Afrique : les sources vives de l’histoire

Introduction de « La grande histoire de l’Afrique »,

Sciences Humaines Histoire n° 8 – décembre 2019 – janvier 2020.

Sommaire sur https://www.scienceshumaines.com/la-grande-histoire-de-l-afrique_fr_741.htm

L’Afrique est le plus vieux des continents. C’est là où est née l’humanité. C’est aussi là qu’ont été expérimentées les composantes fondamentales de nos sociétés, plus ou moins simultanément à l’Asie. La sédentarisation au Soudan est contemporaine de celle du Croissant fertile il y a douze mille ans. L’agriculture et l’élevage s’inventent au nord du Continent noir quelques millénaires après leurs débuts au Proche-Orient et en Chine il y a dix mille ans. L’écriture apparaît en Égypte vers -3150, en léger décalage avec la Mésopotamie (vers -3400) ; et cette Égypte fonde alors ex aequo le premier, et de loin le plus durable empire de l’histoire (lire l’article de Claire Somaglino). Contemporain de l’Empire de Sargon (situé en actuel Irak, que l’on présente souvent comme le premier empire de l’histoire), celui d’Égypte va durer trois millénaires quand le Mésopotamien s’effondre en trois siècles. Constat : tout le monde sait qui étaient les pharaons, les Sargonides ne sont guère connus que des archéologues.

Superficie et diversité

C’est dire si, à rester fidèle à la vision évolutionniste de l’histoire de l’humanité dont nous sommes coutumiers, loin de faire de l’Afrique un continent sans passé, nous devrions au contraire postuler que cette immense étendue abrite la matrice même de l’histoire. Pas seulement parce que nous autres Homo sapiens sommes tous descendants d’Africains (lire l’article de François Bon). Mais parce que les Africains, confrontés à une variété sans équivalent de milieux et de situations, ont pratiqué une gamme d’organisations sociétales, de modes de production alimentaires et de structures politiques plus étendue qu’ailleurs sur la planète. Géographies et histoires ont convergé pour aboutir à une histoire particulière, éloignée de nos références eurocentrées (lire l’article de Vincent Capdepuy), étendu au large par ses îles (lire l’article de Vincent Capdepuy).

Commençons par les distances impliquées. Poser une carte de l’Afrique entière, c’est faire tenir sur une même surface la superficie cumulée de la Chine, des États-Unis et de l’Union européenne, en y ajoutant l’Australie pour faire bonne mesure. Oui, nous parlons de plus de 30 millions de km2, abritant aujourd’hui un peu moins de 1,3 milliard de personnes. Soit 20 % de la surface des terres émergées, pour 17 % de la population mondiale.

Et comme nous mentionnons une démographie dynamique, saisissons-la en quelques étapes. Jusqu’au 15e siècle, l’Afrique comptait pour environ 20 % de la population mondiale. Au début du 19e, après la saignée démographique des traites négrières (lire l’article de Catherine Coquery-Vidrovitch), environ 10 %. Or si les tendances démographiques se poursuivent pour un siècle – attention vertige ! –, les Africains compteront pour le quart de la population mondiale en 2050 (leur nombre aura doublé en trente ans) ; et pour le tiers en 2100 (leur nombre aura quadruplé en soixante-dix ans). Ils formeront en tous cas la population la plus jeune de la Terre pour ce siècle à venir.

Géographie et histoire

Et avant d’entrer plus en avant dans cette histoire, cernons-en les bornes géographiques. Abordons par le nord les rivages de la Méditerranée africaine, aujourd’hui assimilée au Maghreb. Ce terme arabe signifie le Couchant (du Soleil), synonyme de notre « occident ». Lors des conquêtes arabo-musulmanes d’il y a quatorze siècles, le Maghreb désignait les territoires des actuels Maroc et Algérie. La Tunisie et la Libye formaient alors l’Ifriqiya, terme arabe inspiré du latin Africa. Cette « Afrique » qui pour les Romains se réduisait peu ou prou à la Tunisie, province la plus fertile que l’on puisse trouver dans l’Empire – oui, la Tunisie d’il y a deux millénaires produisait bien plus de céréales que les Gaules !

Le Maghreb était habité de longue date par des Berbères, locuteurs de langues attestées depuis très longtemps dans le tiers nord de l’Afrique. Ils y étaient quand le Sahara (lire l’article de Bernard Nantet), couvert de prairies entre les 8e et 2e millénaires avant notre ère, devint aride et se transforma en océan de sable. Il en subsiste des populations qui, grâce à l’importation du dromadaire depuis l’Asie au cours du 1er millénaire avant notre ère, grâce à l’entretien permanent de routes à travers le plus vaste désert du monde, purent servir de traits d’union entre les côtes de la Méditerranée et l’Afrique subsaharienne, les plus connues de ces populations étant les Touaregs.

Autre passerelle entre nord et sud, la vallée du Nil, sur laquelle se replièrent les populations chassées par l’assèchement du Sahara. Remonter le cours du Nil, franchir les cataractes toujours plus au sud, c’était traverser le continent, atteindre les hauts-plateaux d’Éthiopie, puis toujours plus au sud, les massifs des Grands Lacs, centre hydraulique du continent.

Sa position géographique fit de l’Empire pharaonique un carrefour entre Afrique et Moyen-Orient. Via l’Égypte, des dynamiques technologiques (métallurgie, utilisation des chevaux…) pénétrèrent vers le sud. Elles croisèrent des dynamiques commerciales, notamment des flux d’ivoire, d’or et d’esclaves…

Plus à l’est encore, troisième voie nord-sud après les routes du Sahara et du Nil, la mer Rouge, artère indispensable aux échanges, donnait accès à l’océan Indien et donc à la côte orientale de l’Afrique. À travers ces trois voies, les échanges ne cessèrent jamais. L’Afrique subsaharienne n’était pas physiquement séparée du reste de l’Ancien Monde, l’Asie et la Méditerranée, par le désert du Sahara, elle restait connectée – même si les difficultés à parcourir ces voies expliquent un relatif isolement et, conséquemment, une originalité des processus familiaux et linguistiques à l’œuvre en Afrique sur le temps long.

Des langues, des milieux et des sociétés

En effet, nulle part au monde n’ont été parlées autant de langues (carte ci-dessous) : il en subsiste 2 400 encore de nos jours, ayant survécu à l’homogénéisation linguistique planétaire. Nulle part au monde ne se trouve autant de diversité génétique, ce qui signale à la fois la présence des foyers d’origine de l’humanité, et aussi les difficultés pour des conquérants à imposer durablement l’hégémonie de leurs groupes. Nulle part au monde enfin ne trouve-t-on une diversité aussi marquée de structures familiales, claniques et sociétales.

Anthropologiquement, avant que la Modernité européenne n’imprime sa marque sur les mentalités, la majeure partie des sociétés africaines se définissaient souvent par des appartenances multiples, articulées sur des jeux d’échelle, membre de telle famille, incluse dans telle alliance clanique, insérée elle-même dans un dispositif étatique lâche (chefferie, royauté…), et non par des dimensions territoriales. À cet égard comme en d’autres, fait exception l’Éthiopie (lire l’article d’Amélie Chekroun), dont le cœur est marqué depuis longtemps par des conceptions monothéistes : il fallait mettre en valeur un territoire, contre une nature hostile. Et les animaux symboles de cette nature, autrefois esprits des religions animistes, devenaient alors des démons ou djinns, à exorciser ou à tenir éloignés via des pratiques syncrétiques. En cela l’évolution religieuse de l’Éthiopie des hauteurs a précédé celle du continent entier, où l’animisme a cédé la place à l’islam ou au christianisme – dont les expressions pentecôtistes et évangéliques sont souvent fusionnelles (lire l’article du regretté Henri Tincq).

Quittons l’Égypte et l’axe qu’elle traçait vers le sud, pour arpenter un autre axe, d’est en ouest, juste sous le Sahara. Voici le Sahel. Milieu steppique, favorable à l’agriculture lorsque les fleuves coulent encore, lorsque les humains continuent de se battre contre l’avancée du désert. Vers le sud, lui succède à l’ouest la forêt, à l’est la savane.

Savane qui, tout au long de la côte orientale, bordée par l’océan Indien, se montra favorable au pastoralisme. Le bétail s’est diffusé, du nord au sud, en marquant des formations politiques spécifiques, selon des cohabitations particulières, liées à d’autres façons d’occuper cet espace. Des agriculteurs semi-sédentaires, par exemple, pratiquant le brûlis périodique ou écobuage, travaillant la terre quelques années après l’avoir fertilisée de cendres, l’abandonnant en jachère ensuite. Ces façons de faire, diffusées par les migrations dites bantoues, associées depuis au moins deux millénaires à une métallurgie du fer originale, sont présentes dans une bonne part de l’Afrique australe et orientale.

Sur l’autre façade océanique, ouverte sur l’Atlantique, la forêt équatoriale appelle à d’autres agricultures vivrières, d’autres structures sociétales, moins bien documentées que d’autres car faibles en vestiges archéologiques.

Toutes ces considérations, pour générales qu’elles soient, ne doivent pas masquer deux évidences : d’abord, que rien n’est figé, à l’encontre des affirmations d’une certaine imagerie coloniale. Des populations changent fréquemment de mode de vie. Ainsi, au 19e siècle, les populations pastorales d’Afrique équatoriales ont vu périr leur bétail, victime de la peste bovine venue d’Europe. Leurs formations politiques se sont effondrées, ce qui a facilité la colonisation européenne et notamment britannique. Mais les victimes se sont adaptées à la nouvelle donne écologique, comme elles avaient su s’adapter à la présence de la mouche tsé-tsé, vecteur de la maladie du sommeil.

Ensuite, l’évidence que l’Afrique a eu un destin contraint par le climat tropical, favorable aux endémies. La présence du paludisme (dans sa variante Plasmodium falciparum, la plus létale) et surtout de la fièvre jaune a constitué une gêne récurrente, par exemple pour l’établissement de grandes agglomérations auprès des fleuves. Mais aussi pour les conquérants, comme l’ont bien noté les Européens, qui ont dû attendre de disposer de la quinine et de moyens modernes de prophylaxie à la fin du 19e siècle avant de pouvoir envahir la quasi-totalité du continent. La colonisation n’a été qu’une brève parenthèse (lire l’article de Christine de Gemeaux), courant de la toute fin du 19e siècle aux années 1950-1970. Mais une parenthèse qui, pour être brève, n’en est pas moins génératrice de lourds traumas (interview de Seloua Luste Boulbina par Régis Meyran) et de situations de violence où se mêlent héritages coloniaux et dynamiques endogènes, au nord du Nigeria (lire l’article de Vincent Hiribarren), dans le Rwanda de 1994 (lire l’article d’Hélène Dumas) ou ailleurs (lire l’article de Sonia Le Gouriellec). Ajoutons à cela une situation économique étrange, où un continent se voit sommé de suivre la trajectoire de développement qui a réussi à un autre (interview de Kako Nubukpo par Hugo Baudino), sans qu’il puisse réellement se poser la question de ses potentiels (interview de Felwine Sarr par Matthieu Stricot).

Une histoire de surprises

Après les limites géographiques, poser une histoire de l’Afrique implique d’en identifier les bornes temporaires. Et là aussi, l’hégémonie du récit européen masque ce que l’histoire africaine a d’hétérogène par rapport à notre vision linéaire. L’Antiquité, qui s’envisage par rapport à une présence grecque en Égypte, puis romaine en Égypte et au Maghreb (lire l’article de Christophe Hugoniot), ne doit pas faire oublier que les deux civilisations, gréco-égyptienne et romano-berbère, ont été des métisses, mêlant divers apports pour mieux s’insérer dans des réseaux diplomatiques et commerciaux étendus.

Puis vient le Moyen Âge (interview de Bertrand Hirsch par Hélène Frouard). C’est un âge de grandes formations politiques sahéliennes, converties à l’islam à partir du 11e siècle, dont la plus connue est l’Empire du Mâli (le circonflexe distinguant cette entité de l’État moderne du Mali). Des empires marqués par leur insertion dans des échanges de longue distance qui vont jusqu’à l’océan Indien. Mais la société féodale est un non-sens dans cette Afrique-là, où la conversion des élites à l’islam se comprend comme un acte pragmatique ouvrant la porte des échanges aux commerçants musulmans.

Quant à la Modernité, elle est marquée par l’intensification du commerce des esclaves. Ce commerce, attesté depuis l’Antiquité, est d’abord interne aux sociétés africaines. Il se nourrit ensuite, du 7e au 19e siècle, de la demande musulmane ; et se voit enfin dopé entre les 15e et 19e siècles par la volonté des Européens d’exploiter les terres des Amériques avec une main-d’œuvre servile et innombrable – une histoire à l’origine d’une diaspora importante (lire l’article de Justine Canonne). Ces Temps modernes voient aussi apparaître des formations politiques originales, qui toujours se montrent capables d’évoluer avec les donnes géopolitiques.

En réalité, l’Afrique a un passé si divers qu’il ne pourrait pas tenir dans ces pages, et qu’il lasserait le lecteur. Qui a entendu parler des dynasties almohades, almoravides, fatimides, etc., qui se sont succédé au Maghreb ? Nous avons choisi ici de les analyser (lire l’article de Mehdi Ghouirgate), mais une telle étude aurait pu porter sur d’autres régions, tout aussi riches en successions dynastiques. Au passage jaillissent aussi bien des surprises, telle cette Nana Asma’u conseillère au 19e siècle du califat de Sokoto (lire l’article de Dag Herbjørnsrud).

C’est pourquoi ce numéro est construit sur des jeux d’échelles, adoptant des points de vue divers, des histoires de pays particuliers (comme l’Éthiopie, et l’Afrique du Sud, lire l’article de Gilles Teulié) aux événements affectant en profondeur le continent entier (traites esclavagistes, colonisation). Il s’agissait de restituer ces passés incomparablement divers, échappant à toute catégorisation, parfois en s’attachant à restituer la vie d’un individu, tel l’esclave devenu écrivain Olaudah Equiano. Il y eut sur ce continent une multiplicité de trajectoires individuelles, et bien des modèles de sociétés.

L’Afrique a une histoire, la plus longue de toutes. Elle commence dans les pages à venir, s’y déploie jusqu’à l’époque contemporaine. Fermez les yeux, imaginez la transition d’échelle, et commençons. Il était une fois, dans un lieu que l’on a longtemps dit sans histoire, des êtres bipèdes qui taillèrent des outils il y a plus de trois millions d’années. Ils inauguraient sans le savoir la plus performante des success stories de tous les temps, celle d’un être – l’humain – qui allait changer la planète… ●

Chronologie

3,3 millions d’années : premiers outils taillés par des hominiens.

2 millions d’années : Homo erectus sort d’Afrique pour se répandre en Eurasie.

330 000 ans : Homo sapiens serait présent dans toute l’Afrique. 150 000 ans plus tard, il sort d’Afrique pour se répandre dans le monde entier.

De -9000 à -2000 : le Sahara alors fertile et l’Éthiopie connaissent le Néolithique, avec la domestication de diverses céréales et l’élevage de la vache.

≈ -3200 : apparition des hiéroglyphes, suivie de l’unification de l’Égypte (≈ -3100) puis de la construction de grandes pyramides lisses (≈ -2500).

≈ -3000 : début de l’expansion des locuteurs de langue bantoue depuis le Nigeria-Cameroun vers le sud, puis à partir de ≈ -1500 vers l’Afrique orientale, avant d’atteindre l’Afrique australe ≈ 500.

-146 : Carthage est détruite par Rome.

-30 : Rome parachève sa conquête de l’Afrique du Nord en soumettant l’Égypte.

≈ 330 : conversion du roi Esana d’Aksoum (Éthiopie) au christianisme.

640-705 : conquête musulmane du Maghreb.

À partir du 8e siècle : mise en place de circuits commerciaux transahariens, extension des échanges vers l’océan Indien. L’Afrique fournit désormais au Moyen-Orient et à l’Asie des esclaves et d’autres marchandises. Début de la culture marchande swahili sur la côte orientale.

≈ 10e siècle : des Austronésiens, plus tard rejoints par des Africains, peuplent Madagascar.

1039-1147 : l’Empire berbère des Almoravides domine Andalousie, Maroc, Tunisie et Mauritanie, avant d’être vaincu par les Almohades (1121-1269).

14e siècle : conversion à l’islam du souverain de l’Empire du Mâli, Mansa Moussa (1312-1337). La production d’or dans ses domaines aurait fait de lui l’homme le plus riche ayant jamais vécu.

À partir de 1348 : la peste noire ravage l’Afrique du Nord et l’affaiblit face à l’expansion européenne.

1415 : prise de Ceuta (Maroc) par les Portugais.

1487 : les navigateurs portugais contournent l’Afrique par le sud afin d’atteindre l’Asie. Parsemant les côtes du continent de forts, ils mettent en place les traites atlantiques. Dans les quatre siècles qui suivent, 12 millions de captifs sont déportés dans les Amériques par les Européens (Portugais, Français, Anglais…). Des royaumes négriers africains nourrissent ce commerce.

16e siècle : apogée de royaumes africains. 25 000 étudiants sont hébergés dans l’université islamique de Tombouctou.

1652 : fondation de la ville du Cap par des colons calvinistes néerlandais, sous l’égide de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC).

1692 : mort du philosophe rationaliste éthiopien Zera Yacob, à l’âge de 93 ans.

1830 : prise d’Alger par les armées françaises, qui conquièrent l’Algérie en dix-sept ans – le temps de vaincre la résistance dirigée par l’émir Abd-el-Kader.

1833 : après avoir aboli la traite en 1807, la Grande-Bretagne décrète l’abolition de l’esclavage. La France fait de même en 1815 (interdiction de la traite) et 1848 (abolition de l’esclavage).

1835-1841 : En Afrique australe, Grand Trek des Boers, colons néerlandais fuyant les Britanniques.

1885 : traité de Berlin, étape d’enregistrement du partage de l’Afrique entre puissances européennes. En 1885, les colons contrôlent 10 % du continent, contre 90 % en 1905. Seule l’Éthiopie reste indépendante, le Liberia étant un cas particulier, une colonie occupée et gérée depuis 1847 par des esclaves affranchis revenus des États-Unis.

Autour de 1960 : la vague des indépendances, ouverte en 1951 (Libye libérée de l’Italie), culminant dans les années 1960, s’achevant dans les années 1970, crée nombre de nouveaux États, souvent dépendants des anciennes métropoles, d’un point de vue culturel, économique et sécuritaire. Alors que l’Asie parvient à s’autonomiser de la tutelle de l’Occident, les économies africaines restent globalement dépendantes de l’exportation de matières premières, ce qui entraîne souvent corruption des élites et inégalités. Reste que l’Afrique, déjouant les pronostics pessimistes, réussit à nourrir sa population, qui entame un spectaculaire essor.

L’aventure orientale de la pensée

Introduction de Les Sagesses orientales, sous la direction de Laurent Testot, Sciences Humaines Éditions, 2021 – Sommaire en fin de texte.

 

Au 19e siècle, l’Europe dominait le Monde. Ses militaires, marchands et missionnaires quadrillaient des colonies couvrant les trois quarts de la planète, et exploraient les rares États demeurés indépendants, telles la Perse, la Thaïlande et la Chine. L’histoire s’écrivait du point de vue occidental, les pensées européennes servant de référence. Les missionnaires envoyés en Asie collectaient de leur côté, depuis déjà quelques siècles, des épopées magnifiques, des pensées complexes, des philosophies de haut vol et des religions qui, loin de se limiter à quelques cultes primitifs, faisaient preuve d’une sophistication remarquable. Et parfois, comme le bouddhisme, montraient une étonnante proximité, dans les rituels, avec le christianisme : usage d’eau bénite ou lustrale, articulation similaire des espaces sacrés, présence de clergé et d’ordres monastiques…

De là vient la confusion des termes : doit-on parler de sagesses, de pensées, d’idéologies, de philosophies ou de religions quand on réfère à ces réflexions indiennes et chinoises ? Tout terme utilisé pose une hiérarchie implicite, qui ici dérive du moment où l’Occident a « découvert » ces pensées. C’est une longue histoire, parfois surprenante. Qui se souvient de ce temps, dans les années 1950, où les intellectuels français initiés au soufisme faisaient de l’islam une religion « éclairée », spirituellement comparable à leur vision du christianisme, tout en considérant le bouddhisme comme une religion « arriérée », un ramassis de superstitions ?

Les temps changent, les perceptions aussi. Les orientalistes ont accumulé un Himalaya de connaissances. L’Asie a une histoire que l’on a bien explorée sur les deux derniers millénaires.

Démographiquement, l’Inde, la Chine, l’Asie du Sud-Est et l’Asie insulaire ont représenté, de tout temps, plus des deux tiers de l’humanité. Là sont nées des villes immenses, aux alentours du début de notre ère, en tous points comparables à Athènes ou à Rome. Au Moyen Âge, l’Inde et la Chine étaient bien plus riches et dynamiques que l’Europe. Nul étonnement si les pensées alors développées valent bien, en diversité et complexité, les philosophies grecques ou les théologies chrétiennes. Le Mahābhārata, un des récits sacrés de l’hindouisme, est bien plus long que la Bible. Les sūtra du bouddhisme furent les premiers livres imprimés au monde, dès le 8e siècle, en Chine et en Corée.

À la lumière de ce savoir nouveau, quel terme employer ? Doit-on parler de philosophies, de religions, d’idéologies ? Un peu de tout ça, et selon le contexte historique. Illustrons :

  • En Inde, tout commence avec le védisme. Un ensemble de rituels de sacrifice, pratiqué en Iran et Inde du Nord, qui se structure autour de prêtres entre -1500 et -600. À la fin, le védisme accouche de nombreux textes, les quatre principaux étant dits Veda, ou gnose ; de commentaires ; et d’épopées.
  • Au 6e siècle, le védisme se divise en trois branches : bouddhisme, brahmanisme (qui deviendra hindouisme vers le 6e siècle de notre ère) et jaïnisme.
  • Le bouddhisme, né en Inde, s’est diffusé dans toute l’Asie. Aujourd’hui, on distingue deux écoles : le véhicule des anciens, dit aussi theravāda, dominant dans le monde indianisé (Inde, Myanmar, Thaïlande, Cambodge, Laos…) ; le grand véhicule, ou mahāyāna, dominant dans le monde sinisé (Chine, Corée, Japon, Viêtnam). Du grand véhicule est issu le bouddhisme tantrique, dit aussi véhicule du diamant ou vajrayāna, hégémonique au Tibet et en Mongolie, dont certains chercheurs estiment qu’il constitue une troisième école, distincte du mahāyāna.

D’innombrables courants de pensée, articulés autour de réseaux monastiques, ont fleuri dans le bouddhisme, créant parfois une confusion de termes. Philosophie ou religion ? Son fondateur, le Bouddha, ne se réfère aux dieux que pour dire qu’ils n’ont pas d’importance dans le salut individuel. Mais les rameaux successifs ont posé l’existence d’une myriade d’entités, tels les bodhisattva du mahāyāna, auxquelles on adresse des prières… Le bouddhisme en cela ressemble au catholicisme, qui a tué les dieux païens pour les voir ressusciter sous les oripeaux des saints. Comme le christianisme, c’est une religion du quotidien, qui parfois déploie des réflexions philosophiques de haute volée.

  • L’hindouisme est un ensemble de cultes, regroupant un milliard de croyants. Il s’est constitué avec l’élaboration d’une théologie nouvelle mise en œuvre au Ier millénaire de l’ère chrétienne. Des divinités du salut ultime, Vishnu ou Shiva, sont amenées à opérer des avatāra, « descentes » en ce monde. Chaque homme peut alors accéder au salut par la bhakti, « dévotion ». La présence sur Terre du divin est manifestée par des temples abritant des représentations iconiques des divinités et de leurs cours, représentation céleste de la hiérarchie sociale. Dès ses origines, le système a généré de multiples attitudes cultuelles, tels ces renonçants, qui tentent d’approcher la divinité par une démarche érémitique. La Shmrti, « Tradition », maintient vivace en tous l’idée que chacun naît pour accomplir les devoirs liés à sa naissance dans la perspective du maintien du Dharma.
  • En Chine, cohabitent trois sagesses, ou religions : taoïsme, confucianisme, bouddhisme mahāyāna et vajrayāna. On y trouve aussi du chamanisme, présent en Mongolie, Sibérie, Corée, et sous la forme quelque peu institutionnalisée du shintō, au Japon. Toutes ces idéologies se sont mélangées au point que les spécialistes évoquent autant « la religion des Chinois » que les « trois sagesses chinoises ». En l’espèce, il convient de distinguer, comme toujours, les réflexions de haut vol des pratiques cultuelles populaires. Ainsi les Entretiens de Confucius, premier texte où soit clairement formulée la règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ») au fondement du vivre-ensemble, sont riches d’enseignements philosophiques. Mais solliciter les mânes du maître, pour nombre de Chinois, est surtout une étape obligée : acheter quelque offrande accompagnant les prières que l’on adresse à Confucius le jour où on doit passer un examen.

Et que l’on vive dans un État considéré comme ultrasécularisé, aux références idéologiques ancrées dans l’athéisme militant, n’y change rien. Les dieux sont toujours là. D’ailleurs, le soft power chinois s’est choisi Confucius comme ambassadeur. Partout sur la planète, les instituts Confucius sont chargés de propager la langue, la civilisation et l’influence chinoises.

 

au sommaire :

L’aventure orientale de la pensée, Laurent Testot
La naissance des idéologies universelles, Laurent Testot

 

Partie I : Les pensées indiennes

Aux sources des pensées indiennes, Marc Ballanfat
L’unité de la pensée indienne, entretien avec Michel Hulin
Hindouisme et société des castes, Marie-Louise Reiniche
Vers 800 – Shankara réforme l’hindouisme, Brigitte Tison
Géopolitique des religions indiennes , Ingrid Therwath
Le yoga au-delà des clichés, Ysé Tardan-Masquelier
Comment le yoga a conquis l’Occident, Véronique Altglas
L’âge des gurū, Véronique Altglas
Mahāvīra, « Grand Homme » du jaïnisme, Jean-Pierre Osier
Les chemins du bouddhisme des anciens, Louis Gabaude
Et Ashoka propagea le message du Bouddha, Véronique Crombé
Le bouddhisme, une religion tolérante ?, Bernard Faure
Pourquoi christianisme et bouddhisme se ressemblent-ils ? Entretien avec Kyong-Kon Kim
Les sikhs, une religion originale, Denis Matringe
L’islam en Asie, une longue histoire de négociations, Michel Boivin

 

Partie II : Les pensées chinoises

Les trois piliers de la sagesse chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Quelques héros de la spiritualité chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Le confucianisme, une pensée en mouvement ?, Rémi Mathieu
Confucius au supermarché, Jean-François Dortier
Taoïsme : un aperçu des origines, Romain Graziani
La fondation du mouvement des Maîtres célestes, Pierre Marsone
La révolte des Taipings, Vincent Goossaert
Taoïsme, la voie du bien-être ?, Cyrille J.-D. Javary
Une médecine millénaire toujours officielle, Éric Marié
Une histoire du grand véhicule, Alexis Lavis
Le Sūtra du Lotus est traduite en chinois, Jean-Noël Robert
Le paradis, c’est les autres, entretien avec Matthieu Ricard
La méditation, pourquoi ça marche ?, Marc Olano
La méditation, un art… très occidental, Fabrice Midal
Aux sources du tantrisme bouddhique, Stéphane Arguillère
1959 : le bouddhisme tibétain entre en exil, Raphaël Liogier
Chine, un peuple religieux, un État athée ?, Vincent Goossaert
Le chamane mondialisé, Roberte Hamayon
Qu’est-ce que le chamanisme ?, Charles Stépanoff
Quand les chamanes officiaient à la cour des khans mongols, Marie-Dominique Even
Le shintō, une religion première au 21e siècle, François Macé
Inari, divinité syncrétique, Laurent Testot
La métaphysique des mangas, Fabien Trécourt
Art martiaux : sport des sages ?, Michel Brousse

Bibliographie

Glossaire

 

Cataclysmes – pour une histoire globale de l’environnement

Voici le texte d’introduction de Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, publié chez Payot en 2017, réédité et actualisé en poche en 2018.

 

C’est à proximité du village de Yudanaka, au tréfonds des Alpes nippones, au bord d’un bassin d’eau chaude volcanique, que l’envie d’écrire ce livre a pris forme.

En apparence, le lieu est idyllique. Abstraction faite de son nom de parc d’attractions, Jigokudani, la vallée des Enfers. Vous connaissez peut-être déjà ce site et ses occupants ? Des macaques japonais, immortalisés dans l’eau chaude par moult reportages et photographies. Ici, les singes se baignent. L’acte aurait été, à ses débuts, spontané. Aujourd’hui, la baignade simienne s’est transformée en manne touristique. Les quadrumanes sont gentiment incités à faire trempette…

Arrivée en début d’après-midi. Quelques jeunes singes s’activent. Ils plongent, nagent sous l’eau, se chamaillent. Les plus gros s’amusent à couler les plus petits, sous la surveillance ponctuelle de quelques adultes. Que le jeu aille trop loin, et une femelle s’interpose d’un grognement, d’une tape. On se croirait dans un jardin d’enfants humains. Les macaques soutiennent le regard des visiteurs avec une intensité lourde de toutes les émotions que l’on réserve d’ordinaire à notre espèce.

Les photographies que nous avons déjà vues de ce site en donnent pourtant une fausse idée. Les images sont généralement prises en hiver, sous la neige. Les primates se serrent alors voluptueusement dans l’eau chaude alors que la tempête fait rage. L’endroit semble hors du temps, inaccessible, au fond d’une vallée perdue. « Naturel. »

Dans la réalité, la neige camoufle le béton. Le bassin a été consolidé artificiellement. Le site est facile d’accès – sous réserve que le gaijin (étranger) ait deviné les rudiments des règles subtiles régissant la danse des voitures japonaises. Il suffit de dix minutes de marche, une fois garé le véhicule dans un parking. Un chemin mène à la maison des gardiens du site. Moyennant un droit d’entrée modique, ceux-ci vous autorisent courtoisement à entrer dans la gorge qui conduit au bassin.

Deux centaines de singes vivent ici. Une tribu paisible. L’après-midi s’étire, rythmé par les pitreries des jeunes primates. En fin de journée, nous comprenons pourquoi les singes se sont fixés ici. Deux employés débarquent, porteurs d’une grosse caisse de pommes. Les macaques convergent vers eux, se répartissant en cercles concentriques. Quelques horions sont échangés. Un gros mâle s’est avancé, insistant, auprès des humains.

Il sera le premier servi, non sans s’être vu signifier qu’il est de rang subalterne à ses nourriciers. Les deux employés renforcent la hiérarchie du groupe. Ils s’y imposent comme les dominants, s’assurent que nul n’est oublié. Les pommes, projetées avec violence telles des balles de base-ball, volent en éclats en s’écrasant sur la roche ou le béton. Les singes courent en tous sens, se jettent parfois à l’eau. Les dominants s’empiffrent de fruits. Les dominés se disputent les trognons.

Le Soleil se couche. Les primates aussi, grimpant aux falaises. C’est la nature à la japonaise. Sans trace visible d’intervention humaine. Mais totalement artificielle, anthropisée, façonnée de la main de l’homme. Un raccourci saisissant de ce qu’est notre planète aujourd’hui.

 

La saga de Singe

Ce livre est construit à la façon d’un film. Il raconte comment les humains ont progressivement transformé la planète, créant des lieux paisibles et des enfers urbains. Il narre aussi comment la nature, altérée, a riposté. Comment, en retour des métamorphoses qu’elle subissait, elle a remodelé le corps et l’esprit des humains.

L’ouvrage tient de la superproduction. Le récit couvre trois millions d’années au bas mot. Évidemment, il n’est pas question de tout raconter en quelques centaines de pages. Nous allons mettre en scène des moments clés, revenir sur des histoires pivots. Et nous avons embauché quelques acteurs pour mieux incarner ce drame planétaire.

Le principal acteur s’appelle Singe. Parce que de tous les animaux, c’est le plus proche de nous. En fait, nous sommes un « singe nu (1) ». La figure de Singe offre donc un merveilleux condensé de l’humanité prise dans son ensemble. Mieux, elle s’est imposée dans deux des cultures historiquement les plus importantes de la planète, en Chine et en Inde, comme un personnage mythologique de premier plan.

En Chine, Singe, sous le nom de Sun Wukong, est le principal protagoniste du Voyage vers l’Ouest (2). Ce roman picaresque a été écrit au 16e siècle. Il est plus populaire en Chine que le sont ses équivalents occidentaux, Pantagruel, Gargantua, Les Voyages de Gulliver…, en Europe.

©Suzanne Held_Musée Guimet

Le Voyage… se scinde en deux parties. La première met Singe sur le devant de la scène. Il est le paysan parmi les êtres surnaturels, prédestiné à incarner la figure du perdant. Un avorton qui se devrait de vivre dans la fange, palefrenier des autres divinités. Mais Singe est un esprit rusé. Intronisé roi des singes, il s’initie par tromperie aux arts de la sorcellerie, dérobe aux Rois-Dragons une arme magique évoquant les sabres laser de La Guerre des étoiles : un bâton de fer de vingt pieds pouvant être discrètement rétréci aux dimensions d’une aiguille à broder. Et surtout, notre ami pénètre dans le Jardin des Immortels. Un verger de pêches juteuses. Il s’en goinfre, ne laisse pas une trace de pulpe sur les noyaux. L’alarme est donnée. Les Immortels ont perdu leur secret. Ces pêches conféraient l’immortalité à qui en mangeait. Les dieux se mettent en tête de châtier le coupable. Ils envoient leurs plus puissants généraux, le ban et l’arrière-ban des armées célestes. Impossible d’arrêter ce gueux, qui rosse d’importance tous les Immortels qui se présentent. L’ingestion de toutes les pêches d’éternité fournit au chenapan l’énergie d’un réacteur nucléaire.

Seule l’intervention du Bouddha met un terme aux fourberies de Singe. Assailli par les remords de sa vie de paillardise, le héros se voit confier une mission : servir de garde du corps à un moine qui doit voyager vers l’ouest, comprendre de Chine en Inde, afin de régénérer la parole sacrée du bouddhisme à la source des origines. Ce pèlerinage constitue la seconde partie du livre, tout aussi riche en satire sociale et en combats fantastiques que la première. Au service de l’humanité dévote, Singe et ses alliés terrassent toutes les forces chimériques que la nature leur oppose.

En Inde, Singe s’appelle Hanumân. Roi des singes, c’est un animal à la force titanesque, capable de soulever des montagnes, de sauter en un bond de la terre de l’Inde à l’île du Sri Lanka. Dans la grande épopée du Râmayâna, il aide le dieu Râma à voler au secours de sa femme Sîtâ, enlevée par le dieu-démon Râvana. Ce dieu-singe est immensément populaire. Il symbolise la sagesse du peuple, prend la défense des paysans, incarne la générosité de ceux qui n’ont rien d’autre que leur parole. Singe pleure sur les autres, pas sur lui-même, rapporte un proverbe indien.

Ces deux figures offrent une parfaite métaphore de l’humain. Nous allons voir que ce dernier est un hyperprédateur devenu par effraction roi de la Terre. Et, en même temps, qu’il doit son statut si particulier à un sens exacerbé de l’empathie, optimisant la coopération entre humains. Singe est un animal à la vitalité dopée par la culture. C’est en collaborant que l’humanité déplace les montagnes, change le couvert végétal des continents, bondit en un instant de Londres au Japon par voie aérienne.

En utilisant la métaphore de Singe, nous pouvons garder à l’esprit un postulat fondamental : l’humain est un animal. Un animal qui se voit comme exceptionnel. Pourtant, nous peinons aujourd’hui à dire en quoi il se distingue. Il a une culture. D’autres animaux ont fait preuve de culture. Des outils ? Une cognition ? Il n’est pas le seul. Ce qui caractérise l’humain, c’est la dimension qu’il atteint dans la mise en œuvre de ces traits : aucune autre espèce ne peut altérer à ce point la nature.

C’est donc la saga de Singe, concentré de l’humanité entière, que nous allons entendre. Gardons à l’esprit que l’animal est toujours un trickster, un tricheur. À l’image de Loki, fourbe divinité scandinave du feu. Ou de Prométhée, le titan polytechnicien. Celui qui apporta le feu à l’humanité et lui permit, en maquillant les sacrifices, de tromper les dieux, de leur dérober la part de viande la plus juteuse. Pour expier ses crimes, Prométhée fut enchaîné par Zeus, le roi des dieux, au sommet d’une montagne. Chaque jour, un vautour venait lui dévorer le foie. Et chaque nuit, l’organe repoussait.

Prométhée est souvent utilisé comme métaphore d’une divinité tutélaire incarnant notre époque technicienne, marquée par une Révolution industrielle qui a été celle du feu. Nous verrons comment l’humanité a libéré les forces telluriques du charbon et du pétrole. Et comment elle le paye de souffrances qui lui rongent parfois les organes, comme le font les perturbateurs endocriniens.

La saga de Singe se décline en sept Révolutions (voir l’encadré en fin d’article), qui feront l’objet de chapitres dédiés. Ces Révolutions se conçoivent avec des majuscules, car elles sont autant de processus évolutifs majeurs (3). Ces sept Révolutions ont été préparées par de longues périodes d’adaptation. Leur rythme d’enchaînement est devenu progressivement plus rapide, alors que se faisaient de plus en plus sentir les effets cumulatifs de la culture humaine. Il a fallu sept à cinq millions d’années pour capitaliser les effets de la Révolution biologique, qui a transformé un primate quadrumane et frugivore en humain bipède, omnivore et utilisateur d’outils. Plusieurs centaines de milliers d’années ont préparé la Révolution cognitive. Quelques dizaines de milliers d’années ont fourni le préalable nécessaire pour permettre la Révolution agricole, à la faveur d’un coup de chaud planétaire. La Révolution morale s’est amorcée en quelques milliers d’années. La Révolution énergétique a vu le jour en une poignée de siècles. S’en est suivie, en quelques décennies, la Révolution numérique. La prochaine Révolution, évolutive, ne prendra que quelques années – en fait, nous y sommes déjà.

Singe a imprimé au temps une formidable accélération.

Le décor est posé : ce sera la planète entière et ses différents milieux. Singe, le premier rôle, a signé sans regimber. Le scénariste est votre serviteur, journaliste de profession, guide, conférencier et formateur en histoire mondiale, plongé dans la World History depuis une douzaine d’années. Pas de film sans script. Comment embrasser une histoire planétaire sur trois millions d’années ? Il faut une méthode : l’histoire globale. Un champ : l’histoire environnementale mondiale.

 

Pour une histoire globale

La Global History s’est développée aux États-Unis depuis un demi-siècle. Je m’emploie depuis 2005 à en populariser les acquis en langue française, de concert avec quelques universitaires, dont le regretté économiste Philippe Norel (décédé en 2014) et le géohistorien Vincent Capdepuy. L’histoire globale peut être définie comme une méthode permettant d’explorer le champ de l’histoire mondiale, soit l’ensemble des passés de l’humanité, de ses débuts balbutiants en Afrique voici trois millions d’années à la globalisation contemporaine (4). C’est l’outil vivant qui permet de produire cette histoire mondiale, animé par quatre brins d’ADN : 1) L’histoire globale est transdisciplinaire. Elle associe à parts égales les autres disciplines des sciences humaines, telles l’économie, la démographie, l’archéologie, la géographie, l’anthropologie, la philosophie, les sciences de la société, la biologie évolutionniste… 2) Elle analyse le passé sur la longue durée. 3) Elle porte ses regards sur un espace élargi. 4) Elle joue sur les échelles, temporelles comme spatiales. Elle restitue un récit qui ouvre grand des fenêtres sur les passés du genre humain, mettant par exemple la focale sur une anecdote biographique, avant de s’ouvrir aux implications globales de cet événement : un paysan perd sa récolte en 1307 ? Serait-ce parce que la planète subit un coup de froid ? Et que nous dit ce coup de froid du présent réchauffement climatique ?

En 2014, j’ai produit un épais hors-série d’histoire mondiale récapitulant les travaux anglo-saxons en World/Global History (5). Cette synthèse, la première du genre en français, a accru ma prise de conscience de l’importance jouée par le milieu naturel dans l’histoire humaine. Si Singe est acteur de son histoire, le théâtre en reste l’environnement. Le milieu dicte les possibles.

Cette évidence est tue en France parce que l’histoire s’y fait quasi exclusivement par l’étude directe des sources, des archives. Un prérequis qui n’autorise guère les histo- riens à s’éloigner de leur champ de compétence, borné par des limites linguistiques, géographiques, culturelles et temporelles. Certains arrivent toutefois à participer à la production d’une histoire globale. S’ils maîtrisent de nombreuses langues, ils pourront par exemple concevoir une histoire dite connectée, qui envisagera les contacts entre zones civilisationnelles à un moment donné (6). Mais l’histoire globale sur la longue durée, déjà préconisée par Fernand Braudel, leur reste inaccessible tant qu’ils restent enchaînés aux archives. Ce qui aboutit au paradoxe suivant : ceux qui font aujourd’hui de l’histoire globale en France sont géographes, économistes, philosophes, anthropologues… Mais très rare- ment historiens.

 

Pour un récit environnemental

L’histoire environnementale est officiellement née aux États-Unis dans les années 1970, même s’il est possible d’en retracer d’anciennes généalogies, remontant jusqu’à Aristote et ses contemporains chinois, pour s’attarder sur Montesquieu… Les auteurs états-uniens soulignent évidemment le rôle fondateur de pionniers anglo-saxons, tel George Perkins Marsh. Dans Man and Nature (1864), ce linguiste documente les effets de l’action humaine sur les terres des civilisations de l’Antiquité méditerranéenne, et il en déduit que la déforestation est systématiquement le prélude à la désertification. Il appelle en conclusion, déjà, à restaurer les écosystèmes, forêts, sols et rivières. Et il prie pour qu’advienne une humanité qui collaborerait avec la nature au lieu de la détruire. Le géographe Ellsworth Huntington, dans Civilization and Climate (1915), diagnostique que l’Asie s’aridifie, et que des variations climatiques ont, par le passé, entraîné la destruction de civilisations.

Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, le géographe William M. Thomas dirige un Man’s Role in Changing the Face of the Earth (1956). Il y mesure l’ampleur des changements environnementaux d’origine humaine, de la Préhistoire à nos jours. L’historien Roderick F. Nash s’attache un peu plus tard à montrer l’évolution sociale des perceptions de la nature aux États-Unis, dans Wilderness and the American Mind (1967). La même année, le géographe Clarence J. Glacken publie son ouvrage-phare, Traces on the Rhodean Shore (7), une monumentale histoire des attitudes humaines vis-à-vis de la nature en Occident, de l’Antiquité au xviiie siècle. C’est en 1972 que l’historien Alfred W. Crosby Jr porte l’histoire environnementale sur les fonts baptismaux, avec The Columbian Exchange (chapitre 9). Heureux hasard, c’est aussi en 1972 que Roderick F. Nash fonde la première chaire d’histoire environnementale à l’université de Californie-Santa Barbara. L’intérêt de per- sévérer dans cette direction est confirmé en 1976 par l’historien William H. McNeill avec Plagues and Peoples, une analyse magistrale du rôle moteur des microbes dans l’histoire (chapitre 8).

La production éditoriale anglo-saxonne en ce domaine a depuis été colossale. Quelques historiens européens, surtout britanniques, parfois suisses, allemands, néerlandais, et depuis peu français (8), participent à ce mouvement. Si l’Afrique du Sud, l’Inde et l’Australie ont établi une solide tradition d’expertise dans ce champ, les histoires environnementales de la Chine, du Japon, de la Russie ou du Monde musulman restent aujourd’hui encore surtout le fait d’historiens américains.

L’histoire environnementale peut schématiquement se décliner en trois volets : un qui vise à réintroduire la nature dans l’histoire, à l’historiciser ; un qui va étudier l’impact de l’homme sur l’environnement, volet particulièrement sollicité aujourd’hui dans le cadre de la lutte des sociétés contre les atteintes environnementales ; un dernier volet qui va se pencher sur l’impact de l’environnement sur l’homme – par exemple en termes de santé, de trajectoires des sociétés.

La discipline est éclectique par nature. Elle intègre les sciences sociales, la géographie, les sciences physiques et biologiques. Mais elle peine parfois à assembler ses différents volets ; elle est vite accusée de brasser trop large.

Dans ce livre, il sera par exemple question de guerres, de religions, d’idéologies politiques ou d’économie. Parce que ces secrétions des sociétés humaines ne sont pas que sciences sociales. Elles sont aussi autant de modalités d’interaction avec le milieu. Les religions et les idéologies politiques dictent des façons d’interagir avec l’environnement ; l’économie exploite les ressources naturelles ; et la guerre impacte les milieux.

 

Le film des relations humain-nature

Trois millions d’années, sur la Terre entière, ne tiennent évidemment pas exhaustivement dans un livre de 500 p. tel que celui que Cataclymes. Il a fallu procéder à des choix. Des scènes révélatrices de processus globaux. Il sera par exemple beaucoup question des forêts à l’époque moderne (chapitre 12). Elles seront superficiellement mentionnées à d’autres moments, alors que leurs évolutions ont toujours été cruciales pour les humains. L’éléphant fera souvent irruption sur la scène, quand le saumon sera relégué en coulisses. Pourtant, les deux animaux ont autant de choses à nous apprendre sur les relations de l’humain à la nature. L’Afrique sera moins évoquée que d’autres lieux, car l’historiographie est plutôt avare de sources la concernant. La Chine, l’Inde et l’Europe, les endroits déterminants de l’histoire mondiale telle qu’elle s’écrit aujourd’hui, fourniront des décors récurrents à ce récit.

Avant d’aller plus loin, soulignons une évidence. Comme tout individu du règne animal, un organisme humain a trois obsessions : se nourrir, obsession n° 1. Elle conditionne la survie à court terme ; dormir, obsession n° 2. Elle conditionne la survie à moyen terme ; se reproduire, obsession n° 3. Elle conditionne la survie à long terme.

Je vais vendre la mèche tout de suite et exposer la thèse qui sous-tend cet ouvrage. Comme pour toute espèce animale, notre évolution vise à nous pousser à avoir le plus de descendants possible. Peu importe le confort dont ils disposeront. Nous ne sommes pas programmés pour faire des choix rationnels en matière de nourriture, ni pour nous obliger à faire de l’exercice physique alors que nous vivons dans une société à l’abondance et au confort inégalés. Si tel était le cas, l’obésité progresserait moins vite. La nature, examinée sous la loupe de l’évolutionnisme, se moque de l’individu. Ce qui lui importe, c’est la perpétuation de l’espèce, son expansion. Les individus ne valent que par leur multiplication, pas par leurs qualités. Avec en tête cette obsession n° 3, l’histoire humaine apparaît comme la success-story de Singe, qui a réussi à multiplier sa population à une échelle proprement hallucinante. Mais le trickster ne nous a-t-il pas induit en erreur ? N’avons-nous pas signé un pacte faustien ? Y aura-t-il un prix à payer à la fin de l’histoire ?

Singe a réussi un exploit sans précédent : il a altéré son milieu au-delà de ce qui était concevable. Mais si nous métamorphosons notre environnement, jamais nous ne nous affranchissons de son influence. Tel Prométhée, nous avons dompté le feu… Pour découvrir qu’il nous dévore de l’intérieur. Singe a terrassé les épidémies, il vit mieux et plus longtemps. Mais il le paye de cancers, de diabètes et de maladies cardio-vasculaires, dont une bonne part est causée par les invisibles altérations qu’il a infligées à l’environnement.

Tout livre se doit d’être sélectif, et je ne pense pas qu’il existe une bonne méthode pour explorer l’histoire, spécifiquement quand il faut travailler à de très larges échelles temporelles, spatiales et disciplinaires. De même qu’il n’existe pas de journalisme neutre, il n’existe pas d’historien exposant une « histoire réelle ». Toute histoire s’écrit à partir du vécu subjectif de son auteur. J’ai essayé d’éviter les pièges d’une « histoire-tunnel », dénoncée par le géographe James M. Blaunt, qui voudrait que l’on parte du présent pour expliquer, à la lumière du passé, pourquoi on ne pouvait évidemment que se retrouver là où on est. Si l’histoire était aussi téléologique, cela fait belle lurette que les mathématiciens exerceraient un monopole absolu sur la production du savoir historique.

L’histoire est une matière malléable. À tout moment, elle aurait pu déboucher sur d’autres trajectoires. Il importe de bien le comprendre. Parce que le champ des possibles reste ouvert en matière environnementale. En 1048, si les digues du fleuve Jaune avaient été suffisamment consolidées pour résister à la crue dévastatrice qui allait emporter l’empire des Song (chapitre 7), le destin du Monde aurait peut-être été différent. En 2009, si le nouveau président des États-Unis Barack Obama avait choisi, comme l’a fait l’Islande, de faire porter la responsabilité et le dédommagement de la crise des subprimes sur les banques, nous vivrions peut-être un autre présent (9). Il ne s’agit pas de produire ici une histoire contrefactuelle (10), mais de rappeler que nous pouvons toujours influer sur notre futur. J’espère juste qu’exposer certains des éléments clés de notre longue vie commune avec Dame Nature nous permettra de réfléchir plus clairement à l’avenir que nous souhaitons. Puissions-nous faire les choix vitaux qui s’imposent.

La bande-annonce s’achève, les lumières se sont éteintes dans la salle. Le rideau se lève sur la savane africaine, là où commence notre histoire…

Laurent Testot

 

Les sept Révolutions

1) Révolution biologique (dite aussi corporelle, il y a environ trois millions d’années) : apparition d’Homo et des outils, de la bipédie, de la course, du jet de projectile et de l’alimentation omnivore, expansion planétaire ; Singe devient humain (chapitre 1).

2) Révolution cognitive (dite aussi symbolique, entre -500 000 et -40 000) : feu, art et langage, domination du milieu et disparition de tous les Homo, à l’exception de sapiens ; Singe devient chasseur (chapitre 2).

3) Révolution agricole (dite aussi néolithique, s’amorce voici près de douze millénaires) : entraîne la domestication de la nature et un premier boom démographique ; Singe devient paysan (chapitre 3).

4) Révolution morale (dite aussi axiale, prend place il y a 2500 ans) : des sociétés entrant en connexion sur de longues distances génèrent des collectivités – empires et religions – à vocation universelle, collaborant plus efficacement à l’exploitation des milieux ; Singe devient religieux (chapitre 5).

5) Révolution énergétique (dite aussi industrielle, v. 1800) : le choix de brûler des carburants fossiles à des fins énergétiques fait basculer l’humanité sur une nouvelle trajectoire. Comme les précédentes, cette révolution est multifacette : chacun peut, suivant sa discipline de prédilection, la dire scientifique, militaire, économique, démographique, en choisissant de mettre l’accent sur un des processus qui la composent… L’essentiel réside dans son effet : une unification du Monde sous hégémonie européenne, suivie d’une modification globale de l’environnement planétaire et d’une entrée dans l’Anthropocène ; Singe devient ouvrier (chapitre 13).

6) Révolution numérique (dite aussi médiatique, v. 2000) : les technologies de communication connectent densément la planète entière en temps réel ; Singe devient communicant (chapitre 16).

7) Révolution évolutive ? (dite aussi démiurgique, dans le courant du 21e siècle). Deux grandes tendances coexistent : 1) la « Grande Convergence » des technologies NBIC – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences de la cognition – entraîne l’apparition de nouvelles entités (humains augmentés, cyborgs, intelligences artificielles…), qui remplaceront ou coexisteront avec l’humanité ; 2) l’incapacité de l’humanité à changer de comportement altère l’environnement planétaire à tel point que les humains se transforment involontairement en « mutants » adaptés à la nouvelle donne écologique de l’Anthropocène. Singe deviendra dieu, ou à défaut mutant (chapitre 17).

L’avenir, imprévisible par essence, devrait se situer entre ces deux polarités. Peut-être les mêlera- t-il ? Il est facile d’imaginer une élite de super-riches prolongeant indéfiniment leurs précieuses existences par de coûteuses techniques, alors que le commun des mortels souffrira d’atteintes environnementales croissantes. L.T.

 

Sommaire de Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité

9 Introduction

10 La saga de Singe

14 Pour une histoire globale

15 Pour un récit environnemental

17 Le film des relations humain-nature

20 Encadré : Les sept Révolutions

 

Première partie : Et Singe conquit le monde

 

15 Chap. 1 – Nous sommes les enfants du climat

25 La course à mort

27 D’où venons-nous ?

32 L’exception humaine

34 Au commencement était le Grand Échange

39 Puis surgit un Singe nu

44 Un primate bricoleur, nouveau seigneur de la Création ?

46 Du besoin d’être gras pour nourrir sa grosse tête.

 

46 Chap. 2 – La fin des éléphants

51 Un mastodonte, c’est révolutionnaire…

54 Le tueur empathique

58 Après l’avoir haché menu, cuire le monde

60 Il y a 100 000 ans régnaient les géants

65 La carrière fratricide du Singe savant

68 Nous sommes tous des métis

71 L’Australie, ou comment flamber un continent

75 Certains primates seront plus égaux que d’autres

 

79 Chap. 3 – Le pacte du blé

79 Modeler les gènes

81 Un coup de chaud décisif

85 Trois céréales, une seule révolution ?

88 L’agriculture, une invention globale

92 Le contre-exemple des Amériques

96 Aux racines de tous les maux ?

100 La soumission des animaux

106 Le prix du confort

 

111 Chap. 4 – Effondrements

111 Un trésor de cuivre et d’étain

113 Ötzi, témoin d’un temps intermédiaire

117 Âge de Bronze, âge d’Or ou âge d’Argent ?

120 Une parfaite tempête

123 Une invention décisive : l’écriture

 

Deuxième partie : Et Singe domina la nature

 

129 Chap. 5 – Quand les dieux montrent la voie

129 Le devoir des guerriers

133 La règle d’or

135 Quatre idéologues chinois

138 Trois voies indiennes vers le salut

142 Pour un Dieu unique

146 Au miroir de la philosophie

150 Le temps des échanges

 

153 Chap. 6 – Tout empire périra

153 L’éléphant, une arme à double tranchant

156 La retraite des pachydermes

160 Les trois dimensions de la monnaie

164 Rome, empire de citoyens

167 Chine, empire de fonctionnaires

171 Inde et Asie centrale, empires de délégués

173 Une succession de crises avant l’Apocalypse

 

179 Chap. 7 – Après l’été vient l’hiver

179 Le destin des empires

181 Et l’Europe devint Chrétienté

185 L’année de l’éléphant

189 La Révolution verte islamique

193 Le mystérieux rhinocéros d’or

195 Une crue et le Monde bascule

200 Gengis Khan ou la colère d’Allah

203 De l’influence du chaud et du froid sur l’histoire

 

207 Chap. 8 – Hasards biologiques

208 La jungle des mythes

210 La guerre des invisibles

214 Un certain sentiment d’apocalypse

218 Microbes : la leçon du lapin

222 Le grand corps malade de l’humanité

225 Poux et moustiques, briseurs d’empires

227 Est-il possible d’arrêter les tueurs ?

 

231 Chap. 9 – Aléas démographiques

232 Des vers et du tabac

235 L’Échange colombien

236 Les empires biologique

239 Le cheval, conquête comanche

242 Indigestions chinoises

244 Du sucre et des souffrances

250 Pourquoi nous avons mangé les momies

 

Troisième partie : Et Singe transforma la Terre

 

255 Chap. 10 – Les promesses du vif-argent

256 La malédiction d’Oncle Tío

260 Tout l’argent du Monde

263 Moutons, harengs, castors : quand le capitalisme balbutie

266 Chine et Inde, les bénéficiaires de l’échange inégal

269 Sur les mers tonne le canon

 

275 Chap. 11 – Quand la Terre s’enrhuma

276 L’histoire peut-elle geler à mort ?

278 Le Groenland, Verte-Terre ?

281 Le dernier bourbier des Ming

283 Trois hivers ottomans

286 La gâchette révolutionnaire

289 Dans l’œil du cyclone

 

291 Chap. 12 – Mourir pour la forêt

292 La sève et le sang

294 Le nom du Monde n’est plus forêt

298 Le capitalisme contre l’empire

302 L’opium, une monnaie comme les autres

304 La Grande Divergence

307 L’écorce des jésuites

 

311 Chap. 13 – L’énergie sans limites

311 Pas de combustion sans fumée

315 Le choix du feu

317 Un grand bond vers le haut.

320 Maîtriser le temps et les distances

324 La peur du nombre

326 Le contre-sens de l’État effacé

328 L’humain au centre

331 La démocratie, une question d’énergie ?

334 L’or noir, aubaine pour régimes autoritaires

337 L’abolition morale, du bon usage de l’esclavage

 

341 Chap. 14 – Le frisson de la catastrophe

342 L’année où le Monde gela à mort

346 Le cas de conscience du docteur Frankenstein

348 La menace solaire

350 De quoi l’île de Pâques est-elle la métaphore ?

355 La dernière rhytine

360 Les augures du réchauffement

 

367 Chap. 15 – Le temps de la démesure

368 La guerre au vivant

371 Les deux visages de Fritz Haber

374 Terres de mort

381 Poussière et misère

383 Le silence des bisons

389 Résoudre une crise écologique, mode d’emploi.

 

395 Chap. 16 – Le troupeau aveugle

396 Le triomphe des médias

401 La Grande Accélération

406 La rançon du gratuit

408 Les trois thèses de la multitude

410 Le pouvoir disruptif des réseaux

 

413 Chap. 17. Quelle humanité demain ?

413 Le quatrième pouvoir de Jack

415 La tentation de l’amortalité

419 L’inconnue de la singularité

426 Tous mutants qui s’ignorent

435 Chine, métaphore d’un futur accéléré

441 Le climat, point aveugle du capital

 

447 Conclusion

455 Notes

477 Glossaire

483 Chronologie

487 Tableau : Évolution de la population mondiale de -10 000 à 2050

491 Bibliographie

509 Index nominum

513 Index rerum

 

(1) Selon la belle expression du zoologiste Desmond Morris, Le Singe nu, traduit de l’anglais par Jean Rosenthal, Paris, Le Livre de Poche, 1971, rééd. 2002.

(2) Wou Tch’eng-En, Le Singe Pèlerin ou le Pèlerinage d’Occident, traduit de l’anglais par George Deniker, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1992.

(3) Ces Révolutions sont aussi des chrononymes, des époques définies qui, à l’instar des lieux géographiques (dont le nom fait toponyme et induit l’usage d’une majuscule), ont une localisation précise, temporelle au lieu d’être spatiale.

(4) Pour l’exposé des approches méthodologiques, je renvoie le lecteur intéressé à Laurent Testot (dir.), L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le Monde, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, rééd. 2015.

(5) Laurent Testot, « La nouvelle histoire du Monde », Sciences Humaines Histoire, n° 3, décembre 2014-janvier 2015. Se sont particulièrement distingués dans ce domaine, au point d’être traduits en de multiples langues dont le français : Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2015 ; Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Galli- mard, 2000, rééd. 2007 ; Ian Morris, Pourquoi l’Occident domine le monde… pour l’instant. Les modèles du passé et ce qu’ils révèlent sur l’avenir, traduit de l’anglais par Jean Pouvelle, Paris, L’Arche, 2011.

(6) On songe ici à Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Paris, Fayard, 2012 ; Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident, Paris, Seuil, 2011; Sanjay Subrahmanyam, L’Éléphant, le Canon et le Pinceau. Histoires connectées des cours d’Europe et d’Asie, 1500-1750, traduit de l’anglais par Béatrice Commengé, Paris, Alma, 2016. Tous historiens étudiant les débuts de l’époque moderne.

(7) Traduit en français sous le titre Histoire de la pensée géographique, 4 tomes, Paris, Éditions du CTHS, 2000.

(8) À la suite des travaux pionniers sur le climat d’Emmanuel Le Roy Ladurie a émergé une nouvelle génération : Grégory Quenet, Christophe Bonneuil, Jean-François Mouhot…

(9) Scénario évoqué dans Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, 2014, traduit de l’anglais (Canada) par Geneviève Boulanger et Nicolas Calvé, Arles et Montréal, Actes Sud/Lux, 2015, p. 152.

(10) Pour des réflexions en français sur l’histoire contrefactuelle, voir Quentin Deluermoz, Pierre Singaravelou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016 ; et Florian Besson, Jan Synowiecki (dir.), Écrire l’histoire avec des si, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2015.

Islam + démocratie = (in)compatibles ? (2/2)

Quand on parle d’instrumentalisation politique de la religion, on évoque généralement les mouvements islamistes contemporains – notamment les Frères musulmans qui, il est vrai, ont très largement contribué à politiser l’islam, en le transformant en levier d’opposition et de contestation des pouvoirs en place. Mais l’on oublie souvent que le premier vecteur de politisation de l’islam a été les régimes eux-mêmes qui, dès leur indépendance, ont utilisé le substrat religieux comme mode de légitimation populaire. Ainsi, l’islamité officielle brandie par les pouvoirs étatiques a participé à imposer le lexique islamique comme figure dominante du politique dans les pays musulmans, y compris dans ceux comme la Tunisie ou la Turquie qui apparaissent pourtant comme les plus « laïques » et « sécularistes ».

Islam d’État, islam contre l’État : la démocratie prise en otage

Jouant en permanence sur l’ambivalence idéologique, se référant simultanément à la démocratie et à l’islam comme valeurs constitutionnelles de l’État (avec des nuances importantes selon les pays), les régimes dits « musulmans », du Maroc au Koweït, en passant par l’Algérie, l’Égypte ou même la Turquie « laïque », n’ont cessé d’utiliser le référentiel islamique comme mode de contrôle social et surtout sécuritaire, allant même jusqu’à créer des formes de « clergés nationaux » (imams et muftis nommés et rétribués par l’administration centrale), placés sous la tutelle de conseils islamiques supérieurs et/ou de ministères de la religion. C’est ici que l’on perçoit la portée très actuelle de la critique des penseurs de la Nahda : en terres d’Islam, la religion administrée, contrôlée et gérée par le politique a renforcé, sur le temps long, les modes de gouvernance autoritaires de la société. Elle a en revanche totalement négligé de consolider les espaces de libertés et les droits fondamentaux des citoyens, au point qu’il n’est pas exagéré de qualifier ces expériences de « fondamentalismes d’État ». Cette religion administrée et étatisée a réduit le politique à une concurrence larvée entre scène islamique officielle et scènes islamiques dissidentes. Dès lors, la question démocratique s’est trouvée « enkystée » dans une lutte symbolique autour de la définition du « bon islam » et du droit légitime à le représenter, à l’incarner et à le défendre aux yeux de « citoyens croyants », condamnés à la passivité ou, au contraire, à la rébellion.

Démocrates musulmans sans démocratie musulmane ?

La rareté des régimes démocratiques ne signifie pas pour autant que la référence démocratique soit totalement absente des scènes politiques contemporaines des mondes musulmans. Une telle vision serait caricaturale, reproduisant en cela le préjugé orientaliste d’une indifférence culturelle des musulmans aux idéaux démocratiques, par priorité donnée aux valeurs de l’unité de la communauté et de la justice sociale. Au contraire, la question démocratique a été constamment présente, ne serait-ce que dans la rhétorique des élites dirigeantes qui s’en sont souvent réclamées, en lui donnant toutefois une tournure autoritaire et tutélaire (faire le bonheur du peuple à sa place). Elle a été aussi récurrente dans le discours des courants intellectuels, sociaux et politiques, d’obédience séculariste ou islamiste, qui en ont fait la revendication principale dans leur lutte contre les pouvoirs en place.
Pour preuve, les leaders et les mouvements des gauches radicales, longtemps acquis aux idéaux tiers-mondistes et marxistes dans leurs multiples versions (soviétique, maoïste, yougoslave, trotskyste, etc.) ou aux nationalismes locaux (arabisme, baasisme, nassérisme, etc.) se sont majoritairement convertis à l’horizon des années 1980 aux bienfaits de la démocratie « occidentale et bourgeoisie », inspirant la création de la plupart des organisations des droits de l’homme et des plates-formes de « société civile », dénonçant les exactions des régimes autoritaires. Plus surprenant, on pu assister à un mouvement de « conversion » comparable chez de nombreuses élites islamistes réformistes (le plus emblématique de ce courant étant le Tunisien Rached Ghannouchi, leader du parti islamo-conservateur Ennahda) qui, à partir des années 1980-1990, se sont mises à délaisser leur critique radicale de la démocratie occidentale, considérée longtemps comme étrangère, voire hostile, à la culture islamique, pour prôner des « formules mixtes », où la reconnaissance du multipartisme, du parlementarisme et la protection des droits individuels et des libertés fondamentales sont désormais considérées comme des valeurs centrales de l’action politique et de l’État. Certes, ce type de ralliement peut être interprété comme purement tactique et instrumental, mais il n’en est pas moins porteur d’une tension centrale au sein de l’islam politique, où les « nouveaux convertis » à la démocratie rivalisent désormais avec des courants littéralistes et salafistes pour lesquels la démocratie reste synonyme d’associationnisme (chirk), d’innovation pernicieuse (bid’a) ou de mécréance (koufar).
Au final, on serait donc tenté d’inverser la formule du politologue Ghassan Salamé, « Démocraties sans démocrates », au profit de celle de « Démocrates sans démocraties », tant elle nous paraît plus apte à décrire les réalités politiques des sociétés musulmanes présentes.

Islam et démocratie, l’exception tunisienne ?

Au regard de la tendance lourde à l’instrumentalisation politique de la religion dans les mondes musulmans, la Tunisie post-révolutionnaire ferait-elle figure d’exception démocratique – avec la Turquie, acquise à la démocratie depuis 1924 ? Il est vrai que la Constitution du 27 janvier 2014, élaborée et votée par des représentants élus au suffrage universel direct (Assemblée nationale constituante qui a siégé durant trois ans), pose les bases d’un régime républicain, démocratique et participatif dans le cadre d’un État civil. Par ailleurs, si les références à l’islam sont présentes dans plusieurs articles du Préambule (« l’attachement du peuple tunisien à l’islam… »), la charî‘a (loi islamique) n’est pas mentionnée comme source de droit et la liberté de conscience et de croyance est pleinement reconnue. Plus encore, les citoyens tunisiens sont protégés constitutionnellement de l’accusation d’apostasie qui, comme on le sait, constitue dans de nombreux pays musulmans, un procédé pour stigmatiser et criminaliser les individus et les groupes considérés comme « hors normes » (opposants, dissidents, minorités religieuses et sexuelles).
Si l’expérience constitutionnelle tunisienne, conciliant la forme civile et démocratique de l’État à l’attachement à l’islam comme référence spirituelle et éthique, représente sans aucun doute une source d’inspiration pour une réforme globale des institutions politiques dans les mondes musulmans, il n’en reste pas moins que la « question démocratique » ne se joue pas exclusivement dans l’arène étatique, mais aussi très largement au cœur même des sociétés, dans une lutte de sens entre des courants politico-philosophiques qui sont loin de partager la démocratie comme horizon d’avenir. D’où la nécessité de dépasser les lectures culturalistes et binaires (islam/démocratie), afin de privilégier une analyse dynamique des mouvements sociaux, des luttes politiques, des courants intellectuels et des débats éthiques qui contribuent à remettre en cause la vision de sociétés « musulmanes » monolithiques et statiques, prisonnières ad vitam aeternam du cercle de fer de la religion.

À propos de l’auteur
Vincent Geisser est chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient (Ifpo, Beyrouth), auteur notamment de Renaissances arabes. 7 questions clés sur des révolutions en marche, avec Michaël Béchir Ayari, L’Atelier, 2011.

Pour aller plus loin…

• Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam. Combats et propositions, Vrin, 2005.
• Fatima Mernissi, Islam et Démocratie, Albin Michel, 2010.
• Abdou Filali-Ansari, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, La Découverte, 2003, rééd. 2005.
N.B. : Ce texte (publié en deux parties) est une version longue de l’article « Islam, démocratie… Je t’aime, moins non plus ? » publié dans Laurent Testot (coord.), « La grande histoire de l’islam », Sciences Humaines Histoire, n° 4, novembre-décembre 1015, en kiosques jusqu’à fin janvier 2016.

Islam + démocratie = (in)compatibles ? (1/2)

C’est un stéréotype qui a la vie dure : islam et démocratie seraient inconciliables par essence. En 2011, les processus démocratiques des révolutions tunisienne et égyptienne avaient temporairement délégitimé cette interprétation. Hélas, l’essoufflement de la libéralisation politique, la montée en puissance des partis islamistes, la reprise en main autoritaire des régimes observée ici et là (Égypte, Irak, Syrie, voire Turquie), et surtout le spectre effrayant de la menace jihadiste leur ont donné une nouvelle crédibilité. L’orientalisme d’antan, que l’on croyait relégué définitivement au musée des horreurs de la pensée occidentale, retrouve un certain écho intellectuel et idéologique, au point que certains experts et observateurs des mondes musulmans, pourtant peu soupçonnables de sympathie avec les théories orientalistes, en viennent à douter. Et si Samuel Huntington avait raison ? Son constat abrupt et sans appel, « islam has not been hospitable to democracy », dressé au début des années 1980, ne doit-il pas être pris au sérieux ?
Au nom d’une volonté irénique de rapprochement entre l’Occident et l’Orient, n’a-t-on pas trop sous-estimé le facteur religieux dans sa capacité à structurer le développement politique et sociétal des pays dits « musulmans », privilégiant par là une vision angélique d’un triomphe inéluctable et universel des idéaux démocratiques ? Dans la foulée des analyses de l’islamologue Bernard Lewis, dont les thèses sont largement relayées dans les milieux politiques et intellectuels occidentaux, l’orientalisme s’est fait toutefois plus subtil et moins agressif. Il n’a plus grand-chose à voir avec la vision ethnocentrique et culturaliste d’un Ernest Renan qui, dans sa célèbre conférence en Sorbonne du 29 mars 1883, « L’islam(isme) et la science », déclarait qu’« émanciper le musulman de sa religion est le meilleur service qu’on puisse lui rendre ».
Aujourd’hui, c’est moins l’islam qui est accusé d’être « incompatible » avec la démocratie, que la combinaison explosive « religion musulmane et modernité politique », qui contribuerait à consolider des dictatures encore plus liberticides que les régimes musulmans classiques (émirats, royaumes, califats). La technologie politique démocratique servirait ainsi les desseins obscurs des radicaux et des fondamentalistes, qui l’utiliseraient à leur profit pour mieux l’abattre. En ce sens, la démocratie libérale et pluraliste ne serait pas faite pour les pays à majorité musulmane, car elle favorisait inévitablement la prise de pouvoir par des fanatiques religieux (on dirait aujourd’hui « les islamistes ») qui chercheraient à instrumentaliser la liberté d’expression et les élections pluralistes pour y installer des régimes autoritaires à référent islamique. Partant de ce constat pessimiste, d’aucuns en viennent à conclure que les pays musulmans devraient inventer leur propre démocratie qui ne reposerait pas forcément (et systématiquement) sur le principe majoritaire.
Cependant, on commettrait une erreur si l’on réduisait cette quête d’une « démocratie islamique authentique » aux cercles orientalistes et à leurs héritiers : elle produit aussi un large écho dans les milieux musulmans, notamment chez certains penseurs réformistes qui tentent désormais de réconcilier religion et démocratie, allant jusqu’à prétendre que l’islam serait la religion naturelle de la démocratie.

La shûra ou le mythe de la démocratie islamique

Lorsqu’on évoque la relation entre islam et démocratie, la tentation est grande d’aller rechercher à la fois dans les textes (le Coran et les hadîth) et l’histoire politique musulmane ancienne et contemporaine des expériences de gouvernance présentant des analogies évidentes avec les systèmes pluralistes modernes. D’où des courants de pensée islamiques réformistes, voire sécularistes, qui entendent promouvoir le principe de la shûra, que l’on peut traduire approximativement par « délibération collective ». Sur le plan théologique, elle se réfère directement au texte coranique, notamment à la sourate 42, intitulé précisément « La Consultation ». Sur le plan mythico-politique, elle renvoie à l’âge d’or prophétique de la cité de Médine, dans lequel Muhammad était censé prendre ses décisions après avoir consulté ses compagnons (sahaaba), voire les membres de la communauté islamique naissante (umma).
Sur le plan historique, elle a connu des formes d’institutionnalisation à l’échelle des empires islamiques, des États musulmans mais aussi des mouvances sociopolitiques. Par exemple, nombre de partis ou de mouvements se réclamant aujourd’hui de l’islam politique s’organisent selon le principe de la shûra, créant des majlis al-shûra (conseil) qui jouent, tantôt le rôle d’organes de consultation auprès des dirigeants, tantôt celui de Parlement interne avec application stricte du principe majoritaire. Mais, plus encore, le principe de la shûra est devenu le mot d’ordre et le mythe mobilisateur des « démocrates musulmans » ou des « musulmans démocrates », qui recherchent dans les textes islamiques des références justifiant la supériorité du système démocratique sur toutes les autres formes de régimes qu’ont pu expérimenter les pays musulmans. En ce sens, plus qu’une adaptation ou une imitation, ils veulent prouver au monde que la démocratie était déjà présente dans le message originel de l’islam. Ceci afin de contredire à la fois leurs détracteurs fondamentalistes musulmans, pour qui la démocratie serait une hérésie occidentale ; et les courants ethnocentriques européens et américains, pour qui l’islam serait intrinsèquement étranger à la culture démocratique judéo-chrétienne.
Toutefois, certains islamologues, notamment issus des mondes musulmans, estiment que considérer la shûra comme un modèle politique islamique équivalent à la démocratie pluraliste constituerait une forme d’extrapolation. Des spécialistes renommés, comme Mohammed Arkoun ou Abdou Filali-Ansary, en filiation avec des penseurs plus anciens comme l’Égyptien ‘Ali Aberraziq (1888-1966) montrent ainsi que la shûra ne renvoie en rien en un principe extrapolable au domaine politique, dans la mesure où elle concerne exclusivement l’organisation d’une communauté de croyants et non un État tout entier. Le principe de consultation, s’il se rapproche des procédés participatifs caractéristiques des démocraties modernes, reste cantonné à la « gestion » des relations humaines au sein d’une communauté de croyants et de pratiquants. En ce sens, si la revendication de la shûra participe bien d’une utopie islamique qui prétend se réconcilier avec la démocratie, elle ne peut servir de modèle d’État ou de régime, à moins de retomber dans les lectures à la fois littéralistes et orientalistes de l’influence totalisante de la religion sur le politique. C’est d’ailleurs tout le paradoxe des courants dits réformistes en islam qui restent prisonniers du prisme littéraliste, un peu comme si un chrétien ou un juif allait chercher dans la Bible ou la Torah l’argument de la supériorité de la démocratie au 21e siècle. Ce n’est donc pas dans les textes fondateurs de l’islam, notamment le Coran ou les hadîth, qu’il convient forcément de puiser les justifications islamiques d’un régime pluraliste (lesdits textes peuvent aussi servir à légitimer un régime dictatorial et tyrannique), que dans l’histoire de la pensée musulmane critique, et en particulier dans celle de la Nahda qui, par sa dénonciation sans concession des régimes despotiques, a posé les jalons d’une réforme démocratique des institutions politiques dans les mondes musulmans.

L’héritage politique de la Nahda

On ne peut prétendre retracer en quelques lignes les apports culturels, intellectuels et théologiques majeurs des penseurs de la Nahda (Renaissance en arabe), courant qui s’est déployé au sein des mondes musulmans de la fin du 18e au début du 20e siècle. Nous nous contenterons d’en souligner ici les tendances et les résonances politiques. Disons, pour faire simple, que si les auteurs de la Nahda (Mohammed Abduh, 1849-1905 ; Jamâl al-Dîn al-Afghâni, 1838-1897 ; Rifa al-Tahtawi 1801-1873 ; Rachid Rida, 1865-1935…) ont très peu traité de la question démocratique – il faut tenir compte du contexte sociohistorique de l’époque, y compris en Europe, où la démocratie était loin de faire l’unanimité chez les penseurs – ils ont très largement contribué à jeter les bases d’une critique radicale des régimes autocratiques et à insuffler, au sein des sociétés musulmanes, les idées de pluralisme, de libertés politiques et de séparation des pouvoirs. Toutefois, la dénonciation du despotisme et l’appel à la réforme de l’État se sont faits, le plus souvent, au nom d’un retour à l’islam des origines qui aurait été dévoyé par les pratiques tyranniques des pouvoirs temporels, notamment des souverains ottomans. Au-delà de la multiplicité des points de vue et des trajectoires intellectuelles des auteurs, les penseurs de la Nahda ont convergé dans leur refus d’une imitation mécanique des systèmes politiques européens (France et Grande-Bretagne), prônant une inspiration raisonnable, respectueuse de l’héritage culturel et religieux des sociétés musulmanes. En somme, ils ont plaidé pour une modernisation endogène des institutions musulmanes qui prenne le meilleur des expériences politiques occidentales (mais pas seulement, car ils avaient aussi une ouverture intellectuelle sur la Russie, le Japon, l’Inde, etc.), tout en préservant le devenir de la « personnalité islamique », dans un contexte de lutte contre le colonialisme occidental.
Dans ce courant de la Nahda, il faut accorder sans doute une place particulière à deux penseurs encore méconnus aujourd’hui par le public occidental : le Syrien Abderrahmane al-Kawakibi (1855-1902) et l’Égyptien ‘Ali Abderraziq (1888-1966). Auteur de l’ouvrage critique et novateur, Tabâ‘i‘ al-istibdâd wa masâri‘ al-isti‘bâd (« Les caractéristiques du despotisme et les luttes contre l’assujettissement »), publié dans les années 1900, al-Kawakibi se prononce clairement pour une forme de séparation entre la Religion et le Politique, constatant que la dépendance des clercs religieux à l’égard du pouvoir ne peut que renforcer le despotisme. Jouant sur la soumission naturelle du peuple à égard de la religion, les tyrans utilisent l’islam pour légitimer l’absolutisme de leur régime. Par ses critiques de l’instrumentalisation politique de la religion, al-Kawakibi se fait ainsi le premier théoricien d’un courant séculariste en terre d’Islam. Poussant plus loin la critique, ‘Ali Abderraziq cherche à démontrer que la prophétie de Muhammad n’avait aucune portée politique (elle avait exclusivement une dimension spirituelle) et que toutes les tentatives ultérieures de légitimation des régimes par la religion ne sont que pures manipulations, concluant que le gouvernement civil doit être restitué à la raison humaine. S’inscrivant dans la filiation des penseurs de la Nahda, l’œuvre de ‘Ali Abderrazak (L’Islam et les Fondements du pouvoir, paru et censuré en 1925), n’en marque pas moins une rupture majeure, en rendant possible une autonomie du Politique par rapport au Religieux. Il se fait ainsi le pionnier de la critique très actuelle de l’islam d’État et de toutes les formes d’instrumentalisation religieuses du politique.

À propos de l’auteur
Vincent Geisser est chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient (Ifpo, Beyrouth), auteur notamment de Renaissances arabes. 7 questions clés sur des révolutions en marche, avec Michaël Béchir Ayari, L’Atelier, 2011.

 

 

N.B. : Ce texte est la première moitié d’une version longue de l’article « Islam, démocratie… Je t’aime, moins non plus ? » publié dans Laurent Testot (coord.), « La grande histoire de l’islam », Sciences Humaines Histoire, n° 4, novembre-décembre 1015, en kiosques jusqu’à fin janvier 2016. Prochaine publication le 7 décembre.