Rencontre avec Ludovic Orlando : « La paléogénétique nous montre que le passé ne se prête pas aux simplifications manichéennes »

Cette interview est la version longue d’un texte publié dans Sciences Humaines, n° 341, novembre 2021.

Ludovic Orlando est paléogénéticien, auteur de L’ADN fossile. Une machine à remonter le temps, Odile Jacob, 2020.

© DRFP

 

Pourquoi la paléogénétique a-t-elle fait tant de progrès ces dernières années ?

La paléogénétique est une discipline née en 1984. J’avais sept ans quand des chercheurs de Californie ont cherché à manipuler des extraits d’ADN du quagga, un zèbre éteint au début du 20e siècle. C’était la première fois qu’avec la génétique, on arrivait à traverser le temps. Pas beaucoup, cent ans environ.

Puis d’autres essais embrayent le pas, sur les momies égyptiennes d’abord. Car on pense alors que de beaux vestiges archéologiques riment avec une bonne préservation de l’ADN. On apprendra plus tard que cela n’est pas du tout le cas. Néanmoins, Svante Pääbo, en 1985, publie une séquence humaine d’un Égyptien enterré dans la nécropole de Thèbes il y a un peu plus de deux mille ans. Du siècle, on passe au millénaire.

La fureur s’empare de ce nouveau champ de recherche. Jusqu’à quand pourrait-on aller, avec quels vestiges ? Jusqu’au milieu des années 1990, les gens essayent à peu près tout, avec des techniques assez modestes. De 1984 à 1986, on commence avec le clonage d’ADN, qui consiste à récupérer de petits bouts d’ADN, à les mettre dans des bactéries, qui se reproduisent et photocopient pour nous l’ADN, jusqu’à ce qu’on en ait suffisamment pour le séquencer, le caractériser, le manipuler… C’était très anecdotique, on ne pouvait accéder qu’à quelques centaines de nucléotides, ces 4 lettres qui forment le message de l’ADN.

C’est alors qu’apparaît une technologie qui va révolutionner les sciences biomédicales. La PCR, ou réaction polymérase en chaîne, permet à partir d’une molécule d’ADN de la multiplier dans un tube à essai en millions d’exemplaires en quelques heures. Dès 1987, de premiers articles scientifiques sortent : S. Pääbo est un des pionniers de cette technologie, il va en caractériser les défauts et les avantages.

C’est vers 1990 que les premiers os d’humains puis de mammouths sont analysés par ADN. La technique va être alors appliquée tout azimut. Jusqu’en 1995, on assiste à la publication de travaux parfois fantaisistes, tels ceux qui évoquent des os de dinosaures de 80 millions d’années qui auraient donné de l’ADN. On s’apercevra bientôt qu’il faudra déchanter. Ce qui est séquencé dans ces recherches n’est pas de l’ADN ancien, mais de l’ADN contaminant moderne.

Heureusement, dans le même temps, les chercheurs auront su obtenir des résultats sérieux. Les années 1995 à 2000 voient la fin de la course au nécessairement plus vieux, et la méthodologie se standardise autour de protocoles très rigoureux. Les différents travaux effectués depuis le séquençage du couagga nous ont en effet appris que l’ADN a une certaine chimie, qu’il ne peut pas se manipuler sans précaution, et qu’on ne peut pas remonter infiniment le temps.

 

Et c’est en 2001 que le premier séquençage d’un génome humain rebat les cartes ?

Imaginez-vous le changement d’échelle que cela a représenté : des centaines de chercheurs du monde entier, et environ 3 milliards de dollars avaient été nécessaires pour en produire un premier brouillon. Pour nous, les paléogénéticiens, ces investissements-là étaient inaccessibles. Mais surtout l’ADN que l’on pouvait obtenir était trop abîmé pour même rêver un jour atteindre ce genre de prouesse. Nous séquencions alors à peine quelques centaines de nucléotides quand un génome entier peut en compter des milliards.

Prenons comme exemple Svante Pääbo, qui concentre à lui seul tous les progrès de la discipline. En 1997, il séquence un premier bout d’ADN de néandertalien. Il fait ça à partir de 800 milligrammes de matière fossile, qui lui permettent de récupérer 379 nucléotides. Avec la technologie de l’époque, s’il avait voulu séquencer les 3 milliards de nucléotides du génome de cette manière, il ne lui aurait fallu pas loin de sept tonnes de néandertalien fossile ! Sans compter qu’à ce moment-là, on ne travaillait encore essentiellement que l’ADN mitochondrial, à transmission uniquement maternelle, limité à 16 500 nucléotides chez l’humain, car il était plus facile à analyser. Longtemps, on a donc pensé que nous étions condamnés à ne pouvoir accéder à des fractions significatives du génome et à rester dans les domaines de l’anecdotique…

Mais en 2005, une autre technologie de séquençage à très haut débit est inventée, dont on va vite s’emparer – la paléogénétique, c’est une histoire de héros malins qui utilisent souvent à de nouvelles fins des technologies inventées par d’autres dans d’autres contextes. Avec le séquençage dit de nouvelle génération, le même microlitre que j’utilisais hier pour avoir un bout de gène me donne instantanément un demi-million de gènes ! C’est révolutionnaire : en janvier 2006, mon collègue Hendrick Poinar publie une étude dans laquelle il produit bien plus de séquences que tout ce que l’histoire préalable de la paléogénétique avait pu identifier. Elle comptait 13 millions de nucléotides du génome du mammouth !

La suite va être exponentielle. Aujourd’hui, une des machines les plus performantes peut analyser des milliards de séquences en moins de deux jours. Ce qui veut dire que des milliers de génomes anciens ont pu être entièrement séquencés. Le changement d’échelle a été vertigineux. Dans mon labo, on a ces dernières années réussi à séquencer près d’un millier de génomes de chevaux anciens.

Le record du monde du génome le plus vieux est même passé à 1,6 million d’années en février 2021, pour un mammouth extrait du permafrost. Dans des environnements très froids, rares sur la planète, on va friser les deux millions d’années. Dans un climat tempéré, où la dégradation de l’ADN sera ralentie, dans des cavernes au nord de l’Espagne par exemple, on est arrivé au demi-million d’années.

 

Le tournant est opéré en 2010, cinq ans plus tard, quand l’équipe de Svante Pääbo réalise le séquençage complet d’un néandertalien. Puis en 2011, à partir d’une minuscule phalange, la révélation d’une nouvelle humanité, celle des dénisoviens. Qu’apporte donc cette nouvelle paléogénétique que l’archéologie ne peut pas déceler, elle qui pourtant, dans cette même décennie, a exhumé de nouveaux Homo : luzonensis, naledi… ?

Depuis une décennie, c’est un champ de recherche inédit qui s’est ouvert à nous, auquel l’archéologie ne s’attendait pas. Si vous avez un génome entier, vous pouvez vous intéresser à certains endroits qui codent pour des caractères particuliers. Chez l’homme, on pourra ainsi déterminer la couleur de peau par exemple. Tout à coup, en l’absence de peau, de chair, vous pouvez, à partir de poudre d’os ou de dent, prédire la complexion d’une personne décédée depuis des milliers d’années. Vous savez aussi quelle était la couleur de ses yeux, sa propension à développer telle ou telle maladie, à qui elle est / était ou non apparentée, etc. Ces caractères n’étant pas fossilisables, ils n’étaient pas du domaine de l’archéologie jusqu’ici.

Cela fait de la paléogénétique un outil fabuleux naturellement au service de l’archéologie, et non une science concurrente. Elle nous donne des informations sur les individus défunts, les relations que ces individus entretenaient entre eux, toutes choses que l’archéologie ne peut pas voir par essence. Ce pourquoi je dis volontiers pratiquer l’archéologie moléculaire. De même, nous obtenons des informations sur les populations, leurs évolutions, leurs mélanges ou non-mélanges.

Enfin, la paléogénétique donne des informations sur les espèces. Ce qui en fait une science écologique. Elle permet de dresser un portrait robot des communautés végétales, animales, fongiques…, dans le passé, à partir des sédiments du sol. Parce que l’ADN se préserve aussi en l’absence de vestiges observables à l’œil nu, dans l’infiniment petit. Et quand on fait ça, ce n’est pas une seule espèce qu’on identifie à tel endroit, mais toute la communauté biotique. Et comme on peut forer le sol par carottage, on peut prendre le temps à rebrousse-poil – plus on s’enfonce, plus on va vers le passé – et suivre les changements dans la composition des écosystèmes au cours du temps.

Certains vont s’intéresser à des changements climatiques très importants, tel le dernier maximum glaciaire, il y a 26 000 à 19 000 ans de cela pour l’Europe, et le réchauffement qui a suivi. D’autres vont se pencher sur la pollution des sols, l’impact des activités minières sur la biodiversité…

Si c’est par contre un pathogène qui vous intéresse, et si son génome est aussi codé par l’ADN, comme c’est le cas pour la peste, la tuberculose ou la variole, vous pouvez aussi aller voir comment ces maladies ont hanté l’humanité dans le temps et par comparaison, voir en quoi elles étaient différentes jadis ; ou au contraire, si les mêmes souches sont encore parmi nous. Cette science, par nature tournée vers le passé, nous donne ainsi des informations précieuses pour le temps présent.

 

Que sait-on aujourd’hui des dénisoviens ?

En 2010, l’équipe de Svante Pääbo et Johannes Krause commence à séquencer ce qui se révèle être une espèce humaine inconnue, à partir d’un bout de phalange, gros comme une tête d’allumette, d’une adolescente ayant vécu, on le sait aujourd’hui, il y a à peu près 70 000 ans à Denisova, en Russie. Au début, ils ont cru avoir trouvé un Homo erectus. L’ADN mitochondrial étant très divergent de celui des néandertaliens, il faisait penser que les dénisoviens avaient divergé avant même que les rameaux conduisant aux néandertaliens et aux sapiens ne se soient formés. Quelques mois après, ils publient une première ébauche de son génome, qu’ils complèteront quelques années plus tard. Cette fois, ils sont certains d’avoir affaire à un groupe frère des néandertaliens. Ils l’appellent dénisoviens. Il n’est pas connu sur le plan génétique, pas attendu sur le plan morphologique…

On a baptisé cet humain dénisovien pour ne pas trancher : est-ce ou non une nouvelle espèce ? Je pense que c’est judicieux de ne pas avoir tranché. Une des définitions de l’espèce est de former un groupe ayant des descendants fertiles et viables. Or il se trouve qu’entre les dénisoviens et certaines populations de sapiens, il y a eu des échanges génétiques. On retrouve 4 à 6 % des variants dénisoviens chez les peuples papous de Nouvelle-Guinée. Au-delà de ça, on sait que les dénisoviens et les néandertaliens se sont reproduits entre eux. Dans un article publié en 2018 dans Nature, les auteurs ont trouvé l’enfant d’un papa néandertal et d’une maman dénisovienne. Et on sait déjà que nous nous sommes reproduits entre néandertaliens et sapiens. Dans votre génome, le mien, et à peu près tous les génomes des Européens et des Asiatiques à l’ouest de l’Himalaya, il y a entre 1,8 et 2,1 % de variants néandertaliens. Sur le plan biologique, ce ne sont pas des espèces distinctes, puisqu’elles ont des descendants viables et fertiles. Sur ce dernier critère, on serait tenté de mettre dénisoviens, néandertaliens et sapiens dans la même espèce. Mais répondre à la question « qu’est-ce que c’est ? » n’est pas si simple. Sur le plan paléontologique, il faudrait des formes suffisamment divergentes pour en faire des groupes séparés et postuler ainsi la présence d’espèces différentes.

Nouvelle espèce ou pas, le débat n’est pas tranché. Je dis plutôt que nous avons découvert une nouvelle forme d’humanité, que l’on ignorait jusqu’à présent, dont nous n’avons aujourd’hui qu’une phalange trouvée en Russie, plus une hémi-mandibule et quelques dents découvertes au Népal, pas grand-chose au final. L’ADN permet d’épaissir notre savoir.

 

Et une autre technologie apparaît, celle de l’ADN du sol. Comment fonctionne-t-elle ?

Effectivement, mais avant cela, il faut savoir que nous faisons aujourd’hui de l’ADN ancien populationnel. De « dis-moi quelle espèce tu étais ? » sur la base de l’ADN, on est passé à « dis-moi quelle population a habité ici, et comment elle a évolué dans le temps ». Pour ça, on multiplie simplement les analyses sur un grand nombre d’individus. Mais plus récemment, l’équipe de Svante Pääbo a appliqué ces techniques directement aux sédiments et a réussi à retrouver les traces des occupations par différents groupes néandertaliens dans une caverne d’Espagne et des dénisoviens dans la grotte de Denisova. Il semble que la source principale de l’ADN préservé dans le sol provienne de restes osseux microscopiques et de débris de coprolithes enfouis dans les sédiments ! De telles recherches vont permettre de mieux comprendre l’arbre de l’évolution humaine, mais aussi des aires de répartition des espèces et des mouvements des populations anciennes. On parle désormais d’ADN environnemental ancien.

 

A-t-on des raisons de penser pouvoir trouver à l’avenir d’autres rameaux humains par la seule analyse génétique ?

L’épisode Denisova nous a appris à ne surtout pas répondre non à cette question ! Il est tout à fait possible que cela arrive, quand même bien ce serait impensable. Plusieurs raisons à cela : d’abord, il y a encore des endroits du monde qui ont livré très peu de registres fossiles et/ou génétiques. L’Afrique a donné beaucoup de fossiles, mais c’est un environnement difficile pour la préservation de l’ADN ancien. Les rares fossiles analysés ont suggéré qu’il reste bien des choses à découvrir…

Ensuite, quand on a l’ADN, il y a des choses que l’on explique immédiatement à l’aune de ce que l’on connaît. On peut quantifier la proportion de variants néandertaliens dans votre génome, ou de variants dénisoviens par exemple… Mais on a des variants dont on ne sait rien ! Ce que l’on connaît ne suffit pas à expliquer la variation qu’on mesure. Ce reliquat-là, on l’associe dans nos interprétations à ce qu’on appelle une population fantôme. Ces mutations ne viennent pas de nulle part, elles ont forcément été transmises par des ancêtres, on ne sait simplement pas qui étaient ces ancêtres. Et dans les modèles actuels de l’humanité génétique, des fantômes, il y en a plusieurs. Ce n’est pas typique des hominidés, en travaillant sur le cheval, on prédit plusieurs fantômes chez les équidés alors qu’on a écumé un grand nombre de fossiles à travers l’Eurasie.

 

Que pensez-vous de ceux qui annoncent déjà la possibilité de ressusciter des espèces disparues, du mammouth à néandertal ?

Il faut s’entendre sur ce qu’on appelle ressusciter… Faire du Jurassic Park en vrai est absolument impossible, dans la mesure où les cellules ne survivent pas, même dans des environnements congelés. Les membranes se cassent, les brins d’ADN se fragmentent… Ce n’est pas parce que vous avez le texte d’un livre que vous avez son auteur vivant devant vous. Ce qui est raisonnable sur le plan technique (et je ne me prononce pas sur le plan éthique), avec la technologie des ciseaux génétiques Crispr-Cas-9, on peut éditer de manière chirurgicale des endroits du génome. On pourrait dès lors « mammouthiser » le génome de l’embryon d’un éléphant d’Asie, le plus proche parent du mammouth. Mais au vu du nombre de modifications à opérer, il faudra effacer et réécrire six millions d’années de divergence. Réécrire un génome à cette échelle-là est pour l’instant impossible.

À ce titre, on ne peut pas faire revivre des espèces du passé. On peut créer des chimères, des OGM qui n’ont jamais existé mais pourront ressembler extérieurement à ce qui a pu vivre dans le passé. On a des outils qui font ce qu’ont toujours fait les éleveurs, lorsqu’ils ont entrepris de domestiquer certaines espèces animales. La génétique nous permet de faire ça à des échelles de temps beaucoup plus courtes. Mais même en puisant des brins d’ADN de mammouth pour faire ces modifications, on aura un éléphant d’Asie relooké et non un mammouth. Ce n’est pas parce que j’ai 2 % de variants néandertaliens dans mon génome que je me considère comme néandertalien !

Sur le plan éthique, je ne juge pas, mais je pense que la société doit s’emparer de ces questions. Qu’est-ce que ça veut dire de vouloir créer des chimères ? On se donne la possibilité de changer le cours de l’évolution de certaines branches du vivant et cela n’est pas neutre… Ensuite, et c’est le plus important : on est en train de traverser une crise de la biodiversité suffisamment importante pour la qualifier de sixième extinction. Investir des fonds, publics comme privés, pour faire vivre des chimères sous le prétexte que ce serait ludique d’aller les observer dans un parc animalier, alors qu’on n’investit pas pour sauver les espèces qui demain auront disparu à coup sûr si on ne change pas nos modes de vie, me paraît matière à débat.

 

La paléogénétique dévoile des phénomènes de migrations, par exemple de néandertaliens à travers l’Eurasie, voire de dénisoviens vers l’Océanie. Où en sont les recherches sur ces questions ?

Quand vous avez un os à un endroit du monde, c’est l’endroit où la personne est morte. Ça ne veut pas nécessairement dire que la personne était née là. Elle pouvait être en voyage, ou en fuite. Il ne faut pas oublier non plus que certaines populations étaient nomades. Trouver un ADN quelque part, ce n’est pas nécessairement avoir trouvé l’ADN des populations d’origine de cet endroit. Mais aujourd’hui, on peut faire quelque chose d’inédit : prendre de l’ADN et le comparer à ce qui existe ou a existé ailleurs sur le planète, et déterminer à quel point cet ADN est proche de celui d’autres populations. Si deux ADN se révèlent très proches, alors on est tenté de mettre une flèche entre les deux. L’ADN peut nous dire si des gens de tel endroit, et/ou de telle époque, sont en relation directe d’ancêtre à descendant.

Ce faisant, on découvre non seulement des métissages entre formes d’humanités différentes, entre néandertaliens, dénisoviens et sapiens, mais aussi des métissages entre lignées de sapiens. Cette dernière décennie, la paléogénétique a montré qu’une partie significative du génome des Européens est héritée d’Anatolie, quand des peuples ont migré d’est en ouest et apporté le Néolithique en Europe. Un deuxième acquis, c’est qu’à la fin de l’âge du Bronze, les hommes et les femmes de la culture yamna, partis des steppes pontiques, sont venus en Europe se mélanger aux populations alors présentes. C’est dire si le passé est complexe, et ne se prête pas aux simplifications manichéennes.

 

Propos recueillis par Laurent Testot

Afrique : les sources vives de l’histoire

Introduction de « La grande histoire de l’Afrique »,

Sciences Humaines Histoire n° 8 – décembre 2019 – janvier 2020.

Sommaire sur https://www.scienceshumaines.com/la-grande-histoire-de-l-afrique_fr_741.htm

L’Afrique est le plus vieux des continents. C’est là où est née l’humanité. C’est aussi là qu’ont été expérimentées les composantes fondamentales de nos sociétés, plus ou moins simultanément à l’Asie. La sédentarisation au Soudan est contemporaine de celle du Croissant fertile il y a douze mille ans. L’agriculture et l’élevage s’inventent au nord du Continent noir quelques millénaires après leurs débuts au Proche-Orient et en Chine il y a dix mille ans. L’écriture apparaît en Égypte vers -3150, en léger décalage avec la Mésopotamie (vers -3400) ; et cette Égypte fonde alors ex aequo le premier, et de loin le plus durable empire de l’histoire (lire l’article de Claire Somaglino). Contemporain de l’Empire de Sargon (situé en actuel Irak, que l’on présente souvent comme le premier empire de l’histoire), celui d’Égypte va durer trois millénaires quand le Mésopotamien s’effondre en trois siècles. Constat : tout le monde sait qui étaient les pharaons, les Sargonides ne sont guère connus que des archéologues.

Superficie et diversité

C’est dire si, à rester fidèle à la vision évolutionniste de l’histoire de l’humanité dont nous sommes coutumiers, loin de faire de l’Afrique un continent sans passé, nous devrions au contraire postuler que cette immense étendue abrite la matrice même de l’histoire. Pas seulement parce que nous autres Homo sapiens sommes tous descendants d’Africains (lire l’article de François Bon). Mais parce que les Africains, confrontés à une variété sans équivalent de milieux et de situations, ont pratiqué une gamme d’organisations sociétales, de modes de production alimentaires et de structures politiques plus étendue qu’ailleurs sur la planète. Géographies et histoires ont convergé pour aboutir à une histoire particulière, éloignée de nos références eurocentrées (lire l’article de Vincent Capdepuy), étendu au large par ses îles (lire l’article de Vincent Capdepuy).

Commençons par les distances impliquées. Poser une carte de l’Afrique entière, c’est faire tenir sur une même surface la superficie cumulée de la Chine, des États-Unis et de l’Union européenne, en y ajoutant l’Australie pour faire bonne mesure. Oui, nous parlons de plus de 30 millions de km2, abritant aujourd’hui un peu moins de 1,3 milliard de personnes. Soit 20 % de la surface des terres émergées, pour 17 % de la population mondiale.

Et comme nous mentionnons une démographie dynamique, saisissons-la en quelques étapes. Jusqu’au 15e siècle, l’Afrique comptait pour environ 20 % de la population mondiale. Au début du 19e, après la saignée démographique des traites négrières (lire l’article de Catherine Coquery-Vidrovitch), environ 10 %. Or si les tendances démographiques se poursuivent pour un siècle – attention vertige ! –, les Africains compteront pour le quart de la population mondiale en 2050 (leur nombre aura doublé en trente ans) ; et pour le tiers en 2100 (leur nombre aura quadruplé en soixante-dix ans). Ils formeront en tous cas la population la plus jeune de la Terre pour ce siècle à venir.

Géographie et histoire

Et avant d’entrer plus en avant dans cette histoire, cernons-en les bornes géographiques. Abordons par le nord les rivages de la Méditerranée africaine, aujourd’hui assimilée au Maghreb. Ce terme arabe signifie le Couchant (du Soleil), synonyme de notre « occident ». Lors des conquêtes arabo-musulmanes d’il y a quatorze siècles, le Maghreb désignait les territoires des actuels Maroc et Algérie. La Tunisie et la Libye formaient alors l’Ifriqiya, terme arabe inspiré du latin Africa. Cette « Afrique » qui pour les Romains se réduisait peu ou prou à la Tunisie, province la plus fertile que l’on puisse trouver dans l’Empire – oui, la Tunisie d’il y a deux millénaires produisait bien plus de céréales que les Gaules !

Le Maghreb était habité de longue date par des Berbères, locuteurs de langues attestées depuis très longtemps dans le tiers nord de l’Afrique. Ils y étaient quand le Sahara (lire l’article de Bernard Nantet), couvert de prairies entre les 8e et 2e millénaires avant notre ère, devint aride et se transforma en océan de sable. Il en subsiste des populations qui, grâce à l’importation du dromadaire depuis l’Asie au cours du 1er millénaire avant notre ère, grâce à l’entretien permanent de routes à travers le plus vaste désert du monde, purent servir de traits d’union entre les côtes de la Méditerranée et l’Afrique subsaharienne, les plus connues de ces populations étant les Touaregs.

Autre passerelle entre nord et sud, la vallée du Nil, sur laquelle se replièrent les populations chassées par l’assèchement du Sahara. Remonter le cours du Nil, franchir les cataractes toujours plus au sud, c’était traverser le continent, atteindre les hauts-plateaux d’Éthiopie, puis toujours plus au sud, les massifs des Grands Lacs, centre hydraulique du continent.

Sa position géographique fit de l’Empire pharaonique un carrefour entre Afrique et Moyen-Orient. Via l’Égypte, des dynamiques technologiques (métallurgie, utilisation des chevaux…) pénétrèrent vers le sud. Elles croisèrent des dynamiques commerciales, notamment des flux d’ivoire, d’or et d’esclaves…

Plus à l’est encore, troisième voie nord-sud après les routes du Sahara et du Nil, la mer Rouge, artère indispensable aux échanges, donnait accès à l’océan Indien et donc à la côte orientale de l’Afrique. À travers ces trois voies, les échanges ne cessèrent jamais. L’Afrique subsaharienne n’était pas physiquement séparée du reste de l’Ancien Monde, l’Asie et la Méditerranée, par le désert du Sahara, elle restait connectée – même si les difficultés à parcourir ces voies expliquent un relatif isolement et, conséquemment, une originalité des processus familiaux et linguistiques à l’œuvre en Afrique sur le temps long.

Des langues, des milieux et des sociétés

En effet, nulle part au monde n’ont été parlées autant de langues (carte ci-dessous) : il en subsiste 2 400 encore de nos jours, ayant survécu à l’homogénéisation linguistique planétaire. Nulle part au monde ne se trouve autant de diversité génétique, ce qui signale à la fois la présence des foyers d’origine de l’humanité, et aussi les difficultés pour des conquérants à imposer durablement l’hégémonie de leurs groupes. Nulle part au monde enfin ne trouve-t-on une diversité aussi marquée de structures familiales, claniques et sociétales.

Anthropologiquement, avant que la Modernité européenne n’imprime sa marque sur les mentalités, la majeure partie des sociétés africaines se définissaient souvent par des appartenances multiples, articulées sur des jeux d’échelle, membre de telle famille, incluse dans telle alliance clanique, insérée elle-même dans un dispositif étatique lâche (chefferie, royauté…), et non par des dimensions territoriales. À cet égard comme en d’autres, fait exception l’Éthiopie (lire l’article d’Amélie Chekroun), dont le cœur est marqué depuis longtemps par des conceptions monothéistes : il fallait mettre en valeur un territoire, contre une nature hostile. Et les animaux symboles de cette nature, autrefois esprits des religions animistes, devenaient alors des démons ou djinns, à exorciser ou à tenir éloignés via des pratiques syncrétiques. En cela l’évolution religieuse de l’Éthiopie des hauteurs a précédé celle du continent entier, où l’animisme a cédé la place à l’islam ou au christianisme – dont les expressions pentecôtistes et évangéliques sont souvent fusionnelles (lire l’article du regretté Henri Tincq).

Quittons l’Égypte et l’axe qu’elle traçait vers le sud, pour arpenter un autre axe, d’est en ouest, juste sous le Sahara. Voici le Sahel. Milieu steppique, favorable à l’agriculture lorsque les fleuves coulent encore, lorsque les humains continuent de se battre contre l’avancée du désert. Vers le sud, lui succède à l’ouest la forêt, à l’est la savane.

Savane qui, tout au long de la côte orientale, bordée par l’océan Indien, se montra favorable au pastoralisme. Le bétail s’est diffusé, du nord au sud, en marquant des formations politiques spécifiques, selon des cohabitations particulières, liées à d’autres façons d’occuper cet espace. Des agriculteurs semi-sédentaires, par exemple, pratiquant le brûlis périodique ou écobuage, travaillant la terre quelques années après l’avoir fertilisée de cendres, l’abandonnant en jachère ensuite. Ces façons de faire, diffusées par les migrations dites bantoues, associées depuis au moins deux millénaires à une métallurgie du fer originale, sont présentes dans une bonne part de l’Afrique australe et orientale.

Sur l’autre façade océanique, ouverte sur l’Atlantique, la forêt équatoriale appelle à d’autres agricultures vivrières, d’autres structures sociétales, moins bien documentées que d’autres car faibles en vestiges archéologiques.

Toutes ces considérations, pour générales qu’elles soient, ne doivent pas masquer deux évidences : d’abord, que rien n’est figé, à l’encontre des affirmations d’une certaine imagerie coloniale. Des populations changent fréquemment de mode de vie. Ainsi, au 19e siècle, les populations pastorales d’Afrique équatoriales ont vu périr leur bétail, victime de la peste bovine venue d’Europe. Leurs formations politiques se sont effondrées, ce qui a facilité la colonisation européenne et notamment britannique. Mais les victimes se sont adaptées à la nouvelle donne écologique, comme elles avaient su s’adapter à la présence de la mouche tsé-tsé, vecteur de la maladie du sommeil.

Ensuite, l’évidence que l’Afrique a eu un destin contraint par le climat tropical, favorable aux endémies. La présence du paludisme (dans sa variante Plasmodium falciparum, la plus létale) et surtout de la fièvre jaune a constitué une gêne récurrente, par exemple pour l’établissement de grandes agglomérations auprès des fleuves. Mais aussi pour les conquérants, comme l’ont bien noté les Européens, qui ont dû attendre de disposer de la quinine et de moyens modernes de prophylaxie à la fin du 19e siècle avant de pouvoir envahir la quasi-totalité du continent. La colonisation n’a été qu’une brève parenthèse (lire l’article de Christine de Gemeaux), courant de la toute fin du 19e siècle aux années 1950-1970. Mais une parenthèse qui, pour être brève, n’en est pas moins génératrice de lourds traumas (interview de Seloua Luste Boulbina par Régis Meyran) et de situations de violence où se mêlent héritages coloniaux et dynamiques endogènes, au nord du Nigeria (lire l’article de Vincent Hiribarren), dans le Rwanda de 1994 (lire l’article d’Hélène Dumas) ou ailleurs (lire l’article de Sonia Le Gouriellec). Ajoutons à cela une situation économique étrange, où un continent se voit sommé de suivre la trajectoire de développement qui a réussi à un autre (interview de Kako Nubukpo par Hugo Baudino), sans qu’il puisse réellement se poser la question de ses potentiels (interview de Felwine Sarr par Matthieu Stricot).

Une histoire de surprises

Après les limites géographiques, poser une histoire de l’Afrique implique d’en identifier les bornes temporaires. Et là aussi, l’hégémonie du récit européen masque ce que l’histoire africaine a d’hétérogène par rapport à notre vision linéaire. L’Antiquité, qui s’envisage par rapport à une présence grecque en Égypte, puis romaine en Égypte et au Maghreb (lire l’article de Christophe Hugoniot), ne doit pas faire oublier que les deux civilisations, gréco-égyptienne et romano-berbère, ont été des métisses, mêlant divers apports pour mieux s’insérer dans des réseaux diplomatiques et commerciaux étendus.

Puis vient le Moyen Âge (interview de Bertrand Hirsch par Hélène Frouard). C’est un âge de grandes formations politiques sahéliennes, converties à l’islam à partir du 11e siècle, dont la plus connue est l’Empire du Mâli (le circonflexe distinguant cette entité de l’État moderne du Mali). Des empires marqués par leur insertion dans des échanges de longue distance qui vont jusqu’à l’océan Indien. Mais la société féodale est un non-sens dans cette Afrique-là, où la conversion des élites à l’islam se comprend comme un acte pragmatique ouvrant la porte des échanges aux commerçants musulmans.

Quant à la Modernité, elle est marquée par l’intensification du commerce des esclaves. Ce commerce, attesté depuis l’Antiquité, est d’abord interne aux sociétés africaines. Il se nourrit ensuite, du 7e au 19e siècle, de la demande musulmane ; et se voit enfin dopé entre les 15e et 19e siècles par la volonté des Européens d’exploiter les terres des Amériques avec une main-d’œuvre servile et innombrable – une histoire à l’origine d’une diaspora importante (lire l’article de Justine Canonne). Ces Temps modernes voient aussi apparaître des formations politiques originales, qui toujours se montrent capables d’évoluer avec les donnes géopolitiques.

En réalité, l’Afrique a un passé si divers qu’il ne pourrait pas tenir dans ces pages, et qu’il lasserait le lecteur. Qui a entendu parler des dynasties almohades, almoravides, fatimides, etc., qui se sont succédé au Maghreb ? Nous avons choisi ici de les analyser (lire l’article de Mehdi Ghouirgate), mais une telle étude aurait pu porter sur d’autres régions, tout aussi riches en successions dynastiques. Au passage jaillissent aussi bien des surprises, telle cette Nana Asma’u conseillère au 19e siècle du califat de Sokoto (lire l’article de Dag Herbjørnsrud).

C’est pourquoi ce numéro est construit sur des jeux d’échelles, adoptant des points de vue divers, des histoires de pays particuliers (comme l’Éthiopie, et l’Afrique du Sud, lire l’article de Gilles Teulié) aux événements affectant en profondeur le continent entier (traites esclavagistes, colonisation). Il s’agissait de restituer ces passés incomparablement divers, échappant à toute catégorisation, parfois en s’attachant à restituer la vie d’un individu, tel l’esclave devenu écrivain Olaudah Equiano. Il y eut sur ce continent une multiplicité de trajectoires individuelles, et bien des modèles de sociétés.

L’Afrique a une histoire, la plus longue de toutes. Elle commence dans les pages à venir, s’y déploie jusqu’à l’époque contemporaine. Fermez les yeux, imaginez la transition d’échelle, et commençons. Il était une fois, dans un lieu que l’on a longtemps dit sans histoire, des êtres bipèdes qui taillèrent des outils il y a plus de trois millions d’années. Ils inauguraient sans le savoir la plus performante des success stories de tous les temps, celle d’un être – l’humain – qui allait changer la planète… ●

Chronologie

3,3 millions d’années : premiers outils taillés par des hominiens.

2 millions d’années : Homo erectus sort d’Afrique pour se répandre en Eurasie.

330 000 ans : Homo sapiens serait présent dans toute l’Afrique. 150 000 ans plus tard, il sort d’Afrique pour se répandre dans le monde entier.

De -9000 à -2000 : le Sahara alors fertile et l’Éthiopie connaissent le Néolithique, avec la domestication de diverses céréales et l’élevage de la vache.

≈ -3200 : apparition des hiéroglyphes, suivie de l’unification de l’Égypte (≈ -3100) puis de la construction de grandes pyramides lisses (≈ -2500).

≈ -3000 : début de l’expansion des locuteurs de langue bantoue depuis le Nigeria-Cameroun vers le sud, puis à partir de ≈ -1500 vers l’Afrique orientale, avant d’atteindre l’Afrique australe ≈ 500.

-146 : Carthage est détruite par Rome.

-30 : Rome parachève sa conquête de l’Afrique du Nord en soumettant l’Égypte.

≈ 330 : conversion du roi Esana d’Aksoum (Éthiopie) au christianisme.

640-705 : conquête musulmane du Maghreb.

À partir du 8e siècle : mise en place de circuits commerciaux transahariens, extension des échanges vers l’océan Indien. L’Afrique fournit désormais au Moyen-Orient et à l’Asie des esclaves et d’autres marchandises. Début de la culture marchande swahili sur la côte orientale.

≈ 10e siècle : des Austronésiens, plus tard rejoints par des Africains, peuplent Madagascar.

1039-1147 : l’Empire berbère des Almoravides domine Andalousie, Maroc, Tunisie et Mauritanie, avant d’être vaincu par les Almohades (1121-1269).

14e siècle : conversion à l’islam du souverain de l’Empire du Mâli, Mansa Moussa (1312-1337). La production d’or dans ses domaines aurait fait de lui l’homme le plus riche ayant jamais vécu.

À partir de 1348 : la peste noire ravage l’Afrique du Nord et l’affaiblit face à l’expansion européenne.

1415 : prise de Ceuta (Maroc) par les Portugais.

1487 : les navigateurs portugais contournent l’Afrique par le sud afin d’atteindre l’Asie. Parsemant les côtes du continent de forts, ils mettent en place les traites atlantiques. Dans les quatre siècles qui suivent, 12 millions de captifs sont déportés dans les Amériques par les Européens (Portugais, Français, Anglais…). Des royaumes négriers africains nourrissent ce commerce.

16e siècle : apogée de royaumes africains. 25 000 étudiants sont hébergés dans l’université islamique de Tombouctou.

1652 : fondation de la ville du Cap par des colons calvinistes néerlandais, sous l’égide de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC).

1692 : mort du philosophe rationaliste éthiopien Zera Yacob, à l’âge de 93 ans.

1830 : prise d’Alger par les armées françaises, qui conquièrent l’Algérie en dix-sept ans – le temps de vaincre la résistance dirigée par l’émir Abd-el-Kader.

1833 : après avoir aboli la traite en 1807, la Grande-Bretagne décrète l’abolition de l’esclavage. La France fait de même en 1815 (interdiction de la traite) et 1848 (abolition de l’esclavage).

1835-1841 : En Afrique australe, Grand Trek des Boers, colons néerlandais fuyant les Britanniques.

1885 : traité de Berlin, étape d’enregistrement du partage de l’Afrique entre puissances européennes. En 1885, les colons contrôlent 10 % du continent, contre 90 % en 1905. Seule l’Éthiopie reste indépendante, le Liberia étant un cas particulier, une colonie occupée et gérée depuis 1847 par des esclaves affranchis revenus des États-Unis.

Autour de 1960 : la vague des indépendances, ouverte en 1951 (Libye libérée de l’Italie), culminant dans les années 1960, s’achevant dans les années 1970, crée nombre de nouveaux États, souvent dépendants des anciennes métropoles, d’un point de vue culturel, économique et sécuritaire. Alors que l’Asie parvient à s’autonomiser de la tutelle de l’Occident, les économies africaines restent globalement dépendantes de l’exportation de matières premières, ce qui entraîne souvent corruption des élites et inégalités. Reste que l’Afrique, déjouant les pronostics pessimistes, réussit à nourrir sa population, qui entame un spectaculaire essor.

L’Antiquité en héritage

Voici le texte introductif du hors-série Sciences Humaines Histoire n° 9, « Rome Athènes : que nous ont-elles transmis ? » – en kiosques pour décembre 2020 et janvier 2021.

On raconte qu’au commencement, il y eut les ténèbres, la barbarie. Les historiens d’antan voyaient en cette ère les âges obscurs de la Grèce. Du 12e au 8e siècle avant notre ère, ce moment précédait l’époque classique, celle d’une gloire dont nous aimons nous penser les héritiers. Le Soleil de la civilisation, dit-on, se leva alors avec Homère. Un poète à l’existence moins que certaine, une œuvre réelle qui transforme en épopées le sac de la ville de Troie et l’errance misérable d’un migrant nommé Ulysse. Le ton était donné, on reconnaît l’écho des mythes d’origine.

Nous sommes partis en quête de ces sources, de cette Antiquité grandiose qui fut celle des cités-États telle Athènes, avant d’être celle de Rome, République puis Empire. Nous avons questionné les récits fondateurs. Que devons-nous vraiment à ces civilisations? Ont-elles été si exceptionnelles que des siècles après leur disparition, nous désirions penser qu’elles demeurent en nous, dans nos façons de philosopher, de parler en public, de négocier le politique, de faire la guerre, de soigner nos corps, de gérer nos ressources, de dire le droit, voire d’imaginer notre fin ?

Annie Collognat, professeure de lettres classiques, ouvre le bal avec un personnage aussi énigmatique qu’Homère : Pythagore, un touche-à-tout végétarien connaissant les secrets de l’univers. De ses enseignements, et des réflexions des innombrables penseurs qui lui succédèrent, nous pouvons évidemment retenir tout un spectre de maximes pour bien vivre, prêt à l’emploi. Compilé dans un rayon « sagesses antiques », il prend trop souvent la poussière dans nos bibliothèques, juste à côté du foisonnant rayon « développement personnel », qui pourtant n’en est trop souvent que la pâle continuation.

Toutes ces préoccupations pour une vie bonne, visant à bien se connaître pour ne jamais outrepasser ses limites, pour trouver un « juste milieu », portent en elles un idéal, un humanisme fondamental qu’il importe de redécouvrir. Car tout se passe comme si nous nous soucions comme d’une guigne des recommandations prodiguées par ces Anciens. Nous consumons notre existence dans un tourbillon d’activités, nous oublions de réfléchir, nous nous trouvons démunis face à la mort faute d’y avoir pensé… Oui, décidément, la redécouverte de la sagesse antique est plus que jamais une nécessité.

Marcel Detienne (1935-2019), helléniste et anthropologue, s’attache à comprendre si les Grecs croyaient, ou non, en leurs mythes. Il rappelle qu’en Grèce, il y eut un avant et un après Platon. Le philosophe athénien met au centre une conception de la vérité rationnelle, absolue, qui n’admet pas la contradiction – une chose est vraie ou non – et qui s’oppose ainsi à la vérité rituelle du mythe. Nous percevons aujourd’hui le mythe comme une vérité, immuable. Pour les Grecs de l’Antiquité, le mythe donnait forme aux connaissances partagées et évoluait avec la société. Mythe et vérité sont deux formes de pensée qui coexistent, chez les Grecs comme chez nous. On peut croire au Minotaure ou aux extraterrestres, tout en sachant que la Crète est à une semaine de navigation et que des hommes ont marché sur la Lune. Le mythe n’est ni faux ni vrai, et Platon en était conscient, lui qui soulignait que « le mythe ne doit pas être cru, mais utilisé politiquement ». Une sentence plus que jamais d’utilité, en ces temps de fake news ?

Nous avons demandé à l’historienne Sarah Rey de se mesurer à une idée commune : le paganisme aurait-il été plus tolérant que le monothéisme, qui sous sa forme chrétienne l’a supplanté en Occident à partir du 4e siècle ? En un sens, oui, puisque le polythéisme impliquait la cohabitation des dieux, qu’il ne défendait pas de vérité absolue et se souciait peu du blasphème. Seul comptait le rite, qu’il fût bien accompli, et à Rome que les citoyens rendent un culte à l’État. Professeur honoraire au Collège de France, John Scheid illustre ce cas de figure avec un dieu inattendu, Jules César, divinisé quelques semaines avant sa mort.

Pierre Judet de la Combe, directeur de recherches à l’Ehess, nous offre un plaidoyer passionné pour l’apprentissage de langues que d’aucuns disent « mortes ». Le latin et le grec ont en commun d’aider la pensée à sortir des rails de l’efficience du langage. Ils offrent un antidote précieux à cette idée qui fait de la langue un outil ne servant qu’à communiquer (pour vendre des lessives, des smartphones ou des candidats à des élections). Et si l’on prolonge la démarche, une fois happé par le jeu de la version, captivé par ces réflexions du passé, on rentre dans une nouvelle dimension : celle de l’épaisseur historique des langues. Comprendre comment ont évolué les racines, pourquoi les mots ont changé de sens avec les époques, c’est se libérer de l’impression que le monde est en l’état où il ne pourrait qu’être. Une langue de plus dans la tête, c’est un outil d’émancipation de plus pour l’esprit.

Cyril Delhay, professeur d’art oratoire, nous livre dans un abécédaire les figures clés des techniques de rhétorique, recueil précédé d’un plaidoyer pour réveiller les mânes des anciens orateurs, apprendre à vivre un discours, à l’incarner quand on le déclame. On se prend à rêver. De Périclès à Cicéron, combien de mots changèrent les destins des peuples ? Aujourd’hui, alors que le besoin de changer le monde démange nombre d’entre nous, la rhétorique mérite définitivement que l’on s’intéresse à elle.

C’est en Grèce qu’est née l’alchimie liant la démocratie et la politique. Ces deux pratiques, même si elles sont désignées par des mots grecs renvoyant respectivement au pouvoir du peuple et à l’organisation de la cité, n’ont évidemment pas été inventées dans la Grèce d’il y a vingt-cinq siècles. Mais elles y ont fusionné au point de produire des régimes particulièrement performants dans leur capacité à faire adhérer des populations à un projet. À travers l’histoire d’Athènes, le journaliste Jean-Marie Pottier nous conte cette genèse. On verra vivre cette cité-État dans ses paradoxes, son modèle reposant sur l’appropriation du travail d’une foule d’esclaves et l’exclusion des femmes. Athènes fut tellement puissante qu’elle constitua un véritable empire maritime avant d’être défaite par sa rivale Sparte.

Si cette expérience démocratique dura moins de deux siècles, elle n’en imprégna pas moins durablement les esprits. Certains de ses ingrédients sont néanmoins tombés dans l’oubli : ainsi du tirage au sort, permettant de s’assurer que les mêmes personnes ne s’accaparent toujours la « chose publique »… Un processus récemment remis au goût du jour en France, lorsqu’il s’est agi de désigner les 150 participants à la Convention citoyenne pour le climat.

Res publica, ou la chose publique en latin. Voici le tour de Rome d’entrer en scène. Royauté à l’origine, devenue Répu- blique pour les cinq siècles qui précèdent notre ère. Une République longtemps insubmersible, fondée sur une expérience originale de checks and balances, poids et contrepoids permettant aux plus riches et aux héritiers aristocratiques d’influer sur le système, tout en garantissant aux moins biens dotés l’exercice d’une part du pouvoir politique. Le cocktail évolua en fonction des coteries et des nécessités, mais il fit de Rome une communauté soudée à même de s’imposer à l’Italie, puis à la Méditerranée entière. La République précéda l’Empire, elle le construisit même, au moins du point de vue de l’hégémonie territoriale. L’analogie avec les États-Unis, pays qui a pris Rome comme modèle lorsqu’il construisit ses intitutions il y a plus de trois siècles, avant d’exercer un quasi-monopole de l’hyperpuissance à la fin du 20e siècle, est tentante. Au point que nombreux sont les essayistes d’outre-Atlantique à poser la question : « Sommes-nous Rome ? » Mais de quelle Rome s’agit-il ? Toutes pourraient être pertinentes : une République qui voit se délabrer la part démocratique des institutions ? Un empire sur le point d’être défié par une puissance émergente (la Perse au 3e siècle, la Chine aujourd’hui) ? Ou un monde bousculé, où de nouvelles idéologies reconfigurent les fondements des sociétés (le christianisme au 4e siècle, le capitalisme dérégulé aujourd’hui) ?

Dans une interview menée par notre collaborateur Régis Meyran, l’historien François Hartog revient sur le passage du mythe à l’histoire comme discipline scientifique, cette transition entre les épopées d’Homère et les Enquêtes, Historia, d’Hérodote, au 5e siècle avant notre ère. C’est déjà une histoire « à parts égales », puisqu’Hérodote s’intéresse autant au point de vue des non-Grecs, les Barbares, qu’à celui des Grecs. Bientôt Thucydide, en théoricien d’une histoire du présent, narrera l’affrontement entre Sparte et Athènes, dont il a été le témoin direct. Suivront Polybe, qui s’efforcera de comprendre pourquoi les Romains ont vaincu les Grecs, et Denys d’Halicarnasse, qui voudra convaincre les Romains de ce que les Grecs les ont conquis par leur culture. Surgira une histoire « universelle » centrée sur Rome, celle de Tite-Live. Histoire nationale, connectée, globale, subalterne… Dans les débats entre tenants de diverses formes historiographiques aujourd’hui, chacun y retrouvera un saint patron, qui l’aura symboliquement précédé dans sa démarche.

Pour Jean-Vincent Holeindre, professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas, ce sont la force et la ruse, incarnées par les figures mythiques du guerrier Achille et du stratège Ulysse, qui se combinent pour mener à la victoire. Si l’histoire ne se répète pas, les réflexions guerrières de l’Antiquité ont toujours une charge instructive.

Yann Le Bohec, à travers l’histoire du millénaire que dura la puissance militaire de Rome, nous expose les deux faces du succès romain. Côté armées, Rome a élaboré par étapes un dispositif de combat extrêmement efficient et adaptable, l’infanterie lourde des légionnaires. Sur le versant politique, elle avait devancé le diagnostic du stratège prussien Carl Von Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » Les Romains surent stabiliser leur conquête de l’Italie en accordant, fait sans précédent dans l’histoire, la nationalité romaine aux peuples vaincus au lieu de les réduire en esclavage. Ils firent ensuite de cette citoyenneté, et de la prospérité qu’apportait la paix, un puissant ciment social, à la source de la formidable résilience de leurs institutions.

Au 19e siècle fut inventée l’expression de « miracle grec », sous la plume d’Ernest Renan, ébloui par le faste que laissait deviner le spectacle des ruines de l’Athènes antique. Cet itinéraire, que trace Jean-François Dortier à travers les lieux de savoir de la Grèce antique, est buissonnant. Il y eut quatre pôles majeurs du savoir grec, autant de manières d’étudier le monde: l’école de Milet (Asie centrale, côte de l’actuelle Turquie), où au 6e siècle avant notre ère apparurent philosophie, alphabet et monnaie, école symbolisée par la figure du savant polymathe Thalès ; le Sud de l’Italie (dit la Grande Grèce car ses côtes étaient parsemées de cités hellènes), où enseignaient alors Pythagore à Crotone, puis Parménide à Élée, initiateur de la métaphysique ; l’Athènes du 4e siècle avant notre ère, avec Platon et Aristote ; enfin Alexandrie d’Égypte et sa bibliothèque, phare de la science antique sous la dynastie des Ptolémée – en ce dernier lieu officièrent Ératosthène et Claude Ptolémée, pères de la géographie… Il est instructif de noter que trois des quatre lieux du savoir grec furent, in fine, hors de la Grèce que nous connaissons aujourd’hui.

« Être utile ou du moins ne pas nuire. » On a retenu d’Hippocrate et de Galien, les deux géants de la médecine antique, des maximes, un vocabulaire, mais aussi une tradition morale et les bases d’une démarche scientifique : « À une époque où la religion et la magie tenaient encore tant de place et où la maladie, vécue comme une souillure, était souvent considérée comme un châtiment envoyé par les dieux, Hippocrate a imposé la vision d’une médecine résolument rationnelle dont les savoirs doivent être basés sur une méthode », nous apprend Véronique Boudon-Millot, directrice de recherche au CNRS. Elle complète : « C’est en effet parce qu’il a confiance en son médecin que le malade pourra à la fois accepter des traitements difficiles sans désobéir et surtout tout lui dire sans rien cacher. » Quant à l’idée de ne pas nuire, elle est extraite d’un ouvrage d’Hippocrate titré… Épidémies.

En historien, Christian-Georges Schwentzel s’attaque au genre de l’art. Il souligne à quel point les canons de la statuaire gréco-romaine imprègnent encore nos représentations en matière d’érotisme, de rapports entre les sexes : dans l’art antique, le corps de l’homme est mis en scène nu, sans apprêts, car la virilité est supposée se suffire à elle-même. Alors que le corps de la femme est soit voilé sans pourtant dissimuler, soit saisi en plein déshabillage. Ces représentations ont « pour vocation de satisfaire des désirs de domination masculine » ; elles se prolongent jusqu’à nos jours, par exemple dans certains clichés des publicités contemporaines.

Véronique Chankowski, professeure d’histoire et d’économie antiques, met en scène un débat. Il oppose les tenants d’une économie libérale, qui revendiquent les marchands de l’Antiquité comme précurseurs, aux militants de l’économie dirigée, qui insistent sur les contrôles exercés sur les échanges par les institutions antiques. La controverse a évolué, épousant les évolutions économiques du 20e siècle. Les parallèles sont facilités en ce qu’on trouve dans l’Antiquité, pour la première fois, les éléments de base des économies modernes : monnaie, investissements publics, philanthropie, mise en place d’échanges inégaux, prolétarisation, monopoles, contrôle du change, développement urbain, banques privées, prêt à intérêt et hypothèques, le tout chapeauté par des instances démocratiques…

L’historien et juriste Aldo Schiavone nous embarque au fil de l’histoire étonnante de notre droit moderne, issu en droite ligne d’une codification tardive du droit romain. Un colossal malentendu fit accroire que ce droit recelait des principes entrés dans nos imaginaires, qui ont façonné notre société depuis la Renaissance. Nous aurions inventé par accident un ordre normatif supposément universel, suite à un usage orienté des efforts de mise en ordre du droit entrepris par l’empereur byzantin Justinien au 6e siècle de notre ère. Cet héritage a bouleversé le monde, en créant un nouvel imaginaire du droit, celui des personnes physiques ou morales.

À la fin de cette histoire, nous reviendrons sur un autre imaginaire, celui de la chute. L’effondrement de l’Empire romain d’Occident est la matrice de toutes les peurs de fin des civilisations. Il n’y manque rien de ce qui fait le sel d’un péplum hollywoodien ou des journaux du JT : hordes de barbares incendiant les villes, flots de réfugiés apeurés, économie qui s’écroule, un changement climatique pour faire bonne mesure. Mais avant de se plonger dans ce décor de fin du monde reconstitué au prisme de nos angoisses, il faut prendre le temps de savourer l’apparition d’un monde nouveau au fil de ce hors-série. Car la chute, si chute il y eut, fut précédée d’un millénaire hors du commun, qui nous a forgés tels que nous sommes.

 

Les outils peuvent-ils nous parler du passé ? Rencontre avec Éric Boëda

Eric BOEDA

Éric Boëda est professeur de préhistoire à l’université Paris-X–Nanterre, membre de l’Institut universitaire de France, auteur notamment de Techno-logique & Technologie. Une Paléo-histoire des objets lithiques tranchants, @rcheo-editions, 2013.

 

Vous êtes spécialiste des outils préhistoriques, un terme qui évoque souvent la pierre taillée. Mais qu’entend-on exactement par outil ?

Ce sont des objets que l’on interprète comme étant à l’interface entre nous et l’environnement. Le terme est donc extrêmement vague, puisque ces outils peuvent être des objets naturels sans modification, ou des objets que l’on a modifiés afin de pouvoir réaliser une action. Le statut d’outil est plus lié à la façon dont on le perçoit qu’à sa réalité même. Par exemple, on sait que les singes à l’état sauvage utilisent des objets naturels en pierre, sans les transformer, comme outils pour casser une noix. En revanche ils transforment la matière végétale, en la cassant avec les dents. C’est le cas des bâtons permettant de déloger un lézard ou d’attraper des termites. Quels que soient ces objets, quand on les retrouve hors contexte, on ne sait pas que ce sont des outils. Vus entre les mains des singes, ils deviennent les témoins de cultures.

Or, pour qualifier un objet préhistorique d’outil, il faut qu’il ait été transformé. Sans cela, rien n’atteste qu’il ait pu servir. Il faut aussi que cet objet ait été conservé. Des outils ou parties d’outils ont pu être en bois, en os, en fibres végétales, en tissus animaux… Mais tout ça est périssable. Seul reste le minéral, la pierre. Et plus on remonte dans le temps, plus cela devient flou.

 

Parce que les vestiges deviennent de plus en plus rares ?

Oui, mais pas seulement. C’est aussi lié à l’idée que l’on a de ce que doivent être les premiers outils. On va souvent dire que cet objet a été un outil parce qu’il a fait l’objet de transformations, et que ces transformations sont suffisamment complexes pour que nous soyons certains que ce n’est pas la nature qui les a faites. C’est toujours très subjectif. Mettez dix archéologues autour d’un objet, et vous pourrez avoir dix analyses différentes.

 

Mais jusqu’à quand peut-on remonter dans le temps avec les pierres taillées ?

En Afrique, on en est à peu près à 2,7 millions d’années (Ma). En Chine, entre 2,2 et 2,5 Ma. Le plus ancien reste en Afrique. Mais il faut savoir qu’en Afrique de l’Est, vous n’avez pas besoin de fouiller pour ramasser de très vieux outils, l’érosion des rivières et l’activité volcanique du Rift les déterrent pour vous. Cela explique pourquoi ce terrain est très documentée. Dans les sites asiatiques sur lesquels j’ai travaillé, on devait creuser des dizaines voire des centaines de mètres de sédiments, et c’est le hasard qui permet de découvrir un site, jamais la recherche systématique, qui en est rendue impossible.

 

Ce qui revient à chercher une aiguille dans une botte de foin, si on se rappelle que la densité humaine devait être alors très faible. Peut-on au moins deviner qui a fabriqué les premiers outil ?

Non. Car il n’existe aucun site associant des objets dont on soit assuré qu’il s’agit d’outils avec des restes d’homininés. À 2,7 Ma, en Afrique, on sait qu’on a plusieurs candidats possibles : Australopithèques, Paranthropes, Homo… Et le jour où vous trouverez les restes d’un homininé associés à des outils, qui vous dira qu’il n’a pas été mangé par les détenteurs de ces objets ? Cela me décourage que l’on pose toujours la question, parce qu’en l’état actuel de nos connaissances il ne peut y avoir de réponse. Il faut comprendre que plus on recule dans le temps, moins il y a de choses à dire. Ce qui n’empêche pas certains de vouloir retracer l’histoire du début de l’humanité à la manière d’une épopée.

 

Mais ne peut-on rien savoir de certain sur ces outils ? Après tout, l’archéologie expérimentale nous montre aujourd’hui comment ils pouvaient être taillés, utilisés…

Je suis moi-même expérimentateur depuis longtemps. On a beaucoup expérimenté, mais trop souvent sans réflexion. Nous n’avons généralement reproduit que des formes, réduisant ce qui est par ce qui « doit-être ». Il faut procéder à de vraies expérimentations…

 

Comme chasser le mammouth au milieu de la steppe ?

Non, pas du tout ! Une vraie expérimentation, c’est comme un test de médicament : vous définissez une opération, et vous en faites varier tous les paramètres, les uns après les autres. Prenez un caillou, et essayez de faire un tranchant. Dans le caillou, vous avez la partie qui va être travaillée, un tranchant, et la partie qui sera prise en main. Comment vous l’utilisez, comment vous le manipulez, et pour faire quoi ? Face à ces objets là, nous sommes dans la position du chimpanzé auquel on a donné un crayon en lui demandant d’écrire. Pour vraiment appréhender ces outils dans leur contexte, il faut les repenser totalement. Il faut comprendre comment ces objets ont évolué dans le temps. Ce qui nous permettra d’imaginer à quoi a pu ressembler le premier outil, et de comprendre la place qu’occupe celui qu’on a sous les yeux.

 

Ce pourquoi vous recourez à la notion de lignée…

Oui, tout à fait. Un objet peut avoir des fonctions différentes, et une même fonction peut être réalisée par différents objets. Un objet ne se définit pas par ce qu’il donne à voir, mais dans son devenir. Toute la difficulté est là. La notion de lignée fixe une échelle d’évolution d’objets successifs répondant au même principe de fonctionnement et ayant le même objectif. Vous faites une différence entre une 2 CV, une 4L, une DS, etc. Vous êtes capable de dire que ce sont des voitures, de parler de leurs caractéristiques techniques, de savoir que l’une a précédé l’autre. Un Martien qui voit une DS ne sait pas ce que c’est. La clé de voûte, c’est la mémoire. Vous, vous avez la mémoire de la lignée des voitures, vous savez à quoi ressemblait la première, et vous pouvez restituer l’action qui consiste à s’en servir, et vous pouvez anticiper les modèles des voitures du futur.

De la même façon, si je vous dis hache, vous savez que ça sert à couper le bois, qu’elle ait 10 000 ans ou qu’elle soit neuve. En revanche si je vous dis biface, là rien ne va plus. On n’en fait plus depuis 300 000 ans dans le bassin méditerranéen et sa périphérie, on en a perdu la mémoire. Et l’expérimentation nous permet de savoir comment les fabriquer, mais pas comment ils ont été utilisés.

 

Vous avez écrit que « les préhistoriens cataloguent des objets de pierre taillée, mais ce savoir cumulatif ne peut générer un savoir explicatif. Comment expliquer en effet qu’un même objet réalisé et utilisé de façon identique, soit produit en des lieux différents, sans contacts possibles, comme l’expose l’ethnologie, et en des périodes différentes, comme le montre l’archéologie ? » L’approche en termes de lignée vous permet-elle d’expliquer le paradoxe que vous soulignez ?

André Leroi-Gourhan a posé une grande œuvre à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Un des volets de sa recherche, concernant la notion de tendance, a été abandonné en préhistoire. Il n’a intéressé que les philosophes et certains historiens. Nous faisons des recherches multiples, produisons du savoir ponctuel. Ethnologue, linguiste, préhistorien, lui était capable d’aborder un problème sous de multiples facettes, ce qui nous fait défaut aujourd’hui. Nous ne voyons un objet, spécialisation oblige, qu’à travers un seul aspect. Leroi-Gourhan avait une vision globale, intégrée. Il a travaillé sur l’aspect diachronique des objets, leur évolution sur le long terme. Et il a effectivement observé que des inventions apparaissaient d’un continent à l’autre, suivaient une trajectoire parallèle, sans communication possible entre ces lieux.

C’est un problème qu’il reste à élucider, on ne peut pas se permettre de dire que ça n’existe pas. Ainsi, quand on compare la Chine, l’Afrique et le bassin méditerranéen, le démarrage est toujours le même, c’est l’utilisation d’un tranchant. Mais la partie préhensive diffère. En Afrique, on va fracturer des blocs et récupérer des éclats. Le tranchant se donne systématiquement puisque vous fracturez une matière minérale, mais la partie que vous aurez en main est aléatoire. En Asie, surprise : les premiers objets qu’on a sous les yeux, à 2,2 Ma, sont déjà façonnés. Les galets ont été sélectionnés pour leur préhension, façonnés pour aménager un tranchant. On en retire l’impression qu’en Asie, la partie préhensive a été un élément extrêmement important dès le départ.

 

Et là-dessus arrivent les bifaces, des pierres à deux tranchants souvent symétriques ?

Oui, beaucoup plus tard. 1,7 Ma en Afrique, et 0,8 Ma en Chine. Mais il faut savoir que ce qu’on appelle biface apparaît en plusieurs endroits, très décalés dans le temps. Ensuite que les densités varient. Les bifaces en Afrique de l’Est sont très communs. Ce sont les premiers objets façonnés, ils se substituent à ces premiers tranchants à la partie préhensive aléatoire et représentent au maximum 20 % de la boîte à outils – tout le reste continue à être fait d’éclats. En Chine les bifaces restent rarissimes, 0,1 %, donc 99,9 % d’outils restants faits à partir de galets. Et entre les deux, au Proche-Orient, il y a des endroits où les bifaces représentent 100 % des pièces. Et on voudrait que ce soient partout et toujours les mêmes bifaces, en négligeant ces contextes ! Sans compter que les matières varient : silex bien sûr, basalte, quartztite…

 

Certains font de la diffusion des bifaces l’indice de schémas migratoires, élaborant une théorie de peuplement qui verrait Homo erectus sortir d’Afrique et conquérir le monde…

Si on introduit le degré d’évolution de ces pièces, on se rend compte que pour une même temporalité entre l’Afrique ou le Proche-Orient et l’Europe, il existe un décalage des plus importants. Alors qu’en Afrique ou au Proche-Orient les bifaces sont à un stade de lignée avancée, en Europe à la même période les bifaces en sont à un stade technique de début de lignée. Ces données sont en faveur de la notion de convergence d’une idée technique, et non le fait de populations migratrices conquérantes générées par un nouveau type humain. Une idée technique peut très bien être empruntée par un groupe par simple contact, et être alors transformée selon des traditions techniques propres. En réalité, en ne prenant qu’un type d’objet, qui plus est fantasmé, nous sommes dans la fabrication d’une épopée et non dans une démarche scientifique rigoureuse.

 

Ce ne serait en tout cas pas une raison esthétique, comme le défendent certains de vos collègues, qui a poussé à tailler des bifaces ?

Quand on n’a rien à dire, c’est ce qu’on avance. Quand on ne comprend pas un objet, on le juge en termes esthétiques : est-il digne ou non de figurer dans une vitrine ? Maintenant, tous les objets façonnés par des artisans ont une plus-value. Sur un biface, qui nécessite plus de travail qu’un éclat, ça se voit mieux.

 

 

biface

Ces deux bifaces ont été fabriqués il y a 300 000 ans, en des lieux sans contact possible. Celui de gauche, de couleur jaune, a été trouvé sur le site d’Umm el Tlel (Syrie) – photo Éric Boëda. Celui de droite, bleu, provient du site de Petit Bost en Aquitaine – photo Laurence Bourguignon.

Selon vous, il n’est donc pas cohérent de reconstituer comme on le fait des mouvements migratoires de la lointaine préhistoire en suivant les schéma de diffusion de certains outils de pierre taillée ?

Le scénario des différentes sorties d’Afrique, de migrations d’Ouest en Est, est une histoire d’anthropologues et pas de préhistoriens. Il n’est pas innocent que les sorties d’Afrique sont toujours mises en parallèle avec l’apparition d’un nouveau bel objet, comme c’est le cas avec les bifaces et l’Homo erectus, et ainsi de suite. Les évolutions biologiques et technologiques sont supposées se confondre, et toute une évolution est alors ramenée à un seul objet.

Quand vous travaillez sur la matérialité des choses, vous voyez que c’est impossible. Dans chaque espace géographique, vous avez des identités complètement différentes. Encore plus étonnant : une même région va voir plusieurs identités se succéder, mais malgré tout, conserver un tronc commun, une identité géographique de base. Au niveau de la culture technique, nous voyons des innovations apparaître dans un groupe, puis parfois se diffuser vers un autre groupe, par contact. Mais là où des anthropologues verraient une population remplacer sa voisine en emmenant sa culture, je perçois plutôt qu’une idée technique a été captée et adaptée par la population voisine. Travailler sur la matérialité des vestiges ne confirme pas le grand récit anthropologique.

 

Votre discours n’est-il pas trop critique vis-à-vis des approches contemporaines de la préhistoire ?

J’ai participé longtemps à cette préhistoire là, mais j’en étais arrivé à m’ennuyer. Puis j’ai eu la chance de rencontrer des philosophes, des historiens, des ethnologues. Ils souhaitaient se confronter à la profondeur temporelle, à Néandertal. J’étais intéressé par leur façon de penser. Ça a été la découverte de Gilbert Simondon (1). Une voiture n’arrête pas de se transformer, tout en gardant le même principe de fonctionnement. À partir de là, je me devais d’analyser les objets différemment. Ma façon de travailler aujourd’hui est certainement mieux perçue à l’étranger qu’en France, là où il n’y a pas d’écoles constituées.

 

Comment procédez-vous ? En multipliant les points d’observations dans le monde, pour restituer les différentes lignées régionales, les mémoires oubliées d’objets dont nous supposons à tort qu’ils sont identiques ?

Il faut revenir à la sémiologie, essayer de retranscrire les intentions techniques qu’il y a derrière chaque objet. Et il faut avoir une analyse au niveau structural. Je suis comme un docteur devant un malade : je peux regarder les symptômes et les décrire ; je peux aussi les prendre en compte dans leur ensemble, et poser un diagnostic.

 

Si l’outil n’est pas, n’est plus le propre de l’homme, pourrait-on envisager néanmoins qu’il existe une coévolution de l’homme et de la technique ?

Oui, je le pense. Les chimpanzés transforment des bâtons, ils ont une certaine technicité, mais ils n’ont pas connu cette évolution. On n’a jamais vu de singe utiliser des tranchants. Ce qui est très surprenant chez l’homme, c’est la permanence des changements techniques : depuis 2,5 Ma, il n’a jamais arrêté d’innover, il a toujours cherché à modifier l’objet. C’est là à mon sens la grande spécificité humaine. L’homme a toujours cherché à modifier ses objets, les singes ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Je n’en sais rien.

Et quand on prend un cycle d’évolution, que j’appelle une lignée d’objets, ces lignées, dans la lointaine préhistoire, font jusqu’à 0,5 ou 0,6 Ma. Et au fur et à mesure que l’on se rapproche du présent, le temps de réalisation de ces lignées devient de plus en plus court. Aujourd’hui, on a des objets qui naissent, évoluent et disparaissent en une génération, voire moins. Sur le temps long, force est de constater que les cycles de transformation des objets deviennent de plus en plus brefs. En revanche, les hommes ne se sont jamais satisfaits de ce qu’ils ont créés. D’où les lignées.

 

Propos recueillis par Laurent Testot

 

(1) Le philosophe Gilbert Simondon (1924-1989) a traité des rapports de l’homme au vivant et de l’histoire de la technique.

 

NB : une version courte de cet entretien est simultanément publiée dans le dossier « Préhistoire : quinze questions sur nos origines », dirigé par Laurent Testot, Sciences Humaines, n° 262, août-septembre 2014.

 

Un si altruiste prédateur

La biodiversité globale est menacée. Manifestant une prise de conscience, le terme de sixième extinction qualifie la disparition massive et contemporaine de la faune (et de la flore), comparable par son ampleur à quelques phénomènes passés, comme l’extinction des dinosaures à la fin du Crétacé il y a 65 millions d’années (Ma). Une différence, mais de taille : si les extinctions d’antan avaient des causes naturelles (climatiques, volcaniques, peut-être cosmiques…), la présente sixième extinction biologique est pour l’essentiel d’origine anthropique – on rejoint ici le concept d’Anthropocène.

Plusieurs débats agitent la communauté des spécialistes autour de ces concepts de sixième extinction et d’Anthropocène. Ce billet explore celui de la datation des débuts de la sixième extinction – nous utiliserons ce terme par commodité, et parce qu’il est largement usité, pour qualifier la présente extinction, ayant bien noté que certains auteurs préfèrent parler de crise de la biodiversité ou ne retiennent que deux grandes extinctions antérieures. Quand peut-on déceler les premières manifestations de la sixième extinction ? Au 20e siècle ? Ou il y a 2,5 Ma ? Et que nous disent ces débats de la nature humaine ?

 

Que sont devenues les hyènes d’antan ?

Projetons-nous en Afrique orientale, il y a 7 Ma, bien avant le moment où ce lieu s’apprête à endosser le rôle du « berceau de l’humanité ». Foisonnent alors les grands carnivores, hyènes à longues pattes, chiens-ours géants (amphicyonidés, famille de Carnivora aujourd’hui éteinte), mustélidés aussi imposants qu’un léopard, félidés à dents de sabre, ursidés et viverridés de bonne taille, etc. – une diversité dont les actuels carnivores africains de plus de 20 kg (les vedettes des safaris que sont les lions, panthères, guépards, hyènes et lycaons) ne sont plus que le pâle reflet. Et pourtant, de nos jours, l’Afrique est le continent qui abrite la plus grande variété de mégafaune, les animaux de plus de 100 kg devenus exceptionnels dans le reste du monde, sauf en Asie. Or Homo est en Afrique depuis au moins 2,5 Ma, en Asie depuis env. 2 Ma.

L’explication : les humains auraient conquis le monde par la chasse, anéantissant ici le mammouth, là l’oiseau-éléphant… Si la légende de massacres insensés de rennes ou de chevaux, née dans l’étude ancienne de sites comme celui de Solutré (Bourgogne), est abandonnée, il n’en demeure pas moins qu’en dépit de la faible densité de ses populations préhistoriques, l’humain se devine dès ses débuts comme un chasseur susceptible d’impacter fortement les milieux dans lesquels il s’installe. Certains chercheurs voient ainsi dans la disparition quasi totale de la mégafaune américaine, australienne ou européenne, il y a quelques dizaines de milliers d’années, l’amorce de la sixième extinction. On supposait jusqu’ici qu’en Afrique (et secondairement en Asie), coévoluant avec les progrès cynégétiques de l’humain, les grands animaux avaient appris à l’éviter. Franz J. Broswimmer, popularisant la notion d’écocide, estime ainsi qu’au cours du Pléistocène (soit la période qui va de l’apparition des Homo, – 2,5 Ma, aux débuts du Néolithique il y a 12 000 ans), les humains ont dépeuplé l’Australie de 94 % de ses grands mammifères, l’Amérique du Nord de 73 %, l’Europe de 29 % et l’Afrique de 5 % [Broswimmer, 2002].

 

Le vrai roi des animaux

Les travaux du paléontologue suédois Lars Werdelin bouleversent aujourd’hui ce consensus [Werdelin, 2013, 2014]. Ils montrent que, dans la période allant de – 2,5 à – 1,5 Ma, les grands carnivores est-africains ont connu un effondrement spectaculaire de leur « richesse fonctionnelle », soit la diversité des niches écologiques occupées par ces carnivores. Cette richesse fonctionnelle passe il y a 1,5 Ma à 1 % de ce qu’elle était à son apogée il y a 3,3 Ma, ce qui revient à dire que la quasi-totalité des carnivores de plus de 20 kg disparaît alors de nombreux biotopes. Or ce moment coïncide avec l’essor de l’hominisation et la modification du régime alimentaire de nos ancêtres, qui consomment de plus en plus de viande. La plus vieille trace de coupe visible sur un os remonte à 3,4 Ma – ce qui amène à un débat subsidiaire : Homo n’étant pas supposé présent à ce moment, le boucher serait-il un autre homininé, Australopithèque ou Paranthrope ? Notre image d’un Homo seul concepteur d’outils subit un nouvel accroc – on sait aussi désormais que nos cousins chimpanzés peuvent occasionnellement chasser en groupes, procédant à des battues, utiliser ponctuellement des projectiles (Patou-Mathis, 2009], se faire la guerre et entretenir des traditions culturelles sur la base de l’utilisation d’outils…

Le constat de cette première vague d’extinctions corrélée à l’émergence de l’homme lève d’autres questions, dont celle du procédé : cette victoire des hominidés dans un passé très reculé a pu se produire par superprédation (les humains auraient tué délibérément les prédateurs concurrents) ou par concurrence (ils auraient monopolisé les proies et affamé leurs rivaux). Sans oublier le rôle des déterminants environnementaux, l’Afrique connaissant alors une aridification partielle. Les 6 Ma nous ayant précédés sont marqués dans leur ensemble par une série de glaciations, une vague de refroidissement qui accumule de la glace sur les pôles et aridifie une partie des Tropiques. Ce refroidissement assèche entre autres l’Afrique de l’Est, et initie des changements des milieux, notamment des couverts végétaux, jouant sûrement un rôle dans l’hominisation : notre évolution de primates arboricoles vers la bipédie aurait été confortée sinon poussée par la logique de s’adapter à un environnement plus aride, avec moins d’arbres, plus d’espaces découverts, etc.

 

L’humain, un agressif altruiste

Vient aussi la nécessité de trouver de nouvelles ressources alimentaires : les paranthropes développent une dentition de brouteurs, les Homo se lancent dans la chasse, se procurant un apport massif de protéines, ce qui nourrira la croissance très importante de leur cerveau. Et la chasse en retour favorise le développement des capacités anticipatrices vitales pour garder une longueur d’avance sur le gibier. Alimentation, milieu, comportement et évolution ont partie liée. Le temps d’apprentissage du petit humain s’allonge, douze ans de vulnérabilité (quand la gazelle est capable de courir dans l’heure qui suit sa naissance), et pour les Homo, seule la coopération du groupe aurait permis de faire survivre les enfants. Cette coopération, également indispensable à des chasses de plus en plus efficaces, mènerait, à un moment à définir, au langage, et ferait de l’humain un animal paradoxalement à la fois très agressif et très altruiste. C’est cet altruisme qui aurait été le « catalyseur de l’humanisation », dit Marylène Patou-Mathis [Patou-Mathis, 2013].

Ne maîtrisant pas le feu, comment les hominidés d’il y a 2 Ma auraient-ils été capables d’exterminer des lions ou des hyènes bien plus puissants qu’eux ? Certes, les outils et projectiles peuvent conférer un avantage physique. Plus important, l’humain altruiste et coopératif partage avec le loup l’avantage inestimable de chasser en groupes coordonnés – c’est un singe extrêmement sociable, un « primate caractérisé par une socialité intense », selon la formule de Paul Shepard [Shepard, 1998]. Les humains auraient aussi pu vaincre indirectement, sans affronter leurs rivaux mais en leur dérobant leurs proies. Un vieux débat reprend alors : étaient-ils à leurs débuts charognards, vrais chasseurs ou mêlaient-ils plus probablement, à l’image des loups, une prédation sur les animaux les plus faibles à une recherche de cadavres à dérober à d’autres prédateurs ? Enfin, selon Werdelin, le meilleur atout adaptatif de notre espèce aurait été d’être omnivore – manger de tout permet de s’adapter à tous les aléas des niches écologiques, et de survivre quand des rivaux plus spécialisés périssent.

On le sait aussi, un phénomène aussi complexe qu’une extinction n’est pas mû par un seul facteur – la prédation humaine a joué un rôle, les variations climatiques de même. Excluons donc les hypothèses monocausales, mais rappelons aussi qu’une action sur un élément peut exercer un effet de levier très important : la disparition des grands carnivores affecte ainsi massivement le couvert végétal, puisque les gros herbivores dont ils se nourrissaient prospèrent alors sans limite et détruisent le couvert végétal. Ce qui peut aboutir à des bouleversements d’amplitude géologique.

Le débat sur les causes des extinctions locales et récentes de mégafaune, en Australie, à Madagascar, en Nouvelle-Zélande ou en Patagonie, s’est dans le passé limité trop souvent à un affrontement entre partisans de l’extinction par action directe de l’homme et avocats de l’action du climat. La dernière hypothèse n’est plus tenable, car ces vagues d’extinctions massives ont eu lieu en un clin d’œil géologique – quelques siècles – coïncidant toujours avec les traces de l’arrivée de l’Homme moderne, alors que les géants qui disparaissent avaient survécu à des millions d’années de variations climatiques. Le climat est certes un acteur de l’histoire, et si l’humain n’est peut-être pas le seul responsable des extinctions de mégafaune, il en a été le premier agent, cumulant des effets directs par prédation et des effets indirects par répercussion sur l’environnement. Pour résumer : l’arrivée de l’Homme moderne aurait partout amorcé une spirale dégressive. Par la destruction de la mégafaune, les humains auraient propulsé la biodiversité des milieux conquis en chute libre, selon un mécanisme probablement similaire à celui proposé pour la Patagonie par Alberto L. Cione et ses collègues [Cione et al., 2003].

Il faut prendre ces extinctions du passé récent comme autant d’indicateurs, de microrépétitions du grand drame qui se joue aujourd’hui à l’échelle mondiale, alors que le tiers ou la moitié des espèces animales au minimum sont estimées condamnées à brève échéance. Comme pistes de réflexion anticipatrices aussi, à l’heure où des chercheurs en quête de crédits évoquent par exemple un possible « Pleistocene rebuilding », visant à réintroduire des animaux disparus par sélection génétique (comme l’auroch) ou par séquençage de leur ADN (comme le mammouth), afin de réinstaurer l’équilibre des biotopes préexistant à l’arrivée des humains.

 

BROSWIMMER Franz [2002], Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, trad. fr. Jean-Pierre Berlan, Paris, Agone, 2010.

CIONE Alberto L., TONNI Eduardo P. et SOIBELZON Leopoldo [2003], « The broken zigzag: Late Cenozoic large mamal and tortoise extinction in South America », Buenos Aires, Rev. Mus. Argentino Nat., n° 5(1).

COURTILLOT Vincent [1995], La Vie en catastrophes. Du hasard dans l’évolution des espèces, Paris, Fayard.

DELORD Julien [2010], L’Extinction d’espèce.
Histoire d’un concept et enjeux éthiques, Paris, Publications scientifiques du Muséum.

LEAKEY Richard et LEWIN Roger [1995], La Sixième Extinction. Évolution et catastrophes, trad. fr. Vincent Fleury, Paris, Flammarion, 1995, rééd. coll. « Champs Sciences », 2011.

PATOU-MATHIS Marylène [2009], Mangeurs de viande. De la Préhistoire à nos jours, Paris, Perrin.

PATOU-MATHIS Marylène [2013], Préhistoire de la violence et de la guerre, Paris, Odile Jacob. Notons que la chercheuse s’élève au passage contre l’hypothèse qui nous fait descendre d’un « singe tueur » – selon elle,  nos ancêtres auraient su réguler leur agressivité, à l’image des sociétés animistes de chasseurs-cueilleurs, qui encadrent de tabous et rituels la mise à mort des animaux.

RAMADE François [1999], Le Grand Massacre. L’avenir des espèces vivantes, Paris, Hachette.

SHEPARD Paul [1998], Retour aux sources du Pléistocène, trad. fr. Sophie Renaut, Éditions Dehors, 2013. Notons que ce philosophe écologiste voyait dans les chasseurs-cueilleurs des êtres vivant en harmonie avec la nature, sachant réguler leurs prédations. À  l’inverse de la majorité des travaux exposés dans cet article.

WERDELIN Lars et LEWIS Margaret E. [2013], « Temporal change in functional richness and evenness in the Eastern African Plio-Pleistocene carnivoran guild » [www.plosone.org], Plos One, 6 mars 2013.

WERDELIN Lars [2014], « Le vrai roi des animaux », Pour la science, n° 436, février 2014.