Le Grand État chinois de Timothy Brook : une histoire mondiale de la Chine ou une histoire de Chinois dans le monde ? 1/2

Première partie du compte rendu par Clément Broche de :

Timothy Brook, Le Léopard de Kubilai Khan : une histoire mondiale de la Chine, Paris, Payot, 2019, 544 p.

 

 

Microhistoire globale chinoise

Le Léopard de Kubilai Khan, voilà un titre bien mystérieux pour un lecteur qui n’aurait pas prêté attention au sous-titre de cet ouvrage. Une histoire mondiale de la Chine rend en effet d’un coup ce dernier beaucoup plus explicite. L’historien canadien Timothy Brook propose ici une histoire de la Chine à travers ses relations, connexions, interactions avec le reste du monde, ce qui n’est pas la Chine. Comme l’auteur le formule lui-même, son étude s’inscrit dans le champ de l’histoire globale, selon une perspective que l’on peut qualifier de microhistoire globale : « un style délibérément descriptif et une perspective résolument globale (1) ». L’un des mandats principaux de ce champ de la discipline historique est de proposer une alternative à un grand récit occidentalocentré de l’histoire du monde. C’est précisément ce à quoi s’attache l’ouvrage de Brook, en redonnant à la Chine la place qui est la sienne dans cette grande histoire mondiale. Pour ce faire, outre les méthodologies associées à l’histoire globale, notre auteur a besoin d’un concept fort pour mener à bien son analyse. La lecture de l’histoire chinoise que propose Brook dans Le Léopard de Kubilai Khan se fait par le prisme de ce qu’il définit et désigne comme le « Grand État ».

Tour à tour Yuan, puis Ming et enfin Qing, le Grand État permet à Brook de proposer son récit mondial de la Chine, ou son histoire de la Chine dans le monde. Pour autant, outre le fait que l’ouvrage interroge parfois sur la forme, le concept se montre-t-il adéquat pour mener à bien son projet et dépasser ce que l’on pourrait qualifier d’histoire de l’Empire chinois ? De la même manière, son approche microhistorique, prenant la forme d’une succession de portraits de personnages aux trajectoires singulières, permet-elle véritablement de proposer une histoire mondiale de la Chine, ou ne constitue-t-elle pas finalement plutôt une somme d’histoires de Chinois dans le monde ? Ces réflexions apparaissent essentielles pour évaluer la portée réelle du Léopard de Kubilai Khan au regard de son objectif ambitieux affiché que de proposer une histoire mondiale de la Chine.

Timothy Brook, historien de la Chine globale

Avant d’être un spécialiste de l’histoire globale, Timothy Brook est d’abord et avant tout un sinologue. Originaire de Toronto, il y effectue le début de ses études supérieures pour ensuite rejoindre l’université Harvard en 1974. Il y rédige une thèse sous la direction de l’éminent sinologue Philip A. Kuhn, et obtient en 1984 un doctorat en histoire et langues d’Asie orientale. Après être passé par les universités d’Alberta, de Toronto, Stanford et Oxford, il devient professeur d’histoire à l’Université de Colombie-Britannique en 2004 où il enseigne l’histoire chinoise, mais aussi l’histoire globale jusqu’à sa récente retraite. Désormais professeur émérite, il est toujours actif, comme en témoigne la parution en 2019 du Léopard de Kubilai Khan.

Un rapide parcours de ses publications précédentes démontre que Brook n’en est pas à son coup d’essai en matière d’histoire globale de la Chine, comme avec ce livre qu’il dirige en 2018 intitulé Sacred Mandates: Asian International Relations since Chinggis Khan (2) ou encore son ouvrage Mr. Selden’s Map of China: Decoding the Secrets of a Vanished Cartographer (3), mais aussi et surtout son succès en librairie – auquel Brook doit sa notoriété auprès du grand public – Vermeer’s Hat: The Seventeenth Century and the Dawn of the Global World, publié il y a maintenant quinze ans déjà, en 2008, dans sa version originale, et traduit en français en 2010 (4). Dans sa préface au Léopard de Kubilai Khan, Brook revient sur le tournant qu’il a souhaité opérer avec cet ouvrage et explique les motivations de sa démarche qui visait tant à faire la promotion de l’histoire globale auprès du grand public que de lui présenter la place majeure de la Chine dans le grand récit mondial de l’humanité :

« À mi-chemin de ma carrière, j’ai eu envie de donner une orientation nouvelle à mon activité d’écriture […] j’ai voulu sortir de l’enceinte académique de la sinologie et partager ma curiosité et mes idées avec un plus vaste public de lecteurs […] j’ambitionnais d’atteindre des lecteurs extérieurs à cette sphère, qui s’intéressent aux questions que j’ai étudiées pour essayer de mieux comprendre notre monde désormais globalisé. Le résultat a été Vermeer’s Hat, un livre dans lequel j’ai essayé d’engager le dialogue entre le passé chinois et l’histoire européenne (5). »

Enfin, comme Brook le souligne lui-même, alors qu’en 2008, rien ne spécifiait dans le titre de Vermeer’s hat que l’ouvrage traitait [en creux] de la Chine, l’objet du Léopard de Kubilai Khan est ici clairement explicité avec ce sous-titre Une histoire mondiale de la Chine. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le titre de la version originale diffère de celle en français, publiée pourtant de façon concomitante. En effet, en anglais, le titre est littéralement celui du concept clé que Brook mobilise dans son ouvrage, celui du Grand État, Great State: China and the World (6). Au-delà de la question de ce choix éditorial, il est surprenant de constater que Brook a validé ce titre évacuant la référence directe à ce qui est tout à la fois son grand concept et l’objet même du livre, l’histoire du Grand État chinois.

 

La Chine connectée de Brook

Le titre de l’ouvrage, ce fameux Léopard de Kubilai Khan, renvoie au premier des treize chapitres qui composent le livre et qui sont autant de récits qui peuvent parfaitement fonctionner de manière autonome. Brook propose des portraits de personnages, à différentes époques et en différents endroits, ayant pour point commun de tous renvoyer à la dimension connectée de la Chine avec le monde extérieur et donc à l’histoire mondiale de la Chine.

C’est une carte trouvée par l’un de ses étudiants dans les rayonnages de la bibliothèque de l’université de Colombie-Britannique qui constitue le point de départ de cet ouvrage. Outre les réflexions qu’il développe autour de l’auteur, de la date et des conditions de réalisation de la carte, Brook explique que ce type de représentation était appelée hua yi tu par les Chinois, littéralement « une carte des Chinois et des barbares ». Produite au 16e siècle durant la dynastie Ming, celle-ci est la représentation chinoise du monde de l’époque, monde que ces derniers désignent alors par l’expression « dix mille pays ». Cette carte amène donc à interroger cette conception chinoise du monde, ainsi que les rapports du pays à l’étranger. Néanmoins, avant de pouvoir comprendre les relations de la Chine à l’extérieur, Brook se doit d’en définir son identité. C’est là qu’intervient son concept de Grand État. Ce terme, Brook l’emprunte aux Mongols qui, après l’accession de Gengis Khan au rang de grand khan au début du 13e siècle, ont besoin de cette expression, yeke ulus en mongol, pour penser une entité politique plus grande que celle d’un simple État mongol, Mongqol ulus, et ainsi pouvoir y intégrer les nouveaux territoires conquis. Il y a également derrière ce concept l’idée d’une légitimité universelle à l’exercice du pouvoir du khan à la tête du yeke Mongqol ulus. Après les conquêtes de Kubilai Khan et la fondation de la dynastie Yuan, le Grand État se voit transposé dans l’espace chinois pour être finalement repris et sinisé par les successeurs des Yuan, les Ming, qui eux-mêmes le transmettront aux Qing par la suite. Ainsi, Brook explique que le concept du Grand État est précisément celui dont il avait besoin pour articuler et mettre en relation les différents récits qu’il présente dans son ouvrage :

« J’ai constaté que le concept de Grand État m’était indispensable pour donner un cadre aux histoires que je raconte sur les relations qui se sont nouées entre Chinois et non-Chinois au cours des huit derniers siècles […] ceux qui vivaient à l’intérieur de cet État devaient se soumettre à son autorité, ceux qui vivaient à l’extérieur devaient s’en remettre à elle. Le concept est important, car c’était une réalité fondamentale pour ceux qui devaient allégeance au Grand État comme pour ceux qui s’y rendaient depuis des régions situées au-delà de sa portée. Il apportait l’architecture symbolique des espaces d’interaction entre Chinois et non-Chinois (7). »

Son choix de retenir le concept du Grand État comme cadre d’analyse lui permet également de poser les balises de son étude et de justifier de sa chronologie qui s’étale donc de la dynastie Yuan à la République de Chine (première moitié du 20e siècle).

Dans les trois premiers chapitres, Brook aborde la période de la dynastie Yuan et du Grand État mongol (terme qu’il retient, réfutant celui d’empire qui renvoie à un concept selon lui occidental). Sa seconde partie, composé de cinq chapitres se déroulant à l’époque des Ming, est la plus importante – et pour cause, Brook est spécialiste de cette période à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages (8). Aux Ming succède la conquête mandchoue et la fondation de leur dynastie chinoise, la dernière à régner, celle des Qing. Les chapitres 9 à 12 couvrent cette période, alors que le treizième et dernier prend place à l’époque républicaine, après l’occupation japonaise du territoire chinois de 1937 à 1945. Au fil de ces différents récits, le concept du Grand État se voit décliné pour désigner tour à tour le Grand État mongol, Yuan, Ming, Qing, mais aussi le Grand État de l’Ouest (lorsque Matteo Ricci présente l’Europe aux Chinois) ou encore japonais.

Concernant sa méthodologie et ses objectifs, Brook les énoncent clairement dans son introduction : « Tout ce qui se passe dans ce livre s’est produit sur des toiles de fond nationales, dans des contextes internationaux et à des échelles mondiales […] j’ai cependant choisi de me concentrer […] sur ce qui est arrivé à des êtres réels, dans des cadres locaux particuliers (9)… » La volonté de micro dans le macro est ici bien explicitée par Brook, qui poursuit : « Je vous offre une série de portraits intimes de personnages […] témoins de l’importance que le monde a eue pour la Chine, de l’importance que la Chine a eue pour le monde et de la présence constante de la Chine dans le monde (10)… » Là aussi, l’objectif de Brook est clairement exposé. Il entend utiliser l’histoire globale pour déconstruire un grand récit historique occidentalocentré et redonner à la Chine la place qui est la sienne dans l’histoire du monde, tout comme il souhaite instaurer le dialogue et œuvrer au rapprochement : « Si quelque chose m’a guidé tout au long de ce projet, c’est le souci de réduire la distance que les Chinois et les non-Chinois ont l’habitude de mettre entre eux (11). » Cette volonté affichée se retrouve tout au long de l’ouvrage comme lorsque, dans le chapitre six, Brook critique le travail de nombreux historiens qui jusque dans les années 1970 présentaient la Chine des Ming comme un État arriéré, fermé sur lui-même et refusant de s’ouvrir au reste du monde : « Tout cela n’est que fariboles hilarantes (12)… » Il œuvre dans les lignes qui suivent à démonter cet argumentaire en apportant nuance et complexité, mettant en lumière les débats qui ont lieu au sein de la cour impériale à propos du commerce maritime et des décisions à prendre concernant de nouveaux acteurs présents dans les régions du sud de la Chine en ce début de 16e siècle, les Portugais. Il montre également comment finalement les politiques en vigueur en Europe à la même époque et sur ce même sujet ne sont pas véritablement différentes de celles qui ont cours en Chine : « Les mesures prises par l’État Ming pour protéger ses frontières et ses intérêts dans les années 1510 n’étaient pas si différentes de celles des États européens de l’époque (13). »

De la même manière, dans le chapitre suivant traitant du commerce en mer de Chine méridionale un siècle plus tard, Brook met de l’avant le fait que sans les Chinois, les débuts de l’économie globale à l’époque moderne n’auraient pu se faire : « La demande européenne de produits chinois associée à la capacité de l’économie chinoise d’absorber d’importants volumes d’argent plaça les marchands chinois au cœur de tout le système. Sans leur participation […] l’économie globale du début du monde moderne n’aurait pas existé (14). » Brook reprend ici à son compte l’un des grands arguments avancés par l’historien américain Kenneth Pomeranz qui, dans son ouvrage Une grande divergence (15), montre l’importance de la manne que représente l’argent extrait des mines des colonies espagnoles d’Amérique du Sud dans la mise en place de ce système économique globalisé : « Les Européens apportaient l’argent, les Chinois les marchandises (16). » Ce travail de mise en discussion de différents espaces et de réévaluation de la place de la Chine dans le grand récit de l’histoire du monde est véritablement le point fort de l’ouvrage de Brook, qui à lui seul justifie la lecture du Léopard de Kubilai Khan.

 

La suite de cet article sera publiée lundi 30 octobre.

 

Notes

(1) Timothy Brook, Le Léopard de Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine, traduit de l’anglais (Canada) par Odile Demange, Paris, Payot, 2019, p. 19.

(2) Timothy Brook, Michael van Walt van Praag et Mike Boltjes (dir.), Sacred Mandates: Asian International Relations since Chinggis Khan, Chicago, University of Chicago Press, 2018, 288 p.

(3) Timothy Brook, Mr. Selden’s Map of China: Decoding the Secrets of a Vanished Cartographer, Toronto, House of Anansi Press, 2013, 256 p. – traduit de l’anglais (Canada) par Odile Demange, La Carte perdue de John Selden. Sur la route des épices en mer de Chine, Paris, Payot, rééd. « Poche », 2016, 364 p.

(4) Timothy Brook, Vermeer’s Hat: The Seventeenth Century and the Dawn of the Global World, Toronto, House of Anansi Press, 2008, 288 p. ; Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, traduit de l’anglais (Canada) par Odile Demange, Paris, Payot, 2010, 304 p.

(5) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 18.

(6) Timothy Brook, Great State: China and the World, London, Profile Books, 2019, 512 p.

(7) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 30.

(8) Timothy Brook, Praying for Power: Buddhism and the Formation of Gentry Society in Late-Ming China, Cambridge, Harvard University Press, 1994, 412 p. ; Timothy Brook, The Confusions of Pleasure: Commerce and Culture in Ming China, Berkley, University of Carolina Press, 1999, 345 p. ; Timothy Brook, The Chinese State in Ming Society, Londres, Routledge, 2004, 264 p.

(9) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 31.

(10) Ibid.

(11) Ibid., p. 35.

(12) Ibid., p. 213.

(13) Ibid., p. 214.

(14) Ibid., p. 223.

(15) Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, traduit de l’anglais (américain) par Nora Wang et Mathieu Arnoux, Paris, Albin Michel, 2010, 560 p.

(16) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 223.

Les Lumières, mythe fondateur de la modernité

Au 18e siècle, l’Europe amorce une hégémonie mondiale. Cet essor inédit est associé aux Lumières. Un mouvement très divers, fédérant des acteurs partageant le refus de l’absolutisme, et le postulat qu’il est possible d’améliorer l’homme.

Il y a deux ans, le magazine Sciences Humaines me proposait de diriger un hors-série sur les Lumières. J’eus un bref instant d’hésitation. Est-il possible de porter un regard non eurocentré sur un phénomène qui prit place en Europe ? Eh bien oui, si on prend les Lumières pour ce qu’elles furent : un moment particulier de la pensée, qui connut des déclinaisons multiples, et dont certains pans furent a posteriori institués comme mythe fondateurs de la Modernité. Démonstration aujourd’hui avec la publication de mon introduction publiée dans cet hors-série (sommaire ici) sous le titre original « Et les Lumières se levèrent sur l’Europe ».

« Les Lumières. Une révolution dans la pensée », coordonné par Laurent Testot, Sciences Humaines Grands Dossiers, n° 56, septembre-octobre-novembre 2019. pdf de l’édito, du sommaire et de l’introduction en ligne sur Academia

« Il importe peu que l’Europe soit la plus petite des quatre parties du monde (…) puisqu’elle est la plus considérable par ses Lumières. » En écrivant ces lignes dans l’Encyclopédie, ouvrage collectif coordonné par Diderot entre 1751 et 1772, le chevalier Louis de Jaucourt prend acte d’un tournant de l’histoire mondiale. L’Europe, jusqu’ici périphérie de l’Asie, trône désormais au centre.

Le siècle de l’Europe optimiste

Mais l’Europe a eu la chance inouïe de conquérir les Amériques. Elle en siphonne les ressources, avec avidité. L’argent des mines péruviennes du Potosí (auj. Bolivie) permet la monétarisation des économies nationales ; le sucre des Caraïbes et du Brésil nourrit d’énergie immédiatement métabolisable les corps et les esprits. Gonflée à bloc, l’Europe se découvre optimiste. Elle s’étonne des humanités diverses qu’elle croise lors de ses explorations, Amérindiens, Africains, Asiatiques, et discute de leurs mœurs. C’est même désormais en prenant en exemple cette diversité que certains penseurs européens, qu’on va appeler philosophes, appellent à rejeter la pesante tutelle du christianisme sur les esprits. Il y a désormais autre chose à attendre de l’avenir qu’une fin des temps, un autre horizon que le retour du Christ. L’humanité peut s’éclairer par la raison, et améliorer son ordinaire. Le programme est connu, mais avant de l’accomplir, il lui faut un contexte spécifique.

Cela commence par l’invention de concepts, le déplacement de champs sémantiques. On réexamine ce que veulent dire liberté ou tolérance…

« Écrasez l’infâme », aime à écrire Voltaire lorsqu’il paraphe sa correspondance, abrégeant la formule en « Écr. l’inf. ». L’infâme ? En 1762, le protestant toulousain Jean Calas est battu à mort et brûlé par la justice, qui l’accuse à tort du meurtre de son fils. En 1766, le chevalier de la Barre est décapité à Abbeville pour blasphème – il ne s’est pas découvert lors d’une procession. Les Parlements, tribunaux régionaux où ne siègent que les notables en capacité d’acheter leur charge, sont des citadelles de conservatisme. En signant son Mahomet ou le fanatisme, ironiquement dédicacé au pape, Voltaire cible surtout son archie-ennemie, l’Église catholique.

Pour entrer en ce 18e siècle qui s’est confondu avec les Lumières, on retiendra donc qu’il se forge d’abord dans un combat pour la liberté d’expression. L’image d’Épinal montrant une lutte herculéenne, menée par une poignée de philosophes, contre l’hydre de la censure, l’arbitraire et l’injustice, n’est pas dénuée de fondement. L’objectif des philosophes a été atteint pour le long terme : faire admettre à tous qu’une société apaisée fait privilégier la discussion sur le conflit nous semble aujourd’hui banal. Au 17e siècle, seul l’inverse était pensable. L’absolutisme reposait sur une idée qui se vivait sur le mode de l’évidence : un prince fort garantit la concorde sous réserve qu’il ne soit pas contesté. C’est pourquoi, à l’échelle de l’Europe, le long 18e siècle commence réellement en 1688, quand la Glorieuse Révolution d’Angleterre trouve sa conclusion : un monarque de droit divin est renversé, une royauté parlementaire est organisée, un équilibre des pouvoirs s’instaure.

Mais en ce qui concerne la France, les premiers rayons de l’astre de la raison tombent en 1715, quand s’éteint Louis XIV. C’est encore un temps où certains sujets ne sont pas négociables, où tout ce qui chatouille l’autorité politique et la foi est susceptible de vous mener à l’obscurité éternelle, au cachot, à la mort. Le pouvoir ne se conçoit que comme vertical. Huit décennies plus tard, en 1792, lorsque le soleil des Lumières s’éclipse derrière l’orage de la Terreur, on en a terminé avec les oripeaux de l’Ancien Régime. Les Lumières ont accouché de la nation. Le pouvoir se visualise, dans l’idéal, comme un pacte horizontal, soudé par l’idée de l’élection. Désormais, l’imaginaire des Européens est habité par l’idée d’une égalité plus ou moins réelle des citoyens.

Voltaire, misogyne et élitiste, n’est pas forcément un modèle. Mais il a su résumer ce programme en six lettres : « Écr. l’inf. » appelle dans l’enthousiasme à en terminer avec l’intolérance, à fonder une nouvelle coexistence, à envisager une harmonie entre croyants de différentes transcendances en incluant jusqu’aux athées. Il s’agit évidemment de se prémunir du retour de la sauvagerie extrême des guerres de religion, mais surtout de pallier des difficultés pratiques. Tant qu’il n’y avait pas séparation de l’Église et de l’État, les non-catholiques n’étaient pas des sujets de droit. Il fallait un acte de baptême pour acter juridiquement, se marier ou hériter.

Un bouleversement total

En 1685, la révocation de l’édit de Nantes, qui depuis Henri IV assurait la cohabitation des réformés et des catholiques, est un coup de tonnerre qui précède les premiers rayons des Lumières. Les protestants, qui sentent le vent mauvais de la persécution se lever à nouveau, décampent en terres amies, Angleterre et Pays-Bas. Les finances du royaume de France auront du mal à récupérer de cette saignée. Plus tard, les philosophes en concluront qu’il faut un État neutre, indépendant du religieux, qui doit être relégué à la sphère de l’intime. Les pouvoirs l’admettront, non sans résistance. En 1787, Louis XVI signera un édit reconnaissant le baptême protestant, en une vaine tentative d’aplanir l’injustice pour sauvegarder l’existant. Trop tard. La Révolution sera plus radicale : l’organisation de l’état civil sera indépendante de la confession. Le mariage n’est plus un sacrement, il devient un contrat. Il est donc réversible. S’introduit la possibilité du divorce. C’est bien un autre monde qui est né de la tête des philosophes, un étrange univers où en disant oui aujourd’hui, vous vous gardez la possibilité de revenir avec un non en bouche demain.

Au-delà de la famille, le 18e siècle européen est bouleversé dans tous les domaines, de fond en comble. Société, technologie, pensée, économie, rapports à la nature…, c’est en Occident que l’histoire semble s’accélérer en ce 18e siècle. Au hasard des événements, ces mutations vont converger vers l’avènement d’un homme nouveau, vers la construction d’une notion de progrès. S’il fallait résumer l’intention d’une phrase ? L’homme est perfectible. Le diplomate Jean-Baptiste Dubos saisit la formule juste en 1733, en un discours qui soulève un écho sans pareil : « La perfection où nous avons porté l’art de raisonner (…) est une source féconde en nouvelles lumières » Lumières. Voici le mot déposé sur les fonds baptismaux, vite internationalisé dans toutes les langues européennes : Enlightenment, Aufklärung, Ilustración, Illuminismo… La Babel qu’est l’Europe adopte le terme. Condition sine qua non de son efficacité, il fait système.

Le programme de la raison triomphante

Entrons dans la machine à métamorphoser la société par les idées, démontons maintenant l’horlogerie de ce long 18e siècle européen.

Le programme s’ouvrait sur un défi immense, la contestation de l’absolutisme, royal ou ecclésial. Telle est la porte d’entrée que nous ouvre l’historien Pierre-Yves Beaurepaire. Il montre notamment comment le 18e siècle a marqué la pratique du pouvoir, par l’instauration des grands corps de l’État et la création de la « machine administrative ». Louis XV et Louis XVI ne peuvent pas être aussi absolutistes que leur aïeul solaire. Il leur faut moins de guerres, qui coûtent trop cher, et davantage de rentrées fiscales ; mais réformer l’impôt est déjà une dangereuse gageure. Progressivement s’impose l’idée que la loi ne découle pas de la royauté, mais que le pouvoir du prince émane de la loi. Et c’est jusqu’au droit pénal, soutient Luigi Delia, qui est issu de ce contexte particulier de construction d’un État de droit.

L’Europe bénéficie d’une conjoncture favorable. Le 17e siècle a été le moment le plus froid depuis au moins trois millénaires, et la plupart des sociétés de la planète en sont sorties affaiblies. Famines, guerres et épidémies ont prélevé leur lot. Alors que le climat s’adoucit à partir de 1715, les récoltes vont croissant, alors que les réseaux de transports s’améliorent. Nouveauté : l’Europe occidentale tient désormais à distance le terrifiant spectre de la faim. Qu’une province connaisse une baisse de ses rendements, on fera venir du grain d’une autre. La France a la chance d’avoir la fertile Bretagne, qui produit presque toujours un excédent de blé. Ventres pleins, cerveaux optimistes, le progrès naît aussi d’un climat radouci. Nul hasard si la pensée économique dominante est celle des physiocrates, mené par le docteur François Quesnay, qui fait de l’agriculture le moteur de la prospérité d’une nation. C’est la logique d’un temps où les récoltes de blé restent la chose la plus vitale qui soit, souligne Steven L. Kaplan.

La société peut désormais se rêver plus prospère, plus juste, libérée des carcans de l’Église et de l’aristocratie. Pour autant, souligne Christophe Martin, il faut se garder de projeter sur le 18e siècle nos notions de liberté et d’individu. Cacophonie chez les philosophes, qui en ces moments carrefours où tout s’invente, ne donnent pas tous le même sens aux mots. Ainsi de la nature humaine, qui fait l’objet de vifs débats exposés par Silvia Sebastiani.

Entamée à la Renaissance, la révolution scientifique s’enflamme au 18e siècle, explique Jean-François Dortier, car la circulation des idées s’accélère. L’ancienne cosmogonie est morte avec Louis XIV, et plus personne ne défend sérieusement que le Soleil et l’univers tournent autour de la Terre, alors que s’opposer à ce dogme valait bûcher moins d’un siècle avant. Les progrès de l’optique, de la chimie, de la physique, des mathématiques et de la biologie semblent fulgurants, c’est qu’ils bénéficient de deux siècles de réflexion à l’échelle d’une Europe soudainement mise en connexion intense.

Alors que les services postaux voient se densifier leurs réseaux aux échelles des nations et du continent, la circulation des idées s’amplifie. On imprime à tour de bras. Robert Darnton dépeint cette effervescence éditoriale grâce au voyage du commis voyageur en librairie qu’est Jean-François Favarger. Les magazines de mode, de médecine, d’art et de politique se multiplient, luttant désormais pied à pied avec les almanachs et horoscopes. Surfant sur un raz-de-marée littéraire, les idées des philosophes – parfois insérées dans des ouvrages pornographiques, explique Colas Duflo – nourrissent l’explosion des conversations et des lectures publiques. En France, le taux d’alphabétisation grimpe en flèche dans les villes. Il double ou triple en un siècle, monte plus vite au nord de la France qu’au sud, en régions protestantes que catholiques.

Mais les villes n’abritent que 20 % des populations. La campagne, qui voit au moins s’améliorer son ordinaire alimentaire, est moins touchée par ces processus. Même si l’Église se soucie de l’éducation des masses, afin de combattre l’influence de la Réforme. Les patois dominent, le français a beau être langue de la diplomatie internationale, à domicile il n’est courant que chez les élites. Le monde des Lumières est une mer de paysannerie de laquelle émergent des îles de savoir, qui seules nous ont légué des écrits. Dans le microcosme bourgeois des salons décrit par Mélinda Caron s’agite, grâce au dynamisme des femmes, toute une population minoritaire de lettrés. Ils correspondent, nourrissent et relaient des idées. De plus en plus vite, de plus en plus intensément. Et toujours plus nombreuses sont les élites qui partagent la conviction qu’elles devraient avoir la liberté de choisir leurs gouvernants, voire leur façon de vivre.

Nos héritages

Oser penser par soi-même ! Georges Minois nous montre ainsi comment l’athéisme se raffermit, fondant une tradition française de lutte radicale contre les excès de l’Église. Didier Masseau brosse le portrait des anti-Lumières. Une galaxie hétéroclite de réactionnaires purs, de conservateurs, de pamphlétaires et de figures en demi-teintes. Avec Rousseau au milieu du gué, qui contre un droit divin rendant la royauté intouchable défend le contrat social, mais pour lequel le progrès corrompt les hommes et les rend mauvais.

Au terme de ce court 18e siècle, ouvert sur l’agonie du Roi-Soleil en 1715, qui va se refermer sur l’avènement de la Révolution française, se pose la question des héritages des Lumières. Trois actes, Révolution, Europe, Modernité. Les philosophes ont-ils pavé la voie à la Révolution française, et au-delà à nos pratiques de démocratie ? Évidemment oui, pour Jonathan Israel, historien britannique iconoclaste qui décrit dans Une révolution des esprits (Agone, 2017) un projet subversif porté par la frange la plus radicale de ces penseurs. Non, rétorque son collègue français Jean-Clément Martin, qui souligne que les révolutionnaires ont puisé leurs idées à bien des sources. La pensée des philosophes étant très hétérogène, nul étonnement si a posteriori, nous pouvons croire déceler des filiations…

Les Lumières, qui ont vu se densifier des réseaux de penseurs européens soudés par des idées communes, sont-elles mères de l’idée d’Europe ? Certes, selon Céline Spector, pour laquelle la chrétienté cède alors la place, comme conception spatiale et historique, à autre chose. Le moment de l’Europe advient quand des élites élargies, au-delà de la grande aristocratie et du clergé, ont formulé le sentiment de partager un même espace, sociétal et civilisationnel. Citons comme jalon la date de 1784, qui voit la publication du premier guide touristique, le Guide des voyageurs en Europe de l’écrivain allemand Heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828). Il sera traduit en français neuf ans plus tard, puis deviendra une référence polyglotte, permettant à d’autres nations que l’Angleterre d’envoyer dans un « Grand Tour » éducatif sa jeunesse à la découverte du continent, via les salons à la mode, les villes balnéaires, les sites prestigieux…

Au final, sommes-nous les héritiers des Lumières ? Oui, répondent tant Steven Pinker qu’Antoine Lilti. Pour le psychologue américain S. Pinker, le legs est absolument positif ; il met au crédit des Lumières notre présente prospérité, notre science, notre éducation, notre démocratie, notre pacification, le fait que nous vivions plus vieux et en meilleure santé, et qu’une part record de l’humanité peut aujourd’hui manger à sa fin ! En historien, A. Lilti tempère : « Les Lumières ne désignent pas un ensemble cohérent de propositions théoriques dont on pourrait aisément se réclamer. Il faut plutôt y voir l’ensemble des débats qui ont accompagné l’effort des écrivains européens pour penser la transformation, sous leurs yeux, des sociétés traditionnelles. »

Les Lumières seraient donc une précieuse boîte à outils pour comprendre un monde dont les métamorphoses s’étaient accélérées ! Si nous sommes bien les héritiers des Lumières, c’est parce qu’elles sont la gamme de références qui nous a accompagnés depuis deux siècles. Elles nous ont fourni un jeu de valeurs et d’idées dont nous pouvons nous réclamer en confiance. À commencer par le rejet du fanatisme, de l’injustice et de la bêtise. Parions sur la raison : « Écr. l’inf. » restera toujours d’une actualité universelle.

Cataclysmes – pour une histoire globale de l’environnement

Voici le texte d’introduction de Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, publié chez Payot en 2017, réédité et actualisé en poche en 2018.

 

C’est à proximité du village de Yudanaka, au tréfonds des Alpes nippones, au bord d’un bassin d’eau chaude volcanique, que l’envie d’écrire ce livre a pris forme.

En apparence, le lieu est idyllique. Abstraction faite de son nom de parc d’attractions, Jigokudani, la vallée des Enfers. Vous connaissez peut-être déjà ce site et ses occupants ? Des macaques japonais, immortalisés dans l’eau chaude par moult reportages et photographies. Ici, les singes se baignent. L’acte aurait été, à ses débuts, spontané. Aujourd’hui, la baignade simienne s’est transformée en manne touristique. Les quadrumanes sont gentiment incités à faire trempette…

Arrivée en début d’après-midi. Quelques jeunes singes s’activent. Ils plongent, nagent sous l’eau, se chamaillent. Les plus gros s’amusent à couler les plus petits, sous la surveillance ponctuelle de quelques adultes. Que le jeu aille trop loin, et une femelle s’interpose d’un grognement, d’une tape. On se croirait dans un jardin d’enfants humains. Les macaques soutiennent le regard des visiteurs avec une intensité lourde de toutes les émotions que l’on réserve d’ordinaire à notre espèce.

Les photographies que nous avons déjà vues de ce site en donnent pourtant une fausse idée. Les images sont généralement prises en hiver, sous la neige. Les primates se serrent alors voluptueusement dans l’eau chaude alors que la tempête fait rage. L’endroit semble hors du temps, inaccessible, au fond d’une vallée perdue. « Naturel. »

Dans la réalité, la neige camoufle le béton. Le bassin a été consolidé artificiellement. Le site est facile d’accès – sous réserve que le gaijin (étranger) ait deviné les rudiments des règles subtiles régissant la danse des voitures japonaises. Il suffit de dix minutes de marche, une fois garé le véhicule dans un parking. Un chemin mène à la maison des gardiens du site. Moyennant un droit d’entrée modique, ceux-ci vous autorisent courtoisement à entrer dans la gorge qui conduit au bassin.

Deux centaines de singes vivent ici. Une tribu paisible. L’après-midi s’étire, rythmé par les pitreries des jeunes primates. En fin de journée, nous comprenons pourquoi les singes se sont fixés ici. Deux employés débarquent, porteurs d’une grosse caisse de pommes. Les macaques convergent vers eux, se répartissant en cercles concentriques. Quelques horions sont échangés. Un gros mâle s’est avancé, insistant, auprès des humains.

Il sera le premier servi, non sans s’être vu signifier qu’il est de rang subalterne à ses nourriciers. Les deux employés renforcent la hiérarchie du groupe. Ils s’y imposent comme les dominants, s’assurent que nul n’est oublié. Les pommes, projetées avec violence telles des balles de base-ball, volent en éclats en s’écrasant sur la roche ou le béton. Les singes courent en tous sens, se jettent parfois à l’eau. Les dominants s’empiffrent de fruits. Les dominés se disputent les trognons.

Le Soleil se couche. Les primates aussi, grimpant aux falaises. C’est la nature à la japonaise. Sans trace visible d’intervention humaine. Mais totalement artificielle, anthropisée, façonnée de la main de l’homme. Un raccourci saisissant de ce qu’est notre planète aujourd’hui.

 

La saga de Singe

Ce livre est construit à la façon d’un film. Il raconte comment les humains ont progressivement transformé la planète, créant des lieux paisibles et des enfers urbains. Il narre aussi comment la nature, altérée, a riposté. Comment, en retour des métamorphoses qu’elle subissait, elle a remodelé le corps et l’esprit des humains.

L’ouvrage tient de la superproduction. Le récit couvre trois millions d’années au bas mot. Évidemment, il n’est pas question de tout raconter en quelques centaines de pages. Nous allons mettre en scène des moments clés, revenir sur des histoires pivots. Et nous avons embauché quelques acteurs pour mieux incarner ce drame planétaire.

Le principal acteur s’appelle Singe. Parce que de tous les animaux, c’est le plus proche de nous. En fait, nous sommes un « singe nu (1) ». La figure de Singe offre donc un merveilleux condensé de l’humanité prise dans son ensemble. Mieux, elle s’est imposée dans deux des cultures historiquement les plus importantes de la planète, en Chine et en Inde, comme un personnage mythologique de premier plan.

En Chine, Singe, sous le nom de Sun Wukong, est le principal protagoniste du Voyage vers l’Ouest (2). Ce roman picaresque a été écrit au 16e siècle. Il est plus populaire en Chine que le sont ses équivalents occidentaux, Pantagruel, Gargantua, Les Voyages de Gulliver…, en Europe.

©Suzanne Held_Musée Guimet

Le Voyage… se scinde en deux parties. La première met Singe sur le devant de la scène. Il est le paysan parmi les êtres surnaturels, prédestiné à incarner la figure du perdant. Un avorton qui se devrait de vivre dans la fange, palefrenier des autres divinités. Mais Singe est un esprit rusé. Intronisé roi des singes, il s’initie par tromperie aux arts de la sorcellerie, dérobe aux Rois-Dragons une arme magique évoquant les sabres laser de La Guerre des étoiles : un bâton de fer de vingt pieds pouvant être discrètement rétréci aux dimensions d’une aiguille à broder. Et surtout, notre ami pénètre dans le Jardin des Immortels. Un verger de pêches juteuses. Il s’en goinfre, ne laisse pas une trace de pulpe sur les noyaux. L’alarme est donnée. Les Immortels ont perdu leur secret. Ces pêches conféraient l’immortalité à qui en mangeait. Les dieux se mettent en tête de châtier le coupable. Ils envoient leurs plus puissants généraux, le ban et l’arrière-ban des armées célestes. Impossible d’arrêter ce gueux, qui rosse d’importance tous les Immortels qui se présentent. L’ingestion de toutes les pêches d’éternité fournit au chenapan l’énergie d’un réacteur nucléaire.

Seule l’intervention du Bouddha met un terme aux fourberies de Singe. Assailli par les remords de sa vie de paillardise, le héros se voit confier une mission : servir de garde du corps à un moine qui doit voyager vers l’ouest, comprendre de Chine en Inde, afin de régénérer la parole sacrée du bouddhisme à la source des origines. Ce pèlerinage constitue la seconde partie du livre, tout aussi riche en satire sociale et en combats fantastiques que la première. Au service de l’humanité dévote, Singe et ses alliés terrassent toutes les forces chimériques que la nature leur oppose.

En Inde, Singe s’appelle Hanumân. Roi des singes, c’est un animal à la force titanesque, capable de soulever des montagnes, de sauter en un bond de la terre de l’Inde à l’île du Sri Lanka. Dans la grande épopée du Râmayâna, il aide le dieu Râma à voler au secours de sa femme Sîtâ, enlevée par le dieu-démon Râvana. Ce dieu-singe est immensément populaire. Il symbolise la sagesse du peuple, prend la défense des paysans, incarne la générosité de ceux qui n’ont rien d’autre que leur parole. Singe pleure sur les autres, pas sur lui-même, rapporte un proverbe indien.

Ces deux figures offrent une parfaite métaphore de l’humain. Nous allons voir que ce dernier est un hyperprédateur devenu par effraction roi de la Terre. Et, en même temps, qu’il doit son statut si particulier à un sens exacerbé de l’empathie, optimisant la coopération entre humains. Singe est un animal à la vitalité dopée par la culture. C’est en collaborant que l’humanité déplace les montagnes, change le couvert végétal des continents, bondit en un instant de Londres au Japon par voie aérienne.

En utilisant la métaphore de Singe, nous pouvons garder à l’esprit un postulat fondamental : l’humain est un animal. Un animal qui se voit comme exceptionnel. Pourtant, nous peinons aujourd’hui à dire en quoi il se distingue. Il a une culture. D’autres animaux ont fait preuve de culture. Des outils ? Une cognition ? Il n’est pas le seul. Ce qui caractérise l’humain, c’est la dimension qu’il atteint dans la mise en œuvre de ces traits : aucune autre espèce ne peut altérer à ce point la nature.

C’est donc la saga de Singe, concentré de l’humanité entière, que nous allons entendre. Gardons à l’esprit que l’animal est toujours un trickster, un tricheur. À l’image de Loki, fourbe divinité scandinave du feu. Ou de Prométhée, le titan polytechnicien. Celui qui apporta le feu à l’humanité et lui permit, en maquillant les sacrifices, de tromper les dieux, de leur dérober la part de viande la plus juteuse. Pour expier ses crimes, Prométhée fut enchaîné par Zeus, le roi des dieux, au sommet d’une montagne. Chaque jour, un vautour venait lui dévorer le foie. Et chaque nuit, l’organe repoussait.

Prométhée est souvent utilisé comme métaphore d’une divinité tutélaire incarnant notre époque technicienne, marquée par une Révolution industrielle qui a été celle du feu. Nous verrons comment l’humanité a libéré les forces telluriques du charbon et du pétrole. Et comment elle le paye de souffrances qui lui rongent parfois les organes, comme le font les perturbateurs endocriniens.

La saga de Singe se décline en sept Révolutions (voir l’encadré en fin d’article), qui feront l’objet de chapitres dédiés. Ces Révolutions se conçoivent avec des majuscules, car elles sont autant de processus évolutifs majeurs (3). Ces sept Révolutions ont été préparées par de longues périodes d’adaptation. Leur rythme d’enchaînement est devenu progressivement plus rapide, alors que se faisaient de plus en plus sentir les effets cumulatifs de la culture humaine. Il a fallu sept à cinq millions d’années pour capitaliser les effets de la Révolution biologique, qui a transformé un primate quadrumane et frugivore en humain bipède, omnivore et utilisateur d’outils. Plusieurs centaines de milliers d’années ont préparé la Révolution cognitive. Quelques dizaines de milliers d’années ont fourni le préalable nécessaire pour permettre la Révolution agricole, à la faveur d’un coup de chaud planétaire. La Révolution morale s’est amorcée en quelques milliers d’années. La Révolution énergétique a vu le jour en une poignée de siècles. S’en est suivie, en quelques décennies, la Révolution numérique. La prochaine Révolution, évolutive, ne prendra que quelques années – en fait, nous y sommes déjà.

Singe a imprimé au temps une formidable accélération.

Le décor est posé : ce sera la planète entière et ses différents milieux. Singe, le premier rôle, a signé sans regimber. Le scénariste est votre serviteur, journaliste de profession, guide, conférencier et formateur en histoire mondiale, plongé dans la World History depuis une douzaine d’années. Pas de film sans script. Comment embrasser une histoire planétaire sur trois millions d’années ? Il faut une méthode : l’histoire globale. Un champ : l’histoire environnementale mondiale.

 

Pour une histoire globale

La Global History s’est développée aux États-Unis depuis un demi-siècle. Je m’emploie depuis 2005 à en populariser les acquis en langue française, de concert avec quelques universitaires, dont le regretté économiste Philippe Norel (décédé en 2014) et le géohistorien Vincent Capdepuy. L’histoire globale peut être définie comme une méthode permettant d’explorer le champ de l’histoire mondiale, soit l’ensemble des passés de l’humanité, de ses débuts balbutiants en Afrique voici trois millions d’années à la globalisation contemporaine (4). C’est l’outil vivant qui permet de produire cette histoire mondiale, animé par quatre brins d’ADN : 1) L’histoire globale est transdisciplinaire. Elle associe à parts égales les autres disciplines des sciences humaines, telles l’économie, la démographie, l’archéologie, la géographie, l’anthropologie, la philosophie, les sciences de la société, la biologie évolutionniste… 2) Elle analyse le passé sur la longue durée. 3) Elle porte ses regards sur un espace élargi. 4) Elle joue sur les échelles, temporelles comme spatiales. Elle restitue un récit qui ouvre grand des fenêtres sur les passés du genre humain, mettant par exemple la focale sur une anecdote biographique, avant de s’ouvrir aux implications globales de cet événement : un paysan perd sa récolte en 1307 ? Serait-ce parce que la planète subit un coup de froid ? Et que nous dit ce coup de froid du présent réchauffement climatique ?

En 2014, j’ai produit un épais hors-série d’histoire mondiale récapitulant les travaux anglo-saxons en World/Global History (5). Cette synthèse, la première du genre en français, a accru ma prise de conscience de l’importance jouée par le milieu naturel dans l’histoire humaine. Si Singe est acteur de son histoire, le théâtre en reste l’environnement. Le milieu dicte les possibles.

Cette évidence est tue en France parce que l’histoire s’y fait quasi exclusivement par l’étude directe des sources, des archives. Un prérequis qui n’autorise guère les histo- riens à s’éloigner de leur champ de compétence, borné par des limites linguistiques, géographiques, culturelles et temporelles. Certains arrivent toutefois à participer à la production d’une histoire globale. S’ils maîtrisent de nombreuses langues, ils pourront par exemple concevoir une histoire dite connectée, qui envisagera les contacts entre zones civilisationnelles à un moment donné (6). Mais l’histoire globale sur la longue durée, déjà préconisée par Fernand Braudel, leur reste inaccessible tant qu’ils restent enchaînés aux archives. Ce qui aboutit au paradoxe suivant : ceux qui font aujourd’hui de l’histoire globale en France sont géographes, économistes, philosophes, anthropologues… Mais très rare- ment historiens.

 

Pour un récit environnemental

L’histoire environnementale est officiellement née aux États-Unis dans les années 1970, même s’il est possible d’en retracer d’anciennes généalogies, remontant jusqu’à Aristote et ses contemporains chinois, pour s’attarder sur Montesquieu… Les auteurs états-uniens soulignent évidemment le rôle fondateur de pionniers anglo-saxons, tel George Perkins Marsh. Dans Man and Nature (1864), ce linguiste documente les effets de l’action humaine sur les terres des civilisations de l’Antiquité méditerranéenne, et il en déduit que la déforestation est systématiquement le prélude à la désertification. Il appelle en conclusion, déjà, à restaurer les écosystèmes, forêts, sols et rivières. Et il prie pour qu’advienne une humanité qui collaborerait avec la nature au lieu de la détruire. Le géographe Ellsworth Huntington, dans Civilization and Climate (1915), diagnostique que l’Asie s’aridifie, et que des variations climatiques ont, par le passé, entraîné la destruction de civilisations.

Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, le géographe William M. Thomas dirige un Man’s Role in Changing the Face of the Earth (1956). Il y mesure l’ampleur des changements environnementaux d’origine humaine, de la Préhistoire à nos jours. L’historien Roderick F. Nash s’attache un peu plus tard à montrer l’évolution sociale des perceptions de la nature aux États-Unis, dans Wilderness and the American Mind (1967). La même année, le géographe Clarence J. Glacken publie son ouvrage-phare, Traces on the Rhodean Shore (7), une monumentale histoire des attitudes humaines vis-à-vis de la nature en Occident, de l’Antiquité au xviiie siècle. C’est en 1972 que l’historien Alfred W. Crosby Jr porte l’histoire environnementale sur les fonts baptismaux, avec The Columbian Exchange (chapitre 9). Heureux hasard, c’est aussi en 1972 que Roderick F. Nash fonde la première chaire d’histoire environnementale à l’université de Californie-Santa Barbara. L’intérêt de per- sévérer dans cette direction est confirmé en 1976 par l’historien William H. McNeill avec Plagues and Peoples, une analyse magistrale du rôle moteur des microbes dans l’histoire (chapitre 8).

La production éditoriale anglo-saxonne en ce domaine a depuis été colossale. Quelques historiens européens, surtout britanniques, parfois suisses, allemands, néerlandais, et depuis peu français (8), participent à ce mouvement. Si l’Afrique du Sud, l’Inde et l’Australie ont établi une solide tradition d’expertise dans ce champ, les histoires environnementales de la Chine, du Japon, de la Russie ou du Monde musulman restent aujourd’hui encore surtout le fait d’historiens américains.

L’histoire environnementale peut schématiquement se décliner en trois volets : un qui vise à réintroduire la nature dans l’histoire, à l’historiciser ; un qui va étudier l’impact de l’homme sur l’environnement, volet particulièrement sollicité aujourd’hui dans le cadre de la lutte des sociétés contre les atteintes environnementales ; un dernier volet qui va se pencher sur l’impact de l’environnement sur l’homme – par exemple en termes de santé, de trajectoires des sociétés.

La discipline est éclectique par nature. Elle intègre les sciences sociales, la géographie, les sciences physiques et biologiques. Mais elle peine parfois à assembler ses différents volets ; elle est vite accusée de brasser trop large.

Dans ce livre, il sera par exemple question de guerres, de religions, d’idéologies politiques ou d’économie. Parce que ces secrétions des sociétés humaines ne sont pas que sciences sociales. Elles sont aussi autant de modalités d’interaction avec le milieu. Les religions et les idéologies politiques dictent des façons d’interagir avec l’environnement ; l’économie exploite les ressources naturelles ; et la guerre impacte les milieux.

 

Le film des relations humain-nature

Trois millions d’années, sur la Terre entière, ne tiennent évidemment pas exhaustivement dans un livre de 500 p. tel que celui que Cataclymes. Il a fallu procéder à des choix. Des scènes révélatrices de processus globaux. Il sera par exemple beaucoup question des forêts à l’époque moderne (chapitre 12). Elles seront superficiellement mentionnées à d’autres moments, alors que leurs évolutions ont toujours été cruciales pour les humains. L’éléphant fera souvent irruption sur la scène, quand le saumon sera relégué en coulisses. Pourtant, les deux animaux ont autant de choses à nous apprendre sur les relations de l’humain à la nature. L’Afrique sera moins évoquée que d’autres lieux, car l’historiographie est plutôt avare de sources la concernant. La Chine, l’Inde et l’Europe, les endroits déterminants de l’histoire mondiale telle qu’elle s’écrit aujourd’hui, fourniront des décors récurrents à ce récit.

Avant d’aller plus loin, soulignons une évidence. Comme tout individu du règne animal, un organisme humain a trois obsessions : se nourrir, obsession n° 1. Elle conditionne la survie à court terme ; dormir, obsession n° 2. Elle conditionne la survie à moyen terme ; se reproduire, obsession n° 3. Elle conditionne la survie à long terme.

Je vais vendre la mèche tout de suite et exposer la thèse qui sous-tend cet ouvrage. Comme pour toute espèce animale, notre évolution vise à nous pousser à avoir le plus de descendants possible. Peu importe le confort dont ils disposeront. Nous ne sommes pas programmés pour faire des choix rationnels en matière de nourriture, ni pour nous obliger à faire de l’exercice physique alors que nous vivons dans une société à l’abondance et au confort inégalés. Si tel était le cas, l’obésité progresserait moins vite. La nature, examinée sous la loupe de l’évolutionnisme, se moque de l’individu. Ce qui lui importe, c’est la perpétuation de l’espèce, son expansion. Les individus ne valent que par leur multiplication, pas par leurs qualités. Avec en tête cette obsession n° 3, l’histoire humaine apparaît comme la success-story de Singe, qui a réussi à multiplier sa population à une échelle proprement hallucinante. Mais le trickster ne nous a-t-il pas induit en erreur ? N’avons-nous pas signé un pacte faustien ? Y aura-t-il un prix à payer à la fin de l’histoire ?

Singe a réussi un exploit sans précédent : il a altéré son milieu au-delà de ce qui était concevable. Mais si nous métamorphosons notre environnement, jamais nous ne nous affranchissons de son influence. Tel Prométhée, nous avons dompté le feu… Pour découvrir qu’il nous dévore de l’intérieur. Singe a terrassé les épidémies, il vit mieux et plus longtemps. Mais il le paye de cancers, de diabètes et de maladies cardio-vasculaires, dont une bonne part est causée par les invisibles altérations qu’il a infligées à l’environnement.

Tout livre se doit d’être sélectif, et je ne pense pas qu’il existe une bonne méthode pour explorer l’histoire, spécifiquement quand il faut travailler à de très larges échelles temporelles, spatiales et disciplinaires. De même qu’il n’existe pas de journalisme neutre, il n’existe pas d’historien exposant une « histoire réelle ». Toute histoire s’écrit à partir du vécu subjectif de son auteur. J’ai essayé d’éviter les pièges d’une « histoire-tunnel », dénoncée par le géographe James M. Blaunt, qui voudrait que l’on parte du présent pour expliquer, à la lumière du passé, pourquoi on ne pouvait évidemment que se retrouver là où on est. Si l’histoire était aussi téléologique, cela fait belle lurette que les mathématiciens exerceraient un monopole absolu sur la production du savoir historique.

L’histoire est une matière malléable. À tout moment, elle aurait pu déboucher sur d’autres trajectoires. Il importe de bien le comprendre. Parce que le champ des possibles reste ouvert en matière environnementale. En 1048, si les digues du fleuve Jaune avaient été suffisamment consolidées pour résister à la crue dévastatrice qui allait emporter l’empire des Song (chapitre 7), le destin du Monde aurait peut-être été différent. En 2009, si le nouveau président des États-Unis Barack Obama avait choisi, comme l’a fait l’Islande, de faire porter la responsabilité et le dédommagement de la crise des subprimes sur les banques, nous vivrions peut-être un autre présent (9). Il ne s’agit pas de produire ici une histoire contrefactuelle (10), mais de rappeler que nous pouvons toujours influer sur notre futur. J’espère juste qu’exposer certains des éléments clés de notre longue vie commune avec Dame Nature nous permettra de réfléchir plus clairement à l’avenir que nous souhaitons. Puissions-nous faire les choix vitaux qui s’imposent.

La bande-annonce s’achève, les lumières se sont éteintes dans la salle. Le rideau se lève sur la savane africaine, là où commence notre histoire…

Laurent Testot

 

Les sept Révolutions

1) Révolution biologique (dite aussi corporelle, il y a environ trois millions d’années) : apparition d’Homo et des outils, de la bipédie, de la course, du jet de projectile et de l’alimentation omnivore, expansion planétaire ; Singe devient humain (chapitre 1).

2) Révolution cognitive (dite aussi symbolique, entre -500 000 et -40 000) : feu, art et langage, domination du milieu et disparition de tous les Homo, à l’exception de sapiens ; Singe devient chasseur (chapitre 2).

3) Révolution agricole (dite aussi néolithique, s’amorce voici près de douze millénaires) : entraîne la domestication de la nature et un premier boom démographique ; Singe devient paysan (chapitre 3).

4) Révolution morale (dite aussi axiale, prend place il y a 2500 ans) : des sociétés entrant en connexion sur de longues distances génèrent des collectivités – empires et religions – à vocation universelle, collaborant plus efficacement à l’exploitation des milieux ; Singe devient religieux (chapitre 5).

5) Révolution énergétique (dite aussi industrielle, v. 1800) : le choix de brûler des carburants fossiles à des fins énergétiques fait basculer l’humanité sur une nouvelle trajectoire. Comme les précédentes, cette révolution est multifacette : chacun peut, suivant sa discipline de prédilection, la dire scientifique, militaire, économique, démographique, en choisissant de mettre l’accent sur un des processus qui la composent… L’essentiel réside dans son effet : une unification du Monde sous hégémonie européenne, suivie d’une modification globale de l’environnement planétaire et d’une entrée dans l’Anthropocène ; Singe devient ouvrier (chapitre 13).

6) Révolution numérique (dite aussi médiatique, v. 2000) : les technologies de communication connectent densément la planète entière en temps réel ; Singe devient communicant (chapitre 16).

7) Révolution évolutive ? (dite aussi démiurgique, dans le courant du 21e siècle). Deux grandes tendances coexistent : 1) la « Grande Convergence » des technologies NBIC – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences de la cognition – entraîne l’apparition de nouvelles entités (humains augmentés, cyborgs, intelligences artificielles…), qui remplaceront ou coexisteront avec l’humanité ; 2) l’incapacité de l’humanité à changer de comportement altère l’environnement planétaire à tel point que les humains se transforment involontairement en « mutants » adaptés à la nouvelle donne écologique de l’Anthropocène. Singe deviendra dieu, ou à défaut mutant (chapitre 17).

L’avenir, imprévisible par essence, devrait se situer entre ces deux polarités. Peut-être les mêlera- t-il ? Il est facile d’imaginer une élite de super-riches prolongeant indéfiniment leurs précieuses existences par de coûteuses techniques, alors que le commun des mortels souffrira d’atteintes environnementales croissantes. L.T.

 

Sommaire de Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité

9 Introduction

10 La saga de Singe

14 Pour une histoire globale

15 Pour un récit environnemental

17 Le film des relations humain-nature

20 Encadré : Les sept Révolutions

 

Première partie : Et Singe conquit le monde

 

15 Chap. 1 – Nous sommes les enfants du climat

25 La course à mort

27 D’où venons-nous ?

32 L’exception humaine

34 Au commencement était le Grand Échange

39 Puis surgit un Singe nu

44 Un primate bricoleur, nouveau seigneur de la Création ?

46 Du besoin d’être gras pour nourrir sa grosse tête.

 

46 Chap. 2 – La fin des éléphants

51 Un mastodonte, c’est révolutionnaire…

54 Le tueur empathique

58 Après l’avoir haché menu, cuire le monde

60 Il y a 100 000 ans régnaient les géants

65 La carrière fratricide du Singe savant

68 Nous sommes tous des métis

71 L’Australie, ou comment flamber un continent

75 Certains primates seront plus égaux que d’autres

 

79 Chap. 3 – Le pacte du blé

79 Modeler les gènes

81 Un coup de chaud décisif

85 Trois céréales, une seule révolution ?

88 L’agriculture, une invention globale

92 Le contre-exemple des Amériques

96 Aux racines de tous les maux ?

100 La soumission des animaux

106 Le prix du confort

 

111 Chap. 4 – Effondrements

111 Un trésor de cuivre et d’étain

113 Ötzi, témoin d’un temps intermédiaire

117 Âge de Bronze, âge d’Or ou âge d’Argent ?

120 Une parfaite tempête

123 Une invention décisive : l’écriture

 

Deuxième partie : Et Singe domina la nature

 

129 Chap. 5 – Quand les dieux montrent la voie

129 Le devoir des guerriers

133 La règle d’or

135 Quatre idéologues chinois

138 Trois voies indiennes vers le salut

142 Pour un Dieu unique

146 Au miroir de la philosophie

150 Le temps des échanges

 

153 Chap. 6 – Tout empire périra

153 L’éléphant, une arme à double tranchant

156 La retraite des pachydermes

160 Les trois dimensions de la monnaie

164 Rome, empire de citoyens

167 Chine, empire de fonctionnaires

171 Inde et Asie centrale, empires de délégués

173 Une succession de crises avant l’Apocalypse

 

179 Chap. 7 – Après l’été vient l’hiver

179 Le destin des empires

181 Et l’Europe devint Chrétienté

185 L’année de l’éléphant

189 La Révolution verte islamique

193 Le mystérieux rhinocéros d’or

195 Une crue et le Monde bascule

200 Gengis Khan ou la colère d’Allah

203 De l’influence du chaud et du froid sur l’histoire

 

207 Chap. 8 – Hasards biologiques

208 La jungle des mythes

210 La guerre des invisibles

214 Un certain sentiment d’apocalypse

218 Microbes : la leçon du lapin

222 Le grand corps malade de l’humanité

225 Poux et moustiques, briseurs d’empires

227 Est-il possible d’arrêter les tueurs ?

 

231 Chap. 9 – Aléas démographiques

232 Des vers et du tabac

235 L’Échange colombien

236 Les empires biologique

239 Le cheval, conquête comanche

242 Indigestions chinoises

244 Du sucre et des souffrances

250 Pourquoi nous avons mangé les momies

 

Troisième partie : Et Singe transforma la Terre

 

255 Chap. 10 – Les promesses du vif-argent

256 La malédiction d’Oncle Tío

260 Tout l’argent du Monde

263 Moutons, harengs, castors : quand le capitalisme balbutie

266 Chine et Inde, les bénéficiaires de l’échange inégal

269 Sur les mers tonne le canon

 

275 Chap. 11 – Quand la Terre s’enrhuma

276 L’histoire peut-elle geler à mort ?

278 Le Groenland, Verte-Terre ?

281 Le dernier bourbier des Ming

283 Trois hivers ottomans

286 La gâchette révolutionnaire

289 Dans l’œil du cyclone

 

291 Chap. 12 – Mourir pour la forêt

292 La sève et le sang

294 Le nom du Monde n’est plus forêt

298 Le capitalisme contre l’empire

302 L’opium, une monnaie comme les autres

304 La Grande Divergence

307 L’écorce des jésuites

 

311 Chap. 13 – L’énergie sans limites

311 Pas de combustion sans fumée

315 Le choix du feu

317 Un grand bond vers le haut.

320 Maîtriser le temps et les distances

324 La peur du nombre

326 Le contre-sens de l’État effacé

328 L’humain au centre

331 La démocratie, une question d’énergie ?

334 L’or noir, aubaine pour régimes autoritaires

337 L’abolition morale, du bon usage de l’esclavage

 

341 Chap. 14 – Le frisson de la catastrophe

342 L’année où le Monde gela à mort

346 Le cas de conscience du docteur Frankenstein

348 La menace solaire

350 De quoi l’île de Pâques est-elle la métaphore ?

355 La dernière rhytine

360 Les augures du réchauffement

 

367 Chap. 15 – Le temps de la démesure

368 La guerre au vivant

371 Les deux visages de Fritz Haber

374 Terres de mort

381 Poussière et misère

383 Le silence des bisons

389 Résoudre une crise écologique, mode d’emploi.

 

395 Chap. 16 – Le troupeau aveugle

396 Le triomphe des médias

401 La Grande Accélération

406 La rançon du gratuit

408 Les trois thèses de la multitude

410 Le pouvoir disruptif des réseaux

 

413 Chap. 17. Quelle humanité demain ?

413 Le quatrième pouvoir de Jack

415 La tentation de l’amortalité

419 L’inconnue de la singularité

426 Tous mutants qui s’ignorent

435 Chine, métaphore d’un futur accéléré

441 Le climat, point aveugle du capital

 

447 Conclusion

455 Notes

477 Glossaire

483 Chronologie

487 Tableau : Évolution de la population mondiale de -10 000 à 2050

491 Bibliographie

509 Index nominum

513 Index rerum

 

(1) Selon la belle expression du zoologiste Desmond Morris, Le Singe nu, traduit de l’anglais par Jean Rosenthal, Paris, Le Livre de Poche, 1971, rééd. 2002.

(2) Wou Tch’eng-En, Le Singe Pèlerin ou le Pèlerinage d’Occident, traduit de l’anglais par George Deniker, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1992.

(3) Ces Révolutions sont aussi des chrononymes, des époques définies qui, à l’instar des lieux géographiques (dont le nom fait toponyme et induit l’usage d’une majuscule), ont une localisation précise, temporelle au lieu d’être spatiale.

(4) Pour l’exposé des approches méthodologiques, je renvoie le lecteur intéressé à Laurent Testot (dir.), L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le Monde, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, rééd. 2015.

(5) Laurent Testot, « La nouvelle histoire du Monde », Sciences Humaines Histoire, n° 3, décembre 2014-janvier 2015. Se sont particulièrement distingués dans ce domaine, au point d’être traduits en de multiples langues dont le français : Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2015 ; Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Galli- mard, 2000, rééd. 2007 ; Ian Morris, Pourquoi l’Occident domine le monde… pour l’instant. Les modèles du passé et ce qu’ils révèlent sur l’avenir, traduit de l’anglais par Jean Pouvelle, Paris, L’Arche, 2011.

(6) On songe ici à Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Paris, Fayard, 2012 ; Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident, Paris, Seuil, 2011; Sanjay Subrahmanyam, L’Éléphant, le Canon et le Pinceau. Histoires connectées des cours d’Europe et d’Asie, 1500-1750, traduit de l’anglais par Béatrice Commengé, Paris, Alma, 2016. Tous historiens étudiant les débuts de l’époque moderne.

(7) Traduit en français sous le titre Histoire de la pensée géographique, 4 tomes, Paris, Éditions du CTHS, 2000.

(8) À la suite des travaux pionniers sur le climat d’Emmanuel Le Roy Ladurie a émergé une nouvelle génération : Grégory Quenet, Christophe Bonneuil, Jean-François Mouhot…

(9) Scénario évoqué dans Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, 2014, traduit de l’anglais (Canada) par Geneviève Boulanger et Nicolas Calvé, Arles et Montréal, Actes Sud/Lux, 2015, p. 152.

(10) Pour des réflexions en français sur l’histoire contrefactuelle, voir Quentin Deluermoz, Pierre Singaravelou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016 ; et Florian Besson, Jan Synowiecki (dir.), Écrire l’histoire avec des si, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2015.

Histoire globale, pensée globale (3/4)

Troisième partie de « Histoire globale, pensée globale », texte constituant l’introduction du dernier livre d’Alessandro Stanziani, Les Entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale (XVIe-XXIe siècles), CNRS Éditions, 2018.

Comparaison vs connexions

La globalisation des dernières décennies est en grande partie à l’origine de l’émergence de l’histoire globale ; inversement, cette dernière prend pour objet d’étude la globalisation. Si tous les observateurs s’accordent sur le caractère nouveau et massif de cette mondialisation, les avis divergent sur ses temporalités : quand tout cela a-t-il commencé (15) ?

Plusieurs auteurs soulignent la rupture majeure de la fin de la guerre froide, avec la mise en place d’une économie unique et dérégulée. Selon eux, la globalisation serait un produit des trente dernières années (16). D’autres, cependant, font remarquer que cette dynamique avait commencé plus tôt, pendant les années 1970, avec la fin de la décolonisation, les chocs pétroliers et la crise de l’État social, mais aussi avec le succès du néolibéralisme (17). D’autres encore ajoutent que la crise de 1929 était déjà un phénomène mondial ; ils en trouvent les origines dans les mouvements financiers d’après 1918, voire dans la période courant entre 1870 et 1914. À cette époque, les bourses, l’essor des communications et des moyens de transport avaient déjà initié un mouvement planétaire, touchant les personnes (migrations mondiales), les biens et les informations elles-mêmes (bourse des valeurs et bourse commerciale (18)).

Poursuivons cette quête des origines de la mondialisation et remontons encore plus loin dans le temps. Certains historiens repèrent en effet une première globalisation et donc une unification des échelles temporelles dès la naissance du capitalisme industriel, au tournant des 18e et 19e siècles. Cette démarche est même poussée plus avant par les partisans de la « longue durée », qui identifient une première globalisation au 17e siècle, à la suite des Grandes Découvertes, de la colonisation, mais aussi des progrès scientifiques, dans le domaine de la navigation en particulier (19).

Bien entendu, plusieurs médiévistes se sont empressés de montrer que des connexions tout aussi importantes étaient à l’œuvre dès le 12e siècle, en Europe et ailleurs (20). Les spécialistes de l’Antiquité ont répliqué en soulignant l’importance des échanges et transferts globaux durant l’Antiquité, tandis que les spécialistes du Néolithique et même du Paléolithique sont arrivés à la même conclusion au sujet de leur période de prédilection (21).

De nos jours, tout est globalisation. La globalisation en tant que catégorie prend de nos jours le rôle que la modernisation jouait à l’époque de la décolonisation (22). Tout était modernisation alors et tout est globalisation de nos jours, sans qu’on sache véritablement expliquer en quoi ce phénomène consiste. En réalité, l’histoire de la globalisation recoupe souvent une histoire européocentrique qui fait de l’essor de l’Occident son objet et argument principal, voire unique. Faire l’histoire à rebours attire davantage de lecteurs en accordant au temps présent et à ses préoccupations une valeur atemporelle, valable pour l’ensemble de la planète à toute époque. C’est oublier l’importance des choix et des bifurcations en histoire : sommes-nous certains que le monde était destiné à être globalisé ?

C’est précisément cette préoccupation qui est au cœur du débat sur la « grande divergence ». Le succès de l’ouvrage de Pomeranz est un sujet d’étude en soi. Au fond, d’autres ouvrages précédents avaient avancé des arguments similaires, celui de Wong et surtout celui de Bozhong Li, publié en Chine dès les années 1980, puis traduit en anglais (23). Mais Pomeranz a bénéficié d’un titre accrocheur et du succès rencontré auprès des économistes (24). Ce sont ces derniers qui font connaître cet ouvrage aux historiens et à un public généraliste, mais ce succès est aussi conjoncturel : au tournant du dernier millénaire, la Chine revient avec force sur la scène mondiale. Le temps n’est plus à une confrontation entre capitalisme et communisme, mais entre des formes différentes de capitalisme. C’est surtout la confrontation entre Occident et Asie, bien plus tendue qu’à l’époque de l’émergence du Japon et des « tigres asiatiques », dans la mesure où la Chine se pose d’emblée comme un concurrent redoutable des puissances occidentales et, qui plus est, hors de leur influence géopolitique. C’est dans ce cadre que les historiens, au même titre que les politologues et les économistes, commencent à s’intéresser à la Chine. Comment expliquer son retour rapide au rang de puissance mondiale ?

Depuis Max Weber, l’image conventionnelle de la Chine en Occident mettait l’accent sur les « insuffisances » en termes de protection de la propriété privée et de la concurrence et, au contraire, sur le rôle omniprésent et prédateur de l’État. Weber reliait ces caractéristiques au confucianisme, sans toutefois que ni lui ni d’autres après lui n’eussent jamais pu prouver ce lien. De manière tout aussi superficielle, de nombreux politistes et observateurs se sont également mis à expliquer le grand bond de la Chine au cours des dernières décennies à partir précisément du confucianisme qui, selon eux, inciterait à travailler sans se plaindre et à accumuler. Ce genre d’observations aurait sa place dans une brasserie ; dans une salle d’université ou une revue spécialisée, c’est différent. Voici alors que, face au paradoxe chinois, vers la fin des années 1990, des ouvrages d’histoire économique et sociale proposent une image tout à fait différente de la Chine et de son histoire : leurs auteurs montrent que la Chine d’avant le 19e siècle n’était pas hostile au marché, mais que, tout au contraire, elle était encore plus « capitaliste » et concurrentielle que la Grande-Bretagne. Ces éléments auraient donné vie à une croissance économique qui, contre les arguments conventionnels, n’aurait pas « divergé » de la croissance européenne au 16e siècle, mais bien plus tard, à partir du 19e. Cet écart ne s’explique pas par les mentalités ou les institutions (l’État en particulier) chinoises, mais tout simplement par une dotation différente en ressources. L’Angleterre bénéficiait de bassins de charbon et de fer à côté de rivières facilement navigables, alors que les mines chinoises, se trouvant loin des cours d’eau, étaient très difficiles à exploiter. De plus, la Grande-Bretagne aurait profité des marchés et des ressources américaines, donc de son empire puis post-empire colonial, alors que la Chine n’avait pas d’équivalent en Asie (25).

Ce n’est pas un hasard si les débats très vifs autour de l’ouvrage de Pomeranz ont focalisé l’attention sur les données quantitatives et les estimations des revenus par tête en Chine et en Angleterre, puis, progressivement, en Inde, au Japon et dans d’autres pays européens que l’Angleterre. Des légions d’économistes et leurs étudiants se sont évertués à trouver et analyser des données, à multiplier les estimations sans toutefois jamais se poser la question de leurs sources (26). Outre les problèmes sérieux que posent ces données prises telles quelles, cette attention obsessionnelle accordée à la croissance économique a conduit à ignorer les problèmes de distribution et d’inégalités à l’intérieur de chaque pays et entre les pays. L’enthousiasme pour la globalisation, vue pendant les années 1990 comme un facteur de bien-être pour l’ensemble de l’humanité, était bien à l’origine de cette posture. Les années suivantes ont balayé cette confiance. Le problème est que, malgré ses prémisses, la « grande divergence » renverse les thèses de Weber mais en garde les postulats principaux et donc, son européocentrisme. Pomeranz explique la dynamique chinoise à partir des mêmes critères que ceux utilisés par les autres historiens pour expliquer la suprématie européenne, à savoir l’essor démographique, la protection de la propriété privée, la dynamique commerciale et proto-industrielle (27). Autrement dit, il reste tributaire du modèle idéal anglais, fait de privatisations des terres communes, prolétarisation, industrialisation, esprit bourgeois et individualiste, etc., et il l’élargit ensuite à la Chine. Le débat sur la grande divergence est donc le résultat de la pensée unique et de la chute du Mur : il existe un seul modèle du développement, celui du capitalisme idéal. Ce débat reflète parfaitement l’enthousiasme pour le capitalisme comme seule voie vers la modernité des années 1990. Les différences entre les pays renvoient à leurs dotations respectives en ressources, tandis que des institutions partout uniformes (protection de la propriété privée, de la concurrence) garantissent le bien-être universel.

C’est une des raisons pour lesquelles de nombreux sinologues ont critiqué cette approche et accusé Pomeranz de gommer les spécificités de la Chine (28). Nous trouvons là un « mur contre mur » tout à fait emblématique : d’un côté, l’accent mis sur la connaissance des langues et du savoir local, qui finit par mettre en avant la « spécificité » d’une aire, jamais réellement définie (29). D’un autre côté, l’ambition d’imposer une seule et même méthode, qualifiée de scientifique, sans trop de sources solides à l’appui. Singularité et spécificité des langues et des civilisations contre « scientificité » d’un modèle (30). Voilà un des enjeux méthodologiques fondamentaux de l’histoire globale : afin de comprendre le monde, faut-il s’appuyer sur la connaissance des langues et des « cultures », ou bien sur un schéma interprétatif général ?

Afin de dépasser ces interprétations concurrentes, deux possibilités se présentent à nous. La première invite à regarder de près les valeurs et catégories des pensées non occidentales, par exemple le bouddhisme, l’hindouisme, l’islam… Une seconde option consiste à mettre l’accent sur les connexions entre ces cultures. Dans le premier cas, suivant Gramsci, des auteurs, surtout indiens, se réclamant des subaltern studies ont montré que la langue constitue un élément de pouvoir et un facteur de hiérarchie. C’est le cas en particulier de l’anglais, qui s’est imposé dans l’Inde coloniale, puis partout dans le monde. Chakrabarty a insisté avec force sur ce point : des catégories telles que le salarié, le capital, le sujet, la société civile ont été élaborées en Europe et exportées dans d’autres contextes, dont l’Inde (31). Il suggère d’avoir recours à d’autres notions et catégories issues des traditions indiennes (32).

Ce processus serait facile à généraliser à d’autres contextes ; les traductions, les médias, la circulation des normes juridiques et le langage des organisations internationales ont été désignés comme autant d’instruments du pouvoir et de la domination du « Nord » sur les « Sud ». Cette asymétrie entre les valeurs occidentales et les autres se poursuit jusqu’à nos jours au sein même des universités : les historiens et étudiants des mondes non-occidentaux sont censés connaître aussi l’histoire, l’économie, la philosophie occidentales, alors que l’inverse n’est pas vrai. Dans les cursus d’histoire en Occident, l’histoire nationale domine tandis que celle des autres mondes est soit absente, soit marginalisée. Alors qu’un futur historien de la Chine doit étudier l’histoire européenne, un historien de la France peut tranquillement ignorer l’histoire africaine ou chinoise.

La démarche de Chakrabarty a le mérite de poser la question des catégories avec lesquelles nous pensons notre monde par rapport aux autres et la nécessité de prendre aussi en considération les valeurs d’autres cultures. Il est ainsi tout à fait légitime de se demander si des notions telles que les droits de l’homme (33), la société civile, le cosmopolitisme (34), voire le religion et la laïcité (35) ne connaissent pas d’équivalents dans d’autres cultures. Ces questions sont de taille à l’heure où ce sont précisément les rencontres entre mondes et valeurs qui semblent poser le plus problème, non seulement en Europe et aux États-Unis – vis-à-vis de l’Islam – mais également dans d’autres contextes (conflits entre l’Inde et le Pakistan, oppositions de valeurs à l’intérieur même de l’Afrique). Cette attention envers les valeurs « autres » est nécessaire et bienvenue ; mais elle présente aussi un risque. L’insistance sur les « véritables » valeurs hindoues, chinoises ou musulmanes fait partie des projets nationalistes (36) ; de manière générale, l’accent mis sur des entités plus ou moins monolithiques appelées « cultures » ou « civilisations » ignore la question de leur rencontre, dans le passé comme de nos jours (37), de leur métissage et de leurs influences réciproques. C’est une des critiques principales que l’histoire connectée a soulevées envers les subaltern studies. Dans ses meilleures contributions, l’histoire connectée montre l’influence mutuelle entre plusieurs mondes. Qu’il s’agisse des formes de gestion impériale, des religions et savoirs techniques, des notions et pratiques du droit et de la souveraineté, l’histoire connectée montre que les valeurs et pratiques européennes ont été profondément affectées par les interactions et dynamiques avec les mondes non européens (38). C’est un pas en avant fondamental dans la tentative de percevoir la globalité non comme une confrontation, mais comme un dialogue entre mondes.

Cette posture est néanmoins souvent contredite dans les faits. Il faut détailler les conditions dans lesquelles des personnes, des ouvrages, des idées circulent ou ne circulent pas  transports, relations, influences, marchés, lien religieux. L’absence de transferts et de circulation est tout aussi importante à étudier que les connexions. La circulation des savoirs mérite d’être inscrite dans les dynamiques structurelles – économiques et sociales –, et ces dernières ne peuvent pas se limiter à quelques passages en début de chapitre (39). L’histoire connectée a tendance à délaisser les hiérarchies sociales telles qu’elles sont mises en avant dans les approches marxiste et wébérienne, mais aussi par les subaltern studies. L’accent mis sur les circulations conduit souvent à négliger le fait que ces circulations ne se font jamais d’égal à égal, mais ont tendance à créer des hiérarchies, certes réversibles sur la longue durée (comme le montre de nos jours le retour de l’Asie), mais néanmoins importantes. Ces inégalités ne relèvent pas tellement d’une supériorité intrinsèque de telle ou telle valeur et pensée, mais plutôt de l’interrelation forte entre valeurs, idées, d’un côté, et dynamiques structurelles – économiques, politiques et sociales – de l’autre. Ce sont ces tensions entre circulations et hiérarchies, métissages et exclusions qui méritent d’être analysées dans une perspective de longue durée (40). Ce n’est pas un hasard si l’histoire connectée se concentre souvent sur les passeurs de savoirs et néglige ceux qui se déplacent moins et produisent peu de sources, entre autres et notamment les paysans (41).

C’est aussi la raison pour laquelle il paraît inutile d’opposer l’histoire croisée et connectée à l’histoire comparée (42). Cette opposition entre comparaison et connexion, l’une supposée être subjective, l’autre objective et découlant de source, affaiblit en réalité l’une et l’autre. Les connexions exhumées dans les archives ne sont pas moins subjectives que les comparaisons faites par l’historien. Les archives et les documents ne sont jamais là tout prêts, ils constituent le produit de l’effort des administrations, des entreprises, des acteurs qui en sont à l’origine, puis des archivistes et de leurs classifications, et finalement des historiens qui sélectionnent tel et tel document et le présentent d’une manière tout aussi particulière (43).

Alessandro Stanziani

Prochain article (à venir) : « Histoire globale à la française ? »

(15) Jürgen Osterhammel, Niels Peterson, Globalization: A Short History, Princeton, Princeton University Press, 2009.

(16) Peter Steerns, Globalization in World History, New York, Routledge, 2010.

(17) Frederick Cooper, Colonialism in Question, Berkeley, University of California Press, 2005, trad. fr. Le Colonialisme en question, Paris, Payot, 2010, en particulier le chapitre 4.

(18) Philippe Aghion, Geoffrey Williamson, Growth, Inequality and Globalization: Theory, History and Policy, Cambridge: Cambridge University Press, 2000 ; Kevin O’Rourke, Geoffrey Williamson, Globalization and History: The Evolution of a 19th Century Atlantic Economy, Cambridge, MIT Press, 1999.

(19) Anthony G. Hopkins (dir.), Globalization in World History, Londres, Pimlico, 2002.

(20) Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Seuil, 2014 ; Benjamin Kedar, Merry Wiesner-Hanks, Expanding Webs of Exchange and Conflict: The Cambridge World History, vol. 5, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.

(21) Pour une synthèse, voir David Christian, Maps of Time: An introduction to Big History, Berkeley, University of California Press, 2004.

(22) Frederick Cooper, Colonialism in Question, op. cit.

(23) Bozhong Li, Agricultural Development in Jiangnan, New York, St Martin’s Press, 1998.

(24) Voir sur ce point les discussions, présentation et commentaires, in Annales HSS, 2001/4 ; Patrick O’Brien, « Ten Years of Debate on the Origin of the Great Divergence », Review in History, nov. 2010, consultable sur https://www.history.ac.uk/reviews/review/1008

(25) Robert Allen, Jean-Pascal Bassino, Debin Ma, Christine Moll-Murata, Jan Luiten Van Zanden, « Wages, Prices, and Living Standards in China, 1738-1825: in Comparison with Europe, Japan and India », Economic History Review, n° 64/1, 2011, pp. 8-38, consultable sur http://personal.lse.ac.uk/mad1/ma_pdf_files/allen%20et%20all%20ehr.pdf ; Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, Princeton, Princeton University Press, 2000, trad. fr. Une grande divergence, Paris, Albin Michel, 2010.

(26) Stephan Broadberry, Bishnupriya Gupta, The Early Modern Great Divergence: Wages, Prices, and Economic Development in Europe and Asia, 1500-1800, Warwick University, 2003, consultable sur https://eml.berkeley.edu/~webfac/olney/e211_fa03/e211-gupta.pdf ; Robert Allen, The British Industrial Revolution in Global Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; Prisanan Parthasarathai, Why Europe Grew rich and Asia did not. Global Economic Divergence, 1600-1850, Cambridge: Cambridge University Press, 2011.

(27) Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, op. cit.

(28) comptes rendus in Annales HSS, n° 61/6, 2006 ; débat in The Journal of Asian Studies, n° 61/2, 2002, articles de Philip Huang, Robert Brenner, Christopher Lee et al.

(29) Robert H. Bates, « Area Studies and the Discipline: A Useful Controversy? », Political Science & Politics, n° 30, 1997, pp. 166-169.

(30) Fred Eidlin, Reconciling the Unique and the General: Area Studies, Case Studies, and History vs. Theoretical Social Science, Working Paper 8, mai 2006, C&M Committee on Concepts and Methods, 2008. Michel Cartier, « Asian Studies in Europe: From Orientalism to Area Studies », in Tai-Hwan Kwon, Oh Myungk-Seok (dir.), Asian Studies in the Age of Globalization, Seoul: Seoul National University Press, 1998, pp. 19-33.

(31) Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe, Princeton: Princeton University Press, 2000, trad. fr. Provincialiser l’Europe. La pensée coloniale et la différence historique, Paris, Amsterdam, 2009.

(32) Nous reviendrons plusieurs fois sur cet aspect tout au long des chapitres suivants.

(33) José Manuel Barreto (dir.), Human Rights from a Thirld World Perspective, Cambridge, Cambridge Scholars, 2013.

(34) Corinne Lefèvre, Ines Zupanov, Jorge Flores (dir.), Cosmopolitismes en Asie du Sud. Sources, itinéraires, langues, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, EHESS, 2015.

(35) Nilufer Göle, « La laïcité républicaine et l’islam public », Pouvoirs, n° 115/4, 200, pp. 73-86.

(36) Sebastian Conrad, What is Global History, op. cit.

(37) Sanjay Subrahmanyam, « Du Tage au Gange au XVIe siècle. Une conjoncture millénariste à l’échelle eurasiatique », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2001, pp. 51-84 ; « Connected Histories. Notes Towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian Studies, n° 31/3, 1997, pp. 735-762.

(38) Sanjay Subrahmanyam, Is Indian Civilization a Myth?, Delhi, Permament Black, 2013.

(39) Conrad, What is global history, op. cit.

(40) Roger Chartier, « La conscience de la globalité », Annales HSS, n° 56/1, 2001, pp. 119-123.

(41) Des exceptions importantes : Nancy Green avec l’histoire de l’émigration et Bénédicte Zimmermann avec une sociologie historique du monde du travail en Allemagne et en France. Voir aussi mon chapitre « Les paysans et la terre », in Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Fayard, 2017, pp. 35-49.

(42) Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (dir.), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004.

(43) Heinz-Gerhard Haupt, Jurgen Kocka, Comparative and Trans-national History, New York, Berghahn, 2009.

Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (2/3)

Début de l’article

2) L’échange colombien et les nouvelles routes commerciales, du 16e siècle au début du 19e siècle

La question de l’échange colombien (ou grand échange) n’est pas abordée systématiquement dans les programmes de seconde générale et professionnelle, mais elle paraît pourtant essentielle et complémentaire des premiers cours sur les relations internationales avant 1492. Ce brassage sans précédent, ces transferts transocéaniques et transcontinentaux qui vont métamorphoser les paysages, les modes d’exploitation agricole, les pratiques culturelles et les rapports sociaux ne peuvent être tout juste évoqués comme un fait établi, une simple évidence. Si l’on parle alors de métissage (7) voire de différentes formes de mondialisation (8), il faut que les élèves en saisissent les mécanismes mais surtout l’impact, et à quel point leur monde actuel est encore lié à ce phénomène – quand bien même, depuis, d’autres mutations plus importantes désormais viendraient en atténuer la portée.
Après l’élaboration de leur première carte, qui leur offre un « instantané » d’une période « charnière » de l’histoire, il leur est alors rapidement présenté les voyages européens, qui, en quelques décennies, élargissent considérablement le regard porté sur le monde, et les connaissances engrangées par les Portugais, les Espagnols, les Hollandais, les Anglais et les Français. Le rappel du long voyage de plus de vingt ans effectué par Marco Polo entre 1271 et 1295 (Fig. 3) permet d’aborder les premières tentatives européennes de mieux connaître les routes commerciales asiatiques (la route de la Soie) et de s’immiscer, déjà, dans un commerce lucratif qu’ils ne contrôlent pas mais qui va devenir une obsession.

Fig 3 L'élargissement du monde connu par les Européens

Fig. 3 : Carte tiré du manuel Histoire 2de, Hatier, 2014, p. 162.

Si le monde tel qu’il semble exister durant toute la période du 15e siècle est donc bien plus complexe que l’enseignement scolaire dans le secondaire ne le montre, il n’en reste pas moins vrai que les expéditions espagnoles et portugaises entre 1492 et 1520 vont avoir un impact nouveau sur les relations internationales, à la fois brutal et inscrit dans la durée. La première conséquence réside dans ce que l’on appelle le grand échange. Pour le faire saisir aux élèves, l’étude d’une nouvelle carte (Fig. 4) est proposée à l’oral, permettant une première approche de cette notion d’échange colombien.

Fig 4 ÉCHANGE COLOMBIEN OKOKOK

Fig. 4 : Carte de « L’échange colombien (16e – 18e siècle) », in Jean-François Mouhot, « Plantes et microbes, acteurs de l’histoire », Sciences Humaines, n° 242, nov. 2012, ici dans sa version corrigée publiée dans L. Testot, « La nouvelle histoire du Monde », Sciences Humaines Histoire, n° 3, déc. 2014/janv. 2015. © Légendes cartographie.

Très rapidement, la lecture complémentaire d’un court texte leur offre par des exemples concrets une meilleure compréhension des bouleversements engendrés. Les informations en gras sont celles sur lesquelles nous insistons avec eux davantage :
« Les hommes migrent ; les maladies dont ils souffrent voyagent avec eux, comme les plantes qu’ils cultivent et les techniques matérielles ou sociales qu’ils maîtrisent. Les Amérindiens sont décimés par les affections importées, on le sait depuis toujours, mais Mann insiste sur les ravages généralement ignorés entraînés par le paludisme. Les plantes américaines assurent en bien des lieux le succès de la pénétration européenne : en Virginie où la culture du tabac sauve les premiers colons, ou au fin fond de l’Amazonie deux siècles et demi plus tard, au moment du cycle du caoutchouc. Les plantes américaines élargissent les ressources alimentaires des autres continents. On sous-estime l’impact des contacts sur l’Extrême-Orient. Le maïs et la patate douce permettent la conquête par l’agriculture des collines et des montagnes du sud de la Chine – où l’érosion se déchaîne. L’argent du Mexique devient vite indispensable à l’économie chinoise, qui a renoncé au papier-monnaie. Les contacts favorisent l’essor de la contrebande et de la piraterie sur les côtes de Chine, cependant que le succès de Manille tient à l’activité des commerçants chinois qu’elle abrite – et redoute (9). »

La carte ci-dessous (Fig. 5) permet alors d’insister sur un point spécifique peu connu mais pourtant aux conséquences importantes, puisqu’il montre le détournement progressif des routes habituelles du commerce transsaharien, captées par les circuits maritimes européens. L’or ne passe plus par les grandes routes caravanières, il est détourné par les flottes portugaises avant, peu à peu, d’être dépassé par l’afflux du minerai précieux venu du nouveau continent, perturbant ainsi fortement des équilibres économiques anciens. Les conséquences de ces changements profonds seront l’effacement progressif des grandes puissances locales, et par « ricochet » le développement rapide de la traite négrière.

Fig 5 La victoire des caravelles

Fig. 5 : Tiré de Bernard Lugan, Atlas historique de l’Afrique des origines à nos jours, 2001, p. 90.

3) Fabriquer une carte pour évoquer « la première mondialisation » entre 16e et 18e siècle

Les informations tirées de la séance autour du grand échange complétées par la lecture de documents complémentaires comme la carte ci-dessous (Fig. 6) permettent d’élaborer là encore un document élève personnalisé, sur lequel ils vont pouvoir représenter cartographiquement les informations récoltées et montrer les interactions nouvelles, leurs implications entre échange colombien, nouvelles routes commerciales, puissances en expansion (L’Empire ottoman sur trois continents, voguant de la mer Rouge à l’océan Indien), traite négrière… En découvrant les énumérations de produits inscrits de chaque côté du document de la figure 6, les élèves peuvent ainsi mieux saisir que, du 16e au 18e siècle, la « zone d’échanges atlantique » apporte davantage de matières premières transformées plutôt en Europe, tandis que la zone d’échange asiatiques exporte davantage de produits manufacturés, l’Inde et la Chine se taillant la part du lion. On peut distinguer des routes « intermédiaires » transcontinentales (de l’Amérique du Sud à la façade est de l’Amérique du Nord, ou de la Chine à l’Europe via l’Empire ottoman), mais également océaniques (du Brésil à l’Afrique de l’Ouest, ou de l’Arabie à l’Inde et de l’Inde à Malacca).

Fig 6 Quand l'Orient était le centre manufacturier du Monde

Fig. 6 : « Du XVIe siècle, quand l’Orient était le centre manufacturier du Monde », Le Monde, article de Philippe Rekacewicz, novembre 2004.
On saisit en un coup d’œil la multiplication des voies de transferts, les brassages extraordinaires qui en résultent mais sans  en comprendre tous les mécanismes, tous les enjeux. Le second fond de carte des élèves va donc leur permettre de montrer à la fois les routes commerciales indiquées par la figure 6, mais également de visualiser le grand échange et ses conséquences, dont, entre autres, le commerce dit triangulaire (10). Les premiers empires coloniaux européens sont clairement indiqués, mais aux côtés d’autres puissances déjà évoquées comme les États indiens (entre autre l’Empire moghol), la Chine, sans oublier l’Empire ottoman avec ses nouvelles conquêtes dans la péninsule arabique, son contrôle de la mer Rouge et ses tentatives de s’interposer dans le commerce de l’océan Indien, face, entre autre, aux Portugais…

Fig 7 Peinture anonyme ottomaneFig 7 : Peinture anonyme ottomane du XVIe siècle représentant une flotte turque dans l’océan indien.

 

4) Rencontres et métissages : l’exemple de la Malinche ?

La Malinche, Malintzin, Mallinali-Tenépal, Dona Marina (11) sont autant de noms prêtés à un seul personnage, dont la complexité historique et l’importance encore aujourd’hui peuvent se saisir en partie dans cette énumération, ici encore peu exhaustive. Les certitudes historiques sur sa naissance, sa vie et ses actions, comme sa mort, restent très fragiles (12) et souvent émanant de seules sources espagnoles (13), donnant de ce fait un regard unilatéral très contesté par la suite. Scolairement le personnage a jouit d’une curieuse ambiguïté, la montrant régulièrement à travers des images de codex sensés fournir de multiples informations sur tel ou tel événement mais sans forcément la nommer, elle, et permettre ainsi son identification (14). Ou bien, si tel était le cas, rien de la complexité et de l’importance du personnage ne semblait filtrer comme un mystère savamment entretenu. Certes, depuis peu, quelques manuels scolaires des programmes de seconde générale lui offrent une nouvelle réalité plus proche des connaissances actuelles, mais encore de manière très éludée et sans permettre forcément un travail approfondi (15).

Fig 8 Hernan Cortez et La Malinche

Fig 8 : Hernan Cortés et La Malinche rencontrent Moctezuma II dans Tenochtitlan, 8 novembre 1519.

Fig 9 La rencontre de Cortés et Moctezuma

Fig 9 : La rencontre de Cortés et Moctezuma vue par un peintre anonyme du 17e siècle. Facsimile (c. 1890) de Lienzo de Tlaxcala.

Quel intérêt peut-on trouver justement pour les élèves, en secondes générales comme professionnelles, d’approfondir l’étude d’un seul personnage qui ne rentre pas de plain-pied dans les programmes ou les manuels ? La conquête de l’Empire aztèque par les hommes de Herman Cortés n’a pas cessé de fasciner des générations de curieux, d’historiens et même d’élèves. En France, la focale par laquelle cette histoire est abordée reste sensiblement la même. Elle offre immanquablement le point de vue européen, sous l’angle de la naissance d’une Amérique centrale nouvelle, majoritairement espagnole. Certes, parfois, ça et là (notamment en quatrième), quelques documents proposés (textuels, images, etc.) présentent le regard des vaincus, mais celui-ci figure rarement dans les pages « cours » et davantage au détour d’une rubrique : « Pour en savoir plus, approfondissement… », qui n’est pas systématiquement abordée par les enseignants.
La figure de Dona Marina ou Malintzin fait pénétrer de manière frontale dans le vif du sujet d’une rencontre historique et culturelle entre deux mondes antinomiques. Dans un premier temps, au cours d’une leçon d’une heure et demi, il est proposé aux élèves une première approche biographique afin de présenter le contexte, c’est-à-dire les lieux de sa naissance, ses origines, sa rencontre avec Cortés, le rôle qu’elle joue dans la conquête du futur Mexique, en insistant sur le fait que les informations viennent majoritairement du camp espagnol et en précisant davantage les raisons de l’ambiguïté du personnage, liées en grande partie par la conquête brutale et le rôle de traductrice au service des ennemis qui fut le sien.
Dans un second temps, il est proposé aux élèves une recherche documentaire à partir d’Internet sous forme de dossier/exposé, leur permettant d’approfondir ce qui a été vu en cours. Les indications sont nombreuses et détaillées. Ils doivent trouver des informations supplémentaires à partir de plusieurs sites qu’ils confrontent et donner des définitions précises de deux termes qui leur sont indiqués : la LLorona (figure folklorique mexicaine d’une femme tueuse d’enfants et qui est souvent associée à Malintzin) et Chingaga (la violée, terme très péjoratif utilisé par les Mexicains pour la désigner). Puis il leur faut fournir un « corpus » de quatre images représentant ce personnage historique, deux contemporaines de la période (Regard aztèque/ regard espagnol) et deux autres, une de la période moderne (17e-18e siècle) et une actuelle (peinture, publicité, BD…). À chaque fois, ils doivent identifier l’auteur, la date de création et un titre de l’œuvre. Chaque document doit être décrit précisément en insistant sur ce qu’a voulu montrer l’auteur et en comparant  ces quatre œuvres : différences, points communs/récurrences…
L’ensemble de l’étude doit aboutir à une réflexion personnelle des élèves sur la Malinche et la manière dont elle est comprise à l’heure actuelle. L’exercice reste difficile mais il permet de se confronter directement aux sources et de saisir la complexité d’un personnage, qui joue encore un rôle symbolique important dans l’appréhension par tout un peuple de son histoire, toute à la fois violente et métissée.

 

(7) Je renvoie à l’ouvrage de Serge Gruzinski, La Pensée métisse, Fayard, Paris, 1999.
(8) Voir Philippe Norel, « L’histoire de la mondialisation relève-t-elle de l’histoire globale ? », in P. Norel et Laurent Testot (dir.), Une histoire du monde global, Sciences Humaines Éd., Auxerre, 2012, pp. 268-277 ; et Serge Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, pp. 146-148 (« La première mondialisation européenne »).
(9) Paul Claval, critique de Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, Paris, Albin Michel, 2013, dans Géographie et Cultures, n° 88, 2013, pp. 274-275.
(10) Des études récentes à partir des dépouillements des registres de navigation de plus de 35 000 navires négriers sur trois siècles permettent d’offrir une vision précise des départs et destinations, montrant d’une certaine manière que la notion de commerce triangulaire semble désormais inappropriée et se déplace plutôt vers l’Amérique du Sud et plus particulièrement le Brésil, qu’à destination de l’Amérique du Nord. Voir http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2015/09/20/la-traite-transatlantique-des-esclaves-en-2-minutes et http://slavevoyages.org/tast/index.faces
(11) Voir Sandra Cypress Messinger, La Malinche in Mexican Literature: from History to Myth, Austin University of Texas Press, 1991.
(12) Mariane Gaudreau, « Les multiples visages de la Malinche ou la manipulation historique d’un personnage féminin », Altérités, vol. 7, n° 1, 2010, pp. 71-87.
(13) Mariane Gaudreau, ibid., p. 74.
(14) Dans un manuel récent, Histoire 2de Hachette éducation, avril 2014, on trouve dans un sujet d’étude « La controverse de Valladolid » une image du codex Lienzo de Tlaxala intitulée « Une exploitation économique des populations locales ». Des plénipotentiaires aztèques apportent de très nombreuses victuailles aux Espagnols et à Cortés assis sur une estrade et accompagnée de Malintzin qui n’est absolument pas identifiée dans le manuel ni par la légende ni par aucune information annexe.
(15) Ainsi, le manuel Histoire 2de Belin, 2011 propose un sujet d’étude intitulé « Tenochtitlan, une cité confronté à la conquête et à la colonisation » dans lequel deux documents (doc. 2, p. 172 et doc. 4, p. 173) abordent le personnage de Dona Marina « à la rencontre de deux mondes » qui peut être un bon point de départ pour une analyse plus poussée.