposé par Arrighi dans lequel l’ancien hégémon finance son successeur. Certes, ce dernier a montré qu’à certains moments difficiles pour lui, l’hégémon peut être à l’inverse financé par son éventuel successeur : les Etats-Unis ont ainsi financé le Grande-Bretagne au cours des deux guerres mondiales. Et le Japon a clairement et volontairement financé les États-Unis dans les années 1980 (mais avec des pertes dues à la dévalorisation du dollar qui a suivi). Dans le cas de la Chine aujourd’hui, il semble qu’elle n’ait pas d’autre alternative viable pour détenir des actifs financiers à l’étranger, en attendant les effets d’une internationalisation de sa propre monnaie qui vient tout juste de commencer…

Ce texte est une reprise, légèrement modifiée, d’un texte paru dans le chapitre 6 de notre ouvrage l’histoire économique globale, Seuil, 2009.

De VRIES J., van Der WOUDE, A., 1997, The First Modern Economy – Success, Failure and Perseverance of the Dutch Economy, 1500-1815, Cambridge, Cambridge University Press.

[1] La balance de base agrège solde courant et mouvements de capitaux nets à long terme, investissements directs pour l’essentiel mais aussi certains investissements de portefeuille, supposés durables.

Une analyse des transitions hégémoniques

Avec ce texte nous abordons le second volet d’une trilogie consacrée au concept d’hégémonie en histoire globale, et  dont le premier texte a été publié la semaine dernière.

Comment passe-t-on d’une puissance hégémonique à une autre lors du déclin d’un système-monde ? Reprenant des remarques de Braudel, Arrighi [1994] observe d’abord que le système-monde moderne a clairement connu plusieurs phases d’une certaine « expansion financière », phases caractérisées par une importance accrue, accordée par les acteurs économiques, au capital financier par opposition au capital commercial ou au capital productif. Ainsi la « globalisation financière » actuelle, avec la recherche de retours sur investissement d’abord dans la sphère financière (recherche caractérisée notamment par la recherche institutionnalisée de gains spéculatifs en capital à court terme), serait proche de la période du « capital financier », à la fin du 19ème siècle, laquelle voyait les banques prendre le contrôle des entreprises productives et allait déboucher sur l’impérialisme et la recherche d’une valorisation à l’extérieur des pays dominants. Mais la parenté serait tout aussi étroite avec la période de retrait des Hollandais du grand commerce, autour de 1740, dans le but de devenir les banquiers de l’Europe. Cette parenté serait encore tout aussi évidente avec la diminution des activités commerciales des Génois, à partir de 1560, pour se consacrer eux aussi à une pure activité bancaire. Autrement dit, les phases d’expansion financière se répèteraient, à intervalles du reste de plus en plus courts, dans le système-monde moderne. Elles succèderaient à chaque fois à des phases d’expansion matérielle qui finiraient par s’épuiser…

Arrighi propose de théoriser ce mouvement en faisant référence au schéma de reproduction du capital proposé par Marx. Pour ce dernier, le mouvement même du capital se résumerait à la forme A-M-A’, dans laquelle un capital argent initial A, signifiant d’abord liquidité et donc liberté d’utilisation, choisirait de s’investir dans une combinaison productive, plus rigide, mais permettant de fabriquer une marchandise donnée M qui, une fois valorisée sur le marché, redonnerait un capital A’, en principe plus important et de nouveau libre d’être réinvesti. C’est évidemment en achetant, dans la combinaison productive, la force de travail, marchandise qui présente la particularité d’avoir une valeur moindre que celle que le travail crée (le prolétaire reçoit en salaire une somme qui lui permet d’acheter, pour sa subsistance, moins de travail d’autrui qu’il n’en a lui-même fourni) que l’augmentation, entre A et A’, est possible. Ce schéma fondamental de Marx donnait, très synthétiquement, la signification du rapport de production capitaliste et caractérisait à la fois la logique de tout investissement capitaliste particulier et celle du mode de production tout entier. Arrighi l’utilise ici, à vrai dire indûment, pour marquer que l’expansion matérielle coïncide résolument avec la phase A-M, tandis que l’expansion financière serait un retour généralisé de M vers A’. Ce n’est là pourtant qu’une allégorie « pédagogique », Marx ne voulant pas marquer, dans ce schéma, une succession de phases mais un mouvement logique permanent. Tout au plus peut-on dire que la phase d’expansion matérielle voit un réel enthousiasme des producteurs à transformer leur capital en combinaisons productives, la phase financière marquant une réticence à cette transformation et la recherche de gains spéculatifs dans le seul achat de titres.

Mais « ces périodes d’expansion financière ne seraient pas seulement l’expression de processus cycliques, propres au capitalisme historique, elles seraient également des périodes de réorganisation majeure du système-monde capitaliste – ce que nous appelons des transitions hégémoniques » [Arrighi et Silver, 2001, p.258]. Autrement dit, ces périodes où la finance prend une importance particulière témoigneraient d’une faiblesse toute nouvelle de la puissance hégémonique ancienne et annonceraient son prochain remplacement. Elles constitueraient le moment de repli, dans chaque cycle d’accumulation mené par un complexe spécifique d’organisations gouvernementales et privées, lequel conduirait le système capitaliste mondial, d’abord vers l’expansion productive, puis vers l’expansion financière, les deux moments constituant le cycle. Elles annonceraient l’imminence relative d’un tournant dans le « régime d’accumulation à l’échelle mondiale », à savoir le remplacement progressif d’un complexe d’organisations gouvernementales et privées par un autre.

Pourquoi passerait-on inéluctablement d’une phase d’expansion matérielle à une phase plus financière ? Arrighi invoque une baisse de rentabilité des fonds investis dans la production sans véritablement s’en expliquer, reprenant ainsi à son compte la thèse marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit, dont il a pourtant été démontré qu’elle n’avait rien d’inéluctable. En admettant cette explication, comment comprendre alors qu’un taux de profit plus élevé puisse être réalisé dans la sphère financière de l’économie, apparemment indépendamment de la production, désormais négligée ? A la suite de Pollin [1996], Arrighi suggère trois possibilités : une lutte entre les capitalistes qui se redistribueraient un profit désormais limité ou freiné dans sa croissance ; la capacité de la classe capitaliste, à travers les marchés financiers, à procéder à une redistribution du revenu en sa faveur et au détriment des autres classes ; la possibilité que les fonds soient transférés hors des lieux et secteurs les moins profitables pour être investis dans de nouveaux secteurs ou des économies en forte croissance. La première est évidemment limitée dans le temps mais, en créant un jeu à somme négative, cette concurrence féroce diminuerait encore les taux de rentabilité, précipitant un abandon, par les capitalistes, de la sphère productive et augmentant les fonds disponibles pour la sphère financière. La seconde forme verrait le jour lorsque la demande de fonds correspondrait à l’offre : c’est pour Arrighi la montée des dettes publiques, consécutive au ralentissement de la croissance, qui obligerait les Etats à se concurrencer pour obtenir les capitaux existants. Dans l’opération, les organisations contrôlant la mobilité de ces capitaux se trouveraient en position de force et verraient leur part du revenu augmenter, ce qui est véritablement d’actualité avec la crise grecque. Quant à la troisième possibilité, Arrighi montre qu’elle n’est qu’apparemment financière dans la mesure où elle signifie déjà que l’on passe à un autre cycle d’accumulation, basé sur un investissement productif et rentable en d’autres lieux et dans d’autres activités… Cela dit, le financement par les Vénitiens, au 16ème siècle, des investissements hollandais, celui par les Hollandais, au 18ème siècle, de l’expansion britannique, et enfin le soutien britannique aux Etats-Unis, à la fin du 19ème siècle, sont bien au cœur du sujet et marquent, à travers cette troisième forme de réalisation d’un profit, à la fois l’expansion financière et l’inéluctabilité du changement d’hégémon…

Sur ces bases, Arrighi et Silver [2001, p.265] développent une stimulante typologie des cycles d’accumulation en montrant que, des Génois du 16ème siècle aux Etats-Unis du 20ème, en passant par les Provinces-Unies du 17ème et la Grande-Bretagne du 19ème, les hégémonies se succèdent et se ressemblent mais aussi se complexifient. Par exemple, les Génois sont incapables d’assurer vraiment leur protection militaire face aux armées de l’époque, qu’elles soient turques, espagnoles ou même vénitiennes, et doivent acheter celle-ci aux Habsbourg. En revanche, les Provinces-Unies qui leur succèdent développent une force suffisante pour résister victorieusement au Saint-Empire. Mais il leur manque aussi, selon Arrighi et Silver, une capacité suffisante de production qui explique qu’ils aient, pour l’essentiel, commercialisé les produits d’autres peuples. Cet autre élément n’allait pas faire défaut à leurs successeurs, les Britanniques, pourvus à la fois d’une forte armée et d’une capacité productive inédite suite à la révolution industrielle… Continuant ce raisonnement, que manquait-il aux Britanniques ? Essentiellement un marché intérieur suffisant ! Ce dernier élément, leur successeur américain allait évidemment en disposer, ajoutant à la puissance militaire et à la capacité productive une sécurisation relative de ses débouchés. Autrement dit, on l’a compris, chaque hégémon aurait définitivement quelque chose de plus que son prédécesseur, gage évident de son succès.

Une autre évolution, non plus vers l’accroissement des « qualités » de l’hégémon, comme nous venons de le voir, mais un mouvement de balancement, affecterait les hégémons successifs. En clair, si Gênes, comme la Grande-Bretagne, étendent l’espace géographique des  échanges, déploient une stratégie en ce sens extensive, Provinces-Unies et Etats-Unis adoptent une attitude plus intensive, occupant les espaces ainsi dégagés par leurs prédécesseurs et tentant d’en rationaliser l’usage. Ces stratégies, extensive et intensive, sont respectivement associées à des structures organisationnelles dites « cosmopolites-impériales » (Gênes et Grande-Bretagne) et « nationales-entrepreneuriales » (Provinces-Unies et Etats-Unis). Les premières étendent l’envergure du système-monde, les secondes le rendent plus fonctionnel. Par ailleurs, plus les hégémons se renforcent, plus leur durée de vie apparaît faible, ce que les auteurs interprètent comme l’expression d’une contradiction majeure du capitalisme mondial.

Au-delà de cette caractérisation des hégémons, Arrighi et Silver montrent comment l’expansion financière, à la fois restaure provisoirement les forces de l’hégémon sur le déclin, tout en renforçant directement les contradictions qui le minent et sont vouées à l’emporter. Pour eux, l’hégémon déclinant, ou plutôt le complexe des organisations gouvernementales et privées qui en dépend, va utiliser sa position éminente pour capter les capitaux mobiles, plus nombreux du fait de la baisse de rentabilité des activités productives, et les recycler vers les activités et les lieux plus rémunérateurs. Il est clair qu’une telle intermédiation est de nature à rehausser le niveau des taux de profit dans l’économie hégémonique, du fait de l’importance nouvelle prise par ces activités financières, tout en dynamisant directement ses concurrentes éventuelles. A terme, le changement d’hégémon serait inéluctable, même si les bases de cette nouvelle prééminence sont tout aussi politiques qu’économiques [Arrighi, 1994, p.36-84].

Dans le troisième volet de cette trilogie, la semaine prochaine, nous nous efforcerons de concrétiser cette théorisation dont le repérage historique est assez clair et l’actualité tout à fait évidente…

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century, Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

ARRIGHI G., SILVER B. [2001], “Capitalism and World (dis]Order”, Review of International Studies, n°27, p.257-279. Traduction française in Beaujard, Berger, Norel [eds].

BEAUJARD Ph., BERGER L., NOREL Ph. [2009], Histoire globale, mondialisations, capitalisme, Paris, La Découverte.

Fibonacci, une histoire d’innovation financière collective

L’histoire globale a amplement montré que les techniques, qu’elles soient productives, destructives, commerciales ou financières, ont souvent vu le jour en Asie orientale, avant d’être diffusées vers l’Ouest. Mais elle a aussi abondamment documenté  la permanence d’une véritable « innovation technique collective » à l’échelle de l’ensemble du continent eurasien, chaque société apportant sa propre touche, parfois essentielle, aux objets et dispositifs reçus. Dans un remarquable article publié en 2005, William N. Goetzmann, professeur de finance et de management à l’Université de Yale, nous donne un très bon exemple de cette innovation technique collective entre Chine, Inde, Maghreb et Italie, sur environ quinze siècles. Son travail porte plus précisément sur les méandres de la mise au point du calcul d’actualisation, lequel constitue, on le sait, la base des mathématiques financières.

C’est dans un ouvrage paru en 1202, le Liber Abaci, que Léonard de Pise, plus connu sous le nom de Fibonacci, introduit explicitement le principe d’actualisation en Europe. Que nous dit ce principe ? Chacun sait qu’une somme d’argent de 100, placée aujourd’hui pour un an à 10 %, ramènera 110 à son propriétaire à l’échéance. Si l’échéance est prolongée à deux ans, c’est 110 + 10 % de 110, soit au final 121 qui seront récupérés. Mais on peut raisonner en sens inverse, à rebours du temps : une somme de 110 reçue dans un an possède une valeur aujourd’hui, une valeur « actuelle », de 100, au taux d’intérêt en vigueur de 10 %. Et que vaudrait aujourd’hui une somme de 100 reçue dans un an ? Une règle de trois nous montre facilement que cette valeur actuelle sera de 100 x 100 / 110, soit précisément 90,91. Si l’on généralise, une unité de monnaie reçue dans un an vaudra aujourd’hui 1 / ( 1 + i) si l’on appelle i le taux d’intérêt, soit ici i = 0,10. Et la même unité reçue dans deux ans aura une valeur aujourd’hui de 1 / [(1 + i)x(1 + i)] soit 1 / (1 + i)2. On aura une formule analogue pour trois, quatre ou n années, remplaçant alors l’exposant de (1+i) par ce nombre d’années dans la formule. Le calcul d’actualisation nous permet donc de connaître la valeur présente de n’importe quelle somme reçue à n’importe quelle date ultérieure, voire de faire la somme des valeurs actuelles de plusieurs revenus survenant à des dates différentes dans le futur pour obtenir la richesse présente d’un individu recevant successivement toutes ces sommes.

Pour introduire ce calcul, Fibonacci prend un exemple pédagogique relativement étrange. Il suppose un commerçant pisan qui voyage jusqu’à Lucques pour affaires, qui y double son capital et y dépense 12 deniers. Il se rend ensuite à Florence où il fait de même. Enfin il retourne à Pise, double encore ce qui lui reste et dépense pareillement 12 deniers. Mais passée cette dépense il ne lui reste désormais plus rien. La question est : combien possédait-il au départ ?

Cet exemple du voyage peut se résoudre d’une façon assez laborieuse. S’il avait au départ une somme S, celle qui est précisément cherchée, il lui reste après l’étape de Lucques 2 x S – 12. C’est cette somme qui sera doublée lors de l’étape florentine et sur laquelle il dépensera 12 deniers : le lecteur pourra vérifier qu’il lui reste alors 4 x S – 36. Enfin, après l’étape de Pise, il lui reste 8 x S – 84 mais cette somme s’avère en fait égale à zéro puisqu’il ne lui reste plus rien. Dès lors S vaut 84 / 8, soit 10,5 deniers. Fibonacci est, pour sa part, beaucoup plus élégant… Le problème est équivalent au placement de la somme S sur trois ans, au taux d’intérêt de 100 % (puisqu’il y a doublement du capital à chaque étape, soit i = 1). Mais comme le détenteur de ce capital retire 12 deniers chaque année, sur trois ans, ce qui épuise son avoir, la valeur S n’est rien d’autre que la somme des valeurs actuelles de 12 deniers perçus après un an, deux ans, trois ans… Soit donc 12 / 2 + 12 / 4 + 12 / 8 = 10,5 également… À partir de là, Fibonacci multiplie dans son livre les problèmes semblables, montrant sur des énigmes beaucoup moins intuitives que le calcul d’actualisation permet à chaque fois une résolution rapide.

L’apport de Fibonacci est ici décisif et original, et la mathématique financière va alors connaître de considérables développements en Europe, facilitant les opérations de prêt à intérêt, les calculs relatifs à la distribution des profits, lors d’une aventure maritime commerciale, à des contributeurs n’apportant pas leur apport à la même date, etc. Mais au-delà du génie propre au mathématicien pisan, force est de reconnaître qu’une histoire analogue figure déjà dans un texte chinois, Les Neuf Chapitres sur l’art des mathématiques, datant au moins de l’an 263 ap. J.-C. Ici c’est un homme d’affaires chinois investissant à 30 % l’an dans le pays de Shu et retirant des sommes successives jusqu’à épuisement de son avoir. Mais l’exemple d’un marchand de grain, taxé dans son voyage à plusieurs reprises, relève de la même logique. Et si la résolution n’est pas aussi conceptuelle et élégante que chez Fibonacci, il n’en reste pas moins que la parabole du voyage se transmettra ensuite dans d’autres traités de mathématiques. On la trouve ainsi dans un texte arménien du 7e siècle, dans un papyrus, en Égypte, au 9e siècle, enfin dans une somme indienne, le Lilivati de Bhāskarācārya, édité vers 1150. Par ailleurs les ouvrages ayant discuté de questions de taux d’intérêt, avant le 13e siècle, sont légion. En Inde toujours, c’est l’Āryabhatīya qui, au 6e siècle, inaugure une longue série, avec les travaux de Mahavira au 9e, le Trisastika au 10e, enfin le Lilivati déjà cité. Dans le monde arabe, c’est le travail de Muhammad ibn Mūsì al Khwārizmī qui, au 9e siècle, pose des problèmes voisins de répartition mais dont les solutions algébriques (les fameux « algorithmes », du nom de leur inventeur) seront reprises par Léonard de Pise.

Le point intéressant, c’est évidemment que Fibonacci n’est jamais allé en Chine, ni même en Inde. Il a par contre longtemps fréquenté les commerçants et financiers arabes dans la colonie pisane de Bougie, en Algérie, où son père était officier des douanes. Familier à ce titre du commerce de la colonie, lui-même sans doute commerçant local jusque vers ses 30 ans, Fibonacci avoue dans son livre avoir appris les mathématiques en Méditerranée, essentiellement en Égypte, Syrie, Grèce et Sicile, de tous ceux qui s’y entendaient. Il sera de fait un important passeur pour ce qui est de l’usage des chiffres arabes (en fait d’origine indienne) en Europe, dans la mesure où son livre sera un des tout premiers traités, en Occident, à en montrer le prodigieux intérêt pour les calculs financiers et commerciaux (le lecteur qui voudrait s’en convaincre peut éventuellement tenter de faire les calculs d’actualisation présentés plus haut en utilisant les chiffres romains…). Ce monde du Sud de la Méditerranée connaissait les travaux d’al Khwārizmī, sans doute aussi ceux des auteurs arméniens et indiens, probablement inspirés des Neuf Chapitres chinois. Mais si Fibonacci a su trouver de nouvelles applications de l’algèbre en matière financière, c’est vraisemblablement aussi grâce à sa connaissance très étroite des affaires et à la nécessité de résoudre élégamment des problèmes pratiques peu intuitifs.

Les contributions théoriques de notre homme ne s’arrêtent pas là. Il popularisera l’usage de la règle de trois, mais également la règle de cinq, par exemple pour calculer le prix relatif d’un bien dans un autre. Il développera, peut-être sur la base de ses travaux financiers sur la valeur actuelle, une analyse élaborée des progressions géométriques. D’un point de vue pratique, il réalisera des calculs de cours croisés entre les monnaies et établira des critères précis de redistribution des profits aux « actionnaires » des commenda, ces sociétés ad hoc formées, dans les cités-États italiennes, lors d’une expédition commerciale. Après avoir écrit son maître ouvrage, il résidera à Pise où il est probable qu’il ait conseillé la municipalité sur les finances publiques. Les années qui suivront 1202 verront du reste un essor évident des marchés de dette publique en Italie : il n’est pas impossible que notre homme, par sa découverte du calcul d’actualisation, ait contribué à cet essor en fournissant des repères aux spéculateurs et financiers impliqués dans ce nouveau jeu apparu vers 1171. Mais pour l’histoire globale, Fibonacci restera sans doute comme un remarquable exemple d’approfondissement européen d’intuitions et de résolutions de problèmes testées, ailleurs et bien avant, dans les cœurs historiques du système-monde afro-eurasien.

GOETZMANN W. N. [2005], « Fibonacci and the Financial Revolution », in Goetzmann and Rouwenhorst, The Origins of Value: The financial innovations that created modern capital markets, Oxford, Oxford University Press.

Techniques commerciales et financières : l’hypothèse musulmane

Les routes de la soie et de l’océan Indien ont historiquement constitué un véritable creuset pour les techniques commerciales et financières. A une époque (5ème – 11ème siècle) où l’Europe voyait son commerce de longue distance péricliter, entretenu surtout par des marchands syriens et juifs, dans la prolongation de ce qu’avaient été les échanges des périodes hellénistique et romaine, les diasporas orientales testaient des pratiques marchandes et financières nouvelles, mettaient au point des techniques dont Venise et Gênes se saisiraient à la fin du Moyen-âge, pour le plus grand profit de l’occident chrétien.

Ce sont d’abord les contrats d’association en vue d’une expédition commerciale maritime. Ainsi la commenda, courante à Venise au 13ème siècle, trouverait son origine en Egypte au moins trois siècles auparavant. Son principe est simple : un partenaire prête des capitaux à un marchand, souvent jeune et désargenté, préparant une expédition maritime, le premier supportant tous les risques quant au capital investi, restant sur place et récoltant une part importante des profits (les 3/4 le plus souvent) [Lopez, 1974, p.112]. D’autres contrats requièrent à Venise une mise d’un tiers du capital par le marchand voyageant contre la moitié des profits, cas de la colleganza [Abu-Lughod, 1989, p.117 ; Hocquet, 2006, p.67]. Dans de nombreux cas, de faibles montants de capital peuvent être avancés par de « petites gens » qui espèrent tirer profit des aventures maritimes, ce qui contribue à diffuser l’esprit commercial dans toute la population. En Egypte, ce type de contrat, sous les deux formes très voisines de qirād et mudāraba, était très courant dans la mesure où il se substituait à deux relations mal acceptées en terre d’Islam, l’emploi rémunéré (assimilé à de l’esclavage) d’une part, le prêt à intérêt d’autre part [Goitein, 1999, p.170]. Or ce qui est particulièrement frappant dans le mudāraba c’est que le partenaire voyageant ne supporte aucun risque, comme dans la commenda, alors que les contrats similaires, byzantin ou juif, qui précèdent la commenda, ne comportent pas une telle clause : Udovitch [1970] en déduit que la commenda serait une reprise de la seule technique arabe. Cizakca adopte la même thèse et la renforce en montrant que la commenda, comme le mudāraba, n’imposait qu’une responsabilité limitée à l’apporteur de capital, au pro rata de son seul investissement et non de sa fortune totale [1996, p.14]. La filiation précise semble donc bien étayée, en dépit des nuances apportées par Pryor [1977] qui considère la commenda comme un hybride des techniques arabe, juive et byzantine.

.De son côté la lettre de change aurait pour origine l’hawāla arabe et surtout la suftaja persane, attestée dès le 11ème siècle dans l’océan Indien [Goitein, 1999, p.242sq.] mais vraisemblablement présente dans la Perse antique. L’hawāla, d’où viendrait le français aval, est a priori un simple transfert de dette : si A attend de l’argent de B mais veut réaliser un achat auprès de C, il transfèrera sur B le paiement de son achat auprès de C. Une telle opération nécessite donc l’accord des partenaires qui se réalisait devant notaire ou cour de justice. Dans ce procédé l’acte juridique remplace la signature par B d’une reconnaissance de dette que A aurait pu remettre à C, à charge pour ce dernier de mobiliser le paiement auprès de B ou du banquier de B. Ce deuxième procédé, plus proche de la traite ou de la lettre de change européenne (mais sans implication de change entre monnaies distinctes), est illustré par la suftaja persane. Celle-ci « était émise par (et tirée sur) un banquier renommé ou tout autre représentant d’un marchand, accompagnée d’une commission lors de son émission, et soumise à des pénalités en cas de retard de paiement après présentation » [Goitein, 1999, p.243]. Il semble cependant que son usage, éventuellement sur longue distance, n’ait concerné que des partenaires ayant des connections d’affaires assez denses et, par ailleurs, la transférabilité de ces papiers semble avoir été inexistante. Il est évident ici que les italiens allaient largement perfectionner cet outil en en faisant un instrument de change entre deux monnaies d’une part, en l’utilisant comme un instrument de crédit susceptible de cacher le paiement d’un intérêt d’autre part [Kohn, 1999, p.6-9 ; Neal, 1993, p.5-9]. Sur cette technique donc, même si la pratique persane élémentaire est sans doute antérieure, la véritable sophistication semble clairement européenne.

Ces différentes techniques proche-orientales ont vraisemblablement été transmises à l’Europe, par l’intermédiaire des Génois et Vénitiens, au moment où ces derniers obtiennent des comptoirs commerciaux en Syrie, au tout début du 12ème siècle, en rémunération de leur investissement dans la première croisade [Abu-Lughod, 1989, p.134]. De fait Gênes est connue comme la source de la lettre de change, Venise de la commenda (ainsi que du dépassement de la comptabilité en partie simple au 13ème siècle). Ceci dit, on sait aussi que les deux villes rivales développent des compagnies commerciales inspirées de la societas maris, d’origine sans doute romaine.

D’autres techniques d’origine musulmane seraient à citer. Par exemple le fonduq, lieu d’entrepôt des marchandises, dans le commerce du monde musulman, qui devient le fondaco à Venise. Certes, les Grecs avaient aussi leur pandocheion, sorte d’hôtel acceptant tous les voyageurs, et la parenté de terme avec le fonduq est plus que probable. Cependant le fondaco vénitien n’accueille pas « tous les voyageurs » mais seulement les marchandises des commerçants étrangers et accessoirement ces derniers, à l’imitation stricte du fonduq : l’origine musulmane est donc la plus directe [Remie Constable, 2009, p.6-7]. Dans le même esprit, Léonard de Pise, plus connu sous le nom de Fibonacci, écrivit le premier traité utilisant en Europe les chiffres arabes, en 1202, après avoir passé sa jeunesse à Bejaia, au contact de marchands locaux, son père étant alors le représentant des commerçants toscans en Afrique du nord. Dans cet ouvrage, le liber abaci, il écrit aussi sur le principe d’actualisation, alors inconnu dans la finance italienne. Les exemples et illustrations qu’il donne seraient directement issus de sources littéraires arabes et semblent avoir été familiers aux marchands musulmans de l’Algérie et du Maroc… On pourra s’étonner que l’islam, qui prohibe l’intérêt, ait eu l’intuition de ce genre de calcul. Ce serait oublier que les marchands musulmans avaient une pleine conscience de la nécessité de l’intérêt en matière de prêt et rivalisaient d’ingéniosité pour le percevoir effectivement, au prix parfois de montages complexes déguisant une opération de crédit en opération commerciale. Par exemple, A vendait à B un objet, à charge pour B de payer une somme de 120 dans trois mois ; parallèlement A lui rachetait l’objet à 100, le payait immédiatement et donc le gardait ; au total les deux transactions revenaient bien à un prêt de 100 avec un intérêt de 20% [Rodinson, 2007, p.66]. Du reste, les sophistications italiennes de la lettre de change, au 13ème siècle, contourneront de la même façon l’interdiction chrétienne de l’intérêt. Il  n’y a donc pas lieu d’être surpris de l’intuition précoce du principe d’actualisation dans l’islam d’Afrique du nord.

En conclusion, pour ce qui est des techniques commerciales et financières, le legs arabe et persan semble bien réel, parfois hybridé avec des pratiques européennes plus anciennes (cas du pandocheion ou de la societa maris). A maintes reprises la créativité européenne est aussi décisive pour donner toute leur dimension à des techniques empruntées au monde musulman (cas de la suftaja ou du principe d’actualisation). Dans ce domaine, comme dans celui de l’armement, l’innovation est donc bien globale et collective.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony – The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

CIZAKCA M. [1996], A Comparative Evolution of Business Partnerships : The Islamic World and Europe, with Specific References to the Ottoman Archives, Leiden, Brill.

GOETZMANN W.N. [2005], “Fibonacci and the Financial Revolution” in  Goetzmann et alii, THE Origins of Value : The Financial Innovations that created Modern Capital Markets, Oxford, Oxford University Press.

GOITEIN S. D. [1999], A Mediterranean Society – The Jewish Communities of the World as Portrayed in the Documents of the Cairo Geniza, vol I, Economic Foundations. Berkeley, University of California Press.

HOCQUET J.-C. [2006], Venise et la mer, 12ème – 18ème siècle, Paris, Fayard.

KOHN M. [1999], Bills of Exchange and the Money Market to 1600, Dept of Economics – Dartmouth College, Working paper 99-04.

LOPEZ R. [1974], La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Paris, Aubier-Montaigne.

NEAL L. [1993], The Rise of Financial Capitalism – International Capital Markets in the Age of Reason, Cambridge, CUP.

PRYOR J. [1977], “The Origins of the Commenda Contract”, Speculum, vol. 52, n°1, p.5-37.

REMIE CONSTABLE O. [2009], Housing the Stranger in the Mediterranean World, Cambridge, Cambridge University Press.

RODINSON M. [2007], Islam and Capitalism, London, Saqi (édition d’origine : Paris, Seuil, 1966).

UDOVITCH A. [1970], Partnership and Profit in Medieval Islam, Princeton, Princeton University Press.