Aux origines de la dette

À propos de :

GRAEBER David [2011], Debt:. The first 5000 Years, Melville House.

C’était au milieu des années 2000. Invité à une conférence qui se tenait dans un monastère londonien, l’anthropologue américain David Graeber conversait avec une avocate engagée en faveur de causes humanitaires. Au fil de la discussion, ils en étaient venus à parler de la dette du tiers-monde. L’anthropologue, militant altermondialiste de longue date, rappelait les effets désastreux que les exigences des créanciers internationaux avaient pu avoir sur les économies du Sud. Son interlocutrice finit par lui demander : « Mais, chacun doit rembourser ses dettes, non ? » Graeber resta un peu interdit.

Rembourser la dette à tout prix ? Même si pour cela on doit dépenser de la sueur et des larmes, payer de son corps ou celui de ses concitoyens ? Comment une obligation morale aussi impérieuse avait-elle pu devenir une évidence pour une avocate sensible à des causes humanitaires ? Ces questions ont incité Graeber à entreprendre une enquête pour le moins ambitieuse. Retracer l’histoire de cinq mille ans de dette et de discours moraux entourant cette pratique immémoriale.

La dette est souvent vue comme une perversion. On l’associe aux comportements dispendieux et pour tout dire immoraux de débiteurs, individus ou États, qui n’ont pas su gérer leurs comptes en « bons pères de famille ». Son essor est régulièrement interprété comme le résultat d’un dévoiement des économies « réelles » : celles-ci auraient cédé au mirage du crédit, cette monnaie virtuelle qui gonfle immodérément pendant les booms. Graeber prend résolument à contre-pied ces représentations. À ses yeux, la dette est à l’origine des civilisations. Plus encore, les grandes religions et leurs principes moraux se comprennent en bonne part comme une réaction aux conséquences de la dette et à la violence qu’elle exerce sur les corps.

Une longue histoire

La dette n’est pas une création récente. En Mésopotamie, 3500 ans avant notre ère, soit mille ans avant les premières frappes de monnaies, les Sumériens possédaient un système de comptabilité administrative dont les bureaucrates se servaient pour recenser les dettes, les prêts et les amendes dont devaient s’acquitter les habitants. L’unité de compte de ce système était une barre d’argent. Pourtant le métal ne servait pas à effectuer des règlements. Ceux-ci pouvaient être acquittés au moyen de toute marchandise dont les habitants pouvaient disposer. Les barres d’argent ne circulaient pas dans l’économie, et servaient encore moins à effectuer des échanges, lesquels reposaient déjà sur le crédit.

La dette est également consubstantielle aux « monnaies primitives ». Ces monnaies, celles de peuples sans État ni commerce, ont essentiellement une fonction sociale, comme réparer une perte humaine ou arranger un mariage. Chez les Tivs, une population de l’actuel Nigeria, lorsqu’un homme entendait se marier, il remettait au père de la femme convoitée une quantité importante de barres de cuivre et de zinc. Doit-on comprendre que par ce geste il achetait son épouse ? Non, puisqu’il n’acquérait pas le droit d’en disposer comme il l’entendait, et encore moins de la vendre à autrui. Présenter des barres de métal, des coquillages ou du bétail à la famille d’une fiancée, c’était en fait écrire l’équivalent d’une reconnaissance de dette. Seule une vie humaine pourrait remplacer une autre vie humaine. Autrement dit, par ce geste, la famille du prétendant s’engageait à offrir un jour une femme en mariage à la famille de la fiancée.

Dans certains peuples, comme celui des Leles, vivant au Congo belge, une monnaie similaire, fondée sur des pièces de tissus, finit par muer en un système complexe d’engagements réciproques. En acceptant de marier sa sœur, un homme acquérait un droit sur une femme de la famille du prétendant, droit qu’il pouvait céder à un autre, en échange de la femme qu’il désirait pour lui-même. Les « dettes de vie » circulaient, devenaient une monnaie d’échange dans les relations de parenté. Du coup, il n’était pas rare que des femmes, des enfants et même des hommes deviennent la contrepartie de dettes sociales et passent sous la dépendance du créancier.

Le système des dettes de vie prend cependant un jour sombre lorsqu’il se mêle à la logique du commerce. Au milieu du 18e siècle, des barres de cuivre produites à Birmingham étaient devenues une monnaie d’échange le long de la rivière Cross, de Calabar jusqu’à la terre des Tivs. Introduites par des marchands occidentaux, elles étaient diffusées par des commerçants africains qui avaient adopté un système de gages humains. Lorsqu’un débiteur ne pouvait payer ses dettes, il devait payer le prix en vies humaines, celles de ses enfants, de ses parents laissés en gage. Voire avec sa propre vie. La dette a ainsi écrit un chapitre peu connu de l’histoire des traites négrières.

La morale ou l’honneur ?

Ce lien intime entre la dette, la violence et l’esclavage n’est pas isolé. C’est même une constante dans les premiers âges des économies de marché, affirme Graeber. Dans la Bible, les mots hébreux pour « rédemption » pouvaient aussi désigner le fait de récupérer les gages laissés auprès d’un créancier. Selon le livre de Nehemiah, la perspective la plus funeste pour un débiteur était d’envoyer ses enfants au service d’un créancier, de soumettre ses filles à son bon vouloir. Espérer une rédemption, c’était alors espérer racheter des fautes commises dans le passé, ces fautes prenant la forme concrète de dettes accumulées et d’enfants abandonnés à l’esclavage. Le texte biblique porte la trace des crises de la dette survenues en Mésopotamie environ quatre siècles avant notre ère. Il était alors commun que, en temps de mauvaises récoltes, les paysans s’endettent auprès de riches voisins, finissent par perdre leurs terres et, parfois, se séparent de leur bien le plus cher, leurs propres enfants.

Ces crises de la dette ont laissé de profondes traces dans les discours moraux de l’époque. On trouve trace dans la Bible et ailleurs de nombreux appels à l’effacement des dettes, des condamnations de l’usure, et même du prêt à intérêt. Mais ces discours critiques se sont toujours heurtés, observe Graeber, à la logique de l’honneur. Garder son rang, c’est s’acquitter de ses dettes. Cela explique qu’aux États-Unis, les esclaves rechignaient souvent à critiquer le système esclavagiste, préférant gagner leur salut en rachetant leur liberté.

Dans l’Antiquité mésopotamienne, préserver son honneur, cela voulait dire aussi ne pas se montrer impécunieux, afin de préserver ses filles de l’esclavage et de la prostitution. Le port du voile, la célébration de la virginité des filles seraient aussi, selon Graeber, une réponse à une crise de la dette. Ces pratiques avaient précisément pour raison d’être de manifester, de la part de ceux qui en avaient les moyens, le fait que leurs filles n’étaient pas à vendre.

L’auteur poursuit son récit des cinq mille ans de dette jusqu’à aujourd’hui. Des empires de l’Antiquité, il nous emmène au Moyen Âge, puis aux cinq cents dernières années de mondialisation. Pour cet anthropologue anarchiste, comme il aime à se définir, la dette y apparaît toujours comme un instrument de pouvoir. Celui d’asservir les hommes mais aussi celui de transformer les sociétés. C’est ainsi que l’impôt des conquérants, endettant les conquis, les obligeait à se convertir au commerce. La dette a diffusé l’économie de marché.

Au terme du récit, notre époque apparaît plus clémente. Les débiteurs ne sont plus réduits en esclavage. Pourtant, observe Graeber, les intenses cures d’austérité imposées aux États impécunieux suggèrent que la dette a toujours maille à partir avec la subordination et la violence.

Article publié initialement dans Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 27, « Transmettre », juin/juillet/août 2012.

Les villes à la conquête du monde

Depuis que les villes existent, elles sont les nœuds essentiels de la puissance. Capitales impériales, cités-États, carrefour marchands ou centres de savoir et de création artistique, souvent plusieurs choses à la fois, les villes concentrent les pouvoirs et les richesses, tracent les routes de l’échange, scandent les rythmes de la production et de l’échange, lancent les offensives et signent les traités. On avait fini par l’oublier, tant la géopolitique et l’économie internationale nous avaient habitués à nous représenter les affaires planétaires comme des relations entre ces blocs bariolés que sont, dans nos vieux atlas, les États-nation. Dans le monde global qui s’édifie sous nos yeux, pourtant, de nouvelles géographies se dessinent, tissées par des réseaux de financiers, de managers, de fonctionnaires, de militants ou d’immigrés qui transcendent les espaces nationaux. Pratiquement à chaque nœud de ces filets planétaires, on trouve une métropole : Londres, New York, Tôkyô, mais aussi Mumbaï, Shanghaï, Buenos Aires… La mondialisation prend appui sur un vaste archipel de villes [1].

Ce grand retour des villes invite à revenir sur leurs pas, se remémorer leur histoire, afin de mettre en perspective leur rôle contemporain. Il convient de revenir en premier lieu à l’Europe médiévale et à la relation particulière qui s’y noue entre les cités marchandes et les pouvoirs politiques. Car les premières à étendre leurs ramifications commerciales à l’échelle planétaire ont été des villes européennes et non indiennes ou chinoises.

La plupart des villes européennes que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre l’an 1000 et 1250. Pendant cette période, l’Europe se déforeste, une myriade de petites villes fortifiées apparaît, centres de commerce et d’artisanat. Les échanges se développent entre les villes industrieuses du Nord et les villes marchandes du Sud, « deux pôles géographiquement et électriquement différents qui s’attirent » [2]. Une vaste région d’ateliers textiles qui s’étend d’Amsterdam aux rives de la Seine propose ses draps contre le blé, mais aussi les épices et les soieries précieuses ramenées par les négociants italiens d’Amalfi, de Gênes ou de Venise. Au début du 13e siècle, les transactions s’effectuent sur les foires de Champagne qui se tiennent tout au long de l’année, tantôt à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube ou Lagny. Bientôt cependant, en voulant contrôler ces foires, les rois de France repoussent les routes commerciales vers l’Est, jetant les bases d’un arc européen constitué d’une nuée de cités marchandes entre lesquelles circulent incessamment des marchandises, des pièces de monnaie, des lettres de change.  Cet ensemble urbain part de Londres, englobe Bruges et Anvers, s’épaissit au niveau des villes germaniques de la Hanse et file jusqu’aux cités-État italiennes, Milan, Gênes ou Venise. Ses ramifications s’étendent le long des routes commerciales que les cités italiennes ont ouvertes à travers la Méditerranée.

L’expérience européenne n’est cependant pas un cas isolé. Au début du deuxième millénaire, l’Inde comporte un nombre comparable (environ 6) de villes de plus de 100 000 habitants, les grandes villes d’alors. Quant à la Chine, elle possède des métropoles de plus de 400 000 habitants et est nettement plus urbanisée que l’Europe, puisque selon les estimations de Paul Bairoch, entre 10 et 13 % de la population vivent alors dans des villes de plus de 5 000 habitants, contre 6 à 7 % en Europe [3]. Si l’essor des villes traduit toujours un progrès des techniques agricoles (les paysans peuvent nourrir une population urbaine en plus d’eux-mêmes), les Occidentaux devront attendre le 17e ou le 18e siècle pour posséder les savoirs-faire que la Chine détenait au 11e : rotation des terres, sélection des semences, irrigation… Quant au commerce, les échanges et la monétarisation sont incomparablement plus avancés en Chine qu’en Europe. Jusqu’au 18e siècle, la Chine demeure LA grande puissance du monde. Ses diasporas marchandes s’activent de la mer de Chine à l’océan Indien et contrôlent une intense circulation de marchandises. Mais, plutôt que depuis des villes, elles opèrent depuis des comptoirs commerciaux : Malacca, Patani, Hoi Anh, Banten, puis plus tard, Nagasaki, Macao et Manille [4].

De fait, dès ces prémices, les villes européennes possèdent une particularité : leur autonomie politique. « L’air de la ville rend libre », proclame un proverbe médiéval allemand. Les cités-États du Vieux Continent protègent la propriété privée de la mainmise des pouvoirs féodaux, elles permettent à leurs sujets d’échapper à des impôts trop élevés et il suffit même parfois pour un serf de franchir leurs murs pour se trouver affranchi. Plus encore, ces villes sont gouvernées par les bourgeois, soit par les marchands eux-mêmes. Ce qui explique qu’elles accompagneront bientôt leurs expéditions commerciales aux quatre coins du monde [5]. Cette caractéristique est sans équivalent. Les cités marchandes chinoises verront leur essor longtemps entravé par les autorités de la capitale de l’empire du Milieu. Il en sera de même avec leurs sœurs indiennes, brimées par Agra, siège de l’Empire moghol.

Les villes européennes bénéficient quant à elles de la fragmentation politique du continent. Et elles ne se privent pas d’exploiter cet avantage pour échapper au pouvoir des empires et des royaumes [6]. L’épisode des foires de Champagne est symptomatique : menacées d’une captation par les monarques français, les routes commerciales contournent l’obstacle, et ce sans tomber dans l’escarcelle d’un autre pouvoir. Les villes européennes n’ont de cesse de préserver leur autonomie, se gagnant le soutien des rois contre les seigneurs féodaux, jouant les princes contre les monarques. Elles jouent à plein le polycentrisme politique qui prévaut sur le continent.

Selon Christian Grataloup, cet avantage explique en bonne part pourquoi ce seront des caravelles européennes qui se lanceront à la conquête des océans, alors même que les jonques chinoises emmenées par le navigateur Zheng He semblaient avoir un tour d’avance [7]. Puissance menacée par des invasions continentales, l’Empire du Milieu renonce à sa capitale maritime, Nankin, pour installer son siège à Pékin, et met fin à son aventure océanique. Si les monarques de Lisbonne refusent d’accompagner Christophe Colomb dans son entreprise atlantique, ce dernier peut se tourner vers ceux de Madrid pour financer son expédition et découvrir les Amériques.

Les villes européennes se mondialisent

Les villes européennes se livrent une intense concurrence pour le contrôle des mers. Suprématie maritime rime souvent avec hégémonie économique, même si la maîtrise des techniques de l’argent et la puissance industrielle sont toujours des arguments de poids. Venise, Lisbonne, Amsterdam et Londres seront aux commandes de l’économie européenne en bonne partie grâce au rayonnement de leurs flottes. Alors que les villes se passent le relais de la puissance économique, les limites du monde européen reculent pour englober des fractions croissantes de la planète.

Édifiée sur 60 îlots, dépourvue d’arrière-pays, Venise a fait de sa pauvreté une chance en se projetant entièrement vers la mer. La cité-État met à profit les conquêtes des croisés (Chypre) ainsi que les comptoirs qu’ils ont ouverts en Terre sainte pour ramener les épices et les soieries convoitées dans toute l’Europe. Les marchands vénitiens transitent également sur la route de la Soie, ce long couloir qui va de la mer Noire à la Chine et que l’avancée mongole a pacifié au cours du 13e siècle. Ces connexions esquissent ce que Fernand Braudel appelle « l’économie-monde méditerranéenne » : « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à soi-même ». Cet espace est délimité par le polygone Bruges, Londres, Lisbonne, Fez, Damas, Azof, Venise et comprend 300 places marchandes à la fin du 14e siècle.

Lorsque les Turcs prennent Constantinople, en 1453, ils contrôlent déjà les routes caravanières qui acheminent les épices vers la Méditerranée et contestent la supériorité maritime des Vénitiens. Le déclin de la cité-État est annoncé. Mais Lisbonne est déjà là qui se prépare à prendre le relais. Les caravelles portugaises s’élancent bientôt dans l’Atlantique, explorent les côtes africaines. Le Cap-vert est atteint en 1444, le cap de Bonne-espérance franchi en 1488. En 1499, Vasco de Gama rejoint pour la première fois les Indes en contournant l’Afrique et ouvre dans la foulée le premier comptoir portugais sur la péninsule. Lisbonne contrôle la nouvelle route des épices. En 1500, Pedro Alvares Cabral atteint le Brésil. Tout est désormais en place pour le commerce triangulaire : avant la fin du 16e siècle, des navires partent de Lisbonne vers les côtes africaines, y chargent des esclaves qui sont acheminés vers les plantations du Nordeste brésilien, et reviennent gorgés de sucre ou de café. Alors que le Portugal passe sous l’autorité de la couronne d’Espagne, le monde vit sa première mondialisation, sillonné en tout sens par les caravelles et les galions ibériques [8]. L’Europe, l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, les « quatre parties du monde » approvisionnent l’assiette des élites du Vieux Continent.

Au début du 17e, tissant lentement sa toile, une autre puissance maritime s’impose, infiltrant puis reprenant, par la ruse ou par la force, les négoces portugais : la cité-État d’Amsterdam. Dans les années 1590, des espions néerlandais s’embarquent sur des navires portugais. Une décennie ne s’est pas encore écoulée que des dizaines de vaisseaux quittent les côtes des Provinces Unies hollandaises en direction des Indes. Reprenant la main en Méditerranée, multipliant les comptoirs commerciaux autour de l’océan Indien, tentant sa chance sur les rives américaines, Amsterdam la magnifique règne sur les mers, le commerce et la finance. Bientôt les navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’entreprise capitaliste la plus puissante de son époque, contrôle le commerce des épices. Prenant sa part au commerce triangulaire, colonisant des territoires épars pour organiser ses réseaux marchands, Amsterdam n’a cependant fait qu’approfondir la mondialisation portugaise.

Alors que la révolution industrielle est amorcée, une autre mondialisation s’ébauche autour du Londres du 18e siècle. À la domination des mers, aux ressources que confère le contrôle des routes commerciales, la capitale britannique ajoute la force de frappe d’un marché national entièrement organisé autour d’elle. Celui-ci offre des débouchés à une industrie en plein essor, aiguillonne le progrès des techniques, entraîne les coûts à la baisse. La révolution industrielle bouleverse les transports terrestres et maritimes, raccourcit les distances. Elle décuple aussi les capacités militaires. La colonisation change de forme, ou plutôt de profondeur. Des comptoirs côtiers, on passe à l’exploration des terres et des fleuves, puis aux conquêtes territoriales. Pendant la seconde moitié du 19e siècle, les Britanniques annexent de larges fractions de l’Afrique, renforcent leur domination de l’Inde, étendent leur contrôle à la Malaisie et à la Birmanie, imposent à la Chine d’ouvrir son marché. Les produits manufacturés et les capitaux britanniques se déversent dans le monde entier. Dominant le système de change de l’étalon-or, la banque d’Angleterre gouverne les taux d’intérêt de la planète.

Londres n’est pas la seule capitale impériale. Paris lui dispute la prééminence en Afrique et en Asie. Berlin veut sa part du gâteau. Avec la colonisation du monde, la « course au drapeau » lance l’Europe à la conquête de nouveaux territoires et aiguise les tensions. Le Vieux Continent entraîne la planète dans deux guerres mondiales. Pendant ce temps, une nouvelle puissance ronge son frein : les États-Unis. Allié décisif et bailleurs de fonds des Européens, le pays possède en fait une supériorité industrielle depuis la fin du 19e siècle. La domination américaine éclate au grand jour après 1945. Lors des accords de Bretton-Woods, les Britanniques ne peuvent empêcher l’érection du dollar en monnaie internationale. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale sont installés à Washington. New York devient la première place financière au monde. Les villes européennes semblent définitivement avoir passé la main.

Vers des villes en réseau

Les désordres monétaires des années 1970 remettent les choses à plat. L’abandon de la convertibilité-or du dollar sanctionne les premiers déficits commerciaux américains depuis l’après-guerre. Les États-Unis se réveillent avec de nouveaux concurrents : l’Europe a comblé son retard et, surtout, l’Asie se profile comme un nouveau foyer du capitalisme. Dans les années 1980, l’économiste japonais Kenichi Ohmae parle de la « triade » qui gouverne l’économie mondiale : les trois quarts du commerce international et des transferts de capitaux se font entre la mégalopole américaine (de Boston à Baltimore), le réseau des villes européennes et la mégalopole japonaise (Tôkyô-Ôsaka).

Au début des années 1990, la sociologue américaine Saskia Sassen prend acte de la naissance de villes d’un nouveau genre [9]. Alors que le nouvel âge de la mondialisation se caractérise par la dispersion planétaire des activités de production, les fonctions de pilotage de l’économie globale demeurent localisées dans de grands centres urbains, observe-t-elle. La sociologue identifie trois « villes globales », New York, Londres et Tôkyô, où se concentrent les services spécialisés aux entreprises, qu’elle considère comme les véritables agents de la décision économique. Les trois métropoles sont notamment des centres financiers qui fonctionnent en réseau. Alors que la place japonaise se charge de recycler les excédents commerciaux du pays en épargne, la City londonienne propose des produits financiers attractifs et les liquidités viennent s’investir à Wall Street. Le temps des capitales impériales semble révolu. Le monde n’a plus un seul centre mais plusieurs. Amsterdam et Londres qui, chacune à son tour, avait organisé autour d’elle les flux de marchandises et de capitaux, ont cédé la place à une pluralité de pôles de poids équivalents, liés autant par des relations de coopération que de concurrence. Tant les affaires économiques, que les relations politiques planétaires se décident désormais dans les échanges permanents qui se nouent au sein des réseaux de villes.

Celles-ci sont plus que jamais aux commandes de la mondialisation. Elles tendent à se détacher des nations, jouant leur propre partition, mettant à profit leurs connexions globales avec d’autres métropoles de la planète. Sassen définit Londres comme une « ville en apesanteur », à tel point qu’elle semble désolidarisée du reste de l’économie britannique. On peut en dire autant de New York ou de Buenos Aires et, bien sûr, de Hongkong, que la République populaire de Chine veille à laisser libre de ses mouvements, malgré le retour de la ville dans son giron. On voit même des cités-États jouer à nouveau les premiers rôles dans la mondialisation, s’imposer comme des carrefours économiques et financiers planétaires, comme Singapour ou, à un niveau plus régional, Dubaï. Parallèle à l’affirmation des puissances émergentes dans le jeu politique mondial, des villes globales poussent sur tous les continents, bouleversant parfois les hiérarchies établies, jouant des coudes dans l’arène économique mondiale.


[1] Olivier Dollfus a forgé le terme d’ « archipel mégapolitain mondial », cf. O. Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences Po, 2007 [1997].

[2] cf. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, tome 3, Flammarion, 2000 (1979)

[3] P. Bairoch, De Jericho à Mexico, Gallimard, 1996, 2e édition [1985]

[4] F. Gipouloux, La Méditerranée asiatique, CNRS éditions, 2009.

[5] E. Mielants, The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Temple University Press, 2008.

[6] J. Lévy, L’Europe, une géographie, Hachette, 1997.

[7] C. Grataloup, Géohistoire de la mondialisation, Armand Colin, 2007.

[8] S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, La Martinière, 2004.

[9] S. Sassen, La Ville globale, Descartes et Cie, 1998 (1991 pour la première édition anglaise).

Une grande divergence

Comment expliquer que l’Europe ait pris, au 19e siècle, un ascendant sur les autres parties du monde, au point de jouir pendant plus d’un siècle d’une suprématie indiscutable dans l’arène économique mondiale ? Parmi les nombreux travaux qui se sont attachés, au cours des dernières décennies, à revisiter cette vieille question, l’ouvrage de l’historien américain Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, publié en anglais il y a dix ans à peine et récemment traduit en français (Albin Michel, 2010), fait figure de référence. Une référence incontournable, que tout spécialiste se doit de citer, même si c’est souvent pour la balayer d’un revers de main. Il faut dire que la thèse de Pomeranz prête le flanc à la simplification, elle qui se laisse résumer en une formule presque lapidaire. Jusqu’au début du 19e siècle, avance l’historien, l’Europe ne possédait aucun avantage décisif sur la Chine, grande puissance économique de l’époque. La région la plus avancée du Vieux Continent, l’Angleterre, n’a dû son décollage industriel qu’a deux avantages fortuits : l’existence de gisements de charbon proches de ses centres industriels et la réserve de terre que lui conféraient ses colonies dans le Nouveau Monde.

Il y a en effet là de quoi heurter plus d’un historien économique. Normalement constitué celui-ci cherche généralement à mettre à jour les mouvements de fond, les évolutions séculaires, les processus cumulatifs à l’œuvre derrière le développement économique. S’agissant de l’ascension de l’Europe, les historiens ont souvent insisté sur les cercles vertueux entre innovation technologique et accumulation du capital qui ont présidé à la révolution industrielle et au décollage économique du Vieux Continent. Lorsqu’ils ont voulu relativiser, comme il est d’usage aujourd’hui, la rupture qu’aurait constituée la révolution industrielle, ils se sont attachés à décrire le processus endogène par lequel l’Europe s’est doté du capital, du profil démographique, des technologies, des institutions qui lui ont permis de faire la différence avec le reste du monde. Et même lorsqu’un tel récit a été contesté, notamment par Immanuel Wallerstein et les historiens du système-monde, ce fut pour lui substituer une autre narration de la genèse de la suprématie européenne, insistant quant à elle sur le rôle de du commerce avec les autres régions du monde. On conçoit alors qu’attribuer, comme le fait Pomeranz, le décollage du Vieux Continent à des facteurs « contingents », autant dire tenant largement au hasard, puisse être difficile à avaler.

L’historien américain n’est pas le seul à avancer une proposition aussi dérangeante. On sait que dans les rangs de l’histoire globale, des auteurs comme André-Gunder Frank [1] ou John M. Hobson [2] et même comme Janet Abu-Lughod [3] ont avancé un argument analogue. Ces auteurs ont montré à quel point l’Europe a dû son essor aux transferts de technologies et à l’effet d’entraînement des réseaux commerciaux asiatiques sur un Vieux Continent longtemps en retard sur le plan économique [4]. La suprématie européenne résulterait en définitive d’une combinaison de hasard (le déclin des échanges asiatiques vers le 15e siècle selon Abu-Lughod) et de violence : le seul trait différenciant véritablement les petites puissances européennes étant en définitive leur agressivité, qu’elle se manifeste par une alliance inédite entre réseaux marchands et puissance militaire (Abu-Lughod, Arrighi) ou par le racisme et l’impérialisme (Hobson).

L’analyse de Pomeranz se déroule néanmoins sur une toute autre trame que la précédente. Si cet auteur appartient au domaine d’étude de l’histoire globale, c’est moins parce qu’il étudie les connections entre les différentes parties du monde (il ne s’y intéresse guère), que parce qu’il porte un regard comparatif nouveau sur les histoires respectives de l’Europe et des contrées non occidentales. L’historien américain se place pour cela sur le même terrain que l’histoire économique traditionnelle de l’Europe. Il privilégie, comme elle le fait, la dynamique endogène du Vieux Continent pour la comparer à celle de la Chine. Ce faisant, il réexamine l’un après l’autre les avantages que, selon l’histoire économique dominante, l’Europe aurait acquis sur son rival chinois. Et il aboutit à une conclusion renversante : non, l’Europe ne possédait aucun avantage endogène qui expliquerait l’écart qu’elle a creusé avec la Chine à partir du 19e siècle. Pis, elle partageait avec elle des obstacles écologiques qui auraient parfaitement pu avoir raison de son développement économique, comme ce fut le cas pour l’empire du Milieu. Cette conclusion conduit à retourner entièrement l’analyse : il ne s’agit plus d’expliquer pourquoi, en raison de quels blocages, la Chine n’a pas pu faire aussi bien que l’Europe, mais au contraire de comprendre par quel miracle cette dernière a pu échapper au déclin qui la menaçait tout autant que sa rivale asiatique. C’est ici qu’interviennent les facteurs « contingents » avancés par Pomeranz. Sans eux, considère l’historien, la « révolution industrielle », et son lot d’innovations généralement considérées comme décisives, auraient pu n’avoir aucun effet durable sur la dynamique du vieux continent.

Mais reprenons plus en détail la comparaison proposée par Pomeranz. Pour la mener à bien, l’historien introduit une innovation méthodologique : rappelant la profonde hétérogénéité économique tant de l’Europe que de la Chine, il privilégie la comparaison de deux régions, les plus avancées de chaque zone – l’Angleterre et la région du Bas-Yangzi – sans pour autant s’interdire des incursions dans d’autres zones de l’Europe continentale ou de l’empire du Milieu. Le travail comparatif peut alors commencer. Pomeranz commence par discuter l’idée selon laquelle, bien avant la révolution industrielle, l’Europe aurait commencé à diverger de la Chine, en termes de richesse amassée, de niveau de vie, d’espérance de vie, de démographie et de technologie. Plus riche, moins populeuse, plus innovatrice, l’Europe aurait lentement constitué ce qui ferait les facteurs de son succès futur : une plus grande capacité à accumuler du capital. Pomeranz montre cependant que la comparaison tourne rarement à l’avantage de l’Europe. La Chine était au moins aussi riche, ses paysans et artisans contrôlaient les naissances pour dégager un surplus accumulable, ses technologies (irrigation, conservation des terres, métiers textiles, hauts-fourneaux) étaient généralement plus avancées.

Pomeranz s’attaque à un autre morceau en examinant l’argument avancé par l’institutionnaliste Douglas North selon lequel l’Europe aurait acquis un dynamisme économique sans équivalent grâce à des marchés plus efficients. Là encore, Pomeranz montre qu’il n’en est rien. Non seulement la Chine n’avait rien à envier à l’Europe dans ce domaine, mais l’organisation de ses marchés se rapprochait plus de l’idéal des économistes libéraux. La vente et la location des terres ? C’était, selon Pomeranz, chose plus aisée en Chine, et ce malgré le processus des enclosures britanniques. L’historien en rappelle au demeurant la lenteur, et en relativise l’impact sur les rendements agraires anglais, prenant ainsi le contrepied des travaux néomarxiens de Robert Brenner [5] ou Ellen Meiksins Wood [6]. L’essor d’un « marché libre du travail » ? Là encore les guildes des villes européennes ont considérablement entravé le processus, bien plus en tout cas que ce qui se produisait en Chine. Et qu’en est-il de la faible productivité du travail des paysans chinois ? On sait que l’historien américano-chinois Philip Huang [7] y voit le signe d’une  « involution » de l’économie chinoise, synonyme d’une compression du niveau de vie. Pomeranz repère quant à lui l’existence en Chine d’une « révolution industrieuse » comparable à celle que Jan de Vries [8] a identifié dans le cas des Pays-Bas : la population chinoise a accru son niveau de vie en consacrant plus de travail, non seulement aux tâches agricoles, mais aussi à des travaux artisanaux vendus sur le marché.

L’Europe et la Chine se ressemblaient donc sur bien des points, ce qui conduit à penser que rien ne prédisposait leurs trajectoires à connaître la « grande divergence » qui devait se creuser pendant le 19e siècle. Selon Pomeranz, elles partageaient un autre trait commun : leurs régions les plus avancées, l’Angleterre et le Bas-Yangzi, étaient, au début du 19e siècle, sur le point de parvenir à un point de saturation de leurs ressources naturelles. Cela se traduisait, sur le plan écologique, par un degré avancé de déforestation et d’épuisement des sols et, sur le plan économique, par une insuffisance des denrées alimentaires et la hausse de leurs prix. Le développement économique des deux régions menaçait tout simplement de s’enrayer.

L’originalité du travail de Pomeranz est de déployer son analyse de la « grande divergence » sur cette trame écologique. Si des facteurs « contingents » comme la proximité des gisements de charbon et la réserve de terres du Nouveau Monde ont pu jouer un rôle décisif, c’est qu’ils ont permis à l’Angleterre, puis à l’Europe, et à elle seule, de faire sauter les limites écologiques à la croissance. Pomeranz avance deux registres d’arguments à l’appui de sa thèse. En premier lieu, l’un et l’autre facteur permettaient de passer outre la rareté relative des terres britanniques grâce à l’apport d’ « hectares fantômes » (estimés entre 10 et 12 millions d’hectares). Parce qu’on y cultivait du coton, un substitut avantageux de la laine ou du lin, les plantations du Nouveau Monde économisaient des centaines de milliers, voire des millions d’hectares consacrés à l’habillement de la population insulaire.  Parce qu’il se substituait au charbon de bois ou au bois de chauffe, le charbon épargnait lui aussi des surfaces conséquentes de terre. En second lieu, pour Pomeranz, sans cet approvisionnement aisé en fibres textiles faciles à travailler et en charbon, il est probable que le modèle industriel britannique, fondé sur le remplacement du travail par le capital (entre autre grâce aux « machines à vapeur ») et l’industrie textile, n’aurait pas été une option économiquement viable. C’est ainsi que l’Occident s’est engagé dans le mode de développement fortement consommateur en capital et en ressources naturelles qu’on lui connaît.

Telle est donc l’explication de la « grande divergence » selon Pomeranz. On peut noter au passage l’affinité que sa thèse entretient avec la théorie des systèmes-monde. Aux yeux de l’historien américain, la périphérie du Nouveau Monde, exploitée au moyen d’un système de travail esclavagiste, a bien joué un rôle décisif dans l’essor de l’Europe. Il propose néanmoins une interprétation écologique de cet apport, sous la forme des économies de terres qu’autorisait la possession des colonies américaines. La Chine, quant à elle, ne disposait pas de périphéries qui auraient pu lui apporter un tel avantage.

Le travail de Pomeranz a considérablement marqué les esprits, sans évidemment emporter l’adhésion de tous. On peut mentionner deux lignes de divergence avec son travail. Auteur lui aussi d’un travail de référence dans la comparaison historique entre l’Europe et de l’Asie [9], l’historien japonais Kaoru Sugihara diffère au moins en un point avec le récit de Pomeranz.  À ses yeux, les sentiers de développement européen et est-asiatique (soit essentiellement la Chine et  le Japon) s’étaient écartés bien avant 1820, point de départ de la « grande divergence ». Dès le 15e siècle, on peut selon lui repérer deux voies distinctes, celle de l’Asie de l’Est, fondée sur un modèle intensif en travail, celle l’Europe fondée sur des technologies intensives en capital, technologies que la révolution industrielle a par la suite considérablement approfondies [10].

Le sociologue italo-américain Giovanni Arrighi fait lui aussi partie de ceux qui se sont penchés sur l’énigme de la « grande divergence », sans pour autant retenir l’explication écologique  de Pomeranz, qu’il considère réductrice [11]. Si elle permet, selon lui, de comprendre pourquoi l’Angleterre s’est engagée dans la voie industrielle, elle n’expliquerait pas pour quelles raisons la Chine ne l’a pas fait – l’argument de l’éloignement relatif des gisements de charbons chinois ou de l’inexistence de périphéries comparable au Nouveau Monde ne lui semble pas suffisant pour remporter l’adhésion. Pour Arrighi, la différence fondamentale entre la « voie européenne » et la « voie chinoise », est en définitive que la première était « capitaliste », à la différence de la seconde, le propre du capitalisme étant de contourner les cadres institutionnels et sociaux qui limitent l’accumulation du capital.

Quoi que l’on pense de ces différends, ils indiquent en tout cas la place qu’occupe aujourd’hui le travail de Pomeranz dans l’histoire économique globale : celle d’une analyse pénétrante à laquelle on doit impérativement se frotter.


[1] A.G. Franck, ReOrient: Global economy in the Asian age, Berkeley, California University Press, 1998.

[2] J.M. Hobson, The Eastern Origins of Western Civilization, Cambridge University Press, 2004.

[3] J. Abu-Lughod, Before European Hegemony. The World System A.D. 1250-1350, Oxford University Press, 1989.

[4] P. Norel, L’Histoire économique globale, Seuil, 2009.

[5] T.H. Aston et C.H.E. Philpin (ed.), The Brenner Debate: Agrarian class structure and economic development in pre-industrial Europe, Cambridge University Press, 1985.

[6] E. Meiksins Wood, L’Origine du capitalisme, Lux, 2009.

[7] P. Huang, The Peasant Family and Rural Development in the Yangzi Delta, 1350-1988, Stanford University Press, 1990.

[8] J. de Vries, The Industrious Revolution, Cambridge University Press, 2008.

[9] K. Sugihara, « The East-Asian path of economic development: A long term perspective », in G. Arrighi et al. (ed), The Resurgence of East-Asia: 500, 150 and 50 year perspectives, Routledge, 2003.

[10] « La voie est-asiatique du développement », entretien avec K. Sugihara, in « La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, numéro spécial n° 11, mai-juin 2010.

[11] G. Arrighi, Adam Smith à Pékin, Max Milo, 2009.