L’aventure orientale de la pensée

Introduction de Les Sagesses orientales, sous la direction de Laurent Testot, Sciences Humaines Éditions, 2021 – Sommaire en fin de texte.

 

Au 19e siècle, l’Europe dominait le Monde. Ses militaires, marchands et missionnaires quadrillaient des colonies couvrant les trois quarts de la planète, et exploraient les rares États demeurés indépendants, telles la Perse, la Thaïlande et la Chine. L’histoire s’écrivait du point de vue occidental, les pensées européennes servant de référence. Les missionnaires envoyés en Asie collectaient de leur côté, depuis déjà quelques siècles, des épopées magnifiques, des pensées complexes, des philosophies de haut vol et des religions qui, loin de se limiter à quelques cultes primitifs, faisaient preuve d’une sophistication remarquable. Et parfois, comme le bouddhisme, montraient une étonnante proximité, dans les rituels, avec le christianisme : usage d’eau bénite ou lustrale, articulation similaire des espaces sacrés, présence de clergé et d’ordres monastiques…

De là vient la confusion des termes : doit-on parler de sagesses, de pensées, d’idéologies, de philosophies ou de religions quand on réfère à ces réflexions indiennes et chinoises ? Tout terme utilisé pose une hiérarchie implicite, qui ici dérive du moment où l’Occident a « découvert » ces pensées. C’est une longue histoire, parfois surprenante. Qui se souvient de ce temps, dans les années 1950, où les intellectuels français initiés au soufisme faisaient de l’islam une religion « éclairée », spirituellement comparable à leur vision du christianisme, tout en considérant le bouddhisme comme une religion « arriérée », un ramassis de superstitions ?

Les temps changent, les perceptions aussi. Les orientalistes ont accumulé un Himalaya de connaissances. L’Asie a une histoire que l’on a bien explorée sur les deux derniers millénaires.

Démographiquement, l’Inde, la Chine, l’Asie du Sud-Est et l’Asie insulaire ont représenté, de tout temps, plus des deux tiers de l’humanité. Là sont nées des villes immenses, aux alentours du début de notre ère, en tous points comparables à Athènes ou à Rome. Au Moyen Âge, l’Inde et la Chine étaient bien plus riches et dynamiques que l’Europe. Nul étonnement si les pensées alors développées valent bien, en diversité et complexité, les philosophies grecques ou les théologies chrétiennes. Le Mahābhārata, un des récits sacrés de l’hindouisme, est bien plus long que la Bible. Les sūtra du bouddhisme furent les premiers livres imprimés au monde, dès le 8e siècle, en Chine et en Corée.

À la lumière de ce savoir nouveau, quel terme employer ? Doit-on parler de philosophies, de religions, d’idéologies ? Un peu de tout ça, et selon le contexte historique. Illustrons :

  • En Inde, tout commence avec le védisme. Un ensemble de rituels de sacrifice, pratiqué en Iran et Inde du Nord, qui se structure autour de prêtres entre -1500 et -600. À la fin, le védisme accouche de nombreux textes, les quatre principaux étant dits Veda, ou gnose ; de commentaires ; et d’épopées.
  • Au 6e siècle, le védisme se divise en trois branches : bouddhisme, brahmanisme (qui deviendra hindouisme vers le 6e siècle de notre ère) et jaïnisme.
  • Le bouddhisme, né en Inde, s’est diffusé dans toute l’Asie. Aujourd’hui, on distingue deux écoles : le véhicule des anciens, dit aussi theravāda, dominant dans le monde indianisé (Inde, Myanmar, Thaïlande, Cambodge, Laos…) ; le grand véhicule, ou mahāyāna, dominant dans le monde sinisé (Chine, Corée, Japon, Viêtnam). Du grand véhicule est issu le bouddhisme tantrique, dit aussi véhicule du diamant ou vajrayāna, hégémonique au Tibet et en Mongolie, dont certains chercheurs estiment qu’il constitue une troisième école, distincte du mahāyāna.

D’innombrables courants de pensée, articulés autour de réseaux monastiques, ont fleuri dans le bouddhisme, créant parfois une confusion de termes. Philosophie ou religion ? Son fondateur, le Bouddha, ne se réfère aux dieux que pour dire qu’ils n’ont pas d’importance dans le salut individuel. Mais les rameaux successifs ont posé l’existence d’une myriade d’entités, tels les bodhisattva du mahāyāna, auxquelles on adresse des prières… Le bouddhisme en cela ressemble au catholicisme, qui a tué les dieux païens pour les voir ressusciter sous les oripeaux des saints. Comme le christianisme, c’est une religion du quotidien, qui parfois déploie des réflexions philosophiques de haute volée.

  • L’hindouisme est un ensemble de cultes, regroupant un milliard de croyants. Il s’est constitué avec l’élaboration d’une théologie nouvelle mise en œuvre au Ier millénaire de l’ère chrétienne. Des divinités du salut ultime, Vishnu ou Shiva, sont amenées à opérer des avatāra, « descentes » en ce monde. Chaque homme peut alors accéder au salut par la bhakti, « dévotion ». La présence sur Terre du divin est manifestée par des temples abritant des représentations iconiques des divinités et de leurs cours, représentation céleste de la hiérarchie sociale. Dès ses origines, le système a généré de multiples attitudes cultuelles, tels ces renonçants, qui tentent d’approcher la divinité par une démarche érémitique. La Shmrti, « Tradition », maintient vivace en tous l’idée que chacun naît pour accomplir les devoirs liés à sa naissance dans la perspective du maintien du Dharma.
  • En Chine, cohabitent trois sagesses, ou religions : taoïsme, confucianisme, bouddhisme mahāyāna et vajrayāna. On y trouve aussi du chamanisme, présent en Mongolie, Sibérie, Corée, et sous la forme quelque peu institutionnalisée du shintō, au Japon. Toutes ces idéologies se sont mélangées au point que les spécialistes évoquent autant « la religion des Chinois » que les « trois sagesses chinoises ». En l’espèce, il convient de distinguer, comme toujours, les réflexions de haut vol des pratiques cultuelles populaires. Ainsi les Entretiens de Confucius, premier texte où soit clairement formulée la règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ») au fondement du vivre-ensemble, sont riches d’enseignements philosophiques. Mais solliciter les mânes du maître, pour nombre de Chinois, est surtout une étape obligée : acheter quelque offrande accompagnant les prières que l’on adresse à Confucius le jour où on doit passer un examen.

Et que l’on vive dans un État considéré comme ultrasécularisé, aux références idéologiques ancrées dans l’athéisme militant, n’y change rien. Les dieux sont toujours là. D’ailleurs, le soft power chinois s’est choisi Confucius comme ambassadeur. Partout sur la planète, les instituts Confucius sont chargés de propager la langue, la civilisation et l’influence chinoises.

 

au sommaire :

L’aventure orientale de la pensée, Laurent Testot
La naissance des idéologies universelles, Laurent Testot

 

Partie I : Les pensées indiennes

Aux sources des pensées indiennes, Marc Ballanfat
L’unité de la pensée indienne, entretien avec Michel Hulin
Hindouisme et société des castes, Marie-Louise Reiniche
Vers 800 – Shankara réforme l’hindouisme, Brigitte Tison
Géopolitique des religions indiennes , Ingrid Therwath
Le yoga au-delà des clichés, Ysé Tardan-Masquelier
Comment le yoga a conquis l’Occident, Véronique Altglas
L’âge des gurū, Véronique Altglas
Mahāvīra, « Grand Homme » du jaïnisme, Jean-Pierre Osier
Les chemins du bouddhisme des anciens, Louis Gabaude
Et Ashoka propagea le message du Bouddha, Véronique Crombé
Le bouddhisme, une religion tolérante ?, Bernard Faure
Pourquoi christianisme et bouddhisme se ressemblent-ils ? Entretien avec Kyong-Kon Kim
Les sikhs, une religion originale, Denis Matringe
L’islam en Asie, une longue histoire de négociations, Michel Boivin

 

Partie II : Les pensées chinoises

Les trois piliers de la sagesse chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Quelques héros de la spiritualité chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Le confucianisme, une pensée en mouvement ?, Rémi Mathieu
Confucius au supermarché, Jean-François Dortier
Taoïsme : un aperçu des origines, Romain Graziani
La fondation du mouvement des Maîtres célestes, Pierre Marsone
La révolte des Taipings, Vincent Goossaert
Taoïsme, la voie du bien-être ?, Cyrille J.-D. Javary
Une médecine millénaire toujours officielle, Éric Marié
Une histoire du grand véhicule, Alexis Lavis
Le Sūtra du Lotus est traduite en chinois, Jean-Noël Robert
Le paradis, c’est les autres, entretien avec Matthieu Ricard
La méditation, pourquoi ça marche ?, Marc Olano
La méditation, un art… très occidental, Fabrice Midal
Aux sources du tantrisme bouddhique, Stéphane Arguillère
1959 : le bouddhisme tibétain entre en exil, Raphaël Liogier
Chine, un peuple religieux, un État athée ?, Vincent Goossaert
Le chamane mondialisé, Roberte Hamayon
Qu’est-ce que le chamanisme ?, Charles Stépanoff
Quand les chamanes officiaient à la cour des khans mongols, Marie-Dominique Even
Le shintō, une religion première au 21e siècle, François Macé
Inari, divinité syncrétique, Laurent Testot
La métaphysique des mangas, Fabien Trécourt
Art martiaux : sport des sages ?, Michel Brousse

Bibliographie

Glossaire

 

La confluence des deux océans

Au mois de juillet dernier décédait Jerry H. Bentley. Ce nouveau billet est une manière de revenir sur un des thèmes qui lui étaient chers : le rôle des soufis dans les rencontres et des échanges culturels de l’époque prémoderne au cœur de l’Eufrasie.

1.

« [Au nom de Dieu: celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux.]

Au nom de celui qui n’a pas de nom de quelque nom que tu l’appelles, il se révèle.

Louange à l’(être) unique qui fit apparaître sur sa face splendide, sans semblable et sans pareille, les deux mèches (de chevelure) : soumission (islâm) et infidélité (kofr) qui sont comme deux pôles opposés, et ne se servit d’aucun des deux comme voile à sa splendide beauté.

Infidélité et soumission en quête sur son chemin
s’exclamant (à l’unisson) : Il est unique et sans associé,
Il est le manifesté en toute chose et tout se manifeste par Lui ;
Il est le Premier, il est le Dernier et rien n’existe si ce n’est Lui.

Voisin, compagnon et ami de voyage, ne sont que lui,
Dans les guenilles du mendiant, dans les satins des souverains, tout est lui.
Dans l’assemblée de la séparation (farq) et l’alcôve secrète de l’union (jam‘)
(Je jure) par Dieu que tout est lui, et encore Dieu m’est témoin que tout est lui.

Que des saluts infinis (soient prodigués) à l’épiphanie la plus complète, la cause de l’existenciation de l’univers, Mohammad, que paix et bénédiction soient sur lui, ainsi que sur sa noble famille et ses grands compagnons. Ainsi s’exprime cet auteur, privé de chagrin et d’affliction, Dârâ Shikôh, ben Shâhjahân Pâdishâh : ayant reçu la vérité des soufis, et dévoilé les mystères et les arcanes de la religion vraie des soufis, et, ayant été gratifié par ce don immense, il décida d’en faire autant de la doctrine des monistes de l’Inde. Il discuta et conversa à maintes reprises avec certains d’entre les Docteurs (mahaqîqân) et les Parfaits (kâmilân) de cette communauté qui avaient atteint l’apogée de l’ascèse, de l’Intuition mystique (idrâk) et de la compréhension (spirituelle), ainsi que l’extrême limite de la gnose et de la théosophie ; mais, hormis quelques divergences verbales, il ne trouva aucune différence quant à leur façon de comprendre et connaître Dieu.

Sur ces entrefaites, il se mit à comparer les propos des deux sectes et réunir ceux d’entre eux dont la connaissance était profitable et absolument nécessaire aux aspirants à la vérité. Il en fit ensuite un essai, et comme celui-ci était une collection des vérités et des sciences ésotériques appartenant aux deux communautés, il l’intitula “Majma‘ al-Bahrayn” (le Confluent des deux Océans). Selon le dite des grands (parmi les soufis) “le tasawwof (soufisme) c’est la justice et l’abandon des devoirs (purement exotériques)” ; c’est pourquoi quiconque est pourvu de quelque justice et appartient aux gens de l’intuition mystique, saura, pour dévoiler ces matières, à quel point il nous a fallu les approfondir d’abord. Il est certain que ceux qui comprennent et sont gens d’intuition mystique, tireront d’amples jouissances à la lecture de cet ouvrage ; mais ceux dont l’intelligence est opaque, n’auront aucune part à ses profits. Ce dévoilement des vérités, entrepris conformément à ma découverte intuitive (kashf) et mon goût (mystique), je l’ai écrit pour les membres de ma famille et je n’ai que faire du commun des hommes appartenant à l’une d’entre les deux communautés.

Khâjâ Ahrâr, sanctifiée soit sa tombe, a dit : “Si j’apprends qu’un mécréant, accablé de péchés, psalmodie quelque air de tawhîd (unité), je m’en irai vers lui, je l’écouterai et lui en serai gré.” D’Allâh vient grâce et secours. »[1]

Ainsi s’ouvre un court essai théosophique indien du 17e siècle, écrit par le prince moghol Dârâ Shikôh (1615-1658). Dans le fond, le propos est pour le moins ésotérique ‒ stricto sensu : l’ouvrage compile des réflexions sur l’unité cachée de la religion musulmane et de la religion hindouiste à destination de lecteurs quelque peu initiés ; et l’ouvrage ne concerne l’histoire globale que par son exemplarité d’une grammaire qui reste à écrire.

De l’aveu même de Dârâ Shikôh, l’horizon d’attente de ses méditations personnelles est de toute évidence forclos. On pourrait même y voir une forme de désarroi tant le dialogue entre islam et hindouisme semble être vain, ce dont l’histoire même de Dârâ Shikôh fut la sanglante illustration. Celui-ci, en effet, était le fils aîné de l’empereur moghol Shâh Jahân et de Mumtâz Mahal ‒ celle du célèbre mausolée. Il était le fils aîné et le fils préféré, mais il ne fut peut-être pas le meilleur prince au regard des impératifs du pouvoir, et en particulier dans l’art militaire. Il connut plusieurs revers, notamment en 1649, lorsqu’il fut incapable de reprendre la ville de Qandahar, dont s’était emparé le souverain safavide Shâh Abbâs II. Malgré cela, en 1655, il fut nommé prince héritier avec le titre de Shâh-e boland iqbâl. C’est la maladie du père, en 1657, qui provoqua une crise de succession : les trois frères puinés se révoltèrent, affirmant leur indépendance et contestant à Dârâ Shikôh sa prééminence et son droit de succession. En 1658, Aurangzeb, le troisième des frères, défit Dârâ Shikôh près d’Agra, fit emprisonner leur père et monta sur le trône du paon. Il fit exécuter Dârâ Shikôh quelques mois plus tard, en 1659.

Celui-ci laissait une œuvre majeure qui trouve sa place dans un dialogue entre islam et hindouisme qui remonte au 15e siècle, notamment en la personne de Kabîr (ca.1440-1518), à la fois hindou vishnouiste et musulman soufi, qui développa une religion monothéiste fondée sur l’adoration (bhakti). Au tournant du 15e et du 16e siècle, ce syncrétisme aboutit à la création du sikhisme par Nanak (1469-1539). Sur le plan politique, ce dialogue fut défendu par l’empereur Akbar (*1556-1605). Celui-ci, qui étendit considérablement l’empire moghol par la conquête du Gujerat, du Bengale, du Sind, de l’Orissa, du Balûchistân, encouragea la traduction des œuvres indiennes en persan et soutint la tolérance religieuse à l’égard des hindous, jusqu’à créer en 1582 une sorte de confrérie religieuse, le tauhîd-i llâhî, le « divin monothéisme », ou dîn-i llâhî, le « culte de dieu », fondée sur la suhl-i kûl, la « réconciliation des croyances », selon l’expression qu’il utilisa dans un sermon prononcé en 1572, en arabe et en hindi, dans la Jâma-Masjid, la mosquée de Fahtepur Sikri, la nouvelle capitale de l’empire. Toutefois, cet esprit de syncrétisme, mal perçu par les deux communautés, s’éclipsa après sa mort. S’il peut être retrouvé dans l’œuvre de son arrière-petit-fils, le prince Dârâ Shikôh, il n’y a là aucun dessein politique de conciliation, mais un simple cheminement personnel ouvert à la diversité des religions pratiquées dans l’empire.

Prince moghol, musulman, Dârâ Shikôh a très tôt marqué un attrait pour l’enseignement ésotérique. C’est ainsi qu’en 1635, il rencontra Miyân Mîr (ca.1550-1635), maître spirituel appartenant à l’ordre soufi des Qadiri, et par ailleurs très lié à Gurû Arjan Dev (ca.1563-1606), le cinquième maître sikh.

Dara Shikoh avec Mian Mir et Mulla Shah

Figure 1. Dârâ Shikôh en compagnie de Miyân Mîr et Mûllah Shâh, ca.1635, The Smisonian’s Museums of Asian Art

Mais il ne s’en tint pas à la seule religion musulmane. Dans le texte, il évoque ainsi ses échanges avec des sages hindous, dont nous possédons un témoignage dans le texte publié en 1926 par Clément Huart et Louis Massignon, « Les entretiens de Lahore [entre le prince impérial Dârâ Shikûh et l’ascète hindou Baba La‘l Dâs] », à partir de la traduction en persan du dialogue qui eut lieu en 1651/2 à Lahore.

Le Majma‘ al-bahrayn constitue donc la somme de ce dialogue personnel entretenu par un prince moghol entre les deux grandes religions de l’Inde du Nord : l’islam et l’hindouisme. Mais chercher l’unité théologique entre une religion monothéiste et une religion polythéiste était sans doute une gageure alors que l’affirmation de l’unité de Dieu est au cœur du credo musulman. Du reste, les correspondances établies par Dârâ Shikôh peuvent paraître parfois assez formelles, et jamais ne sont abordés les points de divergence. Aurangzeb (*1658-1707) soutint la condamnation de Dârâ Shikôh comme apostat de l’islam ; sous son règne, il s’opposa au soufisme, perçu comme hérétique, promut un islam rigoriste et s’attaqua directement à l’hindouisme : rétablissement de l’impôt sur les hindous (jizya), destruction de temples comme à Vârânasî (Bénarès)…

Quatre siècles plus tard, les tensions entre musulmans et hindous à l’intérieur de la péninsule indienne demeurent toujours assez vives.

2.

Le Majma‘ al-bahrayn. Le titre résume à lui seul l’intention de Dârâ Shikôh. Sa signification paraît évidente : par « la confluence des deux mers », Dârâ Shikôh entend désigner la rencontre des deux religions et l’unité retrouvée par-delà leurs divergences apparentes. Cependant, l’expression n’est pas anodine et trouve sa référence dans la sourate XVIII du Coran, « La caverne ».

« Moïse dit à son jeune serviteur :
“Je n’aurai de cesse que je n’aie atteint
le confluent des deux mers ;
devrais-je marcher durant de longues années.”

Quand ils eurent atteint le confluent des deux mers,
ils oublièrent leur poisson
qui reprit librement son chemin dans la mer.

Lorsqu’ils eurent dépassé cet endroit,
Moïse dit à son serviteur :
“Apporte-nous notre repas,
car nous sommes fatigués après un tel voyage.”

Il dit :
“N’as-tu pas remarqué
que j’ai oublié le poisson
lorsque nous nous sommes abrités contre le rocher ?
– Seul le Démon me l’a fait oublier
pour que je n’y pense pas –
Il a repris son chemin dans la mer.
Quelle étrange chose !

Moïse dit :
“Voilà bien ce que nous cherchions !”
puis ils revinrent exactement sur leurs pas.

Ils trouvèrent un de nos serviteurs
à qui nous avions accordé
une miséricorde venus de nous
et à qui nous avions conféré
une Science émanant de nous.

Moïse lui dit :
“Puis-je te suivre pour que tu m’enseignes
ce qu’on t’a appris concernant une voie droite ?”

Il dit :
“Tu ne saurais être patient avec moi.
Comment serais-tu patient,
alors que tu ne comprends pas ?”

Moïse dit :
“Tu me trouveras patient, si Dieu le veut,
et je ne désobéirai à aucun de tes ordres.”

Le Serviteur dit :
“Si tu m’accompagnes, ne m’interroge sur rien
avant que je t’en donne l’explication.” »[2]

Le Serviteur dont il est ici question n’est pas nommé, mais la tradition l’a identifié à Khadir. Le récit de l’initiation de Moïse, qui est un échec, se poursuit sur quelques versets, et a servi de modèle à la relation entre maître et disciple. Ce n’est donc pas un hasard si Dârâ Shikôh s’y réfère. Or le « confluent des deux mers » (majma‘ al-bahrayn) que cherche à atteindre Moïse et qui est le lieu de la révélation du sens caché, Dârâ Shikôh croit le trouver au-delà de l’islam et de l’hindouisme, aussi bien dans le Coran que dans les Upanisads, dont il propose la traduction en persan de cinquante chapitres dans le Sirr-i-Akbar en 1656.

Mais de ce récit du Coran, plusieurs points peuvent déranger, notamment l’échec de Moïse, pourtant reconnu comme un prophète par l’islam ; le Coran ouvre ici une porte vers la possibilité d’une lecture non littérale et surtout non conforme à la tradition. On comprend ainsi que pour certains docteurs de la Loi, ce personnage très énigmatique de Khadir soit perçu comme une menace pour toute lecture exotérique du texte coranique dans la mesure où Khadir initie à la voie mystique, au sens caché, à l’au-delà du Livre. La citation du mystique naqshbandî Khâja Ahrâr qui clôt l’introduction pourrait être perçue comme une véritable provocation : la vérité de l’unité de Dieu peut être trouvée en n’importe qui. C’est une remise en question de toute autorité instituée.

3.

Enfin, revenant à des réflexions peut-être plus terre-à-terre, je retiendrai du Majma‘ al-bahrayn un chapitre géographique dont la lecture révèle une boucle historique. Dârâ Shikôh essaie de montrer la correspondance entre les cosmographies musulmane et hindoue.

XVII. La Description des Divisions de la Terre (qizmat-e zamîn)

« Les philosophes ont divisé le quart habitable de la terre en sept étages et les ont appelé les sept climats (haft iqlîm) ; tandis que les gens de l’Inde les dénomment les sapat dîp : satpa dvîpa. Ces derniers imaginent les sept étages de la terre comme les marches d’un escalier plutôt qu’à la manière de pelures d’oignon. Les sept montagnes qui circonscrivent chacune des terres sont dites sapat kolâchal = saptakulâcala par les gens de l’Inde. Les noms de ces montagnes sont ainsi : 1) Sumîru = Sumeru, 2) Samûpat = Suktima, 3) Hamukat = Hemakutâ, 4) Hemavan = Himavat, 5) Nakadh = Nisadha, 6) Pârjâter = Pâriyâtra, 7) Kailas = Kailasa. De même il est dit dans le Qôran : « Et les montagnes (telles) des pieux. » (Qôran lxxviii : 12).

Chacune de ces montagnes, est entourée par une mer, les mers, sont dites les sapat samandar = sapta-samudra et sont dénommées ainsi : 1) Lavan samandar = Lavana-samudra, l’océan de sel, 2) Oncharas samandar = Iksu-rasa-samudra, l’océan de sucre, 3) Sârâ samandar = Surâ-samudra, l’océan de vin, 4) Gherat-samandar = Ghrta-samudra, l’océan de beurre clarifié, 5) Dadha samandar = Dadhi-samudra, l’océan de lait caillé, 6) Khir samandar = Ksîra-samudra, l’océan de lait, 7) Svad-jal = Svaduja-samudra, l’océan d’eau douce.

Le nombre des sept mers est aussi déduit de ce verset : « Si ce qui est arbre sur terre formait des calames et si la mer, grossie encore de sept autres mers (étaient de l’encre, calames et encre s’épuiseraient mais) les arrêts d’Allah ne s’épuiseraient point » (Qôran xxxi : 26, 27). »[3]

Le terme iqlîm (pl. aqâlîm), qu’on trouve en persan et en arabe, provient du grec klima signifiant « inclinaison », et la division en sept climats est reprise de la Géographie de Ptolémée, tandis qu’en Europe, c’est la division en cinq (deux zones arctiques, deux zones tempérées et une zone équatoriale), qu’on trouve dans les Météorologiques d’Aristote, qui a prévalu. La raison pour laquelle la division en sept l’a emporté chez les premiers géographes musulmans est peut-être la raison même qui permet à Dârâ Shikûh de faire la comparaison. En effet, les géographes abbassides du début du 9e siècle ont réalisé la synthèse de la cosmographie grecque et de la cosmographie persane (Tibbetts, 1992). Selon cette dernière, la Terre est divisée en sept « régions », appelées kishvar : une région centrale, correspondant à l’Iran, et six régions périphériques. Ce schéma, qu’on retrouve par exemple chez Mas’ûdi, permettait de conforter la centralité de Bagdad (Miquel, 1975). Or, la cosmographie persane est dérivée de l’Avesta, qui constitue par ailleurs la matrice de la cosmographie hindoue, et notamment celle du sapta-dvîpa vasumatî selon laquelle la Terre est constituée de sept continents concentriques entre lesquels s’intercalent sept mers (Schwartzberg, 1992).

Le rapprochement opéré par Dârâ Shikûh est donc tout à fait pertinent. À ceci près qu’il n’y a là aucune raison divine à cette commune vision du monde, mais simplement la conséquence des entrelacs de l’histoire, dans une région de l’Eufrasie où les liens se sont tissés depuis des millénaires et n’ont cessé de s’entrecroiser. La référence coranique qui clôt ce chapitre du Majma‘ al-barhayn s’en trouve finalement peu convaincante.

Bibliographie

Le Coran, trad. de D. Masson, 1967, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

Amir-Moezzi M.A. (dir.), 2007, Dictionnaire du Coran, Paris, Laffont, coll. « Bouquins ».

Bentley J.H., 1993, Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in the Pre-Modern Times, New York, Oxford University Press.

Dârâ Shikûh M., 1929, Majma‘-ul-bahrain, or the Mingling of the Two Oceans, traduction et notes de M. Mahfuz-ul-Haq, Calcutta, coll. « Bibliotheca Indica ».

Huart C. & Massignon L., 1926, « Les entretiens de Lahore [entre le prince impérial Dârâ Shikûh et l’ascète hindou Baba La‘l Dâs », Journal asiatique, Vol. 209, pp. 285-334.

Miquel A., 2001, La Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du 11e siècle, Éditions de l’EHESS, Paris (1975).

Schwartzberg J.E., 1992, « Cosmographical Mapping », in Harley J.B. & Woodward D. (éd.), The History of Cartography. II; 1, Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, University of Chicago Press, Chicago/Londres, pp. 332-383.

Shayegan D., 1997 (1ère éd. 1979), Hindouisme et soufisme. Une lecture du « Confluent des Deux Océans », Paris, Albin Michel, coll. « La pensée et le sacré ».

Tibbetts G.R., 1992, « The Beginnings of a Cartographic Tradition », in Harley J.B. & Woodward D. (éd.), The History of Cartography. II; 1, Cartography in the Traditional Islamic and South Asian Societies, Chicago/Londres, University of Chicago Press, pp. 90-107.


Notes

[1] Daryush Shayegan, 1997 (1ère éd. 1979), Hindouisme et soufisme. Une lecture du « Confluent des Deux Océans », Paris, Albin Michel, coll. « La pensée et le sacré », p. 27.

[2] Coran, XVIII, 60-69, trad. de D. Masson, 1967, Paris, Gallimard, coll. « Folio », pp. 363-365.

[3] Daryush Shayegan, 1997 (1ère éd. 1979), Hindouisme et soufisme. Une lecture du « Confluent des Deux Océans », Paris, Albin Michel, coll. « La pensée et le sacré », p. 41.