Les changements climatiques et les cycles du système-monde

Le système-monde qui se met en place à partir du début de l’ère chrétienne dans l’Afro-Eurasie connaît un développement qui passe par quatre cycles jusqu’au XVIIe siècle, cycles en partie initiés par des changements climatiques que l’on peut considérer comme faisant partie d’une logique systémique (cf. mon schéma sur la « Logique cyclique des systèmes-mondes avant le XVIe siècle », dans l’article « La théorie du système-monde appliquée à l’ensemble afro-eurasien [IVe siècle av. J.-C. – VIe s. ap. J.-C.] » publiée sur ce blog le 15 février 2010).

Ceci est déjà vrai pour l’Âge du Fer dans les trois systèmes de tailles plus restreintes que l’on peut distinguer dans l’Ancien Monde, avec des replis globaux vers 850 et 200 av. J.-C. (Beaujard 2010), et pour l’Âge du Bronze, vers 3200/3100, 2200, 2000/1900, 1750 et 1200 av. J.-C. (Beaujard 2011), ces périodes étant toutes marquées par une baisse globale de la température. On ne saurait s’étonner de cette influence des changements climatiques. Braudel (1958 : 732) soulignait déjà ici « la fragilité du plancher de la vie économique » dans les sociétés anciennes. Ces baisses de la température, qui semblent intervenir à intervalles relativement réguliers, seraient liées pour une grande part, au rythme de l’activité solaire, qui jouerait également – d’une manière encore mal comprise – sur la fréquence des événements El Niño-Oscillation Méridionale (ENSO) (cf. Crowley 2000, Grove et Chappell 2000). Elles s’accompagnent dans l’océan Indien et la mer de Chine d’une baisse de la mousson et d’un repli vers le Sud de la Zone de Convergence Intertropicale, qui entraînent une aridité plus grande en Chine, en Asie du Sud-Est continentale, en Inde du Nord, et en Égypte (avec ici un affaiblissement des crues du Nil) (Quinn 1992, Wang et al. 2005). On note aussi généralement dans ces périodes une aridification de la Mésopotamie – cependant non touchée par la mousson – et en Europe du Sud. La situation dans les steppes eurasiatiques et en Europe du Nord est plus contrastée, la baisse des températures s’accompagnant soit d’une aridité plus poussée soit d’une plus grande humidité selon les régions. Si les baisses de températures ont des effets différents selon les régions, il est à noter en outre que les sociétés réagissent de manière variée aux transformations de l’environnement.

La reconstruction d’une histoire du climat et des environnements est rendue possible par les recherches palynologiques, la dendrochronologie, l’étude de carottages glaciaires ou coralliens. Les synthèses réalisées (cf. Mann 2000, Jones et al. 2001, Jones et Mann 2004) peuvent être rapprochées des données démographiques, économiques et politiques.

Les périodes de refroidissement et/ou d’aridification jouent sur l’équilibre interrne des sociétés et sur les rapports inter-sociétaux, ainsi entre sédentaires et nomades. Elles se traduisent souvent par d’importants mouvements de population : changement climatique, « invasions » et conflits internes se conjuguent. On le perçoit bien dans la longue phase de repli du système-monde qui commence au IIIe siècle et se prolonge jusqu’à la fin du VIe siècle, avec les mouvements Xiongnu vers la Chine, Huns vers l’Inde, la Perse et l’Europe. Disparaissent au même moment les empires han (220), parthe (226) et kushan (vers 250), tandis que l’empire romain se décompose. C’est aussi dans une phase de refroidissement global que s’effondre l’empire tang, à partir du milieu du IXe siècle. Au même moment, l’empire abbasside se disloque, et en Asie centrale, des désordres se produisent, liés à une aggravation de l’aridité (mouvements kirghizes vers le Sud, pénétration des Oghuz en Transoxiane…). Une détérioration climatique dans les steppes joue peut-être un rôle dans l’éruption mongole au début du XIIIe siècle. Surtout, le refroidissement qui se produit vers 1320 (lié au minimum de Wolf dans l’activité solaire) initie une récession majeure du système-monde. De mauvaises récoltes affectent l’Europe, puis l’Égypte, l’Iran et l’Inde. L’empire yuan connaît des difficultés grandissantes à partir de 1327. Des conflits éclatent au Yémen (1333) et en Asie Centrale, où le khânat de Djaghataï disparaît vers 1334. Le régime ilkhânide d’Iran s’effondre à partir de 1335, et le sultanat de Delhi se disloque à partir de 1334. Tout ceci avant que la Grande Peste ne se propage à travers l’Asie en 1346.

Les phases de réchauffement climatique, ainsi aux VIIe et VIIIe siècles, et de la fin du Xe siècle au début du XIVe siècle (l’« Optimum Climatique Médiéval » européen), en Chine, en Asie occidentale et dans une partie de l’Europe, ont au contraire permis une croissance agricole qui a sous-tendu l’essor du système-monde dans ces périodes.

D’abord étirées dans le temps (IIIe-VIe, VIIIe-Xe siècle), les régressions du système apparaissent ensuite plus brèves (environ 70 ans au XIVe siècle, moins de 60 ans peut-être au XVIIe siècle). Ce raccourcissement des phases de repli pourrait être lié à une intégration plus poussée et à des forces d’accélération toujours plus grandes du système-monde. Il est remarquable, en outre, que la baisse globale de la température qui intervient vers 1450 (corrélée à un déclin de l’activité solaire – minimum de Spörer – ca. 1460) n’a pas entraîné de repli généralisé du système, mais seulement des bouleversements régionaux (mauvaises récoltes et troubles en Chine et en Égypte, décadence de l’empire du Zimbabwe en Afrique du Sud-Est…).

Les replis sont aussi des périodes de restructuration, qui s’accompagnent parfois d’innovations, ainsi dans le secteur agricole, une période climatique défavorable pouvant induire des changements allant dans le sens d’une intensification. Des innovations apparaissent aussi dans le domaine institutionnel, lorsque les élites tentent de s’adapter aux conditions nouvelles créées par un contexte politique et social chaotique ou une situation de crise écologique. En témoigne par exemple la renaissance du néo-confucianisme en Chine au IXe siècle dans le sillage d’un mouvement « culturaliste » : la crise de légitimité qui touche les élites dirigeantes les amène à rechercher de nouvelles sources justifiant leur pouvoir.

Si les périodes d’adoucissement du climat, dans les deux millénaires passés, semblent avoir favorisé une grande partie des régions de l’Ancien Monde, la phase actuelle, due à l’action de l’homme et d’une tout autre ampleur que les précédentes, aura des conséquences entièrement différentes, que l’on commence seulement à percevoir. Relié à d’autres phénomènes (croissance démographique, déforestation, pollution…), le réchauffement en cours pourrait s’accompagner d’une disparition d’un grand nombre d’espèces végétales et animales, d’un recul des surfaces agricoles, et entraîner une récession économique sans précédent (cf. le rapport 2008 de l’OCDE, A. Gurria éd.), qui pourrait menacer la survie même du système-monde.

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La Chine, un acteur global dans la longue durée

L’empire du Milieu est aujourd’hui considéré comme un « acteur global émergent » qui, en quelques décennies et à l’instar des autres BRICs (terme générique regroupant Brésil, Russie, Inde et Chine), aurait réussi à se forger un statut de grande puissance et surtout d’économie incontournable dans la mondialisation. Au point que certains s’interrogent aujourd’hui, comme on le faisait du Japon il y a trente ans, quant à sa capacité à long terme à supplanter les États-Unis comme hégémon du système-monde. Au-delà des clichés convenus, il est sans doute important de relever les faiblesses intrinsèques de l’économie chinoise contemporaine : qualité encore souvent insuffisante des produits exportés, croissance par trop dépendante de l’investissement et des débouchés extérieurs, inégalités socio-économiques contreproductives, capitalisme de collusion peu soucieux de règles juridiques fiables… Il est tout aussi crucial de rappeler que la Chine a été, dans la longue durée, en position éminente sur le plan économique. Ce phénomène nous est en partie caché par plus d’un siècle d’histoire chinoise heurtée et véritablement calamiteuse : main mise occidentale sur ses richesses à partir du milieu du 19e siècle, révoltes sociales et incapacité à pérenniser le mouvement démocratique du début du 20e siècle, errements de la guerre civile et surtout trente années de dictature maoïste ont clairement retardé ce pays dans son chemin vers la modernité. C’est l’objet de ce papier que de rappeler quelques évidences lourdes : la Chine a très souvent été un acteur important dans les échanges globaux de techniques et de marchandises. On peut sans doute aussi discuter de la problématique de sa centralité dans le système-monde, au moins depuis le 8e siècle de notre ère…

Au plan des techniques, il n’est pas inutile de rappeler que la plupart des techniques productives de base sont nées, ou ont connu une première concrétisation, en Chine, bien avant l’Europe. Il en est ainsi de la charrue au sens propre de ce terme, avec soc et versoir métalliques, qui est utilisée en Chine dès le 2e siècle avant notre ère : Temple [2007], reprenant les travaux de Needham, considère que cette charrue ne pénètrera en Europe qu’au 17e siècle. Le collier de cheval et le harnais seraient aussi du 2e siècle avant notre ère et ne pénètreraient en Europe qu’au 6e siècle (mais les Romains connaissaient sans doute déjà une forme de joug et de bricole de poitrail moins perfectionnée). La machine à vanner daterait de l’Antiquité chinoise, au même titre que les soufflets qui seront particulièrement utiles à la fabrication de fonte dans des hauts fourneaux, dès le 10e siècle de notre ère, durant la dynastie Song. Les premières machines à filer seraient chinoises et au minimum du 12e siècle, clairement importées par des Italiens au 13e. La manivelle, la courroie, la brouette seraient aussi des inventions mécaniques chinoises, tout comme l’inévitable porcelaine (élaborée entre le 3e et le 11e siècle). Le papier y est aussi connu au 2e siècle avant notre ère et diffusée à l’Europe par l’islam après 750. Si l’imprimerie semble avoir été inventée indépendamment par Gutenberg au 15e siècle, il n’en demeure pas moins que sa version chinoise, datant du 8e siècle, avait été transmise à la Russie au 14e… Quant aux premières écluses, elles sont attestées en Chine en 983 et ne sont reprises en Europe que quatre siècles plus tard. Le gouvernail est une invention chinoise du 1er siècle, tout comme les compartiments dans la cale des navires, empêchant qu’ils ne sombrent lors d’une rupture ponctuelle de la coque… La liste pourrait être allongée à plaisir. S’il est certain que l’Europe a pu aussi créer en la matière, les exemples de transmission suivie de copie et d’amélioration (parfois substantielle) sont assez nombreux. La Chine a donc été un acteur fondamental dans la diffusion des techniques productives, longtemps avant le décollage européen du 18e siècle.

Pour ce qui est des marchandises et notamment de celles qui connurent un destin « global » et furent convoitées dans tout le continent afro-eurasien, trois d’entre elles au moins sont chinoises, la porcelaine, la laque et la soie. Il n’est pas anodin de rappeler que c’est aussi la Chine du 2e siècle avant notre ère qui stimulera le développement de la route de la Soie. En donnant ce tissu aux populations d’Asie centrale dont il voulait se faire des alliés contre les nomades mongols, l’empereur Han Wudi devait déclencher un fructueux commerce qui sera renforcé, au 7e siècle, lorsque la dynastie Tang paiera ses soldats présents sur les routes de l’Ouest avec cette même soie. Tous ces dons, suivis évidemment de ventes, devaient stimuler une exportation vers l’Occident, la Perse, Rome et Byzance, n’étant pas les derniers à consommer ce bien de luxe de l’époque. Certes, les parfums et encens de l’Arabie, le coton de l’Inde, les épices, composèrent aussi le panier des biens luxueux que toute personne « arrivée » se devait de fournir à ses parents ou à sa clientèle. Mais les curiosités chinoises y figuraient en bonne place. Et l’on sait qu’au Moyen Âge, en Europe, les nobles utilisaient ces biens du commerce lointain comme moyens pour tenir leur cour et assurer leur prestige. Au point qu’une partie de l’histoire commerciale de l’Europe, entre 12e et 15e siècles, peut sans doute être lue à travers ce prisme : la monétarisation des redevances paysannes, la protection royale des grands commerçants et l’urbanisation ont certainement partie liée avec le souci de se procurer les biens les plus convoités…

La question la plus importante est cependant celle de la prééminence possible de l’économie chinoise dans les systèmes-monde successifs. Avant le 5e siècle, il est possible que l’économie impériale romaine ait surpassé l’économie chinoise sur plusieurs points : infrastructures routières, capacités de navigation, accès aux matières premières telles que le bois, techniques commerciales et urbanisation. De fait, cinq des dix plus grandes villes du monde seraient, vers l’an 100, sous domination romaine, Rome et Luoyang étant les deux plus importantes. Tout changerait selon Adshead [2004] avec la dynastie Tang (618-907) qui instaurerait une supériorité chinoise manifeste au moins sur trois plans. C’est d’abord au plan institutionnel et politique : développement du système des examens pour l’accès au service public, création de ce fait d’une élite relativement innovante, expansion vers l’Asie centrale et diffusion de ces institutions vers les États satellites (Japon notamment). C’est aussi au plan économique : systématisation de la hiérarchie des marchés, colonisation de la vallée et du delta du Yangzi qui assure à la Chine un quasi-doublement de ses terres arables, obtention d’acier par le procédé de cofusion, inventions de la poudre, de la boussole, de l’imprimerie… C’est enfin au plan social avec les progrès de la famille plus restreinte et la transformation de l’institution du mariage : avec le progrès de l’artisanat textile à domicile, notamment aux mains des femmes, il semble que les jeunes filles sur le point de se marier analysaient plus leur changement de statut comme une alliance de travail avec leur belle-mère que sous les traits d’une union prometteuse avec un jeune homme, aussi sympathique soit-il… À ces trois niveaux donc, la Chine serait sans doute, aux 8e et 9e siècles, sans égal sur le continent eurasien car ni Byzance (à la suite de Rome), ni l’islam des premiers siècles, ni l’Inde ne pouvaient se targuer de telles transformations.

Cette supériorité allait se pérenniser, voire se transformer en leadership global avec l’émergence de la dynastie Song (960-1271). Cette dynastie est connue pour ses transformations économiques : encouragement à la commercialisation interrégionale du riz, production accrue de fonte, développement de la spécialisation régionale et promotion du commerce, y compris extérieur. C’est la première dynastie qui retire plus de taxes du commerce que de l’usage de la terre. Elle impose également la grande jonque pour le commerce maritime et promeut résolument l’exportation de produits chinois en Asie du Sud-Est (porcelaine, soie, lin, métaux, livres). Des pans entiers de l’économie rurale (notamment ses ateliers textiles) sont alors indirectement producteurs pour l’exportation : ils le seront du reste de nouveau à partir des années 1980 dans le cadre du renouveau post-maoïste et entameront la reconquête des marchés étrangers… Mais les Song, c’est aussi la mise en place d’une monnaie de cuivre largement diffusée et surtout le premier usage, apparemment raisonnable, du papier-monnaie. C’est aussi la période où les marchés de facteurs de production commencent à émerger : le marché de la terre semble notamment dynamique mais le travail reste mobilisé de façon familiale, sans doute hors marché à proprement parler. Il est probable que l’économie de marché fasse alors des progrès sensibles, bien avant qu’elle ne commence à émerger, en Europe, au 13e siècle. Dans ces conditions, il est probable que la Chine ait connu un excédent commercial extérieur structurel, au détriment entre autres de l’Europe qui connaît un irrépressible drainage des métaux précieux vers un Orient d’où viennent l’essentiel des biens de luxe…

La Chine a incontestablement connu un troisième moment de leadership, voire de manipulation économique des puissances occidentales, sous les Ming (1368-1644) et les premiers empereurs Qing qui suivirent. Au début du 15e siècle, entre 1405 et 1433, la Chine a vraisemblablement mené à bien sept opérations maritimes dans l’océan Indien, dans le but de faire reconnaître sa « suzeraineté » par les pouvoirs locaux. Profitant du caractère imposant de ses vaisseaux et de sa puissance navale, l’empereur impose des relations diplomatiques et commerciales, de l’Asie du Sud-Est à la mer Rouge. Mais l’arrêt en 1433 des expéditions (pour des raisons encore mal connues) signe la fin d’un mouvement qui n’est pas sans évoquer celui des grandes découvertes ibériques. La Chine n’abandonnera pas pour autant toute forme de leadership puisque, au 17e siècle, en récupérant de l’ordre de deux tiers de l’argent extrait dans les mines américaines et japonaises grâce à la vente aux Hollandais de ses produits phare, elle consolide son système monétaire et permet la croissance remarquable du premier siècle de l’époque Qing [Norel, 2010].

Pour impressionniste que soit nécessairement ce rapide panorama des atouts chinois dans la longue durée, il étaye, nous l’espérons, une réalité fondamentale : la Chine a très souvent constitué un acteur global majeur depuis treize siècles et son retour en force actuel est sans doute moins une émergence qu’un retour aux sources…

ADSHEAD S. [2004], Tang China: The Rise of the East in World history, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

NOREL P. [2010], Qui manipulait l’économie globale au 17e siècle ? chronique du 22 mars sur ce blog.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

Le débat sur les origines du capitalisme

Pendant l’essentiel du 20e siècle, la question des origines du capitalisme a opposé schématiquement une école marxiste et une école d’inspiration weberienne. Pour la première, ancrée dans l’analyse des luttes sociales, les contradictions propres au mode de production féodal furent déterminantes d’une évolution originale, connue de la seule Europe occidentale, à l’exception peut-être du Japon [Dobb et Sweezy, 1977 ; Brenner, 1976 ; Meiksins-Wood, 2002 ; Bihr, 2006]. Pour la seconde, qualifiable éventuellement de « moderniste » et fondée sur l’idée d’un progrès historique de la rationalité économique, le capitalisme s’identifiait volontiers à six conditions fonctionnelles (technique et droit rationnels, existence d’une main-d’œuvre libre, liberté de marché, commercialisation de l’économie, détention des moyens de production par des entités à but lucratif), toutes conditions peu à peu construites entre les 13e et 19e siècles et permettant la rationalisation de la recherche du profit [Weber, 1991], avec cependant des insistances différentes sur le rôle de l’entrepreneur [Schumpeter], la construction de la bourgeoisie urbaine [Baechler, 1971] ou encore l’innovation technique [Landes, 1998]. Les deux écoles s’accordaient au moins sur une conclusion : le capitalisme était né de causes essentiellement internes aux sociétés européennes.

Cette opposition traditionnelle a été largement bousculée par l’apparition de l’histoire globale en tant que discipline à la fin du siècle dernier. Celle-ci a fondamentalement introduit l’idée d’une genèse largement exogène du capitalisme européen. Outre ce précurseur que fut William McNeill [1963], c’est sans doute Fernand Braudel [1979] qui a le premier renversé la problématique en posant le capitalisme comme un ensemble de pratiques visant à contourner les marchés réglementés en vue de saisir les occasions de profit et de créer des situations de monopole. Ces pratiques étant d’abord l’apanage des commerçants de longue distance et de financiers de haut vol, Braudel identifiait le capitalisme à la pénétration de ces comportements dans les sociétés européennes, à partir du 12e siècle. Dans la mesure où ces pratiques contribuaient surtout à construire les logiques inhérentes à des systèmes-monde successifs (centrés d’abord sur Venise, puis sur Amsterdam, Londres et New York), l’évolution du capitalisme occidental s’est alors imbriquée dans l’histoire de ces systèmes-monde.

Cette « détermination externe » a pris trois visages au sein de l’histoire globale. Chez Immanuel Wallerstein [1974, 1985], il y a une quasi-identité entre le système-monde moderne qui émerge au 16e siècle et le capitalisme européen. En effet, Wallerstein refuse de réduire le mode de production capitaliste aux équations abstraites de Karl Marx et considère qu’il s’agit d’un « système social historiquement situé » dans lequel « le capital en est venu à être employé dans le but premier et délibéré de son auto-expansion » [1985, p. 13-14]. De fait, les blocages du féodalisme ont été levés historiquement par trois moyens : « Une expansion de la taille géographique du monde, le développement de méthodes différencies de contrôle du travail pour différents produits et différentes zones de l’économie-monde, et la création de machines étatiques relativement fortes dans les États du cœur » [1974, p. 38]. Dès lors, la conquête du continent américain d’une part, l’apparition du travail forcé au Pérou comme du second servage en Pologne d’autre part, l’apparition des États mercantilistes britannique, néerlandais et français enfin, seraient indissociables de cette logique du capitalisme historiquement situé.

Mais un second courant en histoire globale considère, plus modestement peut-être, que le capitalisme européen s’enracine dans la participation de ce continent au système-monde des 13e et 14e siècles lié à la domination des Mongols, de la Chine jusqu’à l’Europe orientale. Pour Janet Abu-Lughod [1989], le réseau d’échanges eurasiens ainsi conforté aurait à la fois affaibli les puissances autrefois dominantes de l’Asie (l’Inde du Sud du royaume de Vijayanagar puis la Chine des Ming) et donné aux marchands européens à la fois des routes plus sûres pour aller en Asie et des techniques (la lettre de change d’origine persane, la société de capitaux d’origine arabe) particulièrement cruciales pour la suite.

Enchaînant sur ce thème, André Gunder Frank [1998] considère que le capitalisme en tant que tel n’est plus un trait distinctif de l’Europe et qu’il ne serait que la forme historique provisoire prise par la nouvelle hégémonie, ibérique puis néerlandaise et britannique, sur un système-monde vieux de plusieurs millénaires et ayant connu de nombreux changements de « leader ». De son côté John Hobson [2004] n’hésite pas à affirmer que l’Europe s’est emparée d’un portefeuille de ressources et techniques asiatiques au cours d’une globalisation orientale, entre 500 et 1500, avant de les retourner contre l’Asie et l’Afrique afin de piller leurs matières premières dans le cadre d’un état d’esprit impérialiste qui serait la véritable originalité de notre continent. Dans ces hypothèses, la question du capitalisme se dissoudrait dans celle des cycles d’hégémonie, au mépris par ailleurs, à la fois des améliorations européennes apportées aux techniques empruntées à l’Asie, comme des innovations propres à la révolution industrielle.

L’histoire globale n’a pas pour autant discrédité les théories d’une genèse interne du capitalisme européen. Nous avons montré ailleurs [Norel, 2009] que l’apparition du rapport de production capitaliste dans le cadre des enclosures anglaises des 16e et 17e siècles, à juste titre centrale pour les marxistes, a été considérablement accélérée par l’argent américain et les réussites néerlandaises dans l’océan Indien. De même, le premier capital marchand européen, qui apparaît moteur aux yeux des marxistes, doit beaucoup aux diasporas juive et syrienne qui ont maintenu le commerce de longue distance sur le continent dans les siècles difficiles entre la chute de Rome et l’avènement des Carolingiens. Il en va de même du capital marchand des cités-États italiennes étudié par Giovanni Arrighi [1994] et Eric Mielants [2008] et lié à la diffusion des techniques commerciales et financières orientales. L’approche marxiste peut donc être articulée avec l’histoire globale. Il en va de même de l’approche « moderniste » dans la mesure où les institutions mêmes du capitalisme, soit les six conditions chères à Max Weber, ne se sont solidement établies que sous l’effet d’une dynamique smithienne du changement structurel [Norel, 2009, pp. 195-217] C’est en effet le marché externe, dans sa double composante de débouché et de source d’approvisionnements importés, qui est à la racine de la commercialisation de l’économie (grâce à leur accès aux céréales de la Baltique, les paysans néerlandais peuvent ne plus fabriquer leur nourriture et consacrer leurs terres à des cultures de rente), de l’innovation technique (le métier à filer de la révolution industrielle anglaise n’est possible que par l’abondance de coton importé des Amériques et un marché mondial désormais captif), de l’existence d’une force de travail libre (cas de la révolution des enclosures liée au stimulant de l’argent américain). Autrement dit, il semble aujourd’hui que les origines du capitalisme soient plus à chercher dans une synergie dynamique entre facteurs internes et externes, dans le cadre d’une histoire globale trop longtemps négligée.

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NB : Cet article a été publié pour la première fois dans « La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, Hors-série spécial n° 11, mai-juin 2010.

Comment le Japon s’est intégré au système-monde prémoderne

En focalisant l’attention sur les connexions entre les différentes économies et sociétés composant l’immense continent eurasien, l’histoire globale semble parfois négliger son archipel le plus excentré, à savoir le Japon. Ce possible oubli paraît d’autant moins compréhensible que ce pays joue un rôle crucial, dès le 17e siècle, dans l’approvisionnement en argent métal d’une Chine placée alors sans doute au cœur du système-monde et instrumentalisant, de fait, les navigateurs portugais et hollandais présents dans l’océan Indien et le Pacifique [cf. notre chronique du 22 mars 2010]. De la même façon, c’est sans doute aux 18e et 19e siècles, avant même l’ère Meiji, que le pouvoir Tokugawa avait créé les bases de l’accession ultérieure du Japon au statut de challenger de l’hégémon américain, comme cela a pu être vécu dans les années 1960-1990 [Moulder, 1977 ; Nakane et Oishi, 1990]. En deçà de ces périodes en revanche, soit avant le 16e siècle, le Japon semble bel et bien marginalisé et bénéficier fort peu, par exemple de l’évolution cruciale permise, en Asie, par le dynamisme des dynasties chinoises Tang (618-907), puis Song (960-1271), pourtant voisines… Mais ne serait-ce pas là une illusion ? Si l’on retient l’idée que la phase globale de croissance, d’urbanisation, d’essor démographique et d’innovation technique qui couvre les 7e, 8e et 9e siècle, exprime la réalité d’un premier système-monde centré sur la Chine et impulsé par les changements institutionnels amenés par la dynastie Tang [Beaujard, 2009, pp. 96-108 ; Adshead, 2004], qu’en est-il du Japon à l’intérieur de ce premier système ?  Quand et sous quelles formes peut-on estimer que le pays du Soleil levant lui a été intégré ? Quelles en ont été les conséquences sur son économie, son système politique, ses structures sociales ? Ce papier se propose de donner un premier éclairage sur ces questions. L’enjeu est de taille puisqu’il concerne la pertinence du concept de système-monde mais aussi, on va le voir, celle des thèses de Polanyi quant à l’encastrement de l’économique dans le social ou encore la nature de ce qu’il est coutume d’appeler la croissance smithienne…

Jusqu’à la fin du 6e siècle, le Japon est effectivement resté assez extérieur à la vie du continent asiatique, mais pas non plus isolé. Le mode de subsistance y fut longtemps fondé sur la cueillette, la chasse et la pêche, l’environnement forestier et marin facilitant ces trois activités. C’est dans les tout derniers siècles avant notre ère que, sans doute via l’immigration d’éléments coréens, les insulaires ont commencé à développer la culture du riz. Cependant, les conditions climatiques du Japon, la pauvreté des sols, la faiblesse des outils et les problèmes d’érosion semblent avoir retardé une véritable révolution agricole, du reste très inégalement répartie sur le territoire, face à un système de pêche-cueillette qui demeurait plus efficace, au moins sur Kyûshû et Hokkaidô. En revanche, les Japonais connaissaient des techniques comme le travail du fer,  la laque ou la fabrication de la soie qu’ils ont peut-être empruntées à la Chine via l’immigration coréenne. C’est durant la période Kofun, du nom des immenses sépultures de l’époque, entre 3e et 6e siècle, que ces innovations ont donné tous leurs fruits : amélioration des outils en fer, capacité d’irriguer les cultures, utilisation de bouilloires à trois pieds, progrès de la céramique, utilisation du cheval… Dans le même esprit, l’État de Yamato qui se met en place à cette époque copie clairement des modèles coréens.

À partir du 7e siècle et du début de l’expansion Tang en Asie, ces relations vont cependant prendre une tout autre dimension. Dans le commerce extérieur notamment, les Chinois réprimaient les marchands individuels et ne reconnaissaient pratiquement que des échanges sur un mode tributaire : tout royaume extérieur à l’Empire du Milieu était censé venir reconnaître la Chine comme suzerain, apporter à l’empereur des tributs de prix, parfois pour recevoir en échange des cadeaux plus somptueux encore. On reconnaît ici une pratique assez fréquente des pouvoirs politiques qui visait à contenir le marché dans des sociétés où ce dernier était vu comme un dissolvant des pratiques plus traditionnelles de réciprocité ou de redistribution [Polanyi, 1983]. Dans ce cadre de contrôle strict, les Japonais devaient envoyer une vingtaine de missions diplomatiques sur trois siècles, connues sous le nom de kentoshi [Nara National Museum, 2010]. Ces missions cherchaient notamment à obtenir la connaissance des techniques organisationnelles de la Chine, ce qui allait déboucher sur le code Taiho (701). Elles furent aussi souvent menées par des religieux et le bouddhisme japonais se trouva renforcé par les apports culturels chinois. Mais ces missions devaient aussi stimuler le commerce entre les deux économies de deux manières différentes et complémentaires. C’est en premier lieu la revente des cadeaux obtenus qui devait habituer progressivement les consommateurs de chaque pays à utiliser les produits fabriqués par le partenaire : soie et livres chinois trouvèrent rapidement un débouché au Japon tandis que les épices, les produits médicamenteux et les chevaux japonais répondaient à une demande en Chine. En second lieu, la présence de marchands privés en était rendue de plus en plus incontournable et, de fait, sous les Song, nombreux furent les commerçants chinois à s’installer au Japon pour y vendre des textiles et en réexporter de l’or ou des cuirs. En revanche, faute de bateaux fiables, peu de marchands japonais firent le chemin inverse. Mais l’on voit ici que le contrôle étatique du commerce permit finalement son essor sur une base individuelle et privée en créant des besoins et en justifiant l’intervention d’individus flexibles…

Le paradoxe tient à ce que ces échanges ont mis très longtemps à harmoniser les évolutions économiques entre la Chine et le Japon, signe que ce dernier fut long à véritablement s’intégrer au système monde des 7e-9e siècles. Durant cette période, l’essor chinois est remarquable avec une production agricole en croissance rapide (notamment avec la colonisation du Bas-Yangzi) tandis que l’urbanisation y est manifeste et l’accroissement démographique spectaculaire. De 600 jusqu’au début du 12e siècle environ, les villes japonaises en revanche ne progressent pas [Wayne Farris, 2009, p. 59] et le produit stagne ou diminue, notamment en raison d’épidémies récurrentes et particulièrement meurtrières comme de récoltes désastreuses. Si des facteurs spécifiquement japonais expliquent en partie ces phénomènes (population trop peu compacte pour que la création d’immunités soit générale, difficultés particulières de l’agriculture), il semble clair également que le Japon n’a pas rapidement bénéficié des innovations chinoises de l’époque, par exemple les variétés de riz permettant une double récolte, présentes en Chine au moins depuis le 11e siècle et recensées au Japon seulement au 13e. Défaut de transmission ou incapacité japonaise à les utiliser ? Quelle que soit la réponse, le décalage temporel est objectif et marque un manque de synchronisme évident.

Tout change par contre au milieu du 12e siècle lorsque la demande chinoise de produits japonais (or et fourrures notamment) engendre un déficit commercial désormais récurrent de la Chine vis-à-vis du Japon [Wayne Farris, 2009, p. 95]. Dans ces conditions, la monétisation de l’économie japonaise est facilitée par l’entrée nette de pièces Song et le clan Taira, par ailleurs dépositaire de la force armée japonaise, se crée un empire commercial en s’alliant aux marchands travaillant avec le continent. La croissance s’en trouve accélérée, montrant une fois de plus qu’une augmentation des débouchés externes est sans doute le meilleur adjuvant pour relancer et restructurer une économie languissante, comme l’a bien expliqué Adam Smith dans La Richesse des nations en invoquant l’effet du commerce extérieur sur la fameuse division du travail. Dans le cas japonais, c’est du reste moins la croissance des débouchés qui est en cause que leur traduction sous forme d’excédent commercial durable et de ses conséquences en matière d’entrée de monnaie. Avec cette dernière, les prix tendent à monter et à favoriser les activités productives pour le marché, nécessitant du même coup la création de marchés du travail et de la terre pour faire face aux besoins nouveaux des producteurs. De fait, le marché de la terre (avec paiement en espèces) double son activité entre 1220 et 1283 tandis que les marchés locaux augmentent et l’utilisation de la lettre de change se développe [Wayne Farris, 2009, p. 121]. Autrement dit, cet excédent extérieur avait clairement pour corollaire un changement institutionnel crucial pour l’économie de marché. Et surtout, la fin de la dynastie Song voyait enfin la conjoncture japonaise rejoindre celle, particulièrement brillante, de la Chine : le Japon faisait désormais partie d’un système-monde sur lequel les Mongols allaient bientôt poser leur empreinte.

ADSHEAD [2004], T’ang China, The Rise of the East in Global History, Basingstoke, Palgrave MacMillan.

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in Beaujard, Berger, Norel, Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte.

GERNET J. [1972], Le Monde chinois, Paris, Armand Colin.

MOULDER F.-V. [1977], Japan, China and the Modern World-Economy, Cambridge, Cambridge University Press.

NAKANE C. and OISHI S. [1990], Tokugawa Japan: The social and economic antecedents of modern Japan, Tôkyô, The University of Tôkyô Press.

NARA NATIONAL MUSEUM [2010], Imperial Envoys to Tang China: Early Japanese encounters with continental culture. Catalogue de l’exposition, avril-juin 2010, Nara.

POLANYI K. [1983], La Grande Transformation, Paris, Gallimard.

WAYNE FARRIS W. [2009], Japan to 1600, a Social and Economic History, Honolulu, University of Hawai’i Press.

Une grande divergence

Comment expliquer que l’Europe ait pris, au 19e siècle, un ascendant sur les autres parties du monde, au point de jouir pendant plus d’un siècle d’une suprématie indiscutable dans l’arène économique mondiale ? Parmi les nombreux travaux qui se sont attachés, au cours des dernières décennies, à revisiter cette vieille question, l’ouvrage de l’historien américain Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, publié en anglais il y a dix ans à peine et récemment traduit en français (Albin Michel, 2010), fait figure de référence. Une référence incontournable, que tout spécialiste se doit de citer, même si c’est souvent pour la balayer d’un revers de main. Il faut dire que la thèse de Pomeranz prête le flanc à la simplification, elle qui se laisse résumer en une formule presque lapidaire. Jusqu’au début du 19e siècle, avance l’historien, l’Europe ne possédait aucun avantage décisif sur la Chine, grande puissance économique de l’époque. La région la plus avancée du Vieux Continent, l’Angleterre, n’a dû son décollage industriel qu’a deux avantages fortuits : l’existence de gisements de charbon proches de ses centres industriels et la réserve de terre que lui conféraient ses colonies dans le Nouveau Monde.

Il y a en effet là de quoi heurter plus d’un historien économique. Normalement constitué celui-ci cherche généralement à mettre à jour les mouvements de fond, les évolutions séculaires, les processus cumulatifs à l’œuvre derrière le développement économique. S’agissant de l’ascension de l’Europe, les historiens ont souvent insisté sur les cercles vertueux entre innovation technologique et accumulation du capital qui ont présidé à la révolution industrielle et au décollage économique du Vieux Continent. Lorsqu’ils ont voulu relativiser, comme il est d’usage aujourd’hui, la rupture qu’aurait constituée la révolution industrielle, ils se sont attachés à décrire le processus endogène par lequel l’Europe s’est doté du capital, du profil démographique, des technologies, des institutions qui lui ont permis de faire la différence avec le reste du monde. Et même lorsqu’un tel récit a été contesté, notamment par Immanuel Wallerstein et les historiens du système-monde, ce fut pour lui substituer une autre narration de la genèse de la suprématie européenne, insistant quant à elle sur le rôle de du commerce avec les autres régions du monde. On conçoit alors qu’attribuer, comme le fait Pomeranz, le décollage du Vieux Continent à des facteurs « contingents », autant dire tenant largement au hasard, puisse être difficile à avaler.

L’historien américain n’est pas le seul à avancer une proposition aussi dérangeante. On sait que dans les rangs de l’histoire globale, des auteurs comme André-Gunder Frank [1] ou John M. Hobson [2] et même comme Janet Abu-Lughod [3] ont avancé un argument analogue. Ces auteurs ont montré à quel point l’Europe a dû son essor aux transferts de technologies et à l’effet d’entraînement des réseaux commerciaux asiatiques sur un Vieux Continent longtemps en retard sur le plan économique [4]. La suprématie européenne résulterait en définitive d’une combinaison de hasard (le déclin des échanges asiatiques vers le 15e siècle selon Abu-Lughod) et de violence : le seul trait différenciant véritablement les petites puissances européennes étant en définitive leur agressivité, qu’elle se manifeste par une alliance inédite entre réseaux marchands et puissance militaire (Abu-Lughod, Arrighi) ou par le racisme et l’impérialisme (Hobson).

L’analyse de Pomeranz se déroule néanmoins sur une toute autre trame que la précédente. Si cet auteur appartient au domaine d’étude de l’histoire globale, c’est moins parce qu’il étudie les connections entre les différentes parties du monde (il ne s’y intéresse guère), que parce qu’il porte un regard comparatif nouveau sur les histoires respectives de l’Europe et des contrées non occidentales. L’historien américain se place pour cela sur le même terrain que l’histoire économique traditionnelle de l’Europe. Il privilégie, comme elle le fait, la dynamique endogène du Vieux Continent pour la comparer à celle de la Chine. Ce faisant, il réexamine l’un après l’autre les avantages que, selon l’histoire économique dominante, l’Europe aurait acquis sur son rival chinois. Et il aboutit à une conclusion renversante : non, l’Europe ne possédait aucun avantage endogène qui expliquerait l’écart qu’elle a creusé avec la Chine à partir du 19e siècle. Pis, elle partageait avec elle des obstacles écologiques qui auraient parfaitement pu avoir raison de son développement économique, comme ce fut le cas pour l’empire du Milieu. Cette conclusion conduit à retourner entièrement l’analyse : il ne s’agit plus d’expliquer pourquoi, en raison de quels blocages, la Chine n’a pas pu faire aussi bien que l’Europe, mais au contraire de comprendre par quel miracle cette dernière a pu échapper au déclin qui la menaçait tout autant que sa rivale asiatique. C’est ici qu’interviennent les facteurs « contingents » avancés par Pomeranz. Sans eux, considère l’historien, la « révolution industrielle », et son lot d’innovations généralement considérées comme décisives, auraient pu n’avoir aucun effet durable sur la dynamique du vieux continent.

Mais reprenons plus en détail la comparaison proposée par Pomeranz. Pour la mener à bien, l’historien introduit une innovation méthodologique : rappelant la profonde hétérogénéité économique tant de l’Europe que de la Chine, il privilégie la comparaison de deux régions, les plus avancées de chaque zone – l’Angleterre et la région du Bas-Yangzi – sans pour autant s’interdire des incursions dans d’autres zones de l’Europe continentale ou de l’empire du Milieu. Le travail comparatif peut alors commencer. Pomeranz commence par discuter l’idée selon laquelle, bien avant la révolution industrielle, l’Europe aurait commencé à diverger de la Chine, en termes de richesse amassée, de niveau de vie, d’espérance de vie, de démographie et de technologie. Plus riche, moins populeuse, plus innovatrice, l’Europe aurait lentement constitué ce qui ferait les facteurs de son succès futur : une plus grande capacité à accumuler du capital. Pomeranz montre cependant que la comparaison tourne rarement à l’avantage de l’Europe. La Chine était au moins aussi riche, ses paysans et artisans contrôlaient les naissances pour dégager un surplus accumulable, ses technologies (irrigation, conservation des terres, métiers textiles, hauts-fourneaux) étaient généralement plus avancées.

Pomeranz s’attaque à un autre morceau en examinant l’argument avancé par l’institutionnaliste Douglas North selon lequel l’Europe aurait acquis un dynamisme économique sans équivalent grâce à des marchés plus efficients. Là encore, Pomeranz montre qu’il n’en est rien. Non seulement la Chine n’avait rien à envier à l’Europe dans ce domaine, mais l’organisation de ses marchés se rapprochait plus de l’idéal des économistes libéraux. La vente et la location des terres ? C’était, selon Pomeranz, chose plus aisée en Chine, et ce malgré le processus des enclosures britanniques. L’historien en rappelle au demeurant la lenteur, et en relativise l’impact sur les rendements agraires anglais, prenant ainsi le contrepied des travaux néomarxiens de Robert Brenner [5] ou Ellen Meiksins Wood [6]. L’essor d’un « marché libre du travail » ? Là encore les guildes des villes européennes ont considérablement entravé le processus, bien plus en tout cas que ce qui se produisait en Chine. Et qu’en est-il de la faible productivité du travail des paysans chinois ? On sait que l’historien américano-chinois Philip Huang [7] y voit le signe d’une  « involution » de l’économie chinoise, synonyme d’une compression du niveau de vie. Pomeranz repère quant à lui l’existence en Chine d’une « révolution industrieuse » comparable à celle que Jan de Vries [8] a identifié dans le cas des Pays-Bas : la population chinoise a accru son niveau de vie en consacrant plus de travail, non seulement aux tâches agricoles, mais aussi à des travaux artisanaux vendus sur le marché.

L’Europe et la Chine se ressemblaient donc sur bien des points, ce qui conduit à penser que rien ne prédisposait leurs trajectoires à connaître la « grande divergence » qui devait se creuser pendant le 19e siècle. Selon Pomeranz, elles partageaient un autre trait commun : leurs régions les plus avancées, l’Angleterre et le Bas-Yangzi, étaient, au début du 19e siècle, sur le point de parvenir à un point de saturation de leurs ressources naturelles. Cela se traduisait, sur le plan écologique, par un degré avancé de déforestation et d’épuisement des sols et, sur le plan économique, par une insuffisance des denrées alimentaires et la hausse de leurs prix. Le développement économique des deux régions menaçait tout simplement de s’enrayer.

L’originalité du travail de Pomeranz est de déployer son analyse de la « grande divergence » sur cette trame écologique. Si des facteurs « contingents » comme la proximité des gisements de charbon et la réserve de terres du Nouveau Monde ont pu jouer un rôle décisif, c’est qu’ils ont permis à l’Angleterre, puis à l’Europe, et à elle seule, de faire sauter les limites écologiques à la croissance. Pomeranz avance deux registres d’arguments à l’appui de sa thèse. En premier lieu, l’un et l’autre facteur permettaient de passer outre la rareté relative des terres britanniques grâce à l’apport d’ « hectares fantômes » (estimés entre 10 et 12 millions d’hectares). Parce qu’on y cultivait du coton, un substitut avantageux de la laine ou du lin, les plantations du Nouveau Monde économisaient des centaines de milliers, voire des millions d’hectares consacrés à l’habillement de la population insulaire.  Parce qu’il se substituait au charbon de bois ou au bois de chauffe, le charbon épargnait lui aussi des surfaces conséquentes de terre. En second lieu, pour Pomeranz, sans cet approvisionnement aisé en fibres textiles faciles à travailler et en charbon, il est probable que le modèle industriel britannique, fondé sur le remplacement du travail par le capital (entre autre grâce aux « machines à vapeur ») et l’industrie textile, n’aurait pas été une option économiquement viable. C’est ainsi que l’Occident s’est engagé dans le mode de développement fortement consommateur en capital et en ressources naturelles qu’on lui connaît.

Telle est donc l’explication de la « grande divergence » selon Pomeranz. On peut noter au passage l’affinité que sa thèse entretient avec la théorie des systèmes-monde. Aux yeux de l’historien américain, la périphérie du Nouveau Monde, exploitée au moyen d’un système de travail esclavagiste, a bien joué un rôle décisif dans l’essor de l’Europe. Il propose néanmoins une interprétation écologique de cet apport, sous la forme des économies de terres qu’autorisait la possession des colonies américaines. La Chine, quant à elle, ne disposait pas de périphéries qui auraient pu lui apporter un tel avantage.

Le travail de Pomeranz a considérablement marqué les esprits, sans évidemment emporter l’adhésion de tous. On peut mentionner deux lignes de divergence avec son travail. Auteur lui aussi d’un travail de référence dans la comparaison historique entre l’Europe et de l’Asie [9], l’historien japonais Kaoru Sugihara diffère au moins en un point avec le récit de Pomeranz.  À ses yeux, les sentiers de développement européen et est-asiatique (soit essentiellement la Chine et  le Japon) s’étaient écartés bien avant 1820, point de départ de la « grande divergence ». Dès le 15e siècle, on peut selon lui repérer deux voies distinctes, celle de l’Asie de l’Est, fondée sur un modèle intensif en travail, celle l’Europe fondée sur des technologies intensives en capital, technologies que la révolution industrielle a par la suite considérablement approfondies [10].

Le sociologue italo-américain Giovanni Arrighi fait lui aussi partie de ceux qui se sont penchés sur l’énigme de la « grande divergence », sans pour autant retenir l’explication écologique  de Pomeranz, qu’il considère réductrice [11]. Si elle permet, selon lui, de comprendre pourquoi l’Angleterre s’est engagée dans la voie industrielle, elle n’expliquerait pas pour quelles raisons la Chine ne l’a pas fait – l’argument de l’éloignement relatif des gisements de charbons chinois ou de l’inexistence de périphéries comparable au Nouveau Monde ne lui semble pas suffisant pour remporter l’adhésion. Pour Arrighi, la différence fondamentale entre la « voie européenne » et la « voie chinoise », est en définitive que la première était « capitaliste », à la différence de la seconde, le propre du capitalisme étant de contourner les cadres institutionnels et sociaux qui limitent l’accumulation du capital.

Quoi que l’on pense de ces différends, ils indiquent en tout cas la place qu’occupe aujourd’hui le travail de Pomeranz dans l’histoire économique globale : celle d’une analyse pénétrante à laquelle on doit impérativement se frotter.


[1] A.G. Franck, ReOrient: Global economy in the Asian age, Berkeley, California University Press, 1998.

[2] J.M. Hobson, The Eastern Origins of Western Civilization, Cambridge University Press, 2004.

[3] J. Abu-Lughod, Before European Hegemony. The World System A.D. 1250-1350, Oxford University Press, 1989.

[4] P. Norel, L’Histoire économique globale, Seuil, 2009.

[5] T.H. Aston et C.H.E. Philpin (ed.), The Brenner Debate: Agrarian class structure and economic development in pre-industrial Europe, Cambridge University Press, 1985.

[6] E. Meiksins Wood, L’Origine du capitalisme, Lux, 2009.

[7] P. Huang, The Peasant Family and Rural Development in the Yangzi Delta, 1350-1988, Stanford University Press, 1990.

[8] J. de Vries, The Industrious Revolution, Cambridge University Press, 2008.

[9] K. Sugihara, « The East-Asian path of economic development: A long term perspective », in G. Arrighi et al. (ed), The Resurgence of East-Asia: 500, 150 and 50 year perspectives, Routledge, 2003.

[10] « La voie est-asiatique du développement », entretien avec K. Sugihara, in « La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, numéro spécial n° 11, mai-juin 2010.

[11] G. Arrighi, Adam Smith à Pékin, Max Milo, 2009.