Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (3/3)

Première partie de l’article

Deuxième partie de l’article

5) De Valladolid au commerce triangulaire

La controverse de Valladolid ne figure pas dans le programme d’histoire de seconde générale, même si dans de rares cas, elle peut apparaître dans certains manuels scolaires récents (16). Par contre, cette question est l’une des trois situations au choix du premier objet d’étude proposé par le référentiel d’Histoire en seconde professionnelle « Humanisme et Renaissance ». Les objectifs de la séquence, tels qu’ils sont définis par le référentiel et proposés par l’ensemble des manuels scolaires de seconde professionnelle, insistent sur la dimension de « Premier grand débat sur les droits de l’homme ».
Il s’agit d’une rhétorique très contemporaine et sans doute presque anachronique. Peu ou prou, quelles que soient les maisons d’édition, les manuels scolaires présentent ce sujet pratiquement de la même manière. En premier est évoquée, avec plus ou moins d’insistance, la situation du Mexique après la conquête espagnole et les massacres perpétrés envers les Amérindiens. En général, les documents utilisés sont la plupart du temps des gravures de Théodore de Bry, tirées entre autres de son ouvrage Tyrannies et cruautés espagnoles (1538) (Fig. 11 et 12).
Ces images dénoncent les exactions commises par les Espagnols durant la période de la conquête de l’Empire aztèque. Elles sont des témoignages à charge qui présentent une accumulation de détails plus abominables les uns que les autres. Puis c’est au tour de la controverse proprement dite que se concentrent les manuels, en présentant la plupart du temps des extraits des analyses  de Sépulvéda, pour la colonisation et l’exploitation des Indiens, tandis que Las Casas, lui, condamne ces pratiques. Le téléfilm réalisé en 1993 en s’appuyant sur le roman éponyme montre les débats passionnés entre les deux orateurs et la décision qui est prise, libérant les Amérindiens de l’esclavage tandis que la traite des Noirs s’en voit brutalement augmentée pour pallier le manque de main-d’œuvre occasionné. Plusieurs sites académiques relayent la proposition d’utilisation du roman comme œuvre complète.
Une telle présentation, à la fois linéaire et particulièrement claire dans son traitement, permet tous les débats possibles autour de l’égalité des hommes quelles que soient leurs origines. C’est un plaidoyer éloquent contre le racisme et les discriminations que permet une telle étude. Cependant, dans le cadre qui nous occupe et d’un point de vue historique, une telle présentation, même efficace, n’en demeure pas moins, à de nombreux égards, très éloignée de la réalité historique, et par trop manichéenne.
Dans un premier temps, il est important de reprendre les faits et de présenter d’autres informations expliquant la destruction massive des populations indiennes. Si la violence et les horreurs commises par les Espagnols et les Portugais (et par d’autres puissances européennes par la suite) sont indéniables et atteignent souvent des sommets, il ne faut pas négliger le rôle très important des « agents pathogènes » apportés par les Européens et qui ont décimé des populations entières sans aucune défense immunitaire. C’est également l’une des conséquences du grand échange qu’il est nécessaire de signaler et d’expliquer.
D’autre part, les illustrations de Théodore de Bry, proposées par les manuels scolaires, ne sont pas étudiées en tant que telles et rarement dans leur contexte, au risque de l’erreur d’interprétation. Ainsi lorsqu’on effectue avec les élèves une première approche de ces œuvres picturales, qui consiste à décrire très précisément ce qu’ils voient et ce qu’ils en déduisent, on obtient des résultats surprenants et particulièrement complexes. La gravure intitulée « La boucherie de chair humaine », d’après Bartholomé de Las Casas : La Destruction des Indes (1552), est pour eux une véritable énigme (Fig. 12). Ils ne comprennent pas dans un premier temps si l’image dénonce un cannibalisme supposé des Amérindiens ou si certains éléments ne critiquent pas l’attitude des conquérants espagnols. D’autres envisagent que les deux interprétations sont possibles.
Évidemment, sans l’information sur les conflits entre nations en Europe au 16e siècle et les guerres de Religion entre catholiques et protestants, qui sont le contexte dans lequel furent fabriquées ces gravures, l’interprétation reste parcellaire voire erronée. En fait, la réception des écrits de Las Casas en Europe va nourrir une « légende noire » (17) de la colonisation de l’Amérique centrale au 16e siècle, qui sera reprise par plusieurs auteurs et artistes protestants et diffusées dans de nombreux pays hostiles et en concurrence avec le Portugal et l’Espagne. De fait, même si un graveur comme Théodore de Bry s’appuie sur d’importants témoignages, son travail paraît finalement particulièrement ambigu et recèle sans doute d’autres enjeux.

Fig 10 Aztèques capturés par les Espagnols

Fig 10 : Aztèques capturés par les Espagnols et leurs alliés. Gravure de Théodore de Bry (1528-1598). British Museum, Londres.

Fig 11 La boucherie de chair humaine

Fig 11 : La boucherie de chair humaine, d’après Bartholomé de Las Casas : La Destruction des Indes (1552).

(Gravure et sous-titres tirés du manuel Magnard, p. 14, 2009).

En effet, si le cannibalisme décrit sur cette gravure semble incriminer les Indiens, la présence des Espagnols s’avère particulièrement étrange, puisqu’ils paraissent guider voire contrôler ces pratiques « indiennes ». De plus, plusieurs « anecdotes » indiquées sur la gravure montrent les sévices infligés par les soldats espagnols aux Indiens, et la représentation d’un Amérindien ployant sous une ancre pourrait faire référence au Christ portant sa croix, associant ainsi les Espagnols aux Romains et leur cruauté, à celle de l’Empire persécutant les premiers chrétiens (18).
De même, autant le film La Controverse de Valladolid que le roman présentent de nombreuses libertés avec l’histoire. Plus que le débat sur l’humanité des Indiens et l’interdiction de leur esclavage, déjà tranchée par le pape Paul III quelques années auparavant, il s’agit davantage de régler la question de l’évangélisation de ces peuples et la manière de s’y prendre. Si les deux célèbres théologiens ont bien participé aux débats, ils ne sont pas les seuls, et leurs échanges sont davantage épistolaires que de véritables face-à-face. Loin d’une première prise de conscience des droits de l’homme, ces échanges vont s’accommoder par ailleurs de la traite des Noirs, qui palliera la raréfaction de la main-d’œuvre indigène, du fait de ces débats multiples et de l’interdiction progressive d’utiliser les populations autochtones d’Amérique comme des esclaves.

 

En conclusion

L’Histoire, pour quoi faire ?, titre du dernier ouvrage de Serge Gruzinski, me semble particulièrement pertinent pour une conclusion à cette présentation d’une tentative d’enseigner une histoire globale ou connectée à partir des référentiels des programmes en secondes générale, technologique et professionnelle. Ce que j’ai réalisé en tant qu’enseignant depuis plusieurs années n’est que le fruit de « bricolages », de réflexions épistémologiques et didactiques, d’essais empiriques à partir de théorisations qui la plupart du temps ne m’appartiennent pas mais m’ont servi de fil conducteur et « d’effet dynamique ». Les seules certitudes qui sont les miennes résident en grande partie dans la conviction qu’à l’heure actuelle, le récit national ne suffit plus à cimenter un peuple, une nation, des groupes humains multiples dans un monde globalisé et hyperconnecté. Et si « l’avenir est un miroir où se reflète le passé », la compréhension du présent, de cette mondialisation étudiée jusqu’à présent exclusivement par le biais de la géographie en classe, nécessite d’être regardée désormais dans sa multiplicité, ses réussites et ses échecs, ainsi que ses interprétations rarement neutres, à travers un regard historique « polyphonique » et un enseignement secondaire capable de vulgariser les recherches universitaires les plus récentes sur ces questions, afin de les offrir à la compréhension de nos élèves.

 

(16) Histoire Seconde Hachette éducation, pp. 182-183 (Étude la controverse de Valladolid), chapitre 6, « L’élargissement du Monde (XVe-XVIe siècles) », avril 2014.

(17) Que Serge Gruzinski considère comme des clichés. Voir S. Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, p.121.

(18) Voir Grégory Wallerick, « La guerre par l’image dans l’Europe du XVIe siècle. Comment un protestant défie les pouvoirs catholiques », Archives des sciences sociales des religions, n° 149, pp. 33-53.

Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (2/3)

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2) L’échange colombien et les nouvelles routes commerciales, du 16e siècle au début du 19e siècle

La question de l’échange colombien (ou grand échange) n’est pas abordée systématiquement dans les programmes de seconde générale et professionnelle, mais elle paraît pourtant essentielle et complémentaire des premiers cours sur les relations internationales avant 1492. Ce brassage sans précédent, ces transferts transocéaniques et transcontinentaux qui vont métamorphoser les paysages, les modes d’exploitation agricole, les pratiques culturelles et les rapports sociaux ne peuvent être tout juste évoqués comme un fait établi, une simple évidence. Si l’on parle alors de métissage (7) voire de différentes formes de mondialisation (8), il faut que les élèves en saisissent les mécanismes mais surtout l’impact, et à quel point leur monde actuel est encore lié à ce phénomène – quand bien même, depuis, d’autres mutations plus importantes désormais viendraient en atténuer la portée.
Après l’élaboration de leur première carte, qui leur offre un « instantané » d’une période « charnière » de l’histoire, il leur est alors rapidement présenté les voyages européens, qui, en quelques décennies, élargissent considérablement le regard porté sur le monde, et les connaissances engrangées par les Portugais, les Espagnols, les Hollandais, les Anglais et les Français. Le rappel du long voyage de plus de vingt ans effectué par Marco Polo entre 1271 et 1295 (Fig. 3) permet d’aborder les premières tentatives européennes de mieux connaître les routes commerciales asiatiques (la route de la Soie) et de s’immiscer, déjà, dans un commerce lucratif qu’ils ne contrôlent pas mais qui va devenir une obsession.

Fig 3 L'élargissement du monde connu par les Européens

Fig. 3 : Carte tiré du manuel Histoire 2de, Hatier, 2014, p. 162.

Si le monde tel qu’il semble exister durant toute la période du 15e siècle est donc bien plus complexe que l’enseignement scolaire dans le secondaire ne le montre, il n’en reste pas moins vrai que les expéditions espagnoles et portugaises entre 1492 et 1520 vont avoir un impact nouveau sur les relations internationales, à la fois brutal et inscrit dans la durée. La première conséquence réside dans ce que l’on appelle le grand échange. Pour le faire saisir aux élèves, l’étude d’une nouvelle carte (Fig. 4) est proposée à l’oral, permettant une première approche de cette notion d’échange colombien.

Fig 4 ÉCHANGE COLOMBIEN OKOKOK

Fig. 4 : Carte de « L’échange colombien (16e – 18e siècle) », in Jean-François Mouhot, « Plantes et microbes, acteurs de l’histoire », Sciences Humaines, n° 242, nov. 2012, ici dans sa version corrigée publiée dans L. Testot, « La nouvelle histoire du Monde », Sciences Humaines Histoire, n° 3, déc. 2014/janv. 2015. © Légendes cartographie.

Très rapidement, la lecture complémentaire d’un court texte leur offre par des exemples concrets une meilleure compréhension des bouleversements engendrés. Les informations en gras sont celles sur lesquelles nous insistons avec eux davantage :
« Les hommes migrent ; les maladies dont ils souffrent voyagent avec eux, comme les plantes qu’ils cultivent et les techniques matérielles ou sociales qu’ils maîtrisent. Les Amérindiens sont décimés par les affections importées, on le sait depuis toujours, mais Mann insiste sur les ravages généralement ignorés entraînés par le paludisme. Les plantes américaines assurent en bien des lieux le succès de la pénétration européenne : en Virginie où la culture du tabac sauve les premiers colons, ou au fin fond de l’Amazonie deux siècles et demi plus tard, au moment du cycle du caoutchouc. Les plantes américaines élargissent les ressources alimentaires des autres continents. On sous-estime l’impact des contacts sur l’Extrême-Orient. Le maïs et la patate douce permettent la conquête par l’agriculture des collines et des montagnes du sud de la Chine – où l’érosion se déchaîne. L’argent du Mexique devient vite indispensable à l’économie chinoise, qui a renoncé au papier-monnaie. Les contacts favorisent l’essor de la contrebande et de la piraterie sur les côtes de Chine, cependant que le succès de Manille tient à l’activité des commerçants chinois qu’elle abrite – et redoute (9). »

La carte ci-dessous (Fig. 5) permet alors d’insister sur un point spécifique peu connu mais pourtant aux conséquences importantes, puisqu’il montre le détournement progressif des routes habituelles du commerce transsaharien, captées par les circuits maritimes européens. L’or ne passe plus par les grandes routes caravanières, il est détourné par les flottes portugaises avant, peu à peu, d’être dépassé par l’afflux du minerai précieux venu du nouveau continent, perturbant ainsi fortement des équilibres économiques anciens. Les conséquences de ces changements profonds seront l’effacement progressif des grandes puissances locales, et par « ricochet » le développement rapide de la traite négrière.

Fig 5 La victoire des caravelles

Fig. 5 : Tiré de Bernard Lugan, Atlas historique de l’Afrique des origines à nos jours, 2001, p. 90.

3) Fabriquer une carte pour évoquer « la première mondialisation » entre 16e et 18e siècle

Les informations tirées de la séance autour du grand échange complétées par la lecture de documents complémentaires comme la carte ci-dessous (Fig. 6) permettent d’élaborer là encore un document élève personnalisé, sur lequel ils vont pouvoir représenter cartographiquement les informations récoltées et montrer les interactions nouvelles, leurs implications entre échange colombien, nouvelles routes commerciales, puissances en expansion (L’Empire ottoman sur trois continents, voguant de la mer Rouge à l’océan Indien), traite négrière… En découvrant les énumérations de produits inscrits de chaque côté du document de la figure 6, les élèves peuvent ainsi mieux saisir que, du 16e au 18e siècle, la « zone d’échanges atlantique » apporte davantage de matières premières transformées plutôt en Europe, tandis que la zone d’échange asiatiques exporte davantage de produits manufacturés, l’Inde et la Chine se taillant la part du lion. On peut distinguer des routes « intermédiaires » transcontinentales (de l’Amérique du Sud à la façade est de l’Amérique du Nord, ou de la Chine à l’Europe via l’Empire ottoman), mais également océaniques (du Brésil à l’Afrique de l’Ouest, ou de l’Arabie à l’Inde et de l’Inde à Malacca).

Fig 6 Quand l'Orient était le centre manufacturier du Monde

Fig. 6 : « Du XVIe siècle, quand l’Orient était le centre manufacturier du Monde », Le Monde, article de Philippe Rekacewicz, novembre 2004.
On saisit en un coup d’œil la multiplication des voies de transferts, les brassages extraordinaires qui en résultent mais sans  en comprendre tous les mécanismes, tous les enjeux. Le second fond de carte des élèves va donc leur permettre de montrer à la fois les routes commerciales indiquées par la figure 6, mais également de visualiser le grand échange et ses conséquences, dont, entre autres, le commerce dit triangulaire (10). Les premiers empires coloniaux européens sont clairement indiqués, mais aux côtés d’autres puissances déjà évoquées comme les États indiens (entre autre l’Empire moghol), la Chine, sans oublier l’Empire ottoman avec ses nouvelles conquêtes dans la péninsule arabique, son contrôle de la mer Rouge et ses tentatives de s’interposer dans le commerce de l’océan Indien, face, entre autre, aux Portugais…

Fig 7 Peinture anonyme ottomaneFig 7 : Peinture anonyme ottomane du XVIe siècle représentant une flotte turque dans l’océan indien.

 

4) Rencontres et métissages : l’exemple de la Malinche ?

La Malinche, Malintzin, Mallinali-Tenépal, Dona Marina (11) sont autant de noms prêtés à un seul personnage, dont la complexité historique et l’importance encore aujourd’hui peuvent se saisir en partie dans cette énumération, ici encore peu exhaustive. Les certitudes historiques sur sa naissance, sa vie et ses actions, comme sa mort, restent très fragiles (12) et souvent émanant de seules sources espagnoles (13), donnant de ce fait un regard unilatéral très contesté par la suite. Scolairement le personnage a jouit d’une curieuse ambiguïté, la montrant régulièrement à travers des images de codex sensés fournir de multiples informations sur tel ou tel événement mais sans forcément la nommer, elle, et permettre ainsi son identification (14). Ou bien, si tel était le cas, rien de la complexité et de l’importance du personnage ne semblait filtrer comme un mystère savamment entretenu. Certes, depuis peu, quelques manuels scolaires des programmes de seconde générale lui offrent une nouvelle réalité plus proche des connaissances actuelles, mais encore de manière très éludée et sans permettre forcément un travail approfondi (15).

Fig 8 Hernan Cortez et La Malinche

Fig 8 : Hernan Cortés et La Malinche rencontrent Moctezuma II dans Tenochtitlan, 8 novembre 1519.

Fig 9 La rencontre de Cortés et Moctezuma

Fig 9 : La rencontre de Cortés et Moctezuma vue par un peintre anonyme du 17e siècle. Facsimile (c. 1890) de Lienzo de Tlaxcala.

Quel intérêt peut-on trouver justement pour les élèves, en secondes générales comme professionnelles, d’approfondir l’étude d’un seul personnage qui ne rentre pas de plain-pied dans les programmes ou les manuels ? La conquête de l’Empire aztèque par les hommes de Herman Cortés n’a pas cessé de fasciner des générations de curieux, d’historiens et même d’élèves. En France, la focale par laquelle cette histoire est abordée reste sensiblement la même. Elle offre immanquablement le point de vue européen, sous l’angle de la naissance d’une Amérique centrale nouvelle, majoritairement espagnole. Certes, parfois, ça et là (notamment en quatrième), quelques documents proposés (textuels, images, etc.) présentent le regard des vaincus, mais celui-ci figure rarement dans les pages « cours » et davantage au détour d’une rubrique : « Pour en savoir plus, approfondissement… », qui n’est pas systématiquement abordée par les enseignants.
La figure de Dona Marina ou Malintzin fait pénétrer de manière frontale dans le vif du sujet d’une rencontre historique et culturelle entre deux mondes antinomiques. Dans un premier temps, au cours d’une leçon d’une heure et demi, il est proposé aux élèves une première approche biographique afin de présenter le contexte, c’est-à-dire les lieux de sa naissance, ses origines, sa rencontre avec Cortés, le rôle qu’elle joue dans la conquête du futur Mexique, en insistant sur le fait que les informations viennent majoritairement du camp espagnol et en précisant davantage les raisons de l’ambiguïté du personnage, liées en grande partie par la conquête brutale et le rôle de traductrice au service des ennemis qui fut le sien.
Dans un second temps, il est proposé aux élèves une recherche documentaire à partir d’Internet sous forme de dossier/exposé, leur permettant d’approfondir ce qui a été vu en cours. Les indications sont nombreuses et détaillées. Ils doivent trouver des informations supplémentaires à partir de plusieurs sites qu’ils confrontent et donner des définitions précises de deux termes qui leur sont indiqués : la LLorona (figure folklorique mexicaine d’une femme tueuse d’enfants et qui est souvent associée à Malintzin) et Chingaga (la violée, terme très péjoratif utilisé par les Mexicains pour la désigner). Puis il leur faut fournir un « corpus » de quatre images représentant ce personnage historique, deux contemporaines de la période (Regard aztèque/ regard espagnol) et deux autres, une de la période moderne (17e-18e siècle) et une actuelle (peinture, publicité, BD…). À chaque fois, ils doivent identifier l’auteur, la date de création et un titre de l’œuvre. Chaque document doit être décrit précisément en insistant sur ce qu’a voulu montrer l’auteur et en comparant  ces quatre œuvres : différences, points communs/récurrences…
L’ensemble de l’étude doit aboutir à une réflexion personnelle des élèves sur la Malinche et la manière dont elle est comprise à l’heure actuelle. L’exercice reste difficile mais il permet de se confronter directement aux sources et de saisir la complexité d’un personnage, qui joue encore un rôle symbolique important dans l’appréhension par tout un peuple de son histoire, toute à la fois violente et métissée.

 

(7) Je renvoie à l’ouvrage de Serge Gruzinski, La Pensée métisse, Fayard, Paris, 1999.
(8) Voir Philippe Norel, « L’histoire de la mondialisation relève-t-elle de l’histoire globale ? », in P. Norel et Laurent Testot (dir.), Une histoire du monde global, Sciences Humaines Éd., Auxerre, 2012, pp. 268-277 ; et Serge Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, pp. 146-148 (« La première mondialisation européenne »).
(9) Paul Claval, critique de Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, Paris, Albin Michel, 2013, dans Géographie et Cultures, n° 88, 2013, pp. 274-275.
(10) Des études récentes à partir des dépouillements des registres de navigation de plus de 35 000 navires négriers sur trois siècles permettent d’offrir une vision précise des départs et destinations, montrant d’une certaine manière que la notion de commerce triangulaire semble désormais inappropriée et se déplace plutôt vers l’Amérique du Sud et plus particulièrement le Brésil, qu’à destination de l’Amérique du Nord. Voir http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2015/09/20/la-traite-transatlantique-des-esclaves-en-2-minutes et http://slavevoyages.org/tast/index.faces
(11) Voir Sandra Cypress Messinger, La Malinche in Mexican Literature: from History to Myth, Austin University of Texas Press, 1991.
(12) Mariane Gaudreau, « Les multiples visages de la Malinche ou la manipulation historique d’un personnage féminin », Altérités, vol. 7, n° 1, 2010, pp. 71-87.
(13) Mariane Gaudreau, ibid., p. 74.
(14) Dans un manuel récent, Histoire 2de Hachette éducation, avril 2014, on trouve dans un sujet d’étude « La controverse de Valladolid » une image du codex Lienzo de Tlaxala intitulée « Une exploitation économique des populations locales ». Des plénipotentiaires aztèques apportent de très nombreuses victuailles aux Espagnols et à Cortés assis sur une estrade et accompagnée de Malintzin qui n’est absolument pas identifiée dans le manuel ni par la légende ni par aucune information annexe.
(15) Ainsi, le manuel Histoire 2de Belin, 2011 propose un sujet d’étude intitulé « Tenochtitlan, une cité confronté à la conquête et à la colonisation » dans lequel deux documents (doc. 2, p. 172 et doc. 4, p. 173) abordent le personnage de Dona Marina « à la rencontre de deux mondes » qui peut être un bon point de départ pour une analyse plus poussée.

Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (1/3)

Les programmes scolaires des collèges comme des lycées ont toujours, plus ou moins, fait apparaître « l’autre » comme objet d’étude, même si la trame centrale restait une histoire nationale et, de plus en plus, européenne. La notion de mondialisation, de monde global paraissait davantage réservée à des questions géographiques. Que ce soit au collège ou au lycée, chaque fois que ces aspects ont été abordés au fur et à mesure des réformes successives, les études sur « les grandes découvertes » évoquent la plupart du temps la vision d’échanges unilatéraux, où l’Europe, non contente de dominer les échanges internationaux, économiques, scientifiques et culturels comme politiques, semble même enfanter ce monde dit moderne. Si l’on étudie l’Inde, c’est par le biais de la colonisation, idem pour l’Afrique.
Cependant, peu à peu le regard historique change, lentement, et s’avance également à l’école sur des chemins moins traditionnels. Les dernières réformes semblent en avoir tenu compte. Ainsi, les programmes du lycée général comme professionnel abordent des thèmes communs mais avec encore, malgré les querelles médiatiques (1), une vision européocentriste axée, en seconde bac professionnelle, autour de la dynamique expansionniste européenne à travers les « voyages-découvertes », la Renaissance et plus tard la philosophie des Lumières aboutissant à la Révolution française. Ainsi, à relire l’introduction du programme d’histoire de la classe de Seconde bac professionnelle, il est clairement notifié que « les Européens grâce à leur supériorité technique en sont les acteurs essentiels ». De fait, les quatre sujets d’histoire de la première année fabriquent un « récit » thématique qui offre une vision linéaire et « simplifiée » de la  « conquête » européenne des savoirs et du monde également. Si des problématiques plus ouvertes comme l’esclavage et la controverse de Valladolid semblent permettre d’accéder à la vision de « l’autre », c’est toujours dans une optique d’un dialogue européen sur son propre regard du monde, rarement dans la logique d’échanges ou de confrontations des points de vue, même si pourtant, là encore, l’analyse des grandes lignes du référentiel de seconde générale indique, très succinctement que « c’est bien à une histoire globale qu’il s’agit d’initier les élèves ».
Depuis 2009, j’ai testé avec six classes de seconde bac pro et deux de secondes générales et technologiques (soit près de 200 élèves) différentes propositions de cours toutes en lien avec les référentiels, que ce soit dans leur totalité ou en partie. Quatre des cinq axes proposés ici (à l’exception du « Grand échange colombien ») ont été traités dès le début et sans cesse remaniés jusqu’à présent. Plusieurs éclairages l’ont été de manière ponctuelle, à la fois presque dès le départ, souvent en rajout, mais jamais de manière récurrente (2). Les axes choisis ont été conçus avec comme objectif principal de créer une vision d’ensemble de ces phénomènes historiques, à la fois en changeant le regard par trop européocentriste et en montrant également les « mécanismes » à l’œuvre et les changements qui en découlent.

1) Dresser une autre carte des espaces internationaux entre le second quart du 15e siècle et la fin du 16e siècle

Quelles que soient les formulations proposées – « Nouvelles visions de l’homme et du monde à l’époque moderne (XVe-XVIIIe siècle) » en seconde générale, ou « Les Européens et le monde (XVIe-XVIIIe siècle) » en seconde professionnelle –, la démarche générale reste identique. In fine, c’est toujours l’Europe qui façonne ce nouveau monde (3), qui « occidentalise » (4) la planète. Si cette affirmation est quasiment indéniable à partir de la fin du 18e siècle et au cours du 19e siècle, les phases qui ont amené à ces résultats, les situations initiales, ne le sont pas forcément. Souvent dans les manuels scolaires avant la nouvelle réforme de 2010, les thèmes étant « Humanisme et Renaissance », c’est sous l’angle des « nouvelles terres découvertes et conquises par les Européens » que les cartes proposées présentent les espaces que vont « découvrir » et conquérir les Européens, avec parfois quelques indications sur les civilisations qu’ils vont côtoyer. Par contre, depuis cinq ans et les éclairages initiés par la réforme, de nouvelles représentations plus précises qu’auparavant permettent de mieux appréhender une vision géopolitique internationale  plus complexe.

Fig 1 Le Monde vers 1450

Fig. 1 : Le Monde vers 1450, dans Manuel Hachette éducation, avril 2014, p. 168.

Mais là encore, il ne s’agit que de documents, d’une certaine manière « illustratifs », qui ne permettent pas forcément d’appuyer un travail comparatif nécessaire dans une optique d’histoire globale. C’est donc bien à l’enseignant de décider de ses choix, d’orienter de manière plus déterminée le regard hors d’une perception européocentriste du Monde. C’est pourquoi, la première séance que j’aborde en classe propose une réflexion sur l’état du monde au cours d’une période comprise entre 1405 (le premier voyage de l’amiral Zheng He) et 1492 (le premier voyage de Christophe Colomb). L’objectif clairement défini avec les élèves est de présenter la plupart des « grandes » civilisations entre ces deux dates et d’observer leur développement, leurs « particularités » économiques, culturelles et sociales. En s’appuyant à l’aide de cartes que l’on trouve facilement désormais (Fig. 1) dans les manuels scolaires les plus récents, les élèves vont élaborer à leur tour, à partir d’un fond de carte fourni par le professeur, un planisphère « géopolitique » comprenant les « grandes puissances » ou les États fortement structurés de cette période de près de quatre-vingts ans, les relations entre différentes zones géographiques comme l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, ou entre la Chine, Calicut en Inde et le détroit d’Ormuz jusqu’à la côte australe de l’Afrique, sans oublier les zones relativement isolées ou éloignées de ces grands axes commerciaux (la Méso-Amérique, l’Océanie). Pour chaque puissance étudiée, les élèves notent de manière très succincte les points forts, culturellement, les technologies maîtrisées, les « faiblesses éventuelles » :
La grande maîtrise architecturale des Aztèques, des Mayas et des Incas, leurs connaissances poussées en matière d’astronomie et d’agriculture combinées à l’ignorance de la roue pour les transports ainsi qu’un armement possédant des caractéristiques de l’âge de pierre…
La puissance militaire ottomane, son importance économique, culturelle et diplomatique.
Le haut degré de civilisation de la Chine impériale, montrant à quel point cette puissance pouvait rivaliser avec, voire largement dépasser le monde européen.
L’importance du commerce transsaharien, le rôle de l’or soudanais dans les échanges avec l’Europe et l’Asie, l’importance du commerce des esclaves en Afrique, vers le Moyen-Orient, l’Inde et la Chine.
Une partie de ces informations sont reportées sur la carte. Puis avec d’autres supports (vidéos), il leur est également proposé deux éclairages plus importants, l’un sur la construction de l’Empire ottoman (Le dessous des cartes), l’autre sur les sept expéditions navales de l’amiral chinois Zheng He (Fig. 2) de 1405 à 1433 (film documentaire de Chen Qian, 2006, diffusé par Arte en 2009).
Dans le premier cas, la visualisation des différentes étapes de la construction de l’Empire ottoman, ainsi que de ses enjeux en Europe, permet d’aborder les effets de l’émergence de cette nouvelle grande puissance, entre Orient et Europe, au 16e siècle, et les incidences sur les routes commerciales continentales et maritimes, en Méditerranée, influençant sans doute la recherche de ces nouvelles voies maritimes qui contournent l’Afrique ou traversent l’océan Atlantique avec les conséquences que l’on connaît. Dans le second cas, il s’agit de présenter les expéditions chinoises qui explorèrent une grande partie de l’Asie du Sud-Est, les côtes de l’Inde, le détroit d’Ormuz et la côte orientale de l’Afrique bien avant l’arrivée des navires de Vasco de Gama dans l’océan Indien. Même si le ton un peu « hagiographique » de ce film nécessite quelques explications, entre autres sur la dimension idéologique de la réappropriation par la Chine actuelle de son histoire passée (5), les informations archéologiques, les sources diverses ainsi que les restitutions historiques en 3D révèlent aux élèves les capacités importantes de la puissance chinoise de la période Ming. Elles interrogent également des enjeux stratégiques bien différents de ceux des Européens, puisque l’empereur Yongle ordonnera de détruire cette flotte afin d’orienter la politique chinoise vers le coûteux prolongement de la muraille de Chine face à la menace Mandchoue (6).

Fig 2 Comparaison Zheng He

Fig. 2 : Comparaison entre la caravelle portugaise et un navire de l’amiral Zheng He. Source : http://comaguer.over-blog.com/article-la-chine-au-xv-siecle-113453925.html

Ainsi, par ce premier travail préparatoire, l’Espagne et le Portugal n’apparaissent pas comme les seules grandes nations, s’élançant à la conquête d’un monde vaste mais aux contours géopolitiques flous. Elles sont confrontées à d’autres puissances plus ou moins en capacité de leur résister, elles-mêmes ayant des visées expansionnistes autant commerciales que militaires (l’Empire ottoman, le sultanat de Delhi, l’Empire Ming en Chine, pour n’en citer que quelques-unes).

(1) Des débats particulièrement médiatisés eurent lieu notamment en 2010 autour de l’enseignant et historien Dimitri Casali sur la disparition supposée de l’enseignement de Louis XIV et Napoléon dans les programmes des collèges. Plusieurs pétitions furent relayées par des journaux comme Le Figaro. Voir « Louis XIV, Napoléon, c’est notre Histoire, pas Songhaï ou Monomotapa » et http://aggiornamento.hypotheses.org/1035

(2) Il s’agit de pistes qui ne seront pas traitées dans cet article et ont été proposées aux élèves depuis 2008, comme l’analyse de ces phénomènes économiques et culturels mettant en place une sorte de première mondialisation étudiée à partir de l’ouvrage de Timothy Brook (Le Chapeau de Veermer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, Payot, 2008. De la même manière à partir de la thématique intitulée « l’essor d’un nouvel esprit scientifique et technique » en filière générale, il paraissait intéressant de montrer des exemples de développements technologiques de la part  de civilisations qui pouvaient sembler pourtant dépassées, contredisant ainsi les discours habituels d’une science devenue essentiellement occidentale : les essais de fusées de Lagâri Hasan Çelebi au-dessus du palais de Topkapi à Istanbul en 1633, et l’utilisation de « rockets »  par les troupes de Tipu Sultan lors des guerres du Mysore contre les Anglais, en Inde, à la fin du 18e siècle.

(3) Serge Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, pp. 146-152.
(4) Serge Gruzinski, ibid., pp. 152-154.
(5) Serge Gruzinski, ibid., pp. 51-53.
(6) Texte tiré de Philippe Ché, « La marine chinoise du Xe au XVe siècle », Publication de l’IUFM de la Réunion, 1998.