Les Lumières, mythe fondateur de la modernité

Au 18e siècle, l’Europe amorce une hégémonie mondiale. Cet essor inédit est associé aux Lumières. Un mouvement très divers, fédérant des acteurs partageant le refus de l’absolutisme, et le postulat qu’il est possible d’améliorer l’homme.

Il y a deux ans, le magazine Sciences Humaines me proposait de diriger un hors-série sur les Lumières. J’eus un bref instant d’hésitation. Est-il possible de porter un regard non eurocentré sur un phénomène qui prit place en Europe ? Eh bien oui, si on prend les Lumières pour ce qu’elles furent : un moment particulier de la pensée, qui connut des déclinaisons multiples, et dont certains pans furent a posteriori institués comme mythe fondateurs de la Modernité. Démonstration aujourd’hui avec la publication de mon introduction publiée dans cet hors-série (sommaire ici) sous le titre original « Et les Lumières se levèrent sur l’Europe ».

« Les Lumières. Une révolution dans la pensée », coordonné par Laurent Testot, Sciences Humaines Grands Dossiers, n° 56, septembre-octobre-novembre 2019. pdf de l’édito, du sommaire et de l’introduction en ligne sur Academia

« Il importe peu que l’Europe soit la plus petite des quatre parties du monde (…) puisqu’elle est la plus considérable par ses Lumières. » En écrivant ces lignes dans l’Encyclopédie, ouvrage collectif coordonné par Diderot entre 1751 et 1772, le chevalier Louis de Jaucourt prend acte d’un tournant de l’histoire mondiale. L’Europe, jusqu’ici périphérie de l’Asie, trône désormais au centre.

Le siècle de l’Europe optimiste

Mais l’Europe a eu la chance inouïe de conquérir les Amériques. Elle en siphonne les ressources, avec avidité. L’argent des mines péruviennes du Potosí (auj. Bolivie) permet la monétarisation des économies nationales ; le sucre des Caraïbes et du Brésil nourrit d’énergie immédiatement métabolisable les corps et les esprits. Gonflée à bloc, l’Europe se découvre optimiste. Elle s’étonne des humanités diverses qu’elle croise lors de ses explorations, Amérindiens, Africains, Asiatiques, et discute de leurs mœurs. C’est même désormais en prenant en exemple cette diversité que certains penseurs européens, qu’on va appeler philosophes, appellent à rejeter la pesante tutelle du christianisme sur les esprits. Il y a désormais autre chose à attendre de l’avenir qu’une fin des temps, un autre horizon que le retour du Christ. L’humanité peut s’éclairer par la raison, et améliorer son ordinaire. Le programme est connu, mais avant de l’accomplir, il lui faut un contexte spécifique.

Cela commence par l’invention de concepts, le déplacement de champs sémantiques. On réexamine ce que veulent dire liberté ou tolérance…

« Écrasez l’infâme », aime à écrire Voltaire lorsqu’il paraphe sa correspondance, abrégeant la formule en « Écr. l’inf. ». L’infâme ? En 1762, le protestant toulousain Jean Calas est battu à mort et brûlé par la justice, qui l’accuse à tort du meurtre de son fils. En 1766, le chevalier de la Barre est décapité à Abbeville pour blasphème – il ne s’est pas découvert lors d’une procession. Les Parlements, tribunaux régionaux où ne siègent que les notables en capacité d’acheter leur charge, sont des citadelles de conservatisme. En signant son Mahomet ou le fanatisme, ironiquement dédicacé au pape, Voltaire cible surtout son archie-ennemie, l’Église catholique.

Pour entrer en ce 18e siècle qui s’est confondu avec les Lumières, on retiendra donc qu’il se forge d’abord dans un combat pour la liberté d’expression. L’image d’Épinal montrant une lutte herculéenne, menée par une poignée de philosophes, contre l’hydre de la censure, l’arbitraire et l’injustice, n’est pas dénuée de fondement. L’objectif des philosophes a été atteint pour le long terme : faire admettre à tous qu’une société apaisée fait privilégier la discussion sur le conflit nous semble aujourd’hui banal. Au 17e siècle, seul l’inverse était pensable. L’absolutisme reposait sur une idée qui se vivait sur le mode de l’évidence : un prince fort garantit la concorde sous réserve qu’il ne soit pas contesté. C’est pourquoi, à l’échelle de l’Europe, le long 18e siècle commence réellement en 1688, quand la Glorieuse Révolution d’Angleterre trouve sa conclusion : un monarque de droit divin est renversé, une royauté parlementaire est organisée, un équilibre des pouvoirs s’instaure.

Mais en ce qui concerne la France, les premiers rayons de l’astre de la raison tombent en 1715, quand s’éteint Louis XIV. C’est encore un temps où certains sujets ne sont pas négociables, où tout ce qui chatouille l’autorité politique et la foi est susceptible de vous mener à l’obscurité éternelle, au cachot, à la mort. Le pouvoir ne se conçoit que comme vertical. Huit décennies plus tard, en 1792, lorsque le soleil des Lumières s’éclipse derrière l’orage de la Terreur, on en a terminé avec les oripeaux de l’Ancien Régime. Les Lumières ont accouché de la nation. Le pouvoir se visualise, dans l’idéal, comme un pacte horizontal, soudé par l’idée de l’élection. Désormais, l’imaginaire des Européens est habité par l’idée d’une égalité plus ou moins réelle des citoyens.

Voltaire, misogyne et élitiste, n’est pas forcément un modèle. Mais il a su résumer ce programme en six lettres : « Écr. l’inf. » appelle dans l’enthousiasme à en terminer avec l’intolérance, à fonder une nouvelle coexistence, à envisager une harmonie entre croyants de différentes transcendances en incluant jusqu’aux athées. Il s’agit évidemment de se prémunir du retour de la sauvagerie extrême des guerres de religion, mais surtout de pallier des difficultés pratiques. Tant qu’il n’y avait pas séparation de l’Église et de l’État, les non-catholiques n’étaient pas des sujets de droit. Il fallait un acte de baptême pour acter juridiquement, se marier ou hériter.

Un bouleversement total

En 1685, la révocation de l’édit de Nantes, qui depuis Henri IV assurait la cohabitation des réformés et des catholiques, est un coup de tonnerre qui précède les premiers rayons des Lumières. Les protestants, qui sentent le vent mauvais de la persécution se lever à nouveau, décampent en terres amies, Angleterre et Pays-Bas. Les finances du royaume de France auront du mal à récupérer de cette saignée. Plus tard, les philosophes en concluront qu’il faut un État neutre, indépendant du religieux, qui doit être relégué à la sphère de l’intime. Les pouvoirs l’admettront, non sans résistance. En 1787, Louis XVI signera un édit reconnaissant le baptême protestant, en une vaine tentative d’aplanir l’injustice pour sauvegarder l’existant. Trop tard. La Révolution sera plus radicale : l’organisation de l’état civil sera indépendante de la confession. Le mariage n’est plus un sacrement, il devient un contrat. Il est donc réversible. S’introduit la possibilité du divorce. C’est bien un autre monde qui est né de la tête des philosophes, un étrange univers où en disant oui aujourd’hui, vous vous gardez la possibilité de revenir avec un non en bouche demain.

Au-delà de la famille, le 18e siècle européen est bouleversé dans tous les domaines, de fond en comble. Société, technologie, pensée, économie, rapports à la nature…, c’est en Occident que l’histoire semble s’accélérer en ce 18e siècle. Au hasard des événements, ces mutations vont converger vers l’avènement d’un homme nouveau, vers la construction d’une notion de progrès. S’il fallait résumer l’intention d’une phrase ? L’homme est perfectible. Le diplomate Jean-Baptiste Dubos saisit la formule juste en 1733, en un discours qui soulève un écho sans pareil : « La perfection où nous avons porté l’art de raisonner (…) est une source féconde en nouvelles lumières » Lumières. Voici le mot déposé sur les fonds baptismaux, vite internationalisé dans toutes les langues européennes : Enlightenment, Aufklärung, Ilustración, Illuminismo… La Babel qu’est l’Europe adopte le terme. Condition sine qua non de son efficacité, il fait système.

Le programme de la raison triomphante

Entrons dans la machine à métamorphoser la société par les idées, démontons maintenant l’horlogerie de ce long 18e siècle européen.

Le programme s’ouvrait sur un défi immense, la contestation de l’absolutisme, royal ou ecclésial. Telle est la porte d’entrée que nous ouvre l’historien Pierre-Yves Beaurepaire. Il montre notamment comment le 18e siècle a marqué la pratique du pouvoir, par l’instauration des grands corps de l’État et la création de la « machine administrative ». Louis XV et Louis XVI ne peuvent pas être aussi absolutistes que leur aïeul solaire. Il leur faut moins de guerres, qui coûtent trop cher, et davantage de rentrées fiscales ; mais réformer l’impôt est déjà une dangereuse gageure. Progressivement s’impose l’idée que la loi ne découle pas de la royauté, mais que le pouvoir du prince émane de la loi. Et c’est jusqu’au droit pénal, soutient Luigi Delia, qui est issu de ce contexte particulier de construction d’un État de droit.

L’Europe bénéficie d’une conjoncture favorable. Le 17e siècle a été le moment le plus froid depuis au moins trois millénaires, et la plupart des sociétés de la planète en sont sorties affaiblies. Famines, guerres et épidémies ont prélevé leur lot. Alors que le climat s’adoucit à partir de 1715, les récoltes vont croissant, alors que les réseaux de transports s’améliorent. Nouveauté : l’Europe occidentale tient désormais à distance le terrifiant spectre de la faim. Qu’une province connaisse une baisse de ses rendements, on fera venir du grain d’une autre. La France a la chance d’avoir la fertile Bretagne, qui produit presque toujours un excédent de blé. Ventres pleins, cerveaux optimistes, le progrès naît aussi d’un climat radouci. Nul hasard si la pensée économique dominante est celle des physiocrates, mené par le docteur François Quesnay, qui fait de l’agriculture le moteur de la prospérité d’une nation. C’est la logique d’un temps où les récoltes de blé restent la chose la plus vitale qui soit, souligne Steven L. Kaplan.

La société peut désormais se rêver plus prospère, plus juste, libérée des carcans de l’Église et de l’aristocratie. Pour autant, souligne Christophe Martin, il faut se garder de projeter sur le 18e siècle nos notions de liberté et d’individu. Cacophonie chez les philosophes, qui en ces moments carrefours où tout s’invente, ne donnent pas tous le même sens aux mots. Ainsi de la nature humaine, qui fait l’objet de vifs débats exposés par Silvia Sebastiani.

Entamée à la Renaissance, la révolution scientifique s’enflamme au 18e siècle, explique Jean-François Dortier, car la circulation des idées s’accélère. L’ancienne cosmogonie est morte avec Louis XIV, et plus personne ne défend sérieusement que le Soleil et l’univers tournent autour de la Terre, alors que s’opposer à ce dogme valait bûcher moins d’un siècle avant. Les progrès de l’optique, de la chimie, de la physique, des mathématiques et de la biologie semblent fulgurants, c’est qu’ils bénéficient de deux siècles de réflexion à l’échelle d’une Europe soudainement mise en connexion intense.

Alors que les services postaux voient se densifier leurs réseaux aux échelles des nations et du continent, la circulation des idées s’amplifie. On imprime à tour de bras. Robert Darnton dépeint cette effervescence éditoriale grâce au voyage du commis voyageur en librairie qu’est Jean-François Favarger. Les magazines de mode, de médecine, d’art et de politique se multiplient, luttant désormais pied à pied avec les almanachs et horoscopes. Surfant sur un raz-de-marée littéraire, les idées des philosophes – parfois insérées dans des ouvrages pornographiques, explique Colas Duflo – nourrissent l’explosion des conversations et des lectures publiques. En France, le taux d’alphabétisation grimpe en flèche dans les villes. Il double ou triple en un siècle, monte plus vite au nord de la France qu’au sud, en régions protestantes que catholiques.

Mais les villes n’abritent que 20 % des populations. La campagne, qui voit au moins s’améliorer son ordinaire alimentaire, est moins touchée par ces processus. Même si l’Église se soucie de l’éducation des masses, afin de combattre l’influence de la Réforme. Les patois dominent, le français a beau être langue de la diplomatie internationale, à domicile il n’est courant que chez les élites. Le monde des Lumières est une mer de paysannerie de laquelle émergent des îles de savoir, qui seules nous ont légué des écrits. Dans le microcosme bourgeois des salons décrit par Mélinda Caron s’agite, grâce au dynamisme des femmes, toute une population minoritaire de lettrés. Ils correspondent, nourrissent et relaient des idées. De plus en plus vite, de plus en plus intensément. Et toujours plus nombreuses sont les élites qui partagent la conviction qu’elles devraient avoir la liberté de choisir leurs gouvernants, voire leur façon de vivre.

Nos héritages

Oser penser par soi-même ! Georges Minois nous montre ainsi comment l’athéisme se raffermit, fondant une tradition française de lutte radicale contre les excès de l’Église. Didier Masseau brosse le portrait des anti-Lumières. Une galaxie hétéroclite de réactionnaires purs, de conservateurs, de pamphlétaires et de figures en demi-teintes. Avec Rousseau au milieu du gué, qui contre un droit divin rendant la royauté intouchable défend le contrat social, mais pour lequel le progrès corrompt les hommes et les rend mauvais.

Au terme de ce court 18e siècle, ouvert sur l’agonie du Roi-Soleil en 1715, qui va se refermer sur l’avènement de la Révolution française, se pose la question des héritages des Lumières. Trois actes, Révolution, Europe, Modernité. Les philosophes ont-ils pavé la voie à la Révolution française, et au-delà à nos pratiques de démocratie ? Évidemment oui, pour Jonathan Israel, historien britannique iconoclaste qui décrit dans Une révolution des esprits (Agone, 2017) un projet subversif porté par la frange la plus radicale de ces penseurs. Non, rétorque son collègue français Jean-Clément Martin, qui souligne que les révolutionnaires ont puisé leurs idées à bien des sources. La pensée des philosophes étant très hétérogène, nul étonnement si a posteriori, nous pouvons croire déceler des filiations…

Les Lumières, qui ont vu se densifier des réseaux de penseurs européens soudés par des idées communes, sont-elles mères de l’idée d’Europe ? Certes, selon Céline Spector, pour laquelle la chrétienté cède alors la place, comme conception spatiale et historique, à autre chose. Le moment de l’Europe advient quand des élites élargies, au-delà de la grande aristocratie et du clergé, ont formulé le sentiment de partager un même espace, sociétal et civilisationnel. Citons comme jalon la date de 1784, qui voit la publication du premier guide touristique, le Guide des voyageurs en Europe de l’écrivain allemand Heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828). Il sera traduit en français neuf ans plus tard, puis deviendra une référence polyglotte, permettant à d’autres nations que l’Angleterre d’envoyer dans un « Grand Tour » éducatif sa jeunesse à la découverte du continent, via les salons à la mode, les villes balnéaires, les sites prestigieux…

Au final, sommes-nous les héritiers des Lumières ? Oui, répondent tant Steven Pinker qu’Antoine Lilti. Pour le psychologue américain S. Pinker, le legs est absolument positif ; il met au crédit des Lumières notre présente prospérité, notre science, notre éducation, notre démocratie, notre pacification, le fait que nous vivions plus vieux et en meilleure santé, et qu’une part record de l’humanité peut aujourd’hui manger à sa fin ! En historien, A. Lilti tempère : « Les Lumières ne désignent pas un ensemble cohérent de propositions théoriques dont on pourrait aisément se réclamer. Il faut plutôt y voir l’ensemble des débats qui ont accompagné l’effort des écrivains européens pour penser la transformation, sous leurs yeux, des sociétés traditionnelles. »

Les Lumières seraient donc une précieuse boîte à outils pour comprendre un monde dont les métamorphoses s’étaient accélérées ! Si nous sommes bien les héritiers des Lumières, c’est parce qu’elles sont la gamme de références qui nous a accompagnés depuis deux siècles. Elles nous ont fourni un jeu de valeurs et d’idées dont nous pouvons nous réclamer en confiance. À commencer par le rejet du fanatisme, de l’injustice et de la bêtise. Parions sur la raison : « Écr. l’inf. » restera toujours d’une actualité universelle.

L’histoire globale peut-elle aider à penser comme l’autre ?

A propos de François Jullien, Entrer dans une pensée, Paris, Gallimard, 2012.

L’histoire globale est par définition critique à l’égard de l’histoire traditionnelle, jugée eurocentrée, privilégiant les dynamiques européennes sur toutes les autres, également trop imprégnée des catégories occidentales d’analyse. De fait, une composante centrale de cette histoire globale vise à repérer l’eurocentrisme dans toutes ses dimensions, ce dont ce blog s’est souvent fait l’écho. Elle n’en est pas moins elle-même l’objet d’une critique forte : en élaborant la complexité des flux de marchandises, de techniques, d’idées, d’abord sur le continent afro-eurasien, puis à l’échelle planétaire, en définissant les acteurs de ces mouvements, elle continuerait à le faire dans les termes mêmes de la pensée européenne, identifiant des Etats, des marchés, un possible capitalisme, etc. Disons le d’emblée : cette critique paraît largement justifiée et, jusqu’à un certain point, salutaire. Il est ainsi possible que l’histoire globale des flux soit finalement plus utile en tant que pédagogie d’un décentrement très progressif, permettant à ses lecteurs de se débarrasser « en douceur » de leurs préjugés, qu’en tant que discours scientifique, supposé universalisable (qualificatif auquel, à l’évidence, elle ne peut prétendre).

On pourra cependant objecter que l’histoire globale n’est pas seulement élaboration d’interconnexions, à l’échelle de continents ou de la planète. Elle passe aussi par la méthode de la comparaison entre des sociétés supposées différentes, comme l’a brillamment illustré Kenneth Pomeranz dans « Une grande divergence », entre Chine et Grande-Bretagne. Là encore cependant, cette pratique peut facilement laisser l’analyste, surtout s’il  prend une situation européenne comme un des termes de la comparaison, en dehors des significations et représentations propres à la société « comparée ». La tentation sera grande de chercher dans cette dernière, au pire ce qui lui manque en regard de la « référence », au mieux ce qu’elle a de plus, mais sans vraiment décentrer le regard, sans nécessairement cerner les logiques implicites de l’autre société… Et c’est évidemment en ce sens qu’une certaine « histoire connectée » prétend constituer une alternative à l’histoire globale, en se penchant résolument sur les significations vécues par chacune des parties dans la rencontre ou en tentant de cerner comment les structures économiques, politiques, sociales, peuvent être vécues de part et d’autre. Pour ce faire, elle attache à juste titre une grande importance à l’analyse des textes ou témoignages oraux dans la langue même des parties prenantes. Peut-on pour autant penser qu’engager une telle démarche suffise pour en assurer la réussite ? A l’évidence non et c’est toute la difficulté de l’entreprise qui est indirectement démontrée par François Jullien dans cet ouvrage essentiel que constitue « Entrer dans une pensée ». Raison pour laquelle nous allons aujourd’hui nous permettre une exceptionnelle incursion dans la philosophie, ce qu’elle a à dire aux histoires globale, comparée, connectée, étant définitivement incontournable.

Jullien veut nous faire « entrer » dans la « pensée » chinoise… « Pensée » prise, semble-t-il,  à la fois dans son contenu philosophique et dans ses modalités concrètes ou quotidiennes, deux signifiés vraisemblablement non séparables. Et au titre de l’expérimentation il va choisir une phrase clé du corpus littéraire chinois, assertion supposée illustrer correctement un mode de pensée encore prégnant aujourd’hui.  « Entrer », c’est-à-dire en percevoir, sinon en adopter, les « plis », l’implicite, autrement dit ce dont un locuteur a un mal infini à se déprendre, même quand il tente de procéder à l’exercice du doute, tel que la philosophie occidentale l’a pratiqué à partir de Descartes. Tentative à priori impossible pour nous, notamment parce que la pensée chinoise est solidaire d’une écriture très particulière, donc dans un rapport de « dépendance non dénouée avec le pouvoir figurateur du tracé », solidaire aussi d’une langue qui, dans sa variante  classique, est « sans morphologie et quasiment sans syntaxe ». Tentative que ne permet pas non plus la démarche qui consisterait à cerner les écoles de pensée, leurs oppositions et successions, approche trop calquée sur l’histoire conflictuelle de la pensée européenne et peu crédible dans le cas chinois du fait des « connivences sourdement nouées, des évidences inlassablement réchauffées ». Tentative qui est peut-être enfin fondamentalement bloquée par le présupposé que toute pensée procède à partir de « questions », ce qui est de fait le cas dans la pensée grecque, puis européenne, mais peut-être pas dans la pensée chinoise. Bref le risque est immense que, même en pratiquant cette langue, on passe à côté de cette pensée, ce que démontre a plaisir l’auteur dans ses trois premiers chapitres.

Dès lors comment faire ? Jullien nous propose (chapitres 4 à 6) d’étudier, retourner, malaxer, appréhender de plusieurs points de vue différents, une seule phrase chinoise, une phrase qui, comme dans toute autre langue  « secrète un ordre qu’on ne défera plus », obligera à penser dans son sillage et même « pliera du pensable ». Il prend comme exemple d’une telle « pliure » la façon dont la première phrase de Proust, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », engage tout le déploiement de « A la recherche du temps perdu ». Et c’est dans le Yi Jing ou « Classique du Changement » que Jullien trouve sa phrase initiale, voire initiatique, celle qui va nous permettre une furtive incursion dans la pensée chinoise. Mais peut-on parler de phrase ? Il s’agit plutôt d’une succession de caractères que l’on peut considérer comme des « termes » et qu’il traduit par : « commencement – essor – profit – rectitude ». Bousculé par une telle différence, le lecteur occidental peut aisément considérer qu’il s’agit là d’une pensée prélogique, peut-être ésotérique, en tout cas non-structurée. Et déclarer alors qu’elle ne peut lui parler, le laisse indifférent et sans prise. Il peut aussi en être d’autant plus stimulé à suivre les développements que Jullien déploie ensuite et qui nous font commencer à « entrer »…

Cette « phrase » exprimerait d’emblée moins un sens qu’une cohérence. Ce serait « la formule-clé de ce qui fait indéfiniment réalité, dans son incessant procès, et que rien ne peut remettre en question – ne peut ni réduire, ni contredire ». Qu’on l’interprète en termes de succession des saisons à partir du printemps, de germination ou de reproduction, d’histoire des sociétés, il s’agit d’un mouvement englobant toute chose et tout être, ne marquant nulle tension ou opposition (par exemple avec un créateur ou une origine), ne laissant présager ni ailleurs, ni extérieur. L’angle de vue ici posé, pour parler en Européen, est « celui de tout processus déclenché et qui se propage, saisi dans son avènement et son déploiement ». Et si le profit consécutif à l’essor suggère une idée de moisson, pour que le bénéfice obtenu soit durable, encore faut-il « qu’il ne favorise rien de particulier, respecte un juste équilibre, ne dévie ni ne déborde. Aussi maintient-il par sa « rectitude », dernier terme de la phrase, son immanente capacité ; et cette fécondité à l’œuvre ne tarit-elle pas ». L’auteur se plaît ensuite à citer les commentaires faits en Chine sur cette phrase, notamment pour montrer combien elle n’interroge, ni n’explique, et même ôte toute prise au questionnement. En revanche, se présentant comme une évidence, tenant tout lié, cette phrase peut éveiller le soupçon du regard européen : « cet ordre si bien régulé ne servirait-il pas de machine à obéissance ? », de support idéologique à une conformité sociale sans cesse ressassée en Chine.

Arrivé à ce point, l’auteur nous a déjà fait « entrer » en dévoilant plusieurs intérêts d’une formulation aussi énigmatique au premier abord. Il a commencé à nous procurer un point de vue quelque peu chinois. Mais le franchissement du seuil va être réellement consommé en nous faisant confronter ce récit chinois de tout processus à ses équivalents occidentaux, celui de la Bible et celui des Grecs (chapitres 7 et 8). Dans le récit biblique, nulle continuité, mais au contraire un évènement fondateur et un dieu créateur extérieur ; chez Hésiode, un fondement éternel en partie en contradiction du reste avec la dimension temporelle. D’un côté une théologie, de l’autre une mythologie. Mais pour nous l’essentiel n’est pas dans le contenu : il est au contraire dans ce résultat « technique » étonnant qu’obtient François Jullien, à savoir nous permettre de relativiser chacune des trois traditions par les deux autres et même de lire les deux interprétations occidentales des origines avec un regard extérieur… On arrive peu à peu à moins de complaisance vis-à-vis des séparations et conceptualisations qui nous sont familières, on aperçoit plus facilement en quoi l’idée d’un créateur extérieur, par exemple, tout à la fois oriente définitivement et limite drastiquement la pensée européenne ultérieure. Et on en vient finalement à trouver bien des vertus au récit du Yi Jing tout en relevant son ambiguïté politique.

Il est certes impossible de résumer ici le corps d’un texte dense et érudit, dans lequel le simple amateur de réflexion philosophique peut aisément se perdre. Mais la trajectoire suivie par l’auteur ensuite est clairement exposée. Il commence par montrer (chapitres 9 et 10) combien les traditions hébraïque et hellénique sont de fait déjà interdépendantes car métissées en amont, sans doute à Babylone, certainement aussi en relation avec la foisonnante mythologie propre à la pensée indienne des origines. Ne seraient-elles donc qu’une ultime variation dans une infinité de récits des origines, tous soumis à des contradictions internes comme à des incompatibilités mutuelles ? Du coup, le retour à la phrase chinoise (chapitre 11) montre cette dernière comme incroyablement décantée : « on mesure alors à côté de quoi, sans s’en rendre compte, celle-ci est passée ; on la lit (du dehors) dans ce (qu’elle ne sait pas) qu’elle ne dit pas ». Et on réalise qu’elle ne se prête pas « à contestation, à autre chose que de la glose et de l’explicitation ». Se pourrait-il alors qu’elle n’ait rien à nous dire ? Renversant la question au chapitre 12, Jullien montre que c’est tout autant la Chine qui est restée indifférente aux mythes ou théologies, et jusque tard rétive à nos catégories de pensée par trop clivantes. Et de fait, si des vestiges de mythologie subsistent dans la culture chinoise, ils ne se déploient pas, « enfouis ou travestis par une cohérence qui prévaut sur eux et les étiole ». La Chine aurait ainsi privilégié un parti-pris ritualiste « qui n’est pas explicatif, mais tend à déceler la ligne d’évolution des choses pour y lire une propension à laquelle se conformer ». Elle a de ce fait choisi un des « possibles de l’esprit ». Ce qui l’amène à être fort peu concernée par d’autres partis-pris, les nôtres en particulier, de la même façon que son discours propre n’aurait rien à nous dire.

Cette variété des « possibles de l’esprit » est alors étudiée par Jullien dans l’exemple grec (chap. 13). Il voit dans la langue un outil clé de construction dans/de la pensée et montre remarquablement combien le grec « construit un sens » à partir d’une grammaire qui induit le concept de cause, lequel hypothèquerait définitivement la suite de la réflexion (y compris la notion de Dieu). A l’inverse le chinois (classique) « condense des cohérences », sans doute en grande partie du fait de son absence de grammaire, de temps, de distinction entre passif et actif, etc. et se traduirait en « formules » plus qu’en énoncés logiques. Penser selon les Grecs sera alors « trancher successivement dans une série organisée d’alternatives s’impliquant les unes à partir des autres, optant pour une solution et refusant l’autre », ce sera « problématiser ».  Chez les Chinois, ce ne sera pas cette déduction des raisons mais plutôt un dévidement ou enfilement, la phrase étant aussi processive que ce qu’elle cherche à faire entendre, et la problématisation étant superbement ignorée. Sur ces bases, l’auteur consacre le chapitre 14 à réhabiliter le sens de la traduction, à condition que celle-ci fasse précisément entendre ces écarts et permette de faire « entrer », non pas tire tout de suite vers les catégories européennes des textes qui leur sont profondément étrangers, phénomène dont il donne des incarnations certes grotesques mais qui ont malheureusement longtemps fait autorité. Au final il considère que la révélation de ces multiples « possibles de l’esprit » est sans doute le moyen d’un dialogue fructueux entre l’Europe et la Chine, de façon notamment à caractériser ce substrat commun dont les « possibles » auraient dérivé, mais cette conclusion paraît moins étayée et brillante que le reste de sa démonstration.

On ne cherchera pas à construire ici, en conclusion, ce que pourrait être pratiquement l’apport du livre de Jullien à l’histoire globale (ou connectée ou comparée). Cela se fera peut-être, ici ou là, par le travail effectif et l’étude attentive des « écarts ». Il me semble clair néanmoins que cet ouvrage devrait être, pour nous, véritablement fondateur.

La constante Apocalypse

21 12 2012, le chiffre de la fin. Raz-de-marée médiatique pour une fin du monde anticipée. Les journalistes multiplient les articles, les éditeurs les livres, les experts les analyses, date de péremption programmée oblige. L’occasion de revenir sur la longue histoire des millénarismes, globale, pour montrer en quoi la prophétie de cette fin de semaine est un phénomène parfaitement artificiel : personne n’y croit, et elle n’a de maya que le nom.

Temps cyclique, temps linéaire

Pour qu’il y ait apocalypse, que soit soulevé au terme du monde le voile des apparences (une apocalypse est littéralement dévoilement, révélation), il faut qu’il y ait un début, c’est-à-dire un calendrier. Au commencement était donc le Néolithique. Puisque les premiers calendriers semblent nés de la nécessité de prévoir les cycles de la nature pour l’ensemencer. Mésoaméricain, chinois ou mésopotamien, ces calendriers sont nés de la Révolution néolithique, ont participé à la complexification des sociétés, à la montée en puissance des hiérarchies, à la spécialisation des tâches : les scribes notaient les saisons, les sages les observaient, et le roi se gardait le monopole sacré de proclamer les moments des récoltes et des semences. Faute de travaux convaincants, la vulgate demeure, car probable dans ses grandes lignes. Le temps cyclique des chasseurs-cueilleurs, celui des migrations de gibier et de collecte des plantes sauvages, avait cédé la place à un autre temps cyclique, celui des saisons, des mois et des semaines – qu’il soit sur une base 20 (calendrier mésoaméricain), une base 12 (version mésopotamienne, qui nous a légué nos 12 mois) ou une base plus ou moins décimale (vieux calendrier chinois).

La mutation fondamentale, probablement mésopotamienne, s’est manifestée avec l’apparition logique du temps linéaire. Nous devons beaucoup, en matière calendaire, à la Mésopotamie : ainsi du mythe du Déluge, attesté dans l’épopée de Gilgamesh, qui raconte déjà une apocalypse. La Bible y a puisé abondamment. Pour Norman Cohn [1957], l’idée millénariste, révolutionnaire entre toutes, est née avec les prêches de Zoroastre en Iran. Reprise par les communautés juives de Babylone, elle se distilla ensuite largement par le biais de la Bible.

L’apocalypse est un genre littéraire en vogue au début de notre ère, dans les milieux judaïsants. L’occupation romaine de la Judée est un signe de la colère de Dieu, la fin est proche. Les concessions que se font les différentes églises judéo-chrétiennes – ou les luttes – aboutissent apparemment à ce qu’un de ces textes, l’Apocalypse de Jean, soit compilé entre 2e et 4e siècles comme texte conclusif de la sélection officielle du Nouveau Testament, celui des chrétiens. On ne compile la Parole de Dieu, les actes de son Fils accomplissant les prophéties de l’Ancien Testament (celui des Juifs), que quand on réalise que la fin du monde tant attendue n’est pas si proche. Jésus annonçait le Royaume, il devait revenir instamment, il ne revient pas… C’est sur l’échec d’une prophétie que se bâtit l’Église, en charge de gérer le troupeau dans l’attente toujours déçue du retour du berger. Et l’ombre de Jean plane sur cette Chrétienté. Un jour, la fin… Mais toujours l’espérance : il est écrit qu’après de grandes souffrances, les villes seront anéanties, les méchants  châtiés, pour laisser les justes vivre un millénaire de bonheur agraire.

Millénarisme bouddhiste

De son côté, le bouddhisme n’était pas resté à l’abri de la contagion millénariste. Dans le chaudron iranien, où il s’était diffusé quelque peu dans les siècles précédant l’ère chrétienne, il semble avoir approfondi l’idée d’un monde évoluant vers sa fin. Un concept en germe dès ses origines. Une légende ancienne, car commune aux différentes écoles, raconte que le Bouddha avait prédit que le monde prendrait fin trois mille ans après ses prêches : un premier millénaire durant lequel la Loi bouddhiste serait respectée ; un deuxième pendant lequel cette Loi serait dévoyée ; un troisième qui en verrait l’oblitération, et se conclurait sur un Armageddon (pour reprendre un terme hébreu) ou un Ragnarok (son équivalent scandinave). Mais Ananda, cousin du Bouddha, bouleversa cette programmation. Bouddha avait posé que le Salut n’était accessible qu’aux hommes (de sexe masculin), nés nobles, qui entreraient dans les ordres monastiques. Tous les exclus étaient voués au cycle des réincarnations – les femmes mauvaises ayant même droit à un enfer spécifique, dit sanglant. Ananda intercéda auprès de son saint cousin, demandant à ce que sa noble mère puisse entrer dans les ordres et accélérer ainsi sa progression spirituelle. Le Bouddha se laissa fléchir, mais estima que cette funeste décision réduirait à cinq siècles l’ère de la Loi respectée. Faites le calcul : nous ne serions pas très loin des deux mille cinq cents ans après la mort du Bouddha…

Un des premiers Bouddhas figurés par l’art gréco-indien des royaumes afghano-iraniens fondés par Alexandre est connu comme Maitreya, le Bouddha du Futur, celui qui viendra à la fin des temps. Contrairement aux autres Bouddhas, généralement assis, celui-ci est représenté debout. La diffusion de ces statues dans toute l’aire bouddhiste, de l’Afghanistan au Japon, atteste de l’importance de son culte dans l’histoire. Au Japon, au 13e siècle, le moine bouddhiste Nichiren se fit le propagandiste d’une fin du monde annoncée (les invasions mongoles) pour punir les dirigeants corrompus de son temps. Sa prophétie fit long feu, ce qui n’empêcha pas ses enseignements de prospérer. 30 millions de Japonais déclarent aujourd’hui suivre une des Églises qui se revendiquent de Nichiren.

Mille ans de bonheur

En Europe, si l’échéance de l’an Mil semble être passée relativement inaperçue, divers mouvements (notamment les joachimistes, suivants de Joachim de Flore) affectent durement la Chrétienté. Se basant sur l’Ancien Testament, des communautés défavorisées mélangent mobilisation mystique et revendications sociales : les séides de Dieu clament l’imminence du retour du Christ, sont prêts à se sacrifier pour qu’advienne le millénaire de bonheur promis par les prédictions bibliques. Le monde est sur le point de prendre fin, une ère de bonheur attend les élus… Terrifiées par ces mouvements, les autorités civiles et religieuses vont tout faire pour les écraser : du 11e au 16e siècle, des croisades des pauvres scandées par les massacres de Juifs à l’holocauste des anabaptistes de Münster [BARRET ET GURGAND, 1981], l’histoire du millénarisme s’écrit dans le sang. Et au 16e siècle, l’idée millénariste est mondiale : on la découvre partagée par les élites et petites gens en Europe comme en Chine et en Amérique centrale.

La traditionnelle saga de l’eschatologie occidentale [COHN, 1957 ; VAUCHEZ, 2012 ; DELUMEAU, 1995 ; DESROCHE, 1969 ; STAVRIDES et BERNHEIM, 1991] nous invite alors à questionner l’époque contemporaine ! Croire que l’histoire est déterminée, qu’il y a des causes sacrées, des méchants archétypaux qui doivent être exterminés pour que les élus soient sauvés… Les vieilles thèses continuent à mobiliser partout sur la planète [JUERGENSMEYER, 2003]. Si l’idée est présente dans les religions d’inspiration biblique (judaïsme, christianisme, islam), Mark Juergensmeyer souligne qu’elle se manifeste aussi dans le bouddhisme ou le taoïsme. Cette dernière religion s’est d’ailleurs structurée une première fois vers le 2e siècle de notre ère avec l’Église des maîtres célestes. Celle-ci impose l’idée qu’établir un État théocratique permettra d’inaugurer des temps nouveaux, où les paysans ne subiront plus le joug des puissants. De multiples rébellions seront brisées par les guerres que leur livreront les dynasties successives. Au 19e siècle, un dernier spasme secoue la Chine. Mêlant traditions taoïstes et bibliques, un jeune homme se proclame frère de Jésus et instaure le Royaume de la Grande paix. La guerre des Taïpings va opposer ce mouvement à l’Empire chinois, et fera environ 30 millions de morts – la plus importante guerre civile de l’histoire mondiale. On comprend pourquoi une des obsessions du pouvoir chinois, de tout temps, est de contrôler strictement l’activité des Églises.

Quand des sociétés connaissent un sort peu enviable, le millénarisme est souvent à l’affût. Peu importe l’état réel des forces en présence, Dieu est supposé accomplir des miracles pour les justes : en 1666, un prophète juif du nom de Sabbataï Tsevi soulève ses coreligionnaires contre l’Empire ottoman. Plusieurs prophétismes en Afrique noire, comme les différents mahdismes des pays musulmans (Inde [GABORIEAU, 2012], Soudan…), se manifestent en réaction à l’impérialisme occidental. Le bâbisme, un mouvement apocalyptique issu de l’islam, qui provoque une guerre civile en Perse au milieu du 19e siècle, repose sur des ressorts similaires.

L’idée de millénarisme, on l’aura noté, n’était pas nouvelle en islam : dès ses débuts, les mouvements chi’ites ismaéliens (Zendjs, Qarmates, Fatimides…) avaient proclamé la fin des temps. On lira avec intérêt l’analyse que Christian Jambet consacre à La Grande Résurrection d’Alamût [1990] au 12e siècle, lors de laquelle le grand maître de la communauté des Assassins abolit la Loi divine – une façon, selon l’auteur, d’explorer les limites du possible en matière de liberté.

Et pour aujourd’hui ? On ne croira pas en avoir fini avec L’Apocalypse dans l’Islam, une inquiétante thématique toujours mobilisatrice aujourd’hui, estime l’islamologue Jean-Pierre Filiu [2008]. Et avant de piocher dans la prolifique vague qui précède la prophétie de 2012, on peut encore plonger dans l’enquête qui poussa le sociopsychologue Leon Festinger [1956] et ses comparses à infiltrer une secte qui annonçait déjà comme certaine la fin du monde pour le 21 décembre… 1954.

Le cru Maya 2012

Car on l’aura compris à ce qui précède, annoncer la fin du monde pour le solstice d’hiver 2012, c’est prolonger un jeu cruel, celui des prophéties manquées. Festinger a posé une théorie, celle de la dissonance cognitive, supposée expliquer comment un groupe de croyants, même confronté à l’échec d’une prophétie, survit au démenti des faits. Pour ne citer qu’un exemple parmi des milliers d’autres, les adventistes du Septième Jour sont issus d’un groupe d’adeptes millérites dont la conviction survécut au « grand désappointement » du 22 octobre 1844 – le Christ ne fut pas du rendez-vous. Mais le cru 2012 est surtout l’occasion de jouer à se faire peur, avec la rassurante conviction que rien n’arrivera. Même les tenants New Age de la prophétie, qui se basent sur de vagues calculs attribués aux Mayas (voir à ce sujet cette vidéo du CNRS), ne croient pas à l’apocalypse, mais à un renouvellement, qu’il soit galactique (une énergie venue du cosmos régénèrera le monde) ou extraterrestre (des ET viendront ouvrir une ambassade et pacifier notre planète)… Car les Mayas, partageant le même calendrier cyclique que les autres peuples de la Mésoamérique, ne pensaient pas que le monde allait prendre fin à la date fatidique du 4 ahau 3 kankin, supposée correspondre au 21 décembre 2012 de notre calendrier. Ce jour marque seulement la fin d’un grand cycle calendaire : pour un Maya de l’Époque classique, l’urgence serait alors d’aider au retour de la divinité Bolonyocte, qui remettra le temps en marche – il conviendrait quand même de procéder entre autres préliminaires indispensables à des sacrifices humains au sommet d’une pyramide à degrés. Le caractère bricolé de la prophétie est patent [GRATIAS, 2011] : si le fond est présenté comme « maya », l’idée motrice d’Apocalypse est judéo-chrétienne, et l’une des pièces à conviction, dite maya, la Pierre du Soleil, est en fait un calendrier aztèque ne mentionnant pas la date à laquelle on fait correspondre le 21 décembre 2012.

Alain Musset, dans un livre jubilatoire [2012], montre à quel point cette thématique apocalyptique se nourrit des mythologies contemporaines que sont les livres et les films de science-fiction et d’ésotérisme, à mille lieux des préoccupations des descendants des Mayas – ceux-ci se désintéressent pour l’essentiel de cette lubie d’Occidentaux, à l’exception des néo-chamanes qui trouvent à s’employer comme marabouts en zone urbaine. Son travail offre un immense mérite, outre celui de récapituler les milliers de façons dont notre civilisation peut s’effondrer (causes environnementales, galactiques, telluriques, nucléaires, religieuses, etc.) : c’est de montrer que ces peurs sont très présentes dans notre imaginaire, et que le 21 décembre 2012 offre un ersatz de carnaval permettant de les dédramatiser. Sans le contexte de crise (économique, spirituelle, climatique…) auquel nous sommes médiatiquement confrontés, il y a fort à parier que le business catastrophiste n’aurait pas rencontré un tel succès.

BARRET Pierre et GURGAND Jean-Noël [1981], Le Roi des derniers jours, L’exemplaire et très cruelle histoire des rebaptisés de Münster (1534-1535), Paris, Hachette, 1981, rééd. Complexe (Paris), 1996.

COHN Norman [1957], Les Fanatiques de l’apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du 11e au 16e siècle, trad. fr. Simone Clémendot, Paris, Payot, 1983, rééd. Aden (Paris), 2011.

DELUMEAU Jean [1995], Une histoire du Paradis. T. II : Mille ans de bonheur, Paris, Hachette, rééd. 2002.

DESROCHE Henri (dir.) [1969], Dieux d’hommes. Dictionnaire des messianismes et des millénarismes du 1er siècle à nos jours, Paris, Mouton, rééd. Berg (Paris), 2010.

FESTINGER Leon, RIECKEN Hank et SCHACHTER Stanley [1956], L’Échec d’une prophétie, trad. fr. Sophie Mayoux et Paul Rozenberg, Paris, Puf, 1993.

FILIU Jean-Pierre [2008], L’Apocalypse dans l’Islam, Paris, Fayard.

GABORIEAU Marc [2010], Le Mahdi incompris, Paris, CNRS Éd., 2010.

GRATIAS Laure [2011], La Grande Peur de 2012. Ce que disent vraiment les prophéties, Paris, Albin Michel.

JAMBET Christian [1990], La Grande résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî’isme ismaélien, Paris, Verdier.

JUERGENSMEYER Mark [2003], Au nom de Dieu, ils tuent ! Chrétiens, juifs ou musulmans, ils revendiquent la violence, trad. fr. Nedad Savic, Paris, Autrement.

MUSSET Alain [2012], Le Syndrome de Babylone. Géofictions de l’Apocalypse, Paris, Armand Colin.

STAVRIDES Guy et BERNHEIM Pierre-Antoine [1991], Histoire des paradis, Paris, Plon, rééd. Perrin (Paris), 2011.

VAUCHEZ André (dir.) [2012], Prophètes et prophétisme, Paris, Seuil.

Occidentalisme et déclin hégémonique

Dans l’article de la semaine dernière, nous avons entamé une critique des classifications catégorielles propres aux sciences sociales, notamment celles utilisées par les approches évolutionnistes de ce domaine. Une perspective plus large devrait pourtant aussi inclure les idéologies propres à l’occidentalisme, au moment précis où les hypothèses d’hégémonie qui fondaient la critique de la pensée occidentale sont clairement sur le déclin. Dans l’attaque contre les anciennes prétentions occidentales à la supériorité en matière de rationalité et de science, même un ouvrage comme Homo Aequalis de Dumont peut être interprété comme une critique de type occidentaliste. Si l’on définit l’occidentalisme, avec Buruma et Margalit, comme une critique systématique et massive de tout ce qui est associé à l’Occident, il s’agit alors d’un phénomène constituant l’exact inverse de l’ancien « orientalisme » cher à Edward Saïd, concept articulé précisément durant la période d’hégémonie occidentale. Le retour de « l’autre » et l’émergence de l’occidentalisme sont liés, peut-être parce qu’ils représentent deux aspects d’un même phénomène, et surtout parce que ce sont là des conséquences directes d’une hégémonie de l’Ouest réellement sur le déclin. En fait, Buruma et Margalit voient l’origine de cet occidentalisme dans l’Occident lui-même, dans ces éléments de romantisme et de primitivisme qui ont été réprimés par la domination moderniste. Pour eux, l’occidentalisme est une réaction récurrente contre la modernité qui a pu se répandre dans d’autres régions du monde à diverses époques. Et les exemples qu’ils en prennent, allant des romantiques nationalistes russes du 19e siècle aux pilotes kamikaze du 20e, constituent autant de tentatives montrant que ces idéologies anti-occidentales reposent en fait sur des textes idéologiques et philosophiques de l’Ouest. Dans notre analyse, cette représentation inversée de l’Ouest relève de la logique qui a présidé à la formation de son identité, tout en étant aussi liée à la distribution des identifications au sein de l’ordre global. L’autre de l’intérieur et l’autre à l’extérieur se constituent simultanément dans le processus d’expansion occidentale. Tant et si bien que toute expansion impériale tend à engendrer une configuration d’identités semblable. C’est là une thématique que j’ai longuement discutée dans des publications antérieures [Friedman, 1994] mais il est peut-être pertinent d’en reprendre les conclusions ici, telles qu’elles se comprennent au moyen de la figure 1.

Dans cette représentation, l’espace de l’identité moderne est repérable par deux axes, donc aussi deux oppositions de polarités. L’axe des abscisses oppose un pôle « primitivisme », relevant plus de la nature, à un pôle « traditionalisme » lié à une affirmation de culture. L’axe des ordonnées oppose le « modernisme » à un pôle « post-modernisme ». L’axe reliant le « primitif » et le « traditionnel » s’oppose, mais de façon complémentaire, au modernisme. De son côté, le postmodernisme récapitule traditionalisme et primitivisme tout en rejetant le modernisme en totalité. D’une certaine façon, l’occidentalisme participe d’une forme similaire d’opposition à la modernité. Il s’agit cependant d’une opposition différente puisque l’occidentalisme n’est imbriqué qu’avec le traditionalisme, c’est-à-dire le pôle représentant les autres civilisations, celles que l’ascension à l’hégémonie de l’Ouest avait précisément marginalisées. Durant les périodes d’hégémonie stable, le modernisme à tendance à être dominant, alors que dans les périodes de déclin d’une hégémonie, ce sont les trois autres pôles qui s’avèrent être en compétition pour la domination. J’ai tenté de préciser cette structure dans nombre d’études de cas,  en premier lieu à propos de l’émergence d’identités ethniques ou indigènes minoritaires, dès le milieu des années 1970, analysant cette irruption comme un symptôme du déclin de l’intégration moderniste dans cette période. Le régionalisme en occident, les mouvements indigènes, les mouvements identitaires des immigrants constituent tous des figures de cette transformation. De fait l’occidentalisme, dans sa relation au déclin global de l’identité moderniste, peut être compris comme une conséquence de l’inversion que décrit la figure 2.

MODERNISME

– culture; – nature

TRADITIONALISME                                               PRIMITIVISME

+ culture                                                                + nature

POST-MODERNISME

+ culture; + nature

Figure 1 : L’espace identitaire de la modernité

1968

1998

National

Postnational

Local

Global

Collectif

Individuel

Socialisme

Libéralisme

Homogène

Hétérogène

Monoculturel

Multiculturel

Égalité (similitude)

Hiérarchie (différence)

Figure 2 : L’inversion idéologique – les traits du « progressisme » de 1968 à 1998

L’occidentalisme est donc une expression de l’opposition aux mêmes caractéristiques de la modernité que celles combattues par d’autres groupes ethniques et indigènes. Il peut ainsi être compris comme une généralisation du conflit potentiel exprimé par les stratégies politiques indigènes ou de minorités culturelles émergeant durant ces périodes de déclin. Le « non-moderne » se présente alors plus généralement comme le non-Occident ou un anti-Occident, soit un modèle de civilisation alternatif à celui qui prévaut à l’Ouest, en tant que ce dernier est associé à un individualisme décadent, un manque d’autorité et de discipline, un matérialisme crasse… L’occidentalisme devient alors une inversion du modernisme, tout en constituant une forme totalement complémentaire de ce dernier, ce couple d’opposés pouvant alors être considéré comme constituant un tout, une structure unique de complémentarités. Et si l’occidentalisme apparaît dans les périodes de déclin hégémonique, il est pourtant logiquement implicite en toute période puisqu’il est partie prenante (fût-ce négativement) de la constitution même du modernisme.

Dès lors et si cette interprétation est juste, elle devrait nous permettre d’appréhender la dérive récente de l’idéologie progressiste. Celle-ci serait le fruit d’une série d’inversions, un phénomène qui a été mis en évidence par des chercheurs tels que Gitlin [1995, 2006] et Jacoby qui, dans son étude de la transformation de l’idéologie de progrès, concluait que « nous assistons non seulement à la défaite de la gauche, mais encore à sa conversion, voire son inversion » [1999, p. 11].

La montée des tendances occidentalistes relève de toutes les « inversions » mentionnées ci-dessus (figure 2) et se trouve communément exprimée dans les discours des théoriciens de la globalisation postcoloniale. En ce sens les critiques postcoloniales du vol de l’histoire par l’Occident pourraient sembler devoir s’accorder avec celles de Goody. Ce ne serait cependant là, à mes yeux, qu’un pur malentendu. L’argument qui prétend que « tout ceci n’est pas spécifique à l’Ouest » doit pouvoir s’appliquer sur une échelle plus large encore. Le projet de Goody porte en fait sur la relativisation de phénomènes dont on a affirmé qu’ils étaient spécifiques à l’Occident. À l’opposé, la critique postcoloniale est de tonalité plus morale, charriant au passage l’idée que le reste du monde possède toutes les qualités attribuées à l’Occident et bien d’autres encore… Il s’agit en fait d’un argument d’inversion qui affirme la supériorité de l’Autre, celui-là même qui avait été opprimé ou/et réprimé par l’Occident au cours de ses exploits impériaux. Pour sa part, le raisonnement de Goody concerne l’historicité d’un ensemble de phénomènes et pas une redéfinition du champ politique. Et si j’applique ce mode de réflexion à l’occidentalisme lui-même, je dois me demander quand et pourquoi ce dernier est apparu. Je dois alors constater que c’est dans les périodes de déclin hégémonique que l’occidentalisme de l’intérieur se voit conforté par un occidentalisme de l’extérieur. Ainsi, la critique islamiste des valeurs occidentales peut être considérée comme exprimant une attaque contre une hégémonie en voie de désintégration, mais n’en est pas moins aussi secondée par un occidentalisme venant de l’intérieur même de l’Ouest. Il arrive que ce genre d’adjuvant provienne de lieux inattendus. Aussi bien des milices américaines que des enfants de la diaspora palestinienne en Suède ont marqué leur enthousiasme à propos des attaques contre le World Trade Center, tandis que beaucoup d’intellectuels affirmaient que cela était de « notre » faute, que nous l’avions mérité en raison de toutes ces années de domination occidentale. Notre hypothèse est donc ici que l’occidentalisme constitue un aspect de l’inversion idéologique impulsée par le déclin hégémonique. Il ne s’agit pas d’un phénomène propre à l’Occident mais, suivant ici Goody, d’un phénomène qui s’est produit à maintes reprises dans l’histoire. C’est un phénomène intrinsèque à la structure des civilisations impériales, toutes les civilisations étant par nature  impériales et vouées à ne pas durer…

C’est la raison pour laquelle la critique des catégorisations occidentales doit être comprise comme représentant bien plus qu’une simple correction intellectuelle. Si nous nous demandons pourquoi elle commence durant une période particulière, nous découvrons que ces catégories connaissent des difficultés au cours des périodes de « résurgence occidentaliste », phénomène engendré par le déclin hégémonique. En suivant le paradigme proposé par Goody, il faudrait donc ajouter l’occidentalisme lui-même en tant qu’objet de la déconstruction des affirmations occidentales sur le monde. Ainsi, non seulement le capitalisme, l’individualisme, la démocratie, l’amour romantique ont tous existé avant, mais l’occidentalisme lui-même est apparu dans des ères antérieures. Parmi les exemples les plus connus de ce fait, on citera l’apparition de la chrétienté et d’autres cultes « orientaux » à l’époque du déclin de l’Empire romain. C’était une période de montée en puissance du « mysticisme » et durant laquelle ce qui s’appelait alors la science était sur le déclin. Période également où d’illustres étrangers en vinrent à gouverner Rome. Ce sont des tendances similaires, tout aussi marquées pour certaines d’entre elles, que connut la période hellénistique. En témoigne l’apparition de la philosophie cynique avec la négation des valeurs du « modernisme », si l’on peut utiliser ici ce terme pour qualifier l’idéologie dominante de la Grèce classique et des débuts de la période hellénistique. Sagesse primitive, nomadisme, attaques contre la logique, critique de la cité en tant que forme organisationnelle, enfin un certain cosmopolitisme auto-proclamé, tous présentent des traits communs avec le post-modernisme contemporain. Plus importantes encore, la critique explicite et ouvertement relativiste de la culture grecque elle-même et sa comparaison défavorable avec d’autres cultures [Branham et Goulet-Cazé, 1996].

L’inversion ou le renversement de la domination impliqué par l’occidentalisme constitue un phénomène historique que nous attribuerions à toutes les situations de déclin hégémonique. Cependant il peut exister des déclins qui impliquent un simple transfert à l’intérieur d’un centre plus étendu et au sein duquel des États se battent pour le leadership. De fait, les transferts de l’Italie vers le monde ibérique, puis la Hollande, le Royaume-Uni, enfin les États-Unis, n’impliquaient nullement le type de conflits idéologiques géopolitiques que nous connaissons aujourd’hui, avec un occidentalisme qui s’incarne dans une mentalité largement anti-occidentale sur l’essentiel de la planète. L’occidentalisme relève bien en ce sens aujourd’hui d’un processus plus large d’implosion hégémonique qui voit les périphéries « envahir » le centre. Ceci implique que si le système entier ne s’effondre pas sous son propre poids, conduisant alors à une violente régression qui apparaît comme une vraie possibilité à l’heure actuelle, nous pourrions assister à l’émergence d’une nouvelle phase de centralisation hégémonique dont l’épicentre se situerait désormais en Asie orientale. Dans ce cas, nous pourrions malheureusement connaître un nouveau cycle du même processus, à savoir la constitution d’une « essence », laquelle s’avère si « essentielle » pour un empire. Mais cette fois en tout cas, cela viendrait d’une autre direction…

Branham R.B., Goulet-Cazé M.-O. [1996], The Cynics: The Cynic Movement in Antiquity and its Legacy, Berkeley, University of California Press.

Buruma I., Margalit A. [2004], Occidentalism: The West in the Eyes of its Enemies, New York, Penguin.

Dumont L. [1976], Homo Aequalis, Paris, Gallimard.

Friedman J. [1994], Cultural Identity and Global Process, London, SAGE.

Gitlin T. [1995], The Twilight of Common Dreams: Why America is Wracked by Culture Wars, New York, Metropolitan Books.

Gitlin T. [2006], The Intellectuals and the Flag, New York, Columbia University Press.

Goody J. [2006], The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press (trad. française 2010).

Jacoby R. [1999], The End of Utopia: Politics and Culture in an Age of Apathy, New York, Basic books.

Catégories occidentales et structuration de l’histoire

Avec Le Vol de l’histoire [2006, édition française 2010], Jack Goody poursuit son attaque résolue contre un ensemble précis de représentations occidentales du passé et du présent. Le problème de ces représentations est qu’elles assimilent toujours une période historique particulière, au sens empirique d’un laps de temps déterminé, à une catégorie historique servant de paradigme. Ce n’est là à vrai dire que la marque de fabrique de tous les évolutionnismes pour lesquels l’histoire est « cassée » selon des ères, phases ou toutes autres périodisations absolues. Une part de cette critique faite par Goody est importante et proche de nos propres travaux. De fait, beaucoup de ce qui est considéré comme neuf en histoire apparaît finalement comme un mirage. Le capitalisme, la démocratie, la modernité ne sont nullement des inventions du 18e siècle et ces phénomènes ont été présents, sous une forme ou une autre, depuis plusieurs milliers d’années. Mais son livre est plus qu’une déconstruction de ces catégories. Il constitue une illustration de la critique plus générale de l’ethnocentrisme occidental et de ses effets, tant sur l’histoire que sur les identités propres à l’Ouest comme aux autres parties du monde. L’idée du caractère unique de l’Occident, quel qu’en puisse être le sens historique, est ici rejetée et les arguments particulièrement substantiels, contrairement à beaucoup de critiques post-coloniales vulgarisées de la soi-disant supériorité occidentale. Cependant, dans la mesure où il n’adopte aucune analyse systémique de l’ordre social, Goody glisse tendanciellement vers un examen au cas par cas de ces représentations particulières dans le but de les discréditer. Les enjeux deviennent alors de savoir si l’Europe peut faire valoir le phénomène X, Y ou Z comme son invention propre, que ce soit la démocratie, le capitalisme, la propriété privée ou l’amour… Ou bien si ces derniers ne sont que de simples répliques ou des importations en provenance de l’Orient (ce que Goody suggère) ou de quelque autre endroit du monde. Cela fait longtemps maintenant que cet auteur s’est engagé dans une démonstration de l’importance de l’Orient dans l’histoire occidentale et cet ouvrage peut être compris comme un pas réussi de plus dans cette entreprise plus large [Goody, 1990, 1996, 2003, 2004].

Bien sûr, cette sorte de critique n’est pas nouvelle, étant partie intégrante d’une attaque de longue haleine contre l’ethnocentrisme occidental. Elle trouve un parallèle dans l’œuvre d’Edward Saïd et dans l’essentiel de la littérature post-coloniale, travaux qui récusent toute spécificité occidentale à l’exception du fait impérialiste. Dès lors, si Shakespeare est bien africain, c’est-à-dire si la Grèce a tiré sa civilisation de l’Égypte et cette dernière de l’Afrique, nous sommes confrontés à une inversion particulièrement intéressante de l’idéologie occidentale qui dominait jusqu’alors. Pour le dire en termes simples, trop sans doute, nous sommes peut-être en train de passer de l’orientalisme à l’occidentalisme, c’est-à-dire à une critique culturelle généralisée de tout ce qui est associé à l’Occident. Ce qu’il y a de vrai dans cette critique, c’est évidemment que l’Occident n’est pas unique dans la mesure où tout est déjà arrivé autrefois et dans d’autres parties du monde. En ce sens, la grande différence entre l’œuvre de Goody et les études post-coloniales, c’est que la perspective de la première est plus historique que géographique. Elle ne constitue pas une publicité pour l’Autre mais une discussion de l’historicité longue de tout ce qui a été considéré comme relevant de la discontinuité du monde moderne. Et il serait possible d’aller plus loin dans ce débat… Pour constater, par exemple, que les unités de production mésopotamiennes de la fin du troisième millénaire et du deuxième n’étaient pas de simples ateliers, comme semble l’accepter Goody, mais relevaient du fonctionnement d’usines géantes avec des centaines, parfois des milliers de travailleurs. Une économie capitaliste existait véritablement dans le Moyen-Orient antique. Diakonoff [1972] et Gelb [1969] ont sans doute été parmi les premiers chercheurs à défendre l’idée, aujourd’hui acceptée, que la propriété privée était bien réelle dans l’antiquité mésopotamienne. Mais ce genre de fait a été traité comme relevant de la culture ou de la diffusion de cette dernière car il n’existait pas d’approche systémique de ces phénomènes. Et c’est pourquoi nous trouvons, dans toutes ces critiques, à la fois indignation morale à l’encontre des chercheurs occidentaux et pléthore de batailles relatives aux origines de tel ou tel phénomène culturel.

La critique que fait Goody à propos de Wallerstein constitue, en ce sens, un exemple intéressant. Ses arguments contre Wallerstein portent sur les présupposés a-historiques et presque évolutionnistes de ce dernier concernant l’essor occidental [1974, 2004, 2006] et nous serons d’accord là-dessus. Cependant, il faut noter que bien des historiens, et même l’inimitable A.G. Frank, ont émis des jugements très critiques à propos de cette rupture historique arbitraire qui situe l’origine du système-monde capitaliste au 15e siècle. Frank dit explicitement qu’il manque à Wallerstein une perspective historique de long terme, une approche articulant l’essor de l’Occident au déclin de l’Orient (ce qu’a fait plus concrètement Abu-Lughod [1989]), une vision de l’Occident comme ayant autrefois constitué une périphérie de l’Orient, laquelle lui fournissait des matières premières et des esclaves. Ces phénomènes sont aujourd’hui bien documentés, en tout cas pour la période précédant l’expansion européenne. Mais l’approche systémique que je défends ne verrait pas ces réalités comme relevant de la culture et de sa diffusion, ne les analyserait pas en termes de qui était le premier et le plus original… Au contraire, nous comprenons ces phénomènes comme relevant de processus très anciens d’ascension hégémonique puis de déclin. Critiquer Wallerstein pour son manque de perspective de long terme est donc intéressant, mais il existerait aussi d’autres débats que Goody n’aborde pas. Il ne s’attarde pas davantage sur l’analyse fondamentale de la dynamique des systèmes-monde réalisée par Wallerstein, peut-être parce qu’il est moins intéressé par cet aspect des choses. Pourtant, il me semble que Wallerstein a ici, comme toutes les analyses en termes de système global, beaucoup plus à offrir que Goody ne le croit. Ainsi Braudel [1979, 1985], autre fondateur de l’analyse systémique globale, était-il plus ouvert aux processus historiques de très longue durée et Maurice Lombard, qui fut son collègue, nous a donné un récit historique intéressant et fort de l’inversion des relations hégémoniques entre Moyen-Orient et Méditerranée, transfert qu’il analysait comme relevant de processus cycliques plus larges d’expansion et de contraction. Au fond, la critique argumentée de Goody contre les historiens raisonnant en termes de système-monde, Wallerstein au premier rang, consiste à repérer les obstacles eurocentriques qui tendent à couper l’Occident du reste du monde. Je suis en accord total avec lui là-dessus et j’ai présenté des arguments similaires depuis les années 1970 [Ekholm et Friedman, 1979]. Le capitalisme, sous une forme ou une autre, a été bien présent ici et là depuis l’âge du Bronze et il existe certainement une forte continuité des formes d’accumulation rencontrées depuis cette époque. Frank a formulé exactement la même affirmation dans plusieurs articles et ouvrages [Frank, 1998 ; Frank et Gills, 1993 ; Denemark et alii, 2000] et a représenté, dans le cadre des discussions au sein de plusieurs groupes sur les systèmes-monde historiques, une approche qui plaide pour l’existence d’un seul système-monde pour les cinq derniers millénaires. Il serait intéressant de voir comment Goody pourrait se situer dans ce type de débat. À l’évidence, une des implications de son argumentation serait que l’affirmation d’une continuité de long terme aboutit à discréditer le besoin du concept de capitalisme :

« La discussion de l’œuvre de Braudel nous amène donc à nous demander si nous avons vraiment besoin du concept de capitalisme, lequel semble toujours pousser l’analyse dans une direction eurocentrique » [Goody, 2006, p. 211].

Il suggère donc d’utiliser ce terme pour rendre compte, plus généralement, « d’une activité mercantile généralisée et des phénomènes qui l’accompagnent » [idem]. Mais Frank et d’autres [Ekholm et Friedman, 1979] ont défendu l’idée qu’il était important de maintenir la notion de capitalisme, avec sa logique spécifique, même s’il existe des sous-catégories ou des variantes (parfois très fortes) à l’intérieur de celle-ci. Tous les capitalismes se fondent sur le fait de transformer une richesse commerciale (qu’elle soit privée ou publique) en plus de richesse encore, et ce par à peu près tous les moyens possibles, avec cependant, parmi ceux-ci, une prédominance des transactions marchandes. En ce sens, les capitalismes industriel et financier ne constitueraient pas deux « espèces » à part, mais bien d’autres aspects ou variantes d’un seul et même système. Notre position sur la question du capitalisme sera donc à l’opposé de celle de Goody : c’est bien en assumant que le capitalisme est aussi vieux que les plus grandes civilisations que nous pouvons l’extirper de son contexte occidental habituel…

Goody critique aussi Elias et son « processus de civilisation » fondé sur le « désir de se distinguer » comme relevant d’un biais eurocentrique. Il existe certainement des biais dans le travail de la plupart des historiens qui sont situés au centre d’un ordre hégémonique, quel qu’il soit, et vivent ainsi au sein de son cadre de catégories. Mais il ne faudrait pas pour autant noyer dans cette critique les contributions analytiques les plus fondamentales de ces auteurs. Si bien que la critique d’Elias et de Wallerstein, pour importante qu’elle soit du point de vue de la géohistoire, passe à côté des mécanismes importants que ces auteurs ont analysés et qui sont pertinents pour une relativisation historique du type défendu par Goody. Et si nous abandonnons leurs contributions théoriques, nous n’avons plus alors devant nous qu’un « concours relatif aux origines » : qui a inventé quoi, qui fut le premier ? Dans une telle perspective, commerce, capital, structures symboliques et stratégies deviennent des éléments séparés que rien ne peut plus relier. Notre propre recherche nous a conduits à une compréhension bien différente de ces problèmes, même si la critique de tout « centrisme » y est aussi nécessairement  présente.

Les tendances à plus d’individualisme, à une gouvernance démocratique ou encore à la séparation de la religion et de l’État sont liées à l’essor commercial de cités-États, durant des périodes particulières qui sont elles-mêmes dépendantes du positionnement de ces cités dans l’espace global propre à leur contexte historique particulier. Si bien que la question de savoir si ces tendances sont nées en Europe n’est vraiment pas pertinente dans cette approche. Par contre, la question de la nature des mécanismes en jeu est absolument cruciale, pourquoi tel phénomène survient encore et encore, et non qui l’a créé… Ceci implique que toute domination est toujours de relativement courte durée et que de nouvelles puissances viennent remplacer les anciennes. Et qu’en accompagnement de l’émergence de ces hégémonies, des processus de civilisation, des catégorisations hiérarchisantes apparaissent pour caractériser l’espace environnant. Si bien que nous sommes d’accord avec Goody quand il critique l’absolutisation de la position eurocentrique, mais nous insistons aussi sur la nature systémique d’un phénomène qu’il ne s’agit pas de considérer comme une erreur intellectuelle ou un problème spécifiquement occidental. Et il serait tout à fait incongru d’affirmer que le biais propre à la puissance hégémonique constitue une erreur spécifiquement occidentale, tant l’histoire mondiale recèle de représentations biaisées de l’Autre en tout point semblables. La logique propre à l’argument anti-eurocentrique, dans notre approche, doit donc être généralisée et reconfigurée afin de pouvoir s’appliquer à tous les ordres hégémoniques semblables. Cette démarche constituerait un usage plus cohérent du type de critique qu’offre Goody.

L’image qui se dégage ainsi de cette discussion est que, non seulement l’histoire se répète, mais encore elle se répète en d’autres parties du monde et au cours d’ères différentes. Bien sûr, les thèmes communs à tant de civilisations ne sont pas apparus sur un mode identique mais comme des variations liées à des trajectoires historiques particulières. C’est pourquoi je rejoins d’emblée Jack Goody sur cette position fondamentale et approuve sa prudence afin de ne pas tomber dans les positions nettement plus occidentalistes que charrie facilement la critique de l’eurocentrisme. De fait, notre propre anthropologie « systémique globale » a commencé par une position critique de ce type [Ekholm, 1976 et 1980 ; Ekholm et Friedman, 1980], plus précisément par un questionnement des hypothèses de l’idéologie évolutionniste en anthropologie, lesquelles s’apparentent à une excroissance des classifications coloniales du monde. Ces catégorisations évolutionnistes et fonctionnalistes du monde étaient fondées sur une transformation de registres spatiaux en registres temporels : ce qui était constaté comme  « présent ailleurs » devenait quelque chose qui avait aussi été « arriéré autrefois ». Cette transformation impliquait une réorganisation temporelle des catégories propres à la domination impériale. Les tribus et chefferies traditionnelles, les sociétés primitives étaient comprises comme des stades antérieurs du monde de la civilisation moderne et leur contemporanéité était bien la preuve qu’il s’agissait là de résidus d’ères antérieures. De cette façon, le monde était déjà construit en des termes précis avant que le chercheur de terrain occidental arrive. Mais, nous avons déjà insisté là-dessus, de telles classifications n’étaient pas des erreurs occidentales mais des structures de la domination impériale et relèvent des typologies que les ordres impériaux génèrent en tout temps. Si bien qu’on devrait ajouter à la critique faite par Goody que le « vol occidental de l’histoire » est aussi une représentation erronée dans la mesure où il est précisément vu comme exclusivement occidental. Toutes les civilisations impériales – et toutes les civilisations sont impériales – participent de réécritures similaires du passé et du présent. Cet argument affaiblit l’affirmation post-coloniale selon laquelle la faute en revient à l’Ouest et à lui seul. Au contraire, la faute est beaucoup plus générale et même une caractéristique universelle de toute loi impériale.

Ce texte est la première partie d’un article intitulé « Occidentalism and the Categories of Hegemonic Rule » et paru initialement dans la revue « Theory, Culture and Society » (vol. 26 – 7,8 – 2009). Traduction de Philippe Norel. La seconde partie de ce texte paraîtra la semaine prochaine.

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