Histoire globale, pensée globale (4/4)

Quatrième et dernière partie de « Histoire globale, pensée globale », texte constituant l’introduction du dernier livre d’Alessandro Stanziani, Les Entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale (XVIe-XXIe siècles), CNRS Éditions, 2018.

 

Histoire globale à la française ?

Les différents courants discutés jusqu’ici sont essentiellement portés par des auteurs américains, britanniques et par d’autres, allemands, indiens, gravitant dans leur orbite. En revanche, les historiens français manquent souvent à l’appel – tout comme les auteurs espagnols, portugais ou italiens, ainsi que les historiens africains, russes et japonais. Pour quelles raisons ?

Les raisons tiennent à la fois à l’héritage historiographique français et au contexte institutionnel et politique dans l’hexagone. Ainsi, dans les universités françaises, on distingue encore les départements d’histoire, essentiellement histoire française, des laboratoires d’études des aires culturelles. Dans les formations en histoire, il est rarissime qu’un étudiant soit confronté à l’histoire des mondes non européens. C’est déjà bien assez si un cours en histoire européenne s’ajoute aux formations en histoire française. On constate la même fragmentation dans ces lieux particuliers que sont les grandes écoles qui, en principe, n’ont pourtant pas à se plier au dogme universitaire dominant. La seule transgression qu ‘on puisse observer concerne l’enseignement des périodisations – pas de découpage en histoire ancienne, médiévale, moderne et contemporaine à l’EHESS. pour le reste, comme partout ailleurs, un étudiant en histoire de la Chine est obligé de connaître au moins les fondamentaux de l’histoire européenne, tandis que l’inverse n’est pas forcément assuré. Dans les projets de futurs cursus, une seule autre « aire » sera obligatoire pour les historiens de la France ou de l’Europe. Comment expliquer ces limitations ?

Les Annales, en collaboration avec les éditions de l’EHESS, ont récemment publié une anthologie faite uniquement d’article publiés dans la revue : de Braudel à Chaunu jusqu’à Wong, ces travaux sont qualifiés d’histoire globale. Le problème est qu’il s’agit d’auteurs profondément différents dans leurs approches, souvent en conflit entre eux, et pour la plupart n’ayant jamais imaginé se faire qualifier d’historiens globaux (44). La question, qui demeure ouverte et à laquelle nous essaierons de répondre dans les chapitres suivants, est de comprendre les analogies et les différences entre ces démarches et celles qui sont aujourd’hui qualifiées d’histoire globale.

Il faut néanmoins rendre mérite aux initiatives de vulgarisateurs et journalistes comme Laurent Testot (45), très souvent décriés, eux aussi, à tort, par certains historiens professionnels. Testot et ses collègues, d’abord au sein de la revue Sciences Humaines, puis en coordonnant un site web et un blog (46), ont largement contribué au débat en France. Ses associés Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel ont pour leur part publié une collection des principaux articles parus en anglais dans ce domaine (47). De même, la revue Mondes a permis une diffusion de l’histoire globale en France. Le travail de Pomeranz a trouvé des soutiens importants auprès de modernistes comme Philippe Minard et de médiévistes comme Mathieu Arnoux. Ils ont non seulement soutenu la traduction de l’œuvre de Pomeranz en français (48), mais également publié des travaux inédits (49). S’inspirant de Pomeranz, Arnoux a avancé une analyse comparée de l’écologie et des sources d’énergie en Chine et en Europe continentale de l’Antiquité au 18e siècle (50). Cependant, il s’agit là de cas isolés, et dans l’ensemble le débat sur la grande divergence n’a pas suscité en France des échos comparables à ceux qu’il a connu dans d’autres pays (51). Ce désintérêt s’explique en partie par le fait que la plupart des historiens de l’économie en France s’intéressent à l’histoire nationale, en partie par les critiques des sinologues, fortement ancrés dans une tradition érudite et ne cherchant guère le dialogue avec les sciences sociales à l’exception, remarquable, de Pierre-Etienne Will et de son élève Claude Chevaleyre.

Une autre approche consiste à inscrire l’histoire de France dans des dynamiques globales, démarche tentée par Braudel dans L’Identité de la France, reprise plusieurs fois depuis et revisitée tout récemment dans les travaux de Pierre Singaravélou (52) et surtout de Patrick Boucheron (53). Travail ayant reçu une attention médiatique et publique hors pair en France, non seulement en histoire globale, mais en histoire tout court. Cette approche trouve de plus en plus d’échos dans d’autres pays : ainsi des histoires globales de l’Inde, de la Chine et même de l’Italie voient le jour, tout comme des entreprises éditoriales qui consistent à mettre un pays, par exemple les États-Unis, au cœur des dynamiques mondiales (c’est le cas de l’ouvrage de Sven Beckert et, d’une certaine manière de Pomeranz, l’un et l’autre faisant des marchés américains et de leurs ressources un élément crucial de l’essor du capitalisme). Ces orientations sont bienvenues dans la mesure où elles cassent le nationalisme traditionnel de l’historiographie. Mais ne risquent-elles pas aussi de conforter une nouvelle forme de retour au national en soulignant le rayonnement de tel et tel pays à l’échelle globale ? Ce n’est pas un hasard si ce type d’approche rencontre la faveur des lecteurs et des médias : barrage face au nationalisme montant, la globalisation de l’histoire de France ne place pourtant pas cette dernière à l’arrière-plan des dynamiques globales, loin de là. La France est au contraire placée sur le devant de la scène. La véritable difficulté consiste moins à étudier des mondes non européens qu’à analyser ces derniers, tout en relativisant leur rôle moteur dans l’histoire. C’est tout l’enjeu de l’ouvrage dirigé par Boucheron et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a suscité des réactions politiques. Certains historiens ont par ailleurs reproché aux auteurs de ne pas avoir explicité le global dans l’introduction, alors que les coutes notices – parfois produites par des historiens qui auraient bien du mal à se définir comme des tenants de l’histoire globale ! – sont intéressantes moins pour ce qu’elles avancent que par ce qu’elles ne disent pas. La quasi-totalité d’entre elles proposent des informations souvent connues depuis longtemps par les historiens ; il s’agit d’événements, en général présentés hors contexte. La nouveauté principale de l’ouvrage réside moins dans sa capacité à connecter l’histoire de France à celle d’autres parties du monde qu’à mettre en avant des dates et à casser les chronologies nationales et nationalistes. Mais, si tel est le cas, alors nous sommes à l’opposé de la démarche braudélienne qui, elle, déverrouillait l’histoire nationale en passant par la durée plutôt que par l’événement, comme c’est le cas ici. Cette attitude ne va pas sans rappeler le Cadmus de Lévi-Strauss : « Cadmus, le civilisateur, avait semé les dents du dragon. Sur une terre écorchée et brûlée par le souffle du monstre, on attendait de voir pousser les hommes (54). » Nous reviendrons longuement sur ce point dans la seconde partie de l’ouvrage.

En réalité, c’est l’histoire connectée, dans ses multiples variantes, qui a rencontré en France le plus franc succès. Dans une première variante, cette histoire s’est constituée en opposition ouverte au comparatisme et a misé sur les transferts culturels (55). Président de l’ENIUGH (European Network in Universal and Global History) de 2011 à 2014, Michel Espagne, dans son allocution en ouverture du congrès à Paris de cette association en 2014, a étonnement pris à parti l’histoire globale et comparée en y opposant son approche des transferts et circulations. Cette approche a le mérite de mettre en évidence des connexions souvent méconnues entre régions ; son problème principal est qu’elle étudie des milieux restreints (savants) et n’explique pas les raisons pour lesquelles des transferts ont lieu. Tout lien avec les conditions structurelles sous-jacentes – économiques, sociales et politiques – demeure à l’arrière-plan si bien que la circulation des idées semble s’opérer dans le vide. Pour sa part, l’histoire croisée (56) introduit une dimension réflexive forte et invite au dialogue avec les sciences sociales, malheureusement absentes de la démarche d’Espagne. L’histoire croisée accepte le métissage et le décentrement des notions et pratiques occidentales et cherche à conjuguer les subaltern studies avec l’histoire connectée. Les croisements sont toujours bilatéraux. Se font-ils pour autant d’égal à égal ?

La réponse serait négative pour Romain Bertrand (57) dont le but affiché est de produire une « histoire à parts égales ». Cette expression heureuse souligne la nécessité d’accorder une égale importance aux sources de toutes les parties en cause, et pas seulement aux textes occidentaux. C’est une démarche proche de celle des subaltern studies indiennes et qui présente le même intérêt mais aussi les mêmes limites. Les subaltern studies revendiquent le recours à des sources et catégories locales afin de sortir de l’européocentrisme. Le problème est que, comme nous le montrerons, les attitudes des élites coloniales étaient bien plus complexes que ce qu’on pourrait penser : une bonne partie de ces savants et administrateurs ont adopté une posture tout à fait proche de celle qui sera avancée des décennies plus tard par les subaltern studies. En effet, de nombreux textes et rapports des compagnies coloniales soulignent la nécessité d’étudier les langues et les civilisations locales ; ces écrits contestent les récits universalistes et européocentristes. Ces attitudes critiques étaient largement répandues au sein des Empires portugais, néerlandais, britannique, espagnol et français lorsque les colons étaient confrontés aux mondes non européens, surtout en Asie. Ces rapports et études de l’époque sont connus et utilisés par les historiens de nos jours ; il serait important de rendre justice à ces sources, sans les occulter, afin de fournir une image pertinente du savoir colonial et de son fonctionnement.

À partir de là, que peut bien signifier « histoire à parts égales » ? La restitution des textes indigènes et vernaculaires est difficile car la plupart de ces sources ont été collectionnées, éditées et souvent traduites par les colonisateurs mêmes. Qualifier ces éditions de sources à « parts égales » peut donc s’avérer problématique. Le problème n’est pas seulement que ces sources sont, elles aussi, le produit des élites coloniales, mais aussi que les acteurs locaux ont contribué à ces constructions, par exemple en aidant les administrations coloniales à recueillir les textes, documents et les traduisant. Plutôt que d’histoire à parts égales, la démarche de Bertrand et des subaltern studies relève plutôt d’Empires à parts égales, c’est-à-dire de constructions impériales produisent des approches différentes en leur sein même, avec à la fois des études européocentrique et universalistes et des approches orientalistes.

C’est probablement Serge Gruzinski qui, dans une série d’ouvrages au fort retentissement international, intègre avec le plus de pertinence comparaison et connexion (58) et produit une histoire globale à l’avant-garde mondiale. Dans ses travaux, nous trouvons à la fois la démarche connectée et circulatoire comme les orientations globales et subalternes. Dans un sillage en partie semblable, conciliant comparaison et circulation, Yves Cohen a montré que les formes d’autorité en Europe entre la fin du 19e et le milieu du 20e siècle relèvet aussi bien de circulatione entre les pays que d’essors nationaux, dans des cadres aussi différents que la France, l’Allemagne nazie et l’URSS (59). Suivant cette perspective, le totalitarisme ne constitue pas un modèle opposé à celui de l’Occident démocratique, mais une version extrême de l’essor des chefs dans les perceptions et dans les pratiques occidentales. L’histoire de l’autorité et de la hiérarchie communistes doit être faite dans le même mouvement que celle du libéralisme. Voici une manière intelligente de mettre un terme à la guerre froide encore si prégnante dans l’analyse historienne ; au lieu d’opposer deux mondes, leurs connexions et similitudes sont mises en avant. La globalité est moins un projet intellectuel qu’un phénomène historique réel. Penser le monde équivaut à réfléchir à la fois sur des connexions entre valeurs, et sur leurs inégalités ; cela signifie aussi produire une réflexion comparée sur des contacts ratés, des parcours parallèles. Ces dimensions plurielles exigent la mobilisation de théories du social et de corpus en des langues différentes. Démarche sans soute redevable du pragmatisme à la Dewey, mais revisitée dans un cadre foucauldien. L’immersion dans le monde s’accompagne d’une posture réflexive qui échappe malheureusement bien souvent aux travaux anglo-saxons de ce domaine.

Il faut en revanche reconnaître le mérite d’une certaine histoire connectée polyglotte, centrée sur les mondes non européens. L’Indonésie et le carrefour javanais se prêtent par exemple à ce genre d’exercice, du fait de la multiplication à la fois des pouvoirs coloniaux, des institutions locales et de leurs métissages. Encore fallait-il éviter de lire ce monde composite dans une optique impérialiste ou postcoloniale. Denys Lombard en particulier, avait publié dès la fin des années 1980 un ouvrage précurseur dans lequel il avait recours aux multiples langues du carrefour javanais et dépassait la tension conventionnelle entre l’empire et ses colonies. Influences mutuelles, circulations, dynamiques structurelles intervenaient toutes dans cet ouvrage magistral souvent rapproché de La Méditerranée de Braudel (60). Comme pour ce dernier, c’est l’ordre du temps historique qui est cassé avec, à sa place, des fragments de récit, des temporalités propres à chaque île et pourtant inscrites dans des dynamiques globales. Reste à savoir si cette démarche peut s’élargir aux sciences ou si elle se limite à l’étude des textes littéraires. Autant, en ce cas, le recours à des langues et catégories différentes mais connectées paraît une évidence, autant dans le domaine scientifique, par exemple, il parait difficile de prêcher un tel relativisme. Au fond, n’est-ce pas la science occidentale qui s’est affirmée ?

Plusieurs réponses sont possibles : suivant une première lecture, il est important d’inscrire les connaissances scientifiques dans la circulation globale des savoirs. La différence entre « science » et « non-science » est une construction historique qu’il convient d’expliciter au lieu de l’accepter telle quelle (61). Dans ce cadre, il est important de comprendre la manière dont cette limite entre science et non-science se met en place en Europe et se modifie suivant les auteurs, le lieu et la période et surtout en interaction avec les mondes non européens. L’inégalité de l’échange passe en ce cas par des mécanismes complexes de traduction dans lesquels l’appropriation de savoirs non européens accompagne l’ambition de proposer comme universelle une synthèse européocentrique. La production française se distingue nettement de celle des autres pays occidentaux. Bien qu’ils suivent des interprétations en partie différentes, la plupart des travaux d’auteurs installés en France évitent même de se poser cette question : pourquoi est-ce la science occidentale qui a triomphé ? À juste titre, Kapil Raj, Antonella Romano ou encore Liliane Hilaire-Perez estiment que cette question essentialise la « science » et empêche de comprendre les bifurcations fondamentales dans les savoirs et dans les mondes connectés. Il est dès lors possible d’esquiver les dangers d’une approche en termes de « modernités multiples » tout en mettant en évidence le rôle des savoirs locaux dans la transformation de la science occidentale 62).

S’il fallait donc résumer les orientations principales en France en histoire globale, on évoquerait l’hostilité envers l’histoire mondiale, l’histoire de la globalisation et l’histoire économique comparée ; tandis que l’histoire connectée, des savoirs en particulier, rencontre une large diffusion. C’est une attitude radicalement différente de celle des pays anglo-saxons et, en partie, des chercheurs allemands. En caricaturant, on pourrait conclure que dans les mondes anglo-saxons, c’est l’histoire globale empruntant à la sociologie et à l’économie qui s’impose, tandis qu’en France ce sont la philologie et l’érudition qui dominent et guident l’étude des circulations. Dans le premier cas, des schémas souvent simplificateurs et eurocentriquent s’imposent, tandis que dans le second c’est le recours à une scientificité présumée de l’histoire – en ignorant l’histoire montrée ici de la construction connectée des savoirs historiques et des méthodes historiographiques – qui domine. Il est bien sûr possible de défendre une approche œcuménique et de soutenir la nécessité d’avoir recours à tous ces instruments à la fois. Cependant, ce n’est pas le cas actuellement dans la plupart des universités et académies, en France comme à l’étranger. Les économistes surtout, mais en partie les sociologues et les politistes, ont une formation très rudimentaire en histoire et en langues (hormis l’anglais). Inversement, les historiens connaissent parfaitement leur domaine restreint, les nuances de la langue, mais ils se limitent à une ou deux langues (et ne consultent souvent que des bibliographies secondaires pour les autres parties de la planète). En outre, ces historiens cultivent de fortes préventions à l’égard des sciences sociales et se limitent ainsi le plus souvent à un effort de description. Lors des débats entre historiens et tenants des sciences sociales, malgré un appel à l’interdisciplinarité, les premiers ne cessent de répéter deux refrains vides : « cela a déjà eu lieu auparavant » ; « c’est bien plus complexe que cela ». Antécédents et complexité sont pris pour des explications, alors qu’ils ne font qu’ajouter des cas, des figures, sans que l’on sache exactement pourquoi on les mobilise. Si c’est pour conclure que le monde est complexe, nous le savions avant toute enquête historique.

Inversement, en économie et dans les sciences sociales on questionne beaucoup, mais le plus souvent les matériaux sont assujetis aux exigences du modèle. Il suffit de penser à la manière dont nous discutons du capitalisme et des marchés : y a-t-il des mécanismes proches de la nature et valables partout dans le monde, ou bien les comportements économiques relèvent-ils aussi d’éléments « culturels » ? Et, dans ce cas, comment identifier ces derniers sans tomber dans un raisonnement circulaire (les mentalités expliquent les mentalités) ? Par exemple : les difficultés économiques de certains pays d’Afrique sont-elles liées à des « mentalités » économiques (l’indifférence au profit, l’attraction pour la consommation), aux institutions (absence de propriété privée, corruption), ou encore à des dotations insuffisantes en ressources ?

Ces débats trouvent leur raison d’être dans la normativité de l’économie : il faut décider quelles politiques adopter. En revanche, leur usage en histoire prête le flanc à deux critiques principales : d’une part, celle d’un déterminisme historique et la possibilité de justifier, après coup, toute solution historique par de simples considérations économiques ; d’autre part, la comparaison abstraite entre des idéaux-types – la Chine, l’Occident – qui ne correspondent guère aux réalités historiques. Y aurait-il d’autres possibilités de faire interagir histoire et sciences sociales, le tout dans un cadre véritablement global ?

Afin de répondre à cette question, il faudra regarder de près les questions épistémologiques sous-jacentes à ce débat, et en particulier les dynamiques globales : peuvent-elles se concilier avec les analyses des sources et de quelle manière, puisque le problème de l’accès aux langues se pose bel et bien ?

Ensuite, le comparatisme : entre celui de Bloch et celui de Weber, y a-t-il des analogies, et quelles sont leurs différences ?

La question est bien entendu celle de savoir si le comparatisme est incompatible avec la démarche philologique et historienne, ce que Bloch lui même n’aurait pas admis, ou si, au contraire, il peut bien se pratiquer et de quelle manière.

Finalement, il convient d’interroger la relation entre langue, philologie et construction historiographique : à partir de quand cette modalité s’est-elle imposée, et pourquoi apparaît-elle de nos jours comme étant en difficulté avec l’histoire globale ?

L’ambition est moins de fournir une théorie abstraite des pratiques historiennes qu’une histoire connectée et globale de ces dernières. En bref, nous proposons une épistémologie critique et historique de l’histoire en tant que discipline connectée et globale, matière du fil rouge de cet ouvrage.

Alessandro Stanziani

(44) « Parcours historiographiques. Histoire globale. Les Annales et l’histoire à l’échelle mondiale », sélection d’articles par Étienne Anheim, Romain Bertrand, Antoine Lilti, Stephen Sawyer, http://annales.ehess.fr/index.php?247

(45) Laurent Testot (dir.), Histoire Globale, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, nouvelle édition, 2015.

(46) www.histoireglobale.com/

(47) Philippe Beaujard, Laurent Berger, Philippe Norel (dir.), Histoire globale, mondialisation et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009.

(48) Pomeranz, Une grande divergence, op. cit.

(49) Kenneth Pomeranz, La Force de l’Empire. Révolution industrielle et écologie, Paris, ERE, 2009. Caroline Douki, Philippe Minard,, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54/4-bis, 2007, pp. 7-22.

(50) « European Steel vs Chinese Cast-Iron: From Technological Change to Social and Political Choices (Fourth Century BC to Eighteenth Century AD) », History of Technology, n° 3, 2014, pp. 297-312.

(51) Olivier Christin, Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, 2010.

(52) Pierre Singaravélou, Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2017.

(53) Patrick Boucheron, Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, 2016.

(54) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1995, pp. 140-141.

(55) Michel Espagne, « Sur les limites du comparatisme en histoire culturelle », Genèse, n° 17/1, 1994, pp. 112-121. François Dosse, La Marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003.

(56) Werner, Zimmermann (dir.), De la comparaison, op. cit.

(57) Romain Bertrand, L’histoire à parts égales, Paris, Seuil, 2011.

(58) Serge Gruzinski, La Pensée métisse, Paris, Fayard, 1999 ; Les Quatre Parties du monde, Paris, Seuil, 2004 ; Quelle heure est-il là-bas, Paris, Seuil, 2008 ; L’histoire, pour quoi faire ?, Paris, Fayard, 2015.

(59) Yves Cohen, Le Siècle des chefs, Paris, Amsterdam, 2013.

(60) Denys Lombard, Le Carrefour javanais, 3 vol., Paris, EHESS, 1990.

(61) Antonella Romano, Impressions de Chine. L’Europe et l’englobement du monde (16e-17e siècles), Paris, Fayard, 2016.

(62) Raj, Relocating Modern Science, op. cit.

Histoire globale, pensée globale (3/4)

Troisième partie de « Histoire globale, pensée globale », texte constituant l’introduction du dernier livre d’Alessandro Stanziani, Les Entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale (XVIe-XXIe siècles), CNRS Éditions, 2018.

Comparaison vs connexions

La globalisation des dernières décennies est en grande partie à l’origine de l’émergence de l’histoire globale ; inversement, cette dernière prend pour objet d’étude la globalisation. Si tous les observateurs s’accordent sur le caractère nouveau et massif de cette mondialisation, les avis divergent sur ses temporalités : quand tout cela a-t-il commencé (15) ?

Plusieurs auteurs soulignent la rupture majeure de la fin de la guerre froide, avec la mise en place d’une économie unique et dérégulée. Selon eux, la globalisation serait un produit des trente dernières années (16). D’autres, cependant, font remarquer que cette dynamique avait commencé plus tôt, pendant les années 1970, avec la fin de la décolonisation, les chocs pétroliers et la crise de l’État social, mais aussi avec le succès du néolibéralisme (17). D’autres encore ajoutent que la crise de 1929 était déjà un phénomène mondial ; ils en trouvent les origines dans les mouvements financiers d’après 1918, voire dans la période courant entre 1870 et 1914. À cette époque, les bourses, l’essor des communications et des moyens de transport avaient déjà initié un mouvement planétaire, touchant les personnes (migrations mondiales), les biens et les informations elles-mêmes (bourse des valeurs et bourse commerciale (18)).

Poursuivons cette quête des origines de la mondialisation et remontons encore plus loin dans le temps. Certains historiens repèrent en effet une première globalisation et donc une unification des échelles temporelles dès la naissance du capitalisme industriel, au tournant des 18e et 19e siècles. Cette démarche est même poussée plus avant par les partisans de la « longue durée », qui identifient une première globalisation au 17e siècle, à la suite des Grandes Découvertes, de la colonisation, mais aussi des progrès scientifiques, dans le domaine de la navigation en particulier (19).

Bien entendu, plusieurs médiévistes se sont empressés de montrer que des connexions tout aussi importantes étaient à l’œuvre dès le 12e siècle, en Europe et ailleurs (20). Les spécialistes de l’Antiquité ont répliqué en soulignant l’importance des échanges et transferts globaux durant l’Antiquité, tandis que les spécialistes du Néolithique et même du Paléolithique sont arrivés à la même conclusion au sujet de leur période de prédilection (21).

De nos jours, tout est globalisation. La globalisation en tant que catégorie prend de nos jours le rôle que la modernisation jouait à l’époque de la décolonisation (22). Tout était modernisation alors et tout est globalisation de nos jours, sans qu’on sache véritablement expliquer en quoi ce phénomène consiste. En réalité, l’histoire de la globalisation recoupe souvent une histoire européocentrique qui fait de l’essor de l’Occident son objet et argument principal, voire unique. Faire l’histoire à rebours attire davantage de lecteurs en accordant au temps présent et à ses préoccupations une valeur atemporelle, valable pour l’ensemble de la planète à toute époque. C’est oublier l’importance des choix et des bifurcations en histoire : sommes-nous certains que le monde était destiné à être globalisé ?

C’est précisément cette préoccupation qui est au cœur du débat sur la « grande divergence ». Le succès de l’ouvrage de Pomeranz est un sujet d’étude en soi. Au fond, d’autres ouvrages précédents avaient avancé des arguments similaires, celui de Wong et surtout celui de Bozhong Li, publié en Chine dès les années 1980, puis traduit en anglais (23). Mais Pomeranz a bénéficié d’un titre accrocheur et du succès rencontré auprès des économistes (24). Ce sont ces derniers qui font connaître cet ouvrage aux historiens et à un public généraliste, mais ce succès est aussi conjoncturel : au tournant du dernier millénaire, la Chine revient avec force sur la scène mondiale. Le temps n’est plus à une confrontation entre capitalisme et communisme, mais entre des formes différentes de capitalisme. C’est surtout la confrontation entre Occident et Asie, bien plus tendue qu’à l’époque de l’émergence du Japon et des « tigres asiatiques », dans la mesure où la Chine se pose d’emblée comme un concurrent redoutable des puissances occidentales et, qui plus est, hors de leur influence géopolitique. C’est dans ce cadre que les historiens, au même titre que les politologues et les économistes, commencent à s’intéresser à la Chine. Comment expliquer son retour rapide au rang de puissance mondiale ?

Depuis Max Weber, l’image conventionnelle de la Chine en Occident mettait l’accent sur les « insuffisances » en termes de protection de la propriété privée et de la concurrence et, au contraire, sur le rôle omniprésent et prédateur de l’État. Weber reliait ces caractéristiques au confucianisme, sans toutefois que ni lui ni d’autres après lui n’eussent jamais pu prouver ce lien. De manière tout aussi superficielle, de nombreux politistes et observateurs se sont également mis à expliquer le grand bond de la Chine au cours des dernières décennies à partir précisément du confucianisme qui, selon eux, inciterait à travailler sans se plaindre et à accumuler. Ce genre d’observations aurait sa place dans une brasserie ; dans une salle d’université ou une revue spécialisée, c’est différent. Voici alors que, face au paradoxe chinois, vers la fin des années 1990, des ouvrages d’histoire économique et sociale proposent une image tout à fait différente de la Chine et de son histoire : leurs auteurs montrent que la Chine d’avant le 19e siècle n’était pas hostile au marché, mais que, tout au contraire, elle était encore plus « capitaliste » et concurrentielle que la Grande-Bretagne. Ces éléments auraient donné vie à une croissance économique qui, contre les arguments conventionnels, n’aurait pas « divergé » de la croissance européenne au 16e siècle, mais bien plus tard, à partir du 19e. Cet écart ne s’explique pas par les mentalités ou les institutions (l’État en particulier) chinoises, mais tout simplement par une dotation différente en ressources. L’Angleterre bénéficiait de bassins de charbon et de fer à côté de rivières facilement navigables, alors que les mines chinoises, se trouvant loin des cours d’eau, étaient très difficiles à exploiter. De plus, la Grande-Bretagne aurait profité des marchés et des ressources américaines, donc de son empire puis post-empire colonial, alors que la Chine n’avait pas d’équivalent en Asie (25).

Ce n’est pas un hasard si les débats très vifs autour de l’ouvrage de Pomeranz ont focalisé l’attention sur les données quantitatives et les estimations des revenus par tête en Chine et en Angleterre, puis, progressivement, en Inde, au Japon et dans d’autres pays européens que l’Angleterre. Des légions d’économistes et leurs étudiants se sont évertués à trouver et analyser des données, à multiplier les estimations sans toutefois jamais se poser la question de leurs sources (26). Outre les problèmes sérieux que posent ces données prises telles quelles, cette attention obsessionnelle accordée à la croissance économique a conduit à ignorer les problèmes de distribution et d’inégalités à l’intérieur de chaque pays et entre les pays. L’enthousiasme pour la globalisation, vue pendant les années 1990 comme un facteur de bien-être pour l’ensemble de l’humanité, était bien à l’origine de cette posture. Les années suivantes ont balayé cette confiance. Le problème est que, malgré ses prémisses, la « grande divergence » renverse les thèses de Weber mais en garde les postulats principaux et donc, son européocentrisme. Pomeranz explique la dynamique chinoise à partir des mêmes critères que ceux utilisés par les autres historiens pour expliquer la suprématie européenne, à savoir l’essor démographique, la protection de la propriété privée, la dynamique commerciale et proto-industrielle (27). Autrement dit, il reste tributaire du modèle idéal anglais, fait de privatisations des terres communes, prolétarisation, industrialisation, esprit bourgeois et individualiste, etc., et il l’élargit ensuite à la Chine. Le débat sur la grande divergence est donc le résultat de la pensée unique et de la chute du Mur : il existe un seul modèle du développement, celui du capitalisme idéal. Ce débat reflète parfaitement l’enthousiasme pour le capitalisme comme seule voie vers la modernité des années 1990. Les différences entre les pays renvoient à leurs dotations respectives en ressources, tandis que des institutions partout uniformes (protection de la propriété privée, de la concurrence) garantissent le bien-être universel.

C’est une des raisons pour lesquelles de nombreux sinologues ont critiqué cette approche et accusé Pomeranz de gommer les spécificités de la Chine (28). Nous trouvons là un « mur contre mur » tout à fait emblématique : d’un côté, l’accent mis sur la connaissance des langues et du savoir local, qui finit par mettre en avant la « spécificité » d’une aire, jamais réellement définie (29). D’un autre côté, l’ambition d’imposer une seule et même méthode, qualifiée de scientifique, sans trop de sources solides à l’appui. Singularité et spécificité des langues et des civilisations contre « scientificité » d’un modèle (30). Voilà un des enjeux méthodologiques fondamentaux de l’histoire globale : afin de comprendre le monde, faut-il s’appuyer sur la connaissance des langues et des « cultures », ou bien sur un schéma interprétatif général ?

Afin de dépasser ces interprétations concurrentes, deux possibilités se présentent à nous. La première invite à regarder de près les valeurs et catégories des pensées non occidentales, par exemple le bouddhisme, l’hindouisme, l’islam… Une seconde option consiste à mettre l’accent sur les connexions entre ces cultures. Dans le premier cas, suivant Gramsci, des auteurs, surtout indiens, se réclamant des subaltern studies ont montré que la langue constitue un élément de pouvoir et un facteur de hiérarchie. C’est le cas en particulier de l’anglais, qui s’est imposé dans l’Inde coloniale, puis partout dans le monde. Chakrabarty a insisté avec force sur ce point : des catégories telles que le salarié, le capital, le sujet, la société civile ont été élaborées en Europe et exportées dans d’autres contextes, dont l’Inde (31). Il suggère d’avoir recours à d’autres notions et catégories issues des traditions indiennes (32).

Ce processus serait facile à généraliser à d’autres contextes ; les traductions, les médias, la circulation des normes juridiques et le langage des organisations internationales ont été désignés comme autant d’instruments du pouvoir et de la domination du « Nord » sur les « Sud ». Cette asymétrie entre les valeurs occidentales et les autres se poursuit jusqu’à nos jours au sein même des universités : les historiens et étudiants des mondes non-occidentaux sont censés connaître aussi l’histoire, l’économie, la philosophie occidentales, alors que l’inverse n’est pas vrai. Dans les cursus d’histoire en Occident, l’histoire nationale domine tandis que celle des autres mondes est soit absente, soit marginalisée. Alors qu’un futur historien de la Chine doit étudier l’histoire européenne, un historien de la France peut tranquillement ignorer l’histoire africaine ou chinoise.

La démarche de Chakrabarty a le mérite de poser la question des catégories avec lesquelles nous pensons notre monde par rapport aux autres et la nécessité de prendre aussi en considération les valeurs d’autres cultures. Il est ainsi tout à fait légitime de se demander si des notions telles que les droits de l’homme (33), la société civile, le cosmopolitisme (34), voire le religion et la laïcité (35) ne connaissent pas d’équivalents dans d’autres cultures. Ces questions sont de taille à l’heure où ce sont précisément les rencontres entre mondes et valeurs qui semblent poser le plus problème, non seulement en Europe et aux États-Unis – vis-à-vis de l’Islam – mais également dans d’autres contextes (conflits entre l’Inde et le Pakistan, oppositions de valeurs à l’intérieur même de l’Afrique). Cette attention envers les valeurs « autres » est nécessaire et bienvenue ; mais elle présente aussi un risque. L’insistance sur les « véritables » valeurs hindoues, chinoises ou musulmanes fait partie des projets nationalistes (36) ; de manière générale, l’accent mis sur des entités plus ou moins monolithiques appelées « cultures » ou « civilisations » ignore la question de leur rencontre, dans le passé comme de nos jours (37), de leur métissage et de leurs influences réciproques. C’est une des critiques principales que l’histoire connectée a soulevées envers les subaltern studies. Dans ses meilleures contributions, l’histoire connectée montre l’influence mutuelle entre plusieurs mondes. Qu’il s’agisse des formes de gestion impériale, des religions et savoirs techniques, des notions et pratiques du droit et de la souveraineté, l’histoire connectée montre que les valeurs et pratiques européennes ont été profondément affectées par les interactions et dynamiques avec les mondes non européens (38). C’est un pas en avant fondamental dans la tentative de percevoir la globalité non comme une confrontation, mais comme un dialogue entre mondes.

Cette posture est néanmoins souvent contredite dans les faits. Il faut détailler les conditions dans lesquelles des personnes, des ouvrages, des idées circulent ou ne circulent pas  transports, relations, influences, marchés, lien religieux. L’absence de transferts et de circulation est tout aussi importante à étudier que les connexions. La circulation des savoirs mérite d’être inscrite dans les dynamiques structurelles – économiques et sociales –, et ces dernières ne peuvent pas se limiter à quelques passages en début de chapitre (39). L’histoire connectée a tendance à délaisser les hiérarchies sociales telles qu’elles sont mises en avant dans les approches marxiste et wébérienne, mais aussi par les subaltern studies. L’accent mis sur les circulations conduit souvent à négliger le fait que ces circulations ne se font jamais d’égal à égal, mais ont tendance à créer des hiérarchies, certes réversibles sur la longue durée (comme le montre de nos jours le retour de l’Asie), mais néanmoins importantes. Ces inégalités ne relèvent pas tellement d’une supériorité intrinsèque de telle ou telle valeur et pensée, mais plutôt de l’interrelation forte entre valeurs, idées, d’un côté, et dynamiques structurelles – économiques, politiques et sociales – de l’autre. Ce sont ces tensions entre circulations et hiérarchies, métissages et exclusions qui méritent d’être analysées dans une perspective de longue durée (40). Ce n’est pas un hasard si l’histoire connectée se concentre souvent sur les passeurs de savoirs et néglige ceux qui se déplacent moins et produisent peu de sources, entre autres et notamment les paysans (41).

C’est aussi la raison pour laquelle il paraît inutile d’opposer l’histoire croisée et connectée à l’histoire comparée (42). Cette opposition entre comparaison et connexion, l’une supposée être subjective, l’autre objective et découlant de source, affaiblit en réalité l’une et l’autre. Les connexions exhumées dans les archives ne sont pas moins subjectives que les comparaisons faites par l’historien. Les archives et les documents ne sont jamais là tout prêts, ils constituent le produit de l’effort des administrations, des entreprises, des acteurs qui en sont à l’origine, puis des archivistes et de leurs classifications, et finalement des historiens qui sélectionnent tel et tel document et le présentent d’une manière tout aussi particulière (43).

Alessandro Stanziani

Prochain article (à venir) : « Histoire globale à la française ? »

(15) Jürgen Osterhammel, Niels Peterson, Globalization: A Short History, Princeton, Princeton University Press, 2009.

(16) Peter Steerns, Globalization in World History, New York, Routledge, 2010.

(17) Frederick Cooper, Colonialism in Question, Berkeley, University of California Press, 2005, trad. fr. Le Colonialisme en question, Paris, Payot, 2010, en particulier le chapitre 4.

(18) Philippe Aghion, Geoffrey Williamson, Growth, Inequality and Globalization: Theory, History and Policy, Cambridge: Cambridge University Press, 2000 ; Kevin O’Rourke, Geoffrey Williamson, Globalization and History: The Evolution of a 19th Century Atlantic Economy, Cambridge, MIT Press, 1999.

(19) Anthony G. Hopkins (dir.), Globalization in World History, Londres, Pimlico, 2002.

(20) Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Seuil, 2014 ; Benjamin Kedar, Merry Wiesner-Hanks, Expanding Webs of Exchange and Conflict: The Cambridge World History, vol. 5, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.

(21) Pour une synthèse, voir David Christian, Maps of Time: An introduction to Big History, Berkeley, University of California Press, 2004.

(22) Frederick Cooper, Colonialism in Question, op. cit.

(23) Bozhong Li, Agricultural Development in Jiangnan, New York, St Martin’s Press, 1998.

(24) Voir sur ce point les discussions, présentation et commentaires, in Annales HSS, 2001/4 ; Patrick O’Brien, « Ten Years of Debate on the Origin of the Great Divergence », Review in History, nov. 2010, consultable sur https://www.history.ac.uk/reviews/review/1008

(25) Robert Allen, Jean-Pascal Bassino, Debin Ma, Christine Moll-Murata, Jan Luiten Van Zanden, « Wages, Prices, and Living Standards in China, 1738-1825: in Comparison with Europe, Japan and India », Economic History Review, n° 64/1, 2011, pp. 8-38, consultable sur http://personal.lse.ac.uk/mad1/ma_pdf_files/allen%20et%20all%20ehr.pdf ; Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, Princeton, Princeton University Press, 2000, trad. fr. Une grande divergence, Paris, Albin Michel, 2010.

(26) Stephan Broadberry, Bishnupriya Gupta, The Early Modern Great Divergence: Wages, Prices, and Economic Development in Europe and Asia, 1500-1800, Warwick University, 2003, consultable sur https://eml.berkeley.edu/~webfac/olney/e211_fa03/e211-gupta.pdf ; Robert Allen, The British Industrial Revolution in Global Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; Prisanan Parthasarathai, Why Europe Grew rich and Asia did not. Global Economic Divergence, 1600-1850, Cambridge: Cambridge University Press, 2011.

(27) Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, op. cit.

(28) comptes rendus in Annales HSS, n° 61/6, 2006 ; débat in The Journal of Asian Studies, n° 61/2, 2002, articles de Philip Huang, Robert Brenner, Christopher Lee et al.

(29) Robert H. Bates, « Area Studies and the Discipline: A Useful Controversy? », Political Science & Politics, n° 30, 1997, pp. 166-169.

(30) Fred Eidlin, Reconciling the Unique and the General: Area Studies, Case Studies, and History vs. Theoretical Social Science, Working Paper 8, mai 2006, C&M Committee on Concepts and Methods, 2008. Michel Cartier, « Asian Studies in Europe: From Orientalism to Area Studies », in Tai-Hwan Kwon, Oh Myungk-Seok (dir.), Asian Studies in the Age of Globalization, Seoul: Seoul National University Press, 1998, pp. 19-33.

(31) Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe, Princeton: Princeton University Press, 2000, trad. fr. Provincialiser l’Europe. La pensée coloniale et la différence historique, Paris, Amsterdam, 2009.

(32) Nous reviendrons plusieurs fois sur cet aspect tout au long des chapitres suivants.

(33) José Manuel Barreto (dir.), Human Rights from a Thirld World Perspective, Cambridge, Cambridge Scholars, 2013.

(34) Corinne Lefèvre, Ines Zupanov, Jorge Flores (dir.), Cosmopolitismes en Asie du Sud. Sources, itinéraires, langues, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, EHESS, 2015.

(35) Nilufer Göle, « La laïcité républicaine et l’islam public », Pouvoirs, n° 115/4, 200, pp. 73-86.

(36) Sebastian Conrad, What is Global History, op. cit.

(37) Sanjay Subrahmanyam, « Du Tage au Gange au XVIe siècle. Une conjoncture millénariste à l’échelle eurasiatique », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2001, pp. 51-84 ; « Connected Histories. Notes Towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian Studies, n° 31/3, 1997, pp. 735-762.

(38) Sanjay Subrahmanyam, Is Indian Civilization a Myth?, Delhi, Permament Black, 2013.

(39) Conrad, What is global history, op. cit.

(40) Roger Chartier, « La conscience de la globalité », Annales HSS, n° 56/1, 2001, pp. 119-123.

(41) Des exceptions importantes : Nancy Green avec l’histoire de l’émigration et Bénédicte Zimmermann avec une sociologie historique du monde du travail en Allemagne et en France. Voir aussi mon chapitre « Les paysans et la terre », in Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Fayard, 2017, pp. 35-49.

(42) Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (dir.), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004.

(43) Heinz-Gerhard Haupt, Jurgen Kocka, Comparative and Trans-national History, New York, Berghahn, 2009.

In memoriam : William H. McNeill (1917-2016), pionnier de l’histoire globale

Il était un géant parmi les historiens. William H. McNeill est décédé vendredi 8 juillet 2016 à Torrington (Connecticut, États-Unis), à l’âge de 98 ans. Père fondateur de la World/Global History, ce pionnier laisse lui derrière une œuvre immense.

William H McNeill

En 1963, William H. McNeill publie The Rise of the West. A History of the Human Community aux Presses de l’Université de Chicago, fruit d’une décennie de travail. Il y étudie l’histoire humaine, à l’échelle du Monde, sur cinq millénaires. Dès sa sortie, l’ouvrage est acclamé par la critique. Il est couronné par le prix National Book Award, catégorie histoire. Dans l’influent New York Times, l’historien Hugh Trevor-Roper ne tarit pas d’éloges, y voyant « le livre le plus savant, le plus intelligent, le plus stimulant, le plus fascinant jamais rédigé. » Cet imposant pavé de plus de 800 pages se vendra à 75 000 exemplaires dans la décennie qui suit.

William H. McNeill n’est pourtant pas le premier à se colleter à une histoire d’ampleur planétaire. Arnold J. Toynbee (A Study of History, 14 tomes, publiés entre 1934 et 1961), Oswald Spengler (Le Déclin de l’Occident, 2 tomes, 1918 et 1922) ou Herbert G. Wells (The Outline of History, 1920), pour ne citer que les plus connus, se sont déjà livrés à cet exercice. La différence est que les travaux de William H. McNeill feront école, amenant des générations d’étudiants à porter un nouveau regard sur l’histoire des autres. Ils encourageront d’autres historiens, d’abord anglo-saxons, puis espagnols, allemands, japonais, indiens, chinois, africains, arabes, et même aujourd’hui français…, à explorer la nouvelle voie d’une histoire mondiale « à parts égales ».

 

L’histoire globale comme un antidote

Comme l’essentiel des sciences humaines, l’histoire académique a été conçue au 19e siècle, une époque où l’Europe dominait le monde, par ses empires coloniaux et ses politiques d’influence sur les rares États qui échappaient à sa mainmise directe. Les minorités raciales étaient priées de se tenir au service du Blanc, les femmes n’avaient nulle voix au chapitre. Cette histoire académique était souvent raciste. Elle bâtissait notamment des récits nationaux fondant la légitimité des conquêtes – le mythe de Charles Martel écrasant les troupes « arabes » à la bataille de Poitiers en fournit un exemple… Comme toute histoire en train de s’écrire, elle était subjective : elle entendait expliquer le présent à la lumière du passé. Le présent manifestait une supériorité militaire et géopolitique écrasante de l’Occident. D’où une histoire téléologique, s’efforçant de déterminer le ou les facteurs qui avaient amené à cet état de choses – dont on ne pouvait deviner à l’époque qu’il serait transitoire.

COUV The Rise of the West 2d ed_WH McNeill_Histoire_mondiale.

William H. McNeill, comme il le souligne dans sa préface à l’édition révisée de The Rise of the West, sous-titrée With a Retrospective Essay (publiée en 1991, University of Chicago Press), voyait ce livre comme un antidote aux vision d’Oswald Spengler et d’Arnold Toynbee (pour lequel il conserva toute sa vie un très grand respect). Dans leurs ouvrages respectifs, ces deux auteurs concevaient les civilisations comme des entités autonomes voire figées dans leur essence – même si, dans la vision organiciste d’Oswald Spengler, une civilisation était tel un être vivant, croissant vigoureusement avant de décliner et de s’éteindre. Dès cet ouvrage de 1963, William H. McNeill ambitionnait de revoir à nouveaux frais l’histoire, de la libérer du déterminisme eurocentré. Il confesse que la première édition était entachée de défauts – ne serait-ce que parce que les sources disponibles à cette époque surévaluaient systématiquement le rôle des Européens dans l’histoire mondiale.

En 1991, les travaux de William McNeill et de ceux qui l’avaient rejoint avaient entraîné la fusion de nombre de département d’area studies (des laboratoires d’enseignement supérieur spécialisé dans l’étude d’aires culturelles données) autour de cursus généraux en World History. Des chercheurs influents avaient produit des études séminales… L’histoire mondiale n’était désormais plus documentée ni enseignée de la même façon. Il y avait eu un avant et un après The Rise of the West – même si cet ouvrage, relu après le nettoyage historiographique qu’il avait contribué à engendrer, semble désormais souffrir, à son tour, d’eurocentrisme, car rédigé à la lumière de sources qui étaient alors, à l’époque, forcément eurocentrées.

 

Aux sources des histoires connectée et environnementale

Le grand apport de The Rise of the West a été de s’attarder sur les données démographiques (élaborant une démarche réellement transdisciplinaire), de prendre en compte le temps long et les grands espaces (cinq millénaires d’histoire, le Monde pour terrain), de procédéer par jeux d’échelles et de souligner ainsi que la dynamique de l’Occident était au plus vieille de cinq siècles. Que cette dynamique s’était nourrie des apports orientaux. Et que les civilisations, comme les gens, ne vivaient qu’en échangeant, que ce soient des biens, des coups, des gènes ou des germes. « Le moteur des changements sociaux, insistait William H. McNeill, est le contact avec des étrangers dépositaires de techniques nouvelles et non familières. (…) On ne peut concevoir d’histoire mondiale qui ne prenne pas en compte la circulation des idées et des techniques. » Ce faisant, William H. McNeill ne faisait pas que rédiger le premier ouvrage, à proprement parler, d’histoire globale. Il semait aussi les graines à venir d’une histoire connectée magnifiquement relayée par Jerry H. Bentley, et aussi celles d’une histoire environnementale, incarnée aujourd’hui, entre autres, par son fils John R. McNeill, avec lequel il a cosigné, en 2003, le superbe et synthétique essai d’histoire mondiale environnementale The Human Web: A Bird’s View of World History (W.W. Norton & Company).

COUV Le temps de la Peste_WH McNeill_Histoire_mondiale

COUV La Recherche de la puissance_WH McNeill_Histoire_mondiale

 

 

 

Né à Vancouver (Canada), William H. McNeill a passé les quarante ans de sa carrière d’enseignant-chercheur à l’Université de Chicago (1947-1987), signant une vingtaine de livres. Mentionnons juste deux d’entre eux, qui ont eu la chance insigne (à l’inverse de The Rise of the West) d’avoir été traduits en français – même si ils sont épuisés). Plagues and Peoples (Anchor Press Book, 1977), a été traduit par Claude Yelnick sous le titre Le Temps de la peste. Essai sur les épidémies dans l’histoire (Hachette, 1978). Et The Pursuit of Power: Technology, Armed Force, and Society since A.D. 1000 (The University of Chicago Press, 1982), est devenu, traduit par Bernadette et Jean Pagès, La Recherche de la puissance. Technique, force armée et société depuis l’an Mil (Économica, 1992). Ces deux ouvrages développent un regard complémentaire, quasi biologique, des évolutions des sociétés, que ce soit à travers le prisme des épidémies ou celui de la technologie guerrière. Ils n’ont pas pris une ride et s’imposent comme des classiques fondateurs d’une histoire environnementale innovante, prise au sens large. Respect.

 

 

Enseignement et histoire globale (CAPES)

À l’approche des oraux du CAPES d’histoire-géographie, des collègues ont publié sur le Carnet du réseau historiographique et épistémologique de l’histoire (CRHEH) un exemple de dossier sur l’enseignement d’une partie du programme de seconde en proposant un questionnement axé sur l’histoire globale : « Enseigner “l’élargissement du monde (XVe-XVIe siècle)” au lycée : quels apports de l’histoire globale ? ». On ne peut que se réjouir de voir ce courant historiographique être ainsi progressivement reconnu dans la formation des futurs enseignants. L’auteur anonyme du corrigé ne cache cependant pas un certain scepticisme, notant que l’« “histoire globale” reste plus une étiquette qu’un projet historiographique ayant une unité véritable, la diversité des travaux pas toujours compatibles entre eux que cette étiquette recouvre reste la règle ». Nous ne le contredirons d’ailleurs pas sur ce constat que nous pouvons partager. Le choix récent d’intituler la chaire de Sanjay Subrahmanyam au Collège de France « histoire globale » et non « histoire connectée » en est une illustration – nous aurons l’occasion d’y revenir très prochainement. Dans le dossier, le seul document d’historien cité est extrait de l’introduction de L’Histoire à parts égales, écrite par Romain Bertrand, qui, précisément, se présente comme un partisan de l’histoire connectée, et non de l’histoire globale, à l’égard de laquelle il se montre ouvertement distant. Il s’agit évidemment ici d’une incitation bienveillante du jury pour que le candidat n’oublie pas d’adopter un regard critique sur son sujet.

Reprenant la question proposée aux candidats, je ferai deux propositions distinctes, l’une qui s’inscrirait dans le champ de l’histoire connectée, l’autre qui prétendrait davantage être de l’histoire globale.

Un regard symétrique

Depuis longtemps déjà, il n’est que trop nécessaire de sortir du cloisonnement infligé par le « roman national » et au-delà par le « roman occidental ». L’auteur du corrigé rappelle justement que ceci n’est pas une nouveauté, et de citer l’ouvrage de Nathan Wachtel, La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole, 1530-1570 [1971]. On pourrait ajouter à cette référence, deux livres parus au début des années 1980 : La Conquête de l’Amérique : La Question de l’autre, par Tzvetan Todorov [1982], et Récits aztèques de la conquête, qui rassemblent des textes choisis et présentés par Georges Baudot et Tzvetan Todorov [1983], ainsi qu’un troisième, de Serge Gruzinski, L’Amérique de la Conquête peinte par les Indiens du Mexique [1991]. Dans un contexte historiographique différent, les réflexions de l’anthropologue Marshall Sahlins constituent également un jalon majeur dans cette inversion du regard [Des Îles dans l’histoire, 1989 pour l’édition française].

Quel a été l’impact de ces travaux de recherche dans les manuels du secondaire ? Faible. Si on s’en tient aux derniers parus, on trouve de-ci de-là un ou deux documents amérindiens, toujours iconographiques, et parfois mal interprétés (comme c’est le cas dans le Belin, 2006, où la collaboration tlaxcaltèque n’est pas comprise). La vision reste profondément européocentrée, conformément aux injonctions du programme. Une exception notable est un exercice proposé dans le manuel Nathan, qui met en vis-à-vis un texte indien et un texte extrait des Essais.  Montaigne y développe une réflexion critique sur la conquête européenne, qu’on retrouvera au 18e siècle [cf. billet du 10 mai 2012].

Nathan_exercice

Fig.1 – Exercice proposé dans le manuel Nathan, coll. Sébastien cote, 2010.

Ceci reste cependant très limité et on pourrait regretter qu’il ne soit pas accordé davantage de place au regard des vaincus. Les textes existent, et de nombreux extraits pourraient être mis à profit.

Comme ce récit de la rencontre entre la première ambassade envoyée par Moctezuma et les Espagnols, tiré du Codex de Florence, mis en forme vers 1550-1555 :

« Et Motecuhzoma, aussitôt, alors, a envoyé, a confié une mission aux seigneurs, que Tziuacpopocatzin, et encore à d’autres, à une foule parmi ses gouverneurs, pour aller à la rencontre des Espagnols, entre le Popocatepetl et l’Iztactepetl, là-bas, à Quauhtechac, à la Pierre-de-Sacrifice-de-l’Aigle.

Ils leur ont donné des étendards garnis d’or, des étendards garnis de plumes de quetzal, et des colliers en or.

Et, quand ils leur ont donné ceci, c’est comme s’ils avaient souri, comme s’ils s’étaient beaucoup réjoui, comme s’ils avaient pris du plaisir. C’est comme des singes à longue queue qui ont saisi de tous côtés l’or. C’est comme si, là, il s’asseyait, comme s’il s’éclairait en blanc, comme s’il se rafraîchissait, leur cœur. Car il est bien vrai qu’ils avaient grandement soif, qu’ils s’en goinfraient, qu’ils en mourraient de faim, qu’ils en voulaient comme des porcs, de l’or.

Et l’étendard garni d’or, ils viennent en le dressant en l’air, ils viennent en l’agitant de tous côtés, ils viennent en le saisissant pour eux. C’était comme s’ils grommelaient, et ce qu’ils disaient, c’était du baragouin. » [1]

Ou encore ce chant, extrait des Annales historiques de Tlatelolco, rédigé par un auteur anonyme mais sans aucun doute témoin direct de la défaite du dernier empereur Quauhtemoc en 1521 [sur Tlatelolco, je renvoie aux travaux d’Arnaud Exbalin sur le site Canopé].

« Et tout est arrivé.
Nous l’avons vu,
nous l’avons admiré.
Avec ce lamentable, ce pitoyable sort
nous avons enduré l’angoisse.

Sur les chemins gisent les flèches brisées,
les cheveux sont épars.
Les maisons ont perdu leurs toits,
Les maisons sont devenues rouges.

La vermine grouille dans les rues et les places,
et contre les maisons les cervelles ont fait des éclaboussures.
Les eaux sont comme rouges, elles sont comme teintes,
et, quand nous les avons bues,
on buvait de l’eau de salpêtre.
Et nous avons bu, alors, cette eau de salpêtre.

Nous avons frappé, alors, les murs de brique,
et notre héritage n’était plus qu’un trou.
Les boucliers ont pu nous protéger,
mais on a voulu en vain peupler la solitude
avec des boucliers.

Nous avons mangé le bois coloré du tzompantli,
nous avons mâché le chiendent du natron,
l’argile des briques, de la poussière de crépi,
et de la vermine.

Nous avons dévoré ensemble la viande,
quand elle venait d’être posée sur le feu.
Quand la viande était cuite,
ils l’arrachaient de là,
dans le feu même, ils la mangeaient.

On fixa notre prix.
On fixa le prix du jeune homme, du prêtre,
de la jeune fille et de l’enfant.

Assez ! Le prix d’un homme du peuple
atteignait à peine deux poignées de maïs,
il n’était que de dix galettes de mouche ;
notre prix n’était que de
vingt galettes de chiendent du natron.

L’or, le jade, les mantes en coton,
les plumes du quetzal,
tout ce qui est précieux
ne fut compté pour rien. » [2]

Inversement, les illustrations du Lienzo de Tlaxcala, un des rares codex conservés, permettent de montrer la participation de guerriers aztèques à la conquête espagnole du Mexique.

Siège de Tenochtitlan

Fig. 2 – Siège de Tenochtitlan, 1521 (Lienzo de Tlaxcala)

Une possibilité parmi d’autres serait de constituer un dossier autour d’une figure importante, à la fois historique et légendaire, de la conquête : la Malinche. Dans un autre billet [6 février 2013], j’avais évoqué le rôle de Pocahontas comme exemple de ces « femmes de l’entre-deux » qu’on retrouve dans ce rôle d’intermédiaire entre conquérants et conquis. La Malinche, Malintzin en nahuatl, Doña Marina selon son nom de baptême, en serait un autre exemple. Donnée aux Espagnols en 1519 par des Mayas, parmi un lot d’esclaves, elle fut d’abord attribuée à Alonso Hernández Puertocarrero, avant de devenir la maîtresse d’Hernán Cortés. Elle servit rapidement d’interprète aux conquérants espagnols, mais joua semble-t-il un rôle plus important comme conseillère de Cortés. Après la mort de ce dernier, elle fut l’épouse d’un autre conquistador, Juan Jaramillo, puis disparut aux alentours de 1529. Un manuel (Belin, 2010) lui consacre explicitement un document, tiré de l’Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne écrite par Bernal Díaz del Castillo, et indique sa présence sur une illustration extraite du Lienzo de Tlaxcala.

Voici, sans les coupes, le portrait dressé par Bernal Díaz del Castillo, avec les attestations de la véracité de son témoignage, qu’on prendra garde cependant de prendre avec une certaine distance critique :

« Avant de nous occuper plus intimement du grand Moctezuma, et des Mexicains, et de Mexico la grande, je veux vous dire ce qui concerne doña Marina ; elle gouverna des pays et commanda à des vassaux dès son enfance. Son père et sa mère étaient en effet seigneurs d’une ville nommée Painala, à laquelle d’autres villages étaient assujettis, environ huit lieues du bourg de Guazacualco. La mort du père l’ayant laissée encore enfant, la mère se remaria avec un autre cacique, fort jeune, et en eut un garçon, sur lequel se porta toute leur affection. Ils convinrent de faire retomber sur lui, après leur mort, les titres de la fille, et, pour qu’il n’y eût point d’obstacle, ils donnèrent la jeune fille, pendant la nuit, à des Indiens de Xicalango, afin qu’on ne la vit plus, et ils répandirent le bruit qu’elle était morte, mettant à profit la mort de la fille d’une de leurs esclaves, qu’on fit passer pour l’héritière. Il résulta que les gens de Xicalango la cédèrent à des habitants de Tabasco, et ceux-ci la donnèrent à Cortès. J’ai connu sa mère et son demi-frère, lorsqu’il était déjà homme et qu’il gouvernait son village conjointement avec sa mère, le second mari étant mort. En se faisant chrétiens, la vieille prit le nom de Marthe et le fils celui de Lazare. Je sais fort bien tout cela, parce que, en l’an quinze cent vingt-trois, après la conquête de Mexico et d’autres provinces, lorsque Christoval de Oli se souleva dans les Higueras, Cortès s’y rendit, en passant par Guazacualco. Presque tous les résidents de ce bourg partirent avec lui (ainsi que je le dirai en son lieu). Comme doña Marina, en toutes les guerres de la Nouvelle-Espagne, fut une excellente femme et une interprète utile, – ce que l’on verra dans la suite –, Cortès la tenait toujours avec lui. Ce fut dans ce voyage qu’elle se maria avec un hidalgo nommé Xaramillo, dans un bourg qu’on appelait Orizaba, en présence de quelques témoins, dont l’un, nommé Aranda, devint résident de Tabasco. Il racontait le mariage d’une façon bien différente du récit de Gomara. Doña Marina était femme de grande valeur ; elle avait un extrême ascendant sur tous les Indiens de la Nouvelle-Espagne. » [3]

Cette présence de la Malinche est bien attestée par les textes aztèques, ainsi dans l’Histoire de Tlaxcala :

« Et, lorsque les messagers et espions de Moctezuma arrivèrent, ils purent vérifier qu’il s’agissait d’hommes, parce qu’ils mangeaient, buvaient et aspiraient à des satisfactions humaines. Ils ramenèrent une épée, une arbalète et une nouvelle encore plus étonnante, qui était la présence d’une femme, belle comme une déesse, car elle parlait la langue mexicaine et celle des dieux, ce qui permettait de savoir ce que voulaient ces gens ; son nom était Malintzin puis, après son baptême, on l’appela Marina. » [4]

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Fig. 3 – Ensemble de quatre illustrations montrant l’omniprésence de La Malinche auprès d’Hernán Cortés (Lienzo de Tlaxcala, fin 16e siècle)

De façon nettement plus anecdotique, pour les élèves qui connaissent, signalons que La Malinche a inspiré un personnage des Mystérieuses Cités d’or (Taiyō no ko esteban, « Esteban, enfant du Soleil »), l’un des premiers mangas à avoir connu un succès important,. Ce feuilleton télévisé franco-japonais diffusé pour la première fois en 1982-1983 au Japon et en France, est une réécriture du roman de Scott O’Dell, La Route de l’or (The King’s Fifth, 1966) et retrace l’histoire d’un orphelin parti dans le Nouveau Monde à la recherche de légendaires cités d’or, suivi par des conquistadores avides de richesses. Deux personnages sont inspirés, librement, de l’histoire : le gouverneur Pizarro et Marinché, femme amérindienne peu scrupuleuse, prête à s’associer aux Espagnols et à trahir son peuple pour s’enrichir.

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Fig. 4 – Marinche, dans Les Cités d’or

À travers la Maninche, occasion, au passage, de réintroduire les femmes dans l’histoire, il serait possible d’esquisser la complexité d’une conquête qui ne se réduit pas au simple choc de deux mondes.

Un regard global

Si le cœur de l’histoire globale est l’étude de la mondialisation comme processus de mise en interconnexion des différentes parties du globe, il est effectivement difficile d’échapper à un certain européocentrisme dans la mesure où ce sont bien les Européens qui à partir du 15e désenclavent une humanité jusqu’alors parcellisée, même si des dynamiques d’intégration, qu’on pourra qualifier de pré-mondialisations, sont à l’œuvre avant et portées par d’autres sociétés. La nouveauté ici est l’émergence d’un espace global qui n’est plus seulement spéculatif, mais bien une réalité tangible sur laquelle les puissances européennes peuvent dès lors projeter leurs ambitions impérialistes.

Dans les manuels scolaires, cet aspect est abordé par l’intermédiaire de la cartographie. En effet, les cartes produites à partir du 16e siècle révèlent à elles seules l’essor considérable des connaissances géographiques européennes du globe terrestre. Pour compléter, et en accord avec les programmes qui appellent à se focaliser sur « un navigateur européen et ses voyages de découverte », les manuels consacrent souvent une double page à la circumnavigation initiée par Magellan et achevée par El Cano.

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Fig. 5 – Le planisphère d’Agnese Battista (1543) permet à la fois de montrer l’étendue nouvelle des connaissances géographiques européennes et la première circumnavigation (BnF)

Mais on pourrait regretter que le partage du Monde opéré par le traité de Tordesillas en 1494 et complété par celui de Saragosse en 1529 soit limité à deux lignes sur un planisphère sans autre forme d’explication. Il est vrai que les textes eux-mêmes sont assez arides et ne fournissent pas vraiment matière à un document accessible aux élèves…

Voici le premier paragraphe du traité de Tordesillas :

« 1. Et aussitôt lesdits procureurs desdits seigneurs roi et reine de Castille, de Léon, d’Aragon, de Sicile, de Grenade, etc., et dudit seigneur roi de Portugal et des Algarves, etc., ont dit qu’autant qu’il existe entre lesdits seigneurs, leurs constituants, un différend sur ce qui appartient à chacune des deux parties de l’espace qui reste à découvrir jusqu’à cejourd’hui, jour de la présente capitulation, dans la mer Océane ; attendu que, pour le bien de la paix et de la concorde, et pour la conservation de l’amitié qui lie ledit seigneur roi de Portugal aux seigneurs roi et reine de Castille et d’Aragon, il plaît à LL. AA., et que lesdits procureurs, en leur nom et en vertu de leurs pouvoirs, ont accordé et consenti qu’il se fasse et se tire par ladite mer Océane une ligne droite de pôle à pôle, c’est-à-dire du pôle arctique au pôle antarctique, ce qui est du nord au sud, laquelle ligne devant se tirer et se tirant droite, comme il a été dit, à 370 lieues des îles du Cap-Vert, vers le couchant, par degrés ou d’autre manière, comme on pourra le faire pour le mieux et le plus promptement, de façon qu’il n’y ait pas plus de lieues, et que tout ce qui a été découvert jusqu’à présent et se découvrirait à l’avenir par ledit seigneur roi de Portugal et ses vaisseaux, soit îles ou terre ferme, depuis ladite ligne tirée dans la forme susdite, allant par ladite partie du levant, en dedans de ladite ligne du côté du levant, du nord ou du sud, pourvu qu’on ne passe pas ladite ligne, que tout cela soit et appartienne audit seigneur roi de Portugal et à ses successeurs pour à tout jamais, et que tout le reste, tant îles que terre ferme, trouvés ou à trouver, découverts et à découvrir par lesdits seigneurs roi et reine de Castille et d’Aragon, etc., et par leurs vaisseaux, depuis ladite ligne tirée en la forme susdite, allant par ladite partie du couchant et après avoir passé ladite ligne vers le couchant, le nord et le sud, soit et appartienne auxdits seigneurs roi et reine de Castille et de Léon et à leurs successeurs à tout jamais. » [5]

Ce texte, pourtant, est très important en dessinant ce que Carl Schmitt considère comme la première « ligne globale ».

« Elles découlaient d’un certain mode de pensée que je qualifierais de pensée par lignes globales. C’est là un mode de pensée qui représente une étape bien définie dans le développement historique de la conscience humaine de l’espace et qui apparaît immédiatement avec la découverte d’un “Nouveau Monde” et avec le début des “Temps modernes”. Il continua de progresser au rythme des cartes géographiques et des globes terrestres. Le qualificatif global désigne à la fois le caractère planétaire de ce mode de pensée qui embrasse toute la terre, et son caractère plan et superficiel qui repose sur l’équivalence entre surface terrestre et surface maritime. » [6]

La difficulté à calculer les longitudes a retardé le tracé de ces lignes sur les planisphères. C’est chose faite en 1573 sur la carte de Domingos Teixeira. À noter, la projection n’est pas centrée sur l’Europe mais sur la ligne issue du traité de Tordesillas, celle du traité de Saragosse étant dédoublée, à gauche et à droite de la carte. Ceci a pour effet de bien montrer le découpage du Monde à parts égales entre Espagnols et Portugais, dont les blasons respectifs ornent les terres conquises.

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Fig. 6 – Planisphère de Domingos Teixeira, 1573 (BnF)

Si on quitte l’espace pour le temps, l’auteur du corrigé proposé rappelle que le chrononyme de « Grandes découvertes » a été inventé au 19e par Alexandre de Humboldt – ou du moins fixé par celui-ci –, en insistant cependant sur le fait que la notion de « découvertes » est déjà présente dans la littérature de l’époque. Sur ce point, un des ouvrages les plus intéressants, car précurseur dans la mise en place d’un récit européen, est celui d’Antonio Galvão, publié en 1563 à Lisbonne. Sanjay Subrahmanyam [2007] a déjà attiré l’attention sur l’originalité de cet auteur, qui, contrairement à Fernão Lopes de Castanheda, João de Barros, Francisco López de Gómara, Gonzalo Fernández de Oviedo y Valdés, a proposé une synthèse des découvertes réalisées par les Portugais et les Espagnols au lieu de ne traiter qu’un seul de ces empires ; mais deux autres points, à mon sens, mériteraient d’être mis en valeur.

Tout d’abord, la construction même de l’ouvrage est intéressante car Galvão distingue deux temps dans l’histoire des découvertes. La première partie de l’ouvrage se termine sur l’expédition de Gonçalo de Soussa au Kongo, en 1490, qui aboutit à la conversion du roi et à son ralliement à la couronne portugaise ; et la deuxième partie commence immédiatement en 1492 avec le départ de Christophe Colomb. On voit ainsi que dès cette époque, la « découverte de l’Amérique » constitue un moment axial. En cela, Galvão n’est pas unique et participe au grand récit de la modernité qui se construit progressivement à partir du 16e siècle.

Ensuite, Galvão construit sur une problématique qu’on retrouve jusqu’au 20e siècle et qui occupe une place majeure dans la conscience qui accompagne le processus de mondialisation. Le Monde est un espace fini, avons-nous fini de le découvrir ? Deux passages résument la réflexion de Galvão et sont accessibles aux élèves.

En introduction, il rappelle l’interrogation de son temps, marquée par les deux mythes bibliques de la dispersion des fils de Noé et de la confusion des langues consécutive à l’érection de la tour de Babel. La découverte d’humanités distantes et jusque-là inconnues pose la question de la diffusion de ces hommes et donc d’une pré-découverte du Monde :

« Certains disent que le monde a déjà été découvert & pourraient alléguer, pour cette raison, qu’il a donc été colonisé ainsi, qu’il peut être fréquenté & navigué ; et que la plupart des hommes d’autrefois avaient des vies plus longues, des lois et des langues presque toutes unes. D’autres diraient le contraire, affirmant que la Terre ne peut pas être toute connue & que les gens ne peuvent pas communiquer les uns avec les autres parce que cela aurait été perdu autrefois à cause de la malice & l’absence de justice des habitants de la Terre. » [7]

Après avoir retracé l’histoire des découvertes depuis le Déluge, dont il reconnaît que les différents auteurs ne s’entendent pas sur sa datation, Galvão conclut ainsi :

« Ce que j’ai obtenu de ceci, c’est la rotondité de trois cent soixante degrés, selon sa géométrie. Pour un degré, les anciens ont donné dix-sept lieues et demie, ce qui fait six mille trois cents lieues. Les modernes font le degré en 16 et deux tiers, ce qui les amène à six mille lieues. Toutefois, je tiens qu’il est large de dix-sept, ce qui fait le circuit de la terre à six mille deux cents lieues. Quoi qu’il en soit, elle a toute été découverte & naviguée d’Est en Ouest, presque par où le Soleil marche, mais du Sud au Nord il y a une grande différence, parce que vers le Nord il n’a pas été découvert plus de soixante-dix-sept ou soixante-dix-huit degrés, ce qui fait treize cents & quelques lieues. Et du Sud jusqu’à neuf cents lieues, au détroit par où Magellan est passé, ont été découverts cinquante-deux ou cinquante-trois degrés. Tout ensemble, cela fait la somme de deux mille deux cents lieues. Celles-ci soustraites des six mille deux cents, il reste à découvrir quatre mille lieues. » [8]

On pourrait s’en tenir là. Quid alors du décentrement promis dans l’histoire globale ? Trois ouvrages de Serge Gruzinski apportent matière à enseignement

1) Dans Les Quatre parties du monde [2004, cf. la relecture de Philippe Norel, 20 mars 2014], nombre de lecteurs ont pu être séduits par les magnifiques illustrations constituées par les paravents japonais. Je renverrai ici à un précédent billet consacré à Matteo Ricci et à la diffusion d’une géographie globale [billet du 27 juin 2012]. Mais cela ne rentre pas dans le cadre du programme de seconde.

2) Dans Quelle heure est-il là-bas ? [2008], Gruzinski attirait l’attention sur les préoccupations ottomanes face à ces nouvelles découvertes réalisées par les Espagnols, comme l’avait déjà fait avant lui Thomas Goodrich en 1990 dans son étude du Tarih-i Hind-i Gharbi, The Ottoman Turks and the New World. Je m’en suis inspiré pour proposer cette année à mes élèves un document-mystère afin d’entamer précisément ce chapitre du programme de seconde. J’ai distribué à chacun le document suivant, à eux ensuite, en une petite demi-heure, d’essayer de comprendre de quoi il s’agit.

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Fig. 7 – Carte attribuée à Jorge Reinel, ca. 1519 (Bibliothèque du Palais de Topkapi, Istanbul)

Cette carte, récemment étudiée par Dejanirah Couto [2013], ne constitue en réalité que la moitié du document originel, puisqu’il s’agit ici d’une représentation de l’hémisphère Sud. Il faudrait donc imaginer son pendant à gauche. L’auteur de cette carte est probablement Jorge Reinel et aurait été réalisée aux alentours de 1519. Comment expliquer sa présence dans la bibliothèque du Palais de Topkapi ? Il semblerait que cette carte, embarquée sur l’un des bateaux de la flotte de Magellan, aurait fait le tour du globe avant d’être donnée/vendue aux Ottomans. Le petit nombre de survivants réduit d’autant celui des suspects possibles. À suivre Dejanirah Couto, il s’agirait du navigateur italien Antonio Piegafetta, par ailleurs auteur du récit de cette première circumnavigation. Qu’importe, au final, qu’un halo de mystère demeure, l’important pour les élèves est de les confronter à l’enquête avec cette carte qui non seulement représente parfaitement la rotondité de la Terre, avec une double projection polaire, mais qui en outre a fait le tour du Monde avant d’être vendue à une puissance concurrente et en l’occurrence menacée par les nouveaux circuits commerciaux que ces découvertes vont pouvoir mettre en place.

3) Dans L’Aigle et le Dragon, Gruzinski compare, de façon originale [cf. le CR de Laurent Testot, 19 janvier 2012], l’entreprise portugaise en Chine à la conquête espagnole du Mexique. Cette « synchronie planétaire » pourrait donner lieu à activité pédagogique, mais ceci est une autre histoire, sur laquelle je reviendrai ultérieurement…

Bibliographie

Récits aztèques de la conquête, textes choisis et présentés par Georges Baudot et Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1983.

Dejanirah Couto, 2013, « Autour du globe ? La carte Hazine n° 1825 de la bibliothèque du Palais de Tokapi, Istanbul », CFC, N° 216, pp. 119-134 [en ligne].

Antonio Galvano, 1862 (1ère éd. 1601), The Discoveries of the World, from their first original unto the year of our Lord 1555, trad. par Richard Hakluyt, rééd. avec le texte portugais par le vice-amiral C.B. Bethune, Londres, The Hakluyt Society.

Thomas D. Goodrich, 1990, The Ottoman Turks and the New World: A Study of Tarih-i Hind-i Ḡarbi and Sixteenth-century Ottoman Americana, Wiesbaden, O. Harrassowitz.

Serge Gruzinski, L’Amérique de la Conquête peinte par les Indiens du Mexique, Paris, Unesco/Flammarion,‎ 1991

Serge Gruzinski, 2004, Les Quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière.

Serge Gruzinski, 2008, Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et islam à l’orée des temps modernes, Paris, Seuil.

Serge Gruzinski, 2012, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle, Paris, Fayard.

Marshall Sahlins, 1989 [1985, éd. orig.], Des Îles dans l’histoire, trad. de l’anglais, Paris, EHESS/Gallimard/Le Seuil.

Sanjay Subrahmanyam, 2007, « Holding the World in Balance: The Connected Histories of the Iberian Overseas Empires, 1500-1640 », The American Historical Review, Vol. 112, N° 5, pp. 1359-1385.

Tzvetan Todorov, 1982, La Conquête de l’Amérique : La Question de l’autre, Paris, Le Seuil.


Notes

[1] Récits aztèques de la conquête, textes choisis et présentés par Georges Baudot et Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1983, p. 71.

[2] Récits aztèques de la conquête, textes choisis et présentés par Georges Baudot et Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1983, p. 160.

[3] Bernal Díaz del Castillo, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, trad. de l’espagnol par D. Jourdanet, Paris, 1877, pp. 82-83.

[4] Récits aztèques de la conquête, textes choisis et présentés par Georges Baudot et Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1983, p. 200.

[5] Christophe Koch et Friedrich Schoell, 1837, Histoire abrégée des traités de paix entre les puissances de l’Europe depuis la paix de Westphalie, Ouvrage entièrement refondu, augm. et continué jusqu’au Congrès de Vienne et aux traités de Paris de 1815, Bruxelles, Meline, Cans et Cie, p. 409.

[6] Carl Schmitt, 2001 (éd. orig. 1950), Le Nomos de la terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum, trad. de l’allemand par L. Deroche-Gurcel, révisé, présenté et annoté par Peter Haggenmacher, Paris, Puf, p. 89.

[7] Antonio Galvano, 1862 (1ère éd. 1601), The Discoveries of the World, from their first original unto the year of our Lord 1555, trad. par Richard Hakluyt, rééd. avec le texte portugais par le vice-amiral C.B. Bethune, Londres, The Hakluyt Society, p. 18.

[8] Ibid., p. 241.

Comment un colon français de l’île de France voit son île et le monde

Un colon français des Mascareignes

Les hasards d’une recherche concernant les magistrats réunionnais au 19e siècle m’ont fait découvrir un document rédigé par un colon de l’île de France (actuelle île Maurice) à la veille de la Révolution française qui présente l’avantage de montrer une réflexion, que l’on pourrait qualifier d’« environnementale », dont l’intérêt majeur est de présenter un caractère multiscalaire. C’est un mémoire présenté par Étienne Boldgerd, colon français et entrepreneur agro-forestier, aux administrateurs généraux de la colonie (le Gouverneur et l’Intendant) visant à préserver la ressource forestière de l’île tout en maintenant une activité agricole. Ce plan envisage les différents problèmes posés par la surexploitation des ressources forestières de l’Ile de France à différentes échelles : locale (l’île), régionale (l’archipel des Mascareignes, l’Ouest de l’océan Indien) et même mondiale.

Thomas Étienne Boldgerd (1748-1818) appartient à la deuxième génération des colons français de l’île de France. Son père, natif de Bretagne, était un employé de la compagnie française des Indes Orientales. Né dans la colonie et devenu très tôt orphelin, Thomas Étienne fut placé sous la tutelle de Réminiac, officier de l’administration de la compagnie, il épousa la fille d’un colon bourbonnais (Ile Bourbon, actuelle île de La Réunion) et fit une carrière dans la Marine puis dans la milice locale. Il exerça également d’importantes fonctions administratives et politiques à l’époque révolutionnaire et napoléonienne. Il termina sa vie comme un riche colon à l’époque où la colonie était devenue anglaise.

Son mémoire de 1789 porte en réalité sur un autre aspect de sa vie : Étienne Boldgerd fut un entrepreneur agro-forestier et se constitua une importante fortune foncière. Son exploitation principale est située au Sud de l’île le long de la Rivière des Citronniers près du Poste Jacotet.

Carte reliefCarte 1. L’île de France

Les différents échelons de sa réflexion sont les suivants : son « quartier », son île, l’archipel des Mascareignes, l’espace indianocéanique et le monde.

Le quartier

Thomas Étienne Boldgerd consacre une grande partie de son mémoire au récit de sa carrière d’entrepreneur agro-forestier. Il a obtenu des concessions dans une partie sauvage de l’île (le Sud) où il a opéré des défrichements, pratiqué des cultures, monté une exploitation forestière et même construit des navires. Dans le cadre de son domaine il a su, suivant le contexte, faire alterner deux types de cycles : cycles forestiers durant les périodes de guerre avec l’Angleterre pour répondre aux besoins militaires et cycles agricoles (périodes de paix). Ses activités ont eu des répercussions sur tout le « quartier » : il a fait reculer le marronnage et il a attiré autour de lui d’autres colons.

L’île et l’archipel

L’échelon insulaire intéresse Étienne. L’île est une escale entre l’Europe et l’Inde, elle sert de point d’appui aux navires français en cas de guerre. Elle fournit eau et vivres aux navires de passage et du bois pour la construction navale. D’où la nécessité de préserver des espaces boisés. Boldgerd dresse d’abord un tableau de l’état des défrichements :

« Les bords de mer, les environs du Port-Louis sont rasés à plus de trois lieues dans les terres, on trouve partout des traces de dévastations. Toute la côte du vent est absolument dépouillée, celle de sous le vent l’est à plus de huit lieues, il en est de même des environs du Port-Bourbon »

Il s’agit là du résultat des défrichements opérés dès l’époque hollandaise et continués à l’époque française à partir de quelques fonts-pionniers correspondant aux lieux où les premiers colons se sont installés (voir carte n° 2).

Defrichement_MauriceCarte 2. Extension des défrichements à l’île de France (fin 18e siècle)

Boldgerd dénonce aussi la destruction irrationnelle des espaces boisés en rapport avec l’extension des espaces cultivés : « Les plus beaux bois de construction étoient abatus et brulés sur le sol. » Contrairement à une partie des colons qui veulent poursuivre la déforestation, il se montre favorable à une véritable réserve forestière :

« cette considérations lui paroit n’avoir pas assez fixé l’attention des personnes qui s’élèvent contre l’étendue des possessions boisées que se sont insensiblement formées quelques habitans de cette île […] cette disposition, dénoncée comme nuisible aux progrès de la colonie, est, en effet très heureuse, en ce qu’elle a servi de correctif au plan de dévastation des bois trop généralement adopté et qu’elle en a arrêté les funestes effets, au moins dans quelques cantons ».

Mais la réflexion d’Étienne Boldgerd dépasse le cadre insulaire. Son raisonnement multiscalaire prend son sens si l’on songe au contexte historique. Nous sommes à l’époque de l’expansion européenne qui se fait aussi bien dans l’océan Indien que dans les Amériques. Cette expansion entraîne une forte rivalité franco-britannique dont le théâtre est nord-américain et indianocéanique (guerre de Sept Ans, guerre d’Indépendance américaine). Le colon français cherche à justifier l’utilité de son île au sein de l’empire colonial français, c’est-à-dire dans un cadre régional et mondial.

L’île appartient à un archipel (les Mascareignes) qui comprend Bourbon et Rodrigue. Étienne évoque les capacités agricoles de l’île Bourbon (La Réunion) comme pouvant compléter celles de l’île de France. Rodrigue n’est pas citée, son rôle, en rapport avec sa taille, est modeste. On sait qu’au 18e siècle, elle a servi aux Français de réserve de tortues. Celles-ci étaient embarquées sur les navires pour lutter contre le scorbut.

L’espace indianocéanique et le monde

L’évocation de ces espaces proches (océan Indien) et lointains (Amérique du Nord et Europe) se fait dans le cadre d’une réflexion sur la double vocation que l’auteur assigne à son île : celle-ci doit être à la fois un « grenier » (fourniture de vivres aux flottes de passages) et un « chantier » (production de bois).

« Dans l’hypothèse que nous soyons réduits à l’alternative de nous approvisionner au dehors ou de bois, ou de grains, le choix pourrait-il être douteux ? Le dernier de ces besoins, plus pressant sans doute ne sauroit être absolu dans aucun temps, notre sol et celui de Bourbon sont des ressources assurées contre la disette, avec un peu de prévoyance, l’Europe et l’Amérique septentrionale nous rapportent des farines ; toutes les côtes voisines nous offrent des ris et des bleds, et l’importation de ces denrées est aussi facile que peu couteuse. Il n’en est pas ainsi des bois où les prendrons-nous ? Combien de difficultés n’éprouverons-nous pas pour l’extraction ! combien de dépenses pour le transport ! »

Thomas Étienne intègre donc son île dans un système-monde créé par l’expansion coloniale européenne (voir carte n°3). Il préfère accentuer la vocation forestière de la colonie (vocation à laquelle il a pris une part active dans le cadre de sa propre exploitation) car il sait que les Mascareignes peuvent compter sur d’autres espaces : Madagascar (les « côtes voisines »), l’Amérique du Nord et l’Europe. La capacité de ce contemporain des Lumières à raisonner à plusieurs échelles s’explique par plusieurs facteurs.

carte1bis_hammerCarte 3. Les Mascareignes dans le système-monde français

Étienne Boldgerd est un membre de la diaspora coloniale française, un « colon de la seconde génération » des Mascareignes. Son père est né en France et lui aux colonies. Il a lui-même voyagé : il a fait une carrière dans la marine (1762-1766) qui l’a sans doute amené à voyager dans l’océan Indien et il a épousé une Bourbonnaise. L’île de France est un lieu de passage entre l’Europe et l’Inde, une colonie cosmopolite. On sait par ailleurs qu’Étienne a rencontré Bernardin de Saint-Pierre (celui-ci narre sa rencontre avec le colon dans le récit de son voyage à l’Ile de France, août 1769). D’une manière plus générale Thomas Étienne est un contemporain de l’expansion coloniale française et de la rivalité britannique, c’est-à-dire qu’il a vécu à une époque qui constitue une phase majeure de la mondialisation.

Ce billet est inspiré de l’article du même auteur, 2013, « Les enjeux de la préservation de la forêt dans l’océan Indien au XVIIIe siècle. Expérience et réflexion d’un colon de l’Ile de France (actuelle Ile Maurice) »Revue de géographie historique, N° 3.