Les réseaux marchands juifs en Asie au début du deuxième millénaire

Ce blog a déjà parlé des réseaux commerçants de l’océan Indien et de la route de la Soie, des diasporas en général, des réseaux sogdiens ou kârimî en particulier. Il a aussi présenté en détails la carrière d’un marchand juif de l’océan Indien, Abraham Ben Yiju, durant le 12e siècle. Il va s’agir aujourd’hui d’introduire plus généralement à l’histoire des réseaux marchands juifs qui ont tenu une place très importante dans le commerce afro-eurasien, mais pas toujours la première, comme on va le voir. L’enjeu pour l’histoire globale consiste d’abord à décrypter les logiques marchandes de ces réseaux anciens, élément à l’évidence crucial pour l’histoire des marchés. Il est aussi de comprendre comment la diaspora juive a pu fonctionner en bonne entente avec les pouvoirs musulmans et les commerçants d’autres origines. Cette histoire concerne l’océan Indien d’avant les Portugais, une époque caractérisée par des relations entre populations qui peuvent nous étonner aujourd’hui…

La présence juive est ancienne dans l’océan Indien occidental. Des juifs émigrent vers la côte Ouest de l’Inde sans doute dès la période de l’empire babylonien : les juifs de la région de Cochin ont conservé jusqu’à nos jours un type de jeu connu en Babylonie du temps de Nabuchodonosor II. Au début de l’ère chrétienne, des marchands juifs sont partie prenante dans le développement du commerce romain à partir de l’Égypte ; des juifs s’installent aussi en Perse et en Inde aux 1er et 2e siècles pour fuir le joug romain. Les persécutions des juifs dans l’État perse sassanide aux 5e et 6e siècles amènent à de nouvelles migrations vers l’Inde. La religion juive est par ailleurs bien implantée au Yémen avant l’islam.

Le développement du commerce au loin lors de la deuxième phase du système-monde afro-eurasien (6e-10e siècle) permet un déploiement des réseaux juifs. Selon le géographe persan Ibn Khordâdbeh, des juifs radhanites « contrôlent les routes de la soie » [1865, p. 513, et M. Lombard, 1971] (leur nom vient de la région de Radhan, à l’est du Tigre, non loin de Bagdad). L’aristocratie de l’Empire khazar du sud de la Russie se convertit au judaïsme vers 740, sans doute sous l’influence de ces juifs radhanites. Des juifs chassés de Byzance arrivent en grand nombre en Khazarie aux 7e et 8e siècles. L’irruption des armées musulmanes au Khwarezm entraîne également un départ des juifs de cette région vers la Khazarie. L’historien Abû Zayd, de Sîrâf, mentionne des juifs parmi les étrangers massacrés à Canton par les troupes du chef rebelle Huang Chao en 879. À côté des musulmans, les juifs sont également présents sur les routes maritimes de l’océan Indien. Le livre d’al-Sîrâfî que l’on appelait Livre des Merveilles de l’Inde (10e siècle) évoque ainsi la figure du grand marchand juif Ishâq, qui commerce entre l’Oman et la Chine [cf. D. Lombard, 1990, t. II, p. 28]. Au 8e siècle, l’exemple d’un certain Issupu Irappan (Joseph Raban) révèle l’intégration des marchands juifs dans le Sud de l’Inde et le respect qu’on leur accordait. À la tête de la guilde des Anjuvannam, Raban obtint des privilèges princiaux, l’exemption de toute taxe et un quart du revenu des commerçants du port de Cranganore sur la côte de Malabar. En « échange », Raban plaçait ses navires à la disposition du roi chera. La Relation de la Chine et de l’Inde indique aussi la présence de juifs à Ceylan.

Dans l’espace carolingien, des marchands juifs animent le commerce à longue distance, à côté de marchands lombards et frisons. Les négociants de ces réseaux juifs ont évidemment contribué à des transferts de savoirs et de techniques – ainsi dans l’industrie textile, vers l’Italie, mais aussi dans le domaine des techniques bancaires. À côté de chrétiens nestoriens, des juifs jouent un rôle important dans la transmission du savoir grec ancien dans le monde musulman.

            Pour le troisième cycle du système-monde, les réseaux juifs nous sont mieux connus, pour leur importance dans la sphère économique, mais aussi parfois politique. Aux 10e et 11e siècles, en Irak et en Égypte, des représentants de familles marchandes juives sont établis comme banquiers officiels et collecteurs de taxes ; ainsi les banquiers Joseph b. Phineas et Aaron b. ’Amran, qui se sont associés pour fonder une firme au 10e siècle, prêtent de l’argent au calife et à ses vizirs. Ibn ’Allan al-Yahûdî (mort en 1079), collecteur de taxes à Basra, servit les califes pendant plus de vingt ans et prêta de l’argent au célèbre ministre des Seljukides Nizâm al-Mulk. D’autres marchands devinrent les fournisseurs du palais en marchandises précieuses.

            En Égypte, le juif espagnol Benjamin de Tudela compte 30 000 juifs, dont 7000 au Caire. Dans l’Égypte fatimide, la gestion de l’État est parfois confiée à des fonctionnaires d’origine juive [Bianquis, 1999, p. 14]. Certains marchands accèdent à des fonctions importantes et même au vizirat. Un exemple célèbre est celui des frères Tustârî, d’Ahwâz, « banquiers juifs et négociants en objets précieux de l’océan Indien et de la Chine », qui gouvernèrent l’Égypte fatimide de 1036 à 1048 [M. Lombard, 1971, p. 169]. Au Caire, nous dit Benjamin de Tudela, réside « Rabbi Nathanael, le prince des princes et le chef de l’académie et de tous les juifs d’Égypte […]. Il est aussi ministre du grand roi qui demeure au palais de Tsoane el-Medinah » [Harboun, 1986, p. 131]. Les juifs dominent l’industrie et le commerce de la soie, une industrie déjà ancienne en Palestine et en Syrie.

Dans l’océan Indien occidental, aux 11e et 12e siècles, les marchands juifs semblent avoir la haute main sur le commerce en mer Rouge et entre l’Inde et le Yémen [Goitein 1954, Goitein et Friedman 2007]. Les lettres trouvées dans la Geniza de la synagogue du Caire (documents qui concernent surtout les 11e et 12e siècles, et pour les rapports avec l’Inde, la période 1080-1160) témoignent des contacts des marchands d’Égypte et du Yémen (juifs et arabes) avec ceux de l’Inde du Sud, juifs, arabes et indiens. Ces documents illustrent le rôle d’Aden et la dimension des réseaux de l’océan Indien. D’une famille d’origine persane, Madmûn ben Hasan, représentant des marchands et superintendant du port d’Aden, également propriétaire de navires, joue ainsi le rôle d’intermédiaire entre les juifs de Méditerranée et ceux installés en Inde. Il porte le titre de « leader de la communauté juive de l’océan Indien », dont jouiront également ses descendants. Son père, Hasan-Japhet ben Bundar, jouait déjà avant lui un rôle de représentant des marchands, de banquier, et de « leader des congrégations juives » [Goitein et Friedman, 2007, pp. 37sq.], et il était en charge de la douane d’Aden. La suprématie navale des chrétiens en Méditerranée au 12e siècle a peut-être incité certains marchands juifs à développer leur négoce avec l’océan Indien. Les marchands juifs exportent vers l’Inde des textiles (soie, drap de Russie…), du cuivre, du plomb, des récipients et ornements d’argent, de bronze, de verre, du storax, de l’huile d’olive, du corail et du papier. Les importations concernent des textiles, des épices, des aromates, des remèdes, des teintures, des bois, des perles et des pierres précieuses, des objets en fer ou en acier, des récipients de cuivre et de bronze. Les biens transportés ne concernent donc pas seulement des produits de luxe, mais toute une gamme de marchandises. Les importations indiennes étaient pour une part réglées avec des métaux précieux, argent et or, notamment à partir du 12e siècle, lorsque l’or de l’Afrique de l’Ouest et celui de la côte de Sofala trouvent leur chemin vers l’Égypte. Il est à noter que, contrairement aux juifs d’Asie occidentale et d’Asie centrale (radhanites, juifs du Khorassan…), les marchands juifs d’Aden et d’Égypte ne semblent pas impliqués dans la traite d’esclaves. Dans les années 1120, deux marchands juifs illustrent l’étendue des réseaux et des routes parcourues. Halfon, un fils de Madmûn, commerce entre Égypte, Inde, Afrique de l’Est, Syrie, Maroc et Espagne. Le juif Marocain ‘Abû Zikrî as-Sijilmassî, représentant des marchands du Caire, se déplace entre Égypte, Aden, Europe du Sud et Inde.

Au-delà de l’étendue des réseaux (pour l’Inde occidentale, douze ports au moins sont mentionnés), les documents étudiés montrent leur complexité. « Toutes les transactions s’effectuaient par l’intermédiaire d’associés, chacun des associés agissant dans une localité différente et pratiquant un commerce d’importation et d’exportation d’un pays à l’autre » [Gil, 2003, p. 273]. Les réseaux marchands recoupaient souvent des liens familiaux. Le caractère interconfessionnel de certains réseaux ou entreprises est par ailleurs remarquable. Les associations commerciales ne se faisaient pas seulement entre marchands juifs, mais pouvaient inclure juifs, musulmans, hindous et chrétiens nestoriens. Madmûn fait ainsi parvenir un message à des marchands indiens, les informant des prix du poivre et du fer à Aden. Il leur conseille d’envoyer un navire de Mangalore à Diu, avec poivre, fer, cubèbe, gingembre, coir, et bois d’aloès, « car toutes ces marchandises se vendent bien » [Goitein et Friedman, 2007, p. 59].

La coupure, remarque Goitein, « se fait moins entre les religions et les nationalités qu’entre les soldatesques dirigeantes et les commerçants entrepreneurs » [1954 : 197]. Toutefois, les entreprises commerciales mêlaient parfois marchands et élites politiques. Ainsi, Madmûn et le Yémenite Bilâl ben Jarîr, commandant des forces d’un sultan d’Aden, développent un partenariat dans le commerce avec l’Égypte [Margariti, 2007, p. 155], et possèdent conjointement un bateau qui voyage entre Aden et Ceylan.

          Bagdad demeure le centre d’un rayonnement juif : l’exilarque (chef de la diaspora) y résidait, et « plusieurs des ministres du calife sont juifs » au 12e s. [Harboun, 1986, p. 63]. Parlant de l’île de Qays, en 1176, Benjamin de Tudela évoque la présence de 500 juifs installés là. Les juifs sont également bien présents dans l’Asie intérieure. À Samarcande, « où se rassemblent, nous dit Benjamin de Tudela (12e siècle), [des marchands] de tous les endroits du monde », demeurent « 50 000 juifs » (le nombre ici donné est cependant peu crédible, Benjamin de Tudela ne s’est pas rendu en Asie centrale). Ghaznî abrite également une forte communauté juive.

       Les juifs transmettent des biens, mais ils sont aussi les vecteurs de savoirs techniques et culturels. Les juifs d’Italie et d’Espagne vont jouer un rôle important dans la transmission des savoirs grec et musulman dans le monde chrétien. Frédéric II, dirigeant du Saint-Empire romain germanique et roi de Sicile, attire à sa cour des savants juifs et musulmans. En dehors du commerce, M. Lombard note que « dans les corporations orientales, Juifs, Chrétiens et Musulmans sont admis à égalité; dans certaines, même, les non-Musulmans sont majoritaires, notamment chez les orfèvres, les négociants en métaux précieux et les banquiers, où les juifs tiennent un rôle considérable. La plupart des médecins sont chrétiens ou juifs » ([1980, pp. 175-176]. Le philosophe juif andalou Maïmonide (1135-1204), installé en Égypte, exerce comme médecin à la cour de Saladin.

Avec l’installation en Égypte du pouvoir ayyûbide en 1174 puis des mamlûks Bahriyya en 1250, et dans le Yémen rasûlide sunnite, l’importance des juifs dans le commerce au loin et la sphère politique va toutefois sensiblement décroître. Les liens des réseaux juifs du Yémen et d’Égypte avec l’Inde semblent se défaire. Les marchands musulmans, kârimî et autres, en relation avec le Yémen, le Gujarat et Cambay, deviennent prééminents dans le commerce de l’océan Indien.L’Ouest de l’Inde voit une implication croissante des musulmans dans le commerce, notamment au Gujarat et sur la côte du Malabar, où les marchands sont bien accueillis par les pouvoirs hindous. Une présence juive se maintient toutefois, comme en témoigne Marco Polo pour la ville de Kulam [1980, t. 2, p. 462]. Juifs et musulmans sont associés en 1282 dans l’envoi d’une mission commerciale à la cour de Kûbilai. En Perse, les Ilkhâns placent des juifs et des chrétiens dans leur administration. À partir du 13e siècle, cependant, avec l’expansion et le raidissement idéologique de l’islam, les juifs ne retrouveront jamais la place qui fut la leur au début du 2e millénaire dans les réseaux commerciaux de l’océan Indien.


Bibliographie

BEAUJARD, P., 2012, Les Mondes de l’océan Indien, t. 1 et 2, Paris, Armand Colin.

BIANQUIS, T., 1999, « Le monde musulman du IXe/IIIe siècle au XVe/Xe siècle », in J. C. Garcin et al. (éds.), États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, vol. 2, Paris, PUF.

GIL, M., 2003, « The Jewish merchants in the light of eleventh-century Geniza documents », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 46 (3), p. 273-319.

GOITEIN, S. D., 1954, « From the Mediterranean to India. Documents on the trade to India, South Arabia, and East Africa from the eleventh and twelfth centuries », Speculum. A Journal of Mediaeval Studies, XXIX, 2 (1), p. 181-197.

GOITEIN, S. D., 1980, « From Aden to India : Specimens of the correspondence of India traders of the twelfth century », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 23, p. 43-66.

GOITEIN, S. D., et FRIEDMAN, M. A., 2007, India Traders of the Middle Ages : Documents from the Cairo Geniza.« India Book », Part One, Leiden, Brill.

HARBOUN, H., 1986, Les Voyageurs Juifs du XIIe siècle (Benjamin de Tudèle ; Pétahia de Ratisbonne ; Nathanel Hacohen), Aix-en Provence, Éditions Massoreth.

IBN KHURDADBEH, 1865, Le Livre des Routes et des Provinces, éd. C. Barbier de Meynard, Journal Asiatique, mars-avril et mai-juin 1885, p. 227-296 et 446-532.

LOMBARD, D., 1990, Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale. t. I : Les Limites de l’occidentalisation. t. II : Les Réseaux asiatiques. t. III : L’Héritage des royaumes concentriques, Paris, EHESS.

LOMBARD, M., 1971, L’Islam dans sa première grandeur VIIIe-XIe siècle, Paris, Flammarion.

MARGARITI, R. E., 2007, Aden and the Indian Ocean Trade. 150 Years of the Life of a Medieval Arabian Port, Chapel Hill, The University of North Carolina Press.

POLO, M., 1980, Le Devisement du monde. Le livre des merveilles, 2 tomes, texte intégral établi par A.-C. Moule et P. Pelliot, version française de L. Hambis, introduction et notes de S. Yerasimos, Paris, Maspéro.

Relation de la Chine et de l’Inde, ‘Akbâr as-sîn wa l-hind, anonyme, SAUVAGET, J. (éd.), 1948, Paris, Les Belles Lettres.

L’océan Indien de Philippe Beaujard (2)

 

Après avoir recensé le premier tome du travail de Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien, sur ce blog, le 7 janvier dernier, je viens de terminer son tome 2 qui porte sur la période 600-1500. À vrai dire on sort un peu « groggy » après les 580 pages d’une telle lecture, tant la richesse du matériau accumulé apparaît toujours aussi  invraisemblable, tant les problématiques sont abondamment documentées et discutées dans le moindre détail, tant également il paraît difficile de retenir les faits ou éléments d’analyse significatifs, à l’évidence trop nombreux. Mais le plaisir de la découverte reste entier… Et plus que tout, on quitte ces pages avec l’impression qu’on ne savait presque rien du sujet avant de se laisser emporter par l’auteur sur les chemins du renouveau islamique, les expéditions des Chola, les relations entre Chinois et Mongols, l’essor puis le déclin de Mojopahit, les stratégies des marchands karīmī ou encore la subtilité du grand commerce swahili.

Ce volume peut, de prime abord, être considéré comme plus accessible que le premier dans la mesure où il traite de périodes plus proches de nous et réputées mieux connues : nous allons voir que c’est en partie une illusion, tant l’auteur mobilise de faits et d’histoires familiers aux seuls spécialistes d’une part, tant la synthèse obtenue est manifestement innovante d’autre part. On pourrait aussi penser que son objet est mieux cerné. À la différence du premier volume qui nous présentait la lente création, puis la pluralité des systèmes-monde régionaux, entre le Néolithique et notre ère, enfin leur unification en un seul système afro-eurasien, ce second tome traite de l’évolution de cet unique système-monde, de ses cœurs successifs, de ses dynamiques et de ses retournements de hiérarchies, dans un cadre désormais établi. Il s’ouvre avec l’essor parallèle de l’Islam et de la Chine Tang (7e siècle) et se clôt au moment où les aventuriers européens vont considérablement élargir le monde connu et rendre moins significatif le seul espace afro-eurasien. Mais si le système est désormais unique, la problématique du livre éclate rapidement en une multitude de thématiques d’analyse tout à fait cruciales, lesquelles empêchent de se contenter d’une description chronologique linéaire.

Ce volume est divisé en trois livres principaux, correspondant rigoureusement aux pulsations enregistrées de ce système-monde afro-eurasien. Le premier livre traite du cycle d’expansion-contraction qui se met en place entre 6e et 10e siècles, avec comme cœurs, la Chine Tang, les califats omeyyade puis abbasside, sans doute aussi quelques royaumes indiens et l’Empire byzantin. Au cours de ce cycle, la contraction est relativement longue, environ 150 ans, de 850 à la fin du 10e siècle. Le deuxième cycle (11e -14e siècles) est engagé par le dynamisme de la dynastie Song avec comme cœurs annexes l’Inde chola puis du sultanat de Delhi, les empires seljukide puis ilkhanide, l’État égyptien enfin. Au sein de ce cycle, la contraction est nettement plus courte, 70 ans environ, à partir de 1330. Le troisième livre ne correspond qu’au premier essor du troisième cycle, au seul 15e siècle, mené par les Ming, quelques sultanats indiens (notamment du Gujarat), l’empire de Vijayanāgara, les empires ottoman, safavide, moghol et toujours l’Égypte. Dans chacun de ces livres, les différentes aires géographiques sont traitées successivement, bien sûr en marquant à chaque fois les relations entre les différents espaces. Mais la lecture peut aussi éviter la juxtaposition des chapitres géographiques et se faire selon trois cheminements distincts. Comme dans le premier tome, le lecteur peut pratiquer une lecture abrégée en étudiant les introductions des trois livres, puis le remarquable épilogue, soit au total 110 pages qui fourniront les jalons essentiels du volume. Il peut aussi pratiquer la lecture linéaire (complète) proposée par l’auteur qui a évidemment ses vertus. Il peut enfin lire d’abord avec profit les pages 537 à 580 de l’épilogue : il y trouvera l’essentiel des conclusions de Beaujard et surtout se familiarisera avec l’explication de la logique systémique (pp. 537-546), elle-même reprise dans le schéma (noté Ep.3, juste avant la page 577) particulièrement utile en cours de lecture. De même, il est conseillé de bien analyser les planches (notées Ep.1 et Ep.2) qui donnent une vision très synthétique des hypothèses analytiques de l’auteur. C’est seulement après que le lecteur pourra choisir entre lecture abrégée et lecture complète.

Comme dans le premier tome, la pertinence de l’idée de système ne se révèle que très progressivement, lors des innombrables avancées analytiques que recèle la lecture complète. C’est bien la chair du système-monde qui nous apparaît peu à peu, dans une démarche parfois très empirique et inductive, sans pour autant que l’on se noie dans la mesure où le fil directeur est assez souvent rappelé. À la différence d’approches plus théoriques et déductives, Beaujard construit la complexité des systèmes-monde sans nous épargner les détails ou les nuances, même lorsque l’hypothèse théorique peut en ressortir affaiblie. Par exemple il ne cède pas à la tentation de ne relever qu’un cœur ou centre, tout en reconnaissant que dans ces trois cycles, la Chine est véritablement motrice. Du reste, la démonstration de cette influence chinoise n’est pas véritablement faite. Il faudrait, pour en amener la preuve, montrer que la croissance chinoise précède toujours celle des autres cœurs, semi-périphéries et périphéries, de quelques années ou décennies. Il faudrait aussi montrer par quel biais l’essor en Chine engendre un essor général : est-ce par ses transferts de techniques ? Serait-ce par ses exportations de produits désirables qui pousseraient les élites d’autres régions à faire produire leurs « dépendants » afin d’obtenir ces biens en contrepartie ? Serait-ce encore par ses réformes institutionnelles bonnes à copier, son poids démographique (via les importations), ses velléités impériales (comme au début du 15e siècle) ? Sur tous ces points on pourra regretter que l’auteur reste plus allusif que conclusif, même s’il amène beaucoup d’éléments, notamment dans l’épilogue. Et ce n’est pas un mal que ce débat reste ouvert…

Un des apports de ce tome 2 réside dans l’analyse faite des liens entre marchands et pouvoirs politiques. Une certaine vulgate voudrait que l’océan Indien soit un espace dans lequel les pouvoirs politiques auraient laissé faire les marchands, par indifférence idéologique d’une part, parce que les ressources étatiques se trouvaient plutôt dans la taxation foncière d’autre part. Ainsi, on n’aurait que rarement cette imbrication entre politiques et marchands, cette institutionnalisation du pouvoir des marchands, voire cette instrumentalisation mercantiliste des commerçants « nationaux » qui caractérise l’Europe, dès le 13e siècle avec Venise et Gênes, puis les Pays-Bas au 17e. De fait, le concept de diasporas commerçantes semble là pour proposer un tout autre modèle, permettre un commerce affranchi des pouvoirs étatiques et une certaine liberté des individus assurant la circulation des biens. Sur ce point, le livre de Beaujard constitue une véritable mine dans la mesure où il montre que de multiples types de relations sont possibles et qu’aucune conclusion simple ne s’impose. Si le commerçant diasporique existe bien, on observe aussi le lien étroit du pouvoir avec des guildes marchandes (Empire mongol et différents États de l’Inde), l’existence de princes qui se font marchands (Inde et Asie du Sud-Est), voire même condottieres, des cas invraisemblables de taxation étatique (cas du Yémen rasūlide en 1422), des aventures personnelles de marchands qui deviennent souverains. Par ailleurs les expéditions militaires maritimes afin de protéger « ses » intérêts et ceux de ses marchands ne sont pas si rares (Égypte mamelouke au 15e siècle, pouvoir chola en 1025 contre Sriwijaya, soutien actif de la Chine ming au sultanat de Malacca en 1405, etc.). Cependant, de tels liens semblent ne pas s’avérer durables ni institutionnalisés. Par ailleurs et surtout ils n’amènent pas cette politique d’expansion et d’implantation commerciale par la force qui caractérisera l’Europe à partir du 16e siècle : peu de politiques de comptoirs, encore moins de conquêtes territoriales visant à former un empire indissolublement politique et commerçant. Autrement dit, si les idées mercantilistes ont pu pénétrer l’esprit de bien des souverains de l’océan Indien, elles n’ont que très rarement revêtu les formes que privilégiera l’Occident. Sur ce point Beaujard ne renie pas une partie de la vulgate, mais il la précise et la complexifie singulièrement.

Un second point peut retenir l’attention, la question de la logique systémique. Pour l’auteur, les choses semblent claires : une logique unique existe avant le 16e siècle tandis qu’ensuite, avec l’émergence du capitalisme européen, ce mode de production sera à même d’imposer au système-monde sa logique propre. Cependant, la complexité de la logique systémique générale proposée pour les périodes pré-modernes (voir ici les pages 537-546) suscite quelques interrogations quant aux formes précises qu’elle peut prendre dans chacune des phases d’expansion. En général et au départ, c’est bien un facteur exogène, le changement climatique avec réchauffement et humidification qui semble, dans la quasi-totalité des situations, engendrer croissance agricole, donc aussi démographique, puis croissances des échanges, de l’industrie et des villes, lesquelles à leur tour stimulent innovations techniques, idéologiques et institutionnelles. Ces dernières, en accroissant la division du travail et en stimulant la compétition permettent un remarquable progrès tant de l’État que du secteur privé. Mais elles déterminent aussi indirectement inégalités sociales (donc conflits, voire guerres) et diminution des ressources, baisse des rendements marginaux de l’investissement et parfois décentralisation du capital. La spirale négative menant à la contraction est alors enclenchée. Il est dommage que l’ouvrage ne nous fournisse pas, au sein de chaque cycle systémique, un tableau précis de ce qui se réalise de ce schéma général et de ce qui reste secondaire ou inexistant. En clair, il semble qu’un schéma de logique systémique aurait pu être spécifié pour chacun des trois cycles étudiés ici. À titre d’exemple, la phase d’expansion du 15e siècle semble moins résulter de progrès agricoles (dans le cadre d’un réchauffement caractérisé) que d’une réelle ouverture commerciale assez générale impliquant la Chine de Yongle, l’Empire de Vijayanāgara, les sultanats commerçants indiens (Gujarat et Bengale), leurs équivalents à Malacca, Pasai, Brunei, ou encore les réseaux égyptien et yéménite. Comment en rendre compte dans le cadre du schéma proposé de logique systémique ? Il y a sans doute là des travaux complémentaires à mener qui ne pourraient qu’enrichir les analyses déjà réalisées.

On pourrait sans doute faire des remarques similaires sur les types de hiérarchies que l’auteur propose : par exemple, alors que le statut de semi-périphérie est souvent très bien analysé (voire par exemple le cas de la côte swahili), on a parfois du mal à saisir, dans chaque cycle, qui sont les semi-périphéries par rapport aux périphéries. Des tableaux synthétiques s’imposeraient sans doute. De même la question de la monétarisation des économies, que l’auteur juge à juste titre fondamentale, fait plus l’objet de développements informatifs que véritablement analytiques : quelles régions parvenaient à internationaliser leurs monnaies et avec quels effets en retour ? Là aussi une synthèse manque peut-être afin de faciliter la mémorisation d’un lecteur qui se voit débordé par la masse d’informations… D’autres thèmes seraient à évoquer, par exemple celui de la création des systèmes de marchés et de leur effet économique en retour sur les pays qui les mettent en place, fût-ce de façon encore embryonnaire. De même quant à la structure des excédents et déficits commerciaux dans le système-monde, question cruciale dans le cadre de la détermination des hégémons éventuels successifs de ce système. Cependant sur ces différents points, la démarche plus déductive que j’aurais tendance à privilégier n’est pas nécessairement la meilleure. Il était important sans doute de réunir d’abord un riche matériau factuel avant de songer ensuite à l’exploiter à partir d’hypothèses théoriques renouvelées… En revanche on trouvera ici une analyse très originale et subtile de l’échange inégal et de sa construction sociale à partir d’une remarquable étude de la désirabilité des biens échangés dans le commerce de longue distance.

Au total, et il ne faudrait surtout pas l’oublier, c’est bien d’un prodigieux livre d’histoire qu’il s’agit ici, ouvrage d’érudition et de repérage, à l’échelle du monde de l’époque, de la diversité des liens économiques, politiques, culturels et religieux entre les sociétés. C’est aussi un livre de plaisir, celui de découvrir des faits inattendus, voire stupéfiants, de réaliser aussi combien les hommes ont pu réagir de façons différentes à des problèmes similaires. C’est enfin un livre qui génère une intense satisfaction, celle de sentir que notre connaissance progresse et que le « monde global » s’est construit dès ces temps anciens, en dehors d’une Europe qui, pour important qu’allait être son rôle ultérieur, n’en constitue pourtant que le « visiteur du soir ».

BEAUJARD P. [2012], Les Mondes de l’Océan Indien, tome 2 : L’océan Indien au cœur des globalisations de l’Ancien Monde (7e – 15e siècles), Paris, Armand Colin.

L’océan Indien de Philippe Beaujard

Il y a près de quarante ans, dans un magnifique texte qui cherchait à identifier les racines idéologiques du projet de développement occidental, Castoriadis écrivait que « pour se rendre compte que l’Himalaya existe, il faut s’arrêter de respirer toutes les petites fleurs qui parsèment le chemin ». Plaidant ainsi pour un tableau à grands traits des sens successifs du concept de développement,  un survol discriminant du phénomène pour n’en retenir que les grandes inflexions, Castoriadis critiquait du même coup une partie de l’approche historienne traditionnelle, éprise de précision factuelle et viscéralement attachée au détail. J’ai longtemps cru qu’il avait totalement raison… Et je viens de réaliser qu’il avait tort. Ou plutôt que l’on pouvait, avec une véritable efficacité, articuler les deux approches… À condition de s’en donner les moyens, ce qui est plutôt rare, voire exceptionnel.

Ces moyens sont clairement mobilisés dans le grand œuvre de Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien, attendu depuis des années, enfin publié chez Armand Colin, et dont les lecteurs de ce blog ont pu déjà avoir plusieurs avant-goûts. Voilà d’abord un livre qui se situe dans la catégorie des « monstres » éditoriaux : deux tomes format 21 x 29,7, de respectivement 624 et 799 pages, écrits relativement petits, pourvus d’un appareil de notes frisant l’invraisemblable et surtout d’une iconographie d’une très grande richesse. Mais au-delà de l’aspect « beaux livres », au-delà de la parenté évidente avec l’œuvre en trois tomes de Fernand Braudel, en 1979, sur Civilisation matérielle, économie, capitalisme, également éditée par Armand Colin, la force du texte de Beaujard tient dans l’existence de deux niveaux de lecture d’une part, d’une construction pas à pas des systèmes-monde à travers découvertes factuelles et cartes géographiques d’autre part.

On ne parlera ici que du seul premier tome qui couvre une période allant du Néolithique jusqu’au 6e siècle de notre ère, réservant l’analyse du second tome pour… dans quelques semaines. Mais de fait, il s’agit ici d’un livre qui traite de tous les pays limitrophes de l’océan Indien, donc de l’essentiel de l’Afrique de l’Est et de l’Asie, y compris de l’Asie centrale très liée à ses côtes. C’est aussi un livre qui traite de la Méditerranée orientale et centrale, dans la mesure où elle a des relations avec des pays connectés au golfe Persique et à la mer Rouge, extrême-Ouest de l’océan Indien… Et qui parle aussi beaucoup de la Chine, la mer du même nom constituant un prolongement oriental naturel de cet océan Indien et l’empire du Milieu y exerçant de longue date une influence significative. C’est donc une partie très significative de l’Ancien Monde qui est concernée ici dans l’ensemble de ses échanges et, à ce titre, le livre de Beaujard est peut-être la première « histoire globale factuelle et encyclopédique » à être publiée, même si elle reste géographiquement incomplète et s’arrête au 15e siècle.

Deux lectures possibles donc. La première pourra s’appesantir sur le prologue et les données géographiques (pp. 13-40) puis n’attaquer de la première partie (période du 6e au 2e millénaire avant notre ère) que l’introduction (pp. 43-65) et la conclusion (pp. 250-269). Et faire de même avec la seconde partie (période du 1er millénaire avant notre ère jusqu’au 6e siècle ap. J.-C.) grâce à une introduction de 60 pages. En 128 pages donc, le lecteur pressé (ou effrayé par la richesse documentaire du cœur de l’ouvrage) aura une synthèse très claire des thèses de Beaujard sur la construction de plusieurs systèmes-monde régionaux successifs, parfois simultanés et concurrents, élaborés chacun sur des siècles et dégénérant en partie sous l’effet de refroidissements et aridifications cycliques, avant qu’un vaste système-monde afro-eurasien vienne les rassembler au tournant de notre ère. Au passage il consultera les cartes très précises de l’auteur qui visualisent ces systèmes-monde et permettent surtout d’en saisir les mouvements tectoniques.

Cette première lecture, à la Castoriadis en quelque sorte, nous permet déjà de comprendre l’originalité du concept de système-monde utilisé par Beaujard et de le voir au travail. L’auteur n’est pas du genre à se poser en disciple timide ou en zélateur militant d’une pensée préalablement constituée, éventuellement enfermée dans des présupposés intenables. S’inspirant librement de Morin, il retient du concept posé par Wallerstein l’idée que le système-monde moderne n’est pas une énième reproduction de systèmes anciens, mais bien une synergie profondément originale entre expansion des échanges et construction capitaliste ; il s’en écarte en montrant abondamment que des pratiques capitalistes ont préexisté à l’ascension de l’Occident au 15e siècle, que des produits pondéreux (et pas seulement de luxe) ont circulé dès l’Antiquité, que la circulation de produits de luxe est elle-même non négligeable et a profondément structuré les rapports entre centre, semi-périphéries et périphéries, que les systèmes-monde sont autant des lieux de co-évolution que d’exploitation figée. De Frank, il retient l’hypothèse de systèmes-monde très anciens, de cyclicité des hégémonies, de pratiques marchandes et tournées vers le profit depuis peut-être cinq mille ans, mais refuse une vision par trop « continuiste » et qui ne parvient plus à distinguer pratiques capitalistes et mode de production du même nom, qui définit mal ce qu’elle entend par transfert de surplus, ou encore qui va nier l’existence de seuils d’intégration pour faire système. Au final la vision beaujardienne des systèmes-monde apparaît originale et tient sa personnalité, non d’une prise de position abstraite a priori, mais d’une connaissance impressionnante des faits historiques dans le cadre d’une conceptualisation ouverte…

Cette première lecture nous initie alors à une fascinante galerie de réseaux commerciaux, peu ou très polarisés, déterminant parfois des systèmes-monde clairement identifiables, sans doute dès Uruk en Mésopotamie vers – 3600, mais de portée géographique encore limitée, même si une division précise du travail s’y fait jour. Elle nous montre aussi combien la révolution néolithique constitue, avec le temps,  une machine à créer de la différenciation sociale (un produit agricole accru permet de nourrir des populations exerçant des fonctions artisanales, religieuses, politiques). Cette différenciation à son tour appelle la constitution d’États, au minimum un pouvoir institutionnalisé d’élites capables d’organiser les flux économiques supports de leur puissance (importations de cuivre et d’étain pour faire le bronze nécessaire à la fabrication des armes – voire des outils agricoles – ou approvisionnement lointain en objets de prestige conjurant les événements négatifs comme le lapis-lazuli). Beaujard nous montre ainsi combien l’échange lointain devient une condition nécessaire (quoique non suffisante) de l’existence de l’État, plus généralement des transformations économiques et sociales lourdes qui commencent dès le 6e millénaire, notamment l’apparition de marchés.

Mais c’est à travers la seconde lecture que se révèle véritablement la richesse du travail de Beaujard. Il faut absolument entrer dans le dédale des quelques 500 pages restantes, se laisser porter par le souci du détail de l’auteur, la recension des débats d’experts sur des points qui paraîtraient mineurs. Il faut accepter de dévorer des pages entières sur les sources d’approvisionnement en or, argent, cuivre, étain, cornaline, de l’empire d’Akkad au milieu du 3e millénaire. Il faut suivre l’évolution de ces approvisionnements qui reflète parfois les basculements géographiques des systèmes-monde régionaux. Il faut prendre le temps de sentir combien les relations entre Asie occidentale et Asie orientale sont laborieuses, indirectes, irrégulières avant le 1er millénaire av. J.-C. pour réaliser la nouveauté radicale que constitue le système « global » afro-eurasien qui se construit ensuite. Autrement dit, c’est ici en respirant posément les « petites fleurs » que brutalement la pertinence des thèses de l’auteur fait son chemin dans l’esprit du lecteur… Ceci dit, il faut reconnaître que la fréquentation de ces innombrables « curiosités florales » est parfois techniquement exigeante et que l’ennui du détail guette tout lecteur qui perdrait le fil conducteur et ne saurait pas ce qu’il vient chercher dans des pages souvent arides. La connaissance et la compréhension ont un prix.

Mais plus fondamentalement encore, cette seconde lecture est d’un apport décisif sur des problématiques qui restent débattues mais très indécises dans la littérature. Par exemple celle d’un système-monde unique, au moins en tendance,  dès les origines. À la différence des travaux de Frank et Gills qui postulaient d’entrée un même système-monde dès le 4e millénaire et cherchaient ensuite quelques arguments forts et résumables en quelques pages pour étayer cette « position », Beaujard semble sans préjugé et construit avec nous des systèmes-monde de plus en plus élaborés mais qui restent d’abord régionaux. Dans un second temps, ils en viennent à relier deux « cœurs », comme par exemple Sumer et l’Indus, entre 2500 et 1700. Puis, avec la chute de cette civilisation harappéenne, l’ensemble bascule brutalement vers la Méditerranée orientale, jusqu’alors marginale… Ici donc, la complexité du réel reprend ses droits et ce n’est que peu à peu, après cinquante pages de description détaillée des réseaux commerciaux, au détour d’une carte, par l’amoncellement de témoignages archéologiques, que la conviction se forge. Chez Beaujard, les systèmes-monde  se forment peut-être tendanciellement, peut-être inexorablement (vaste débat) mais ne sont jamais donnés d’emblée, par hypothèse et dans leur stade achevé, puis voués à être étayés ou illustrés… Ainsi il nous fait vivre une construction, une véritable histoire.

Il en va de même du débat modernistes-primitivistes qui apparaît, à la lecture de Beaujard, largement  dépassé et finalement surtout « ringardisé ». Car l’auteur nous montre combien il serait vain aujourd’hui de vouloir, pour l’Antiquité, figer les structures économiques, soit dans un « tout marché déjà prêt à l’emploi », soit dans une logique polanyienne pure et dure de redistribution  généralisée. Beaujard nous décrit avec une certaine gourmandise la complexité des situations, la co-existence et souvent l’imbrication de structures publiques et privées de production/distribution, surtout leur évolution et plus particulièrement les retours en arrière inattendus. Rompant totalement ici avec une démarche « essentialiste » qui voudrait que durant trois millénaires la Mésopotamie ou l’égypte soient « dans un camp ou dans un autre », Beaujard nous apprend l’humilité devant les faits. Cependant on pourra regretter dans son travail une théorisation limitée des économies de Marché. Une prise en compte plus complète des caractéristiques structurelles d’une telle économie (synergies effectives entre marchés de biens et de facteurs, dans le cadre d’une monnaie fiable et avec primat de l’effet prix sur l’effet revenu, autorisant in fine une allocation supposée rationnelle des ressources) lui permettrait sans doute d’aller plus loin dans la caractérisation de plusieurs périodes étudiées… Et de faire vraiment parler beaucoup de faits pertinents (comme l’existence de sacs de métaux précieux scellés) qui sont déjà recensés…

Bien d’autres éléments seraient à citer, rien que pour la première partie de ce premier tome. Beaujard est par exemple très habile à nous démontrer la densité et surtout l’ancienneté des échanges lointains. Sous sa plume, les couches archéologiques de tout l’espace afro-eurasien prennent soudainement vie et nous parlent, nous disent le sens du commerce depuis le 6e millénaire. En particulier, la fameuse division du travail entre centres vendant des artefacts (voire des produits manufacturés) et périphéries exportant surtout des produits primaires, prend tout son sens ici à travers les développements littéraires et la succession des cartes. Et ce qui pouvait apparaître comme un dogme abstrait devient une réalité factuelle structurante.

La seconde partie (- 1000 ; +600) est sans doute plus linéaire, plus facile d’approche, avec des systèmes-monde moins enchevêtrés. Après avoir montré qu’un système-monde occidental se forme, entre Asie occidentale, Égypte et Méditerranée orientale, entre 1600 et 1200, parallèlement avec un premier système-monde centré sur la Chine, il nous entraîne vers l’étonnante dynamique du 1er millénaire av. J.-C. Durant cet « âge de Fer », Beaujard distingue d’abord, entre 8e et 5e siècles, trois systèmes largement autonomes centrés sur l’Asie occidentale – la Méditerranée (animé notamment par les Phéniciens puis les Grecs) d’une part, l’espace indien d’autre part, l’espace chinois  de la période des Printemps et Automnes enfin. Après la période charnière des 6e-5e siècles qui voit l’essor de la Perse, de l’inde, de la Chine et de Carthage, un réel changement d’échelle dans les interconnexions et surtout les innovations philosophiques de la période axiale, on débouche au 5e sur une relation beaucoup plus forte entre Occident et Inde, l’espace chinois gardant une relative autonomie. Mais de toutes parts, de nouvelles routes surgissent : proto-route de la Soie dominée par les Scythes en Asie centrale, liaisons de l’Inde avec Babylone et l’ensemble du golfe du Bengale, influence de la Perse achéménide sur le continent indien, routes maritimes et terrestres entre Chine et Asie du Sud-Est. L’unification des trois systèmes-monde en un seul se fera progressivement, d’abord avec les conquêtes d’Alexandre, puis la naissance des empires Maurya (en Inde) et Qin, enfin l’apparition du pouvoir parthe en Iran. Au début de notre ère, c’est l’expansion simultanée des Han orientaux (25-220) en Chine et de l’Empire romain qui fait adhérer les deux blocs systémiques parallèles. La Chine s’étend tout autant sur la route de la Soie (à travers les dons réciproques) que vers l’Asie du Sud-Est. Rome commerce directement jusqu’en Inde et sur la côte Est de l’Afrique. Entre ces deux empires, le royaume kushan qui occupe une partie de l’Asie centrale et le Nord de l’Inde favorise les échanges vers l’Occident mais aussi entre l’Inde et la Chine : « Son appui au bouddhisme exprime l’insertion de l’empire dans un vaste espace d’échanges asiatique ». Dans le même esprit, l’État du Funan dans le delta du Mékong fonctionne comme interface entre mer de Chine et océan Indien, articulant rapidement les commerces indien, chinois et indonésien. Et dans ce premier système-monde afro-eurasien, les flux de métaux précieux sont au détriment de Rome, la Chine et l’Inde engrangeant or et argent : si l’on excepte ces métaux, aucune demande asiatique de produits européens ne vient contrebalancer la demande romaine de soie, de jade, d’aromates et de parfums…

On l’aura compris, lire Les Mondes de l’océan Indien est une expérience à la fois rude et profondément gratifiante. On a parfois l’impression de se retrouver enfermé dans une pièce pleine d’archives qui s’amoncelleraient à l’infini, sans recours possible contre l’envahissement… À ce détail près que l’auteur ne nous lâche jamais et nous fournit un fil directeur qui nous permet de tout ordonner, de structurer un réel foisonnant qui semblait devoir nous étouffer. Pourtant on est loin ici des « grands récits» un peu faciles et téléologiques que, précisément, l’histoire globale se doit de réfuter : l’analyse précise des systèmes-monde successifs que mène l’auteur montre à l’envi toutes les bifurcations qui restaient possibles et ce n’est pas là son moindre mérite… Une fois ce premier tome refermé, on a peine à croire que cet immense travail, tout à la fois profondément érudit et résolument synthétique, puisse exister à l’époque des messages en moins de 140 signes et de l’obsolescence programmée des choses. Une grande partie du matériau de base de l’histoire globale est désormais entre nos mains et le travail de bénédictin de Philippe Beaujard constitue un véritable encouragement à poursuivre l’effort d’analyse.

NB. Philippe Beaujard est un contributeur régulier de ce blog. Il a co-dirigé, avec Laurent Berger et Philippe Norel, l’ouvrage « Histoire globale, mondialisations et capitalisme » [La découverte, 2009].

Caffa, port d’extrême Europe

Dans un billet précédent, Philippe Norel s’interrogeait sur les retombées économiques des Croisades. Il montrait que le 12e et le 13e siècles avaient constitué un moment important dans la constitution des réseaux commerciaux européens et dans l’articulation de ces derniers aux réseaux asiatiques. Il insistait également sur le rôle de certaines villes, comme Gênes. Les documents rassemblés à la fin de ce nouveau billet ne portent pas directement sur Gênes, mais sur une de ses filles, Caffa, sise au fond de la mer Noire, en pays mongol. Il y a là en effet une excellente étude de cas pour l’histoire globale.

Rappelons que l’objet central de ce courant historiographique est bien dans l’étude des processus de mise en relation des différentes parties du monde, y compris dans les siècles de pré-globalisation. Mais l’histoire globale tient aussi à sa capacité à décentrer le regard. D’où le choix du document incipit : un extrait de la relation d’Ibn Battûta (1304-1377), dans lequel le voyageur tangérois, de passage à Caffa au début de l’année 1334, livre un témoignage où se mêle étonnement et apeurement [texte 1].

L’étonnement d’Ibn Battûta est suscité par le nombre de navires dans le port :

« Nous allâmes jusqu’au port et nous fûmes surpris de voir près de deux cents navires de guerre et marchands, petits et grands. »

Mais il reconnaît immédiatement que Caffa est « un des ports les plus connus au monde ». Cette vitalité du trafic commercial justifie l’implantation des Génois un demi-siècle plus tôt sur ce rivage criméen. Toutefois, on regrettera sur ce point l’absence de précisions. Ibn Battûta, homme de religion, et non de commerce, ne dit rien des marchandises transportées.

Quant à l’effroi, il est causé par les cloches de la ville qui se mettent soudainement à retentir :

« Un moment après nous êtres installés, nous entendîmes les cloches sonner de toutes parts. Je n’avais jamais entendu ce bruit et je fus effrayé. Je demandais donc à mes compagnons de monter dans le minaret, de réciter des passages coraniques, d’invoquer Dieu et d’appeler à la prière. »

À la fin du 14e siècle, en additionnant les églises des différentes communautés, latine, grecque et arménienne, on estime qu’il existait plus d’une trentaine d’édifices religieux, dont le plus important était la cathédrale Sainte-Agnès (Balard & Veinstein, 1980). On pourrait s’étonner qu’un voyageur comme Ibn Battûta prenne peur pour si peu. L’explication tient tout simplement à sa méconnaissance du monde chrétien. Ibn Battûta, au cours de sa vie, a voyagé du Maroc à la Chine, du Mali à la Tartarie, mais sans jamais vraiment sortir du monde musulman, qui occupe alors pleinement le centre du monde eufrasien (Hodgson 1974, 1998). Caffa semble même être la seule ville chrétienne qu’il ait traversée. On remarquera au passage l’usage des mots arabes pour parler d’une société qu’Ibn Battûta ignore. Il parle ainsi de « l’émir al-Damadîr » à propos sans doute du consul, peut-être nommé Dimitri. On retrouve là les difficultés que les historiens connaissent bien par ailleurs dans les récits des voyageurs européens lorsqu’ils décrivent des sociétés non européennes.

Nous sommes ainsi amenés à poser la question de la place de Caffa par rapport à l’espace européen d’un côté, et par rapport à l’espace musulman de l’autre. La présence d’Ibn Battûta à Caffa et l’accueil qu’il y reçoit montrent bien la situation particulière de la ville. Caffa apparaît comme une sorte d’enclave chrétienne à l’intérieur du monde musulman, du dâr al-islam, voire comme un lieu d’interpénétration, car si Caffa est dans le territoire de l’Islam, l’islam est présent dans Caffa, ne serait-ce que par les mosquées et les minarets, où Ibn Battûta, apeuré, trouva refuge.

L’installation des commerçants italiens dans les ports du Nord de la mer Noire est une conséquence indéniable des Croisades. Au milieu du 13e siècle, la Crimée et la basse Volga constituent une des interfaces vers l’Asie. C’est par là que passent, entre autres, le père et l’oncle de Marco Polo en route pour la Chine [texte 2]. Mais en 1260, la porte d’entrée de la Crimée est Soldaia, l’actuelle Soudak. C’est à ce moment que les Génois fondèrent l’établissement de Caffa.

Les origines de Caffa sont incertaines. Les Grecs avaient fondé dans cette anse de l’antique Chersonèse une colonie du nom de Théodosia, mais on ne sait quand celle-ci disparut. La région, restée byzantine jusqu’au 11e siècle, passa ensuite sous la domination des Coumans, avant d’être intégrée dans le khanat de la Horde d’or après la soumission de la Crimée par les Tatars en 1249. On sait comment la prise de Constantinople en 1204 permit aux Vénitiens de contrôler le commerce de la mer Noire. Mais, en conflit avec les Vénitiens, les Génois se rapprochèrent de Michel Paléologue et signèrent en mars 1261 le traité de Nymphée qui accordait la liberté de commercer en mer Noire aux Génois en échange du soutien maritime de la République de Gênes. En juillet, Constantinople fut reprise et Michel VIII fut sacré empereur à Sainte-Sophie. Au bénéfice des Génois.

Cependant, ceux-ci ne pénètrent réellement en mer Noire qu’à la fin des années 1260. Ils s’installèrent d’abord à Soldaia, contrôlée par les Vénitiens, mais la concurrence avec ces derniers les incita à demander au khan l’autorisation de s’établir dans la baie de l’ancienne ville grecque de Théodosia. L’essor de la nouvelle ville fut très rapide et dès 1281 un consul génois est en place. Grâce à la « paix mongole », des relations se développèrent entre les régions pontiques et l’intérieur de l’Asie au point qu’entre 1290 et 1340 de nombreux marchands occidentaux se risquent jusqu’en Inde et en Chine à la suite de Marco Polo (Balard 2006).

La situation de la ville n’en resta pas moins assez précaire et en 1307 les Génois furent obligés de l’abandonner face aux armées de Toqtaï, khan de la Horde d’Or (*1290-1312). Mais les intérêts commerciaux étaient assez importants et dès la mort du khan connue, Gênes envoya une ambassade à son successeur Öz Beg Khan (*1313-1341), obtenant le retour de ses concitoyens sur un site à reconstruire. C’est à ce moment que la ville fut organisée selon un plan précis constitué notamment de deux remparts, décrits par Johannes Schiltberger, soldat allemand fait prisonnier par les Turcs à la bataille de Nicopolis en 1396, puis par Tamerlan à la bataille d’Ankara en 1402 [Texte 3]. Caffa devait alors avoir des petits airs de ville italienne.

Cependant, on ne saurait oublier l’hégémonie tatare sous laquelle Caffa était placée. Lors du passage de Ibn Battûta, le pouvoir est encore aux mains d’Öz Beg Khan, qui est installé dans la ville de Qirim, que les Italiens nomment Solcata, et qui a fini par donner son nom à toute la région : Crimée. Le traité signé entre le Khan Jarcas et les représentants génois en 1380, dont la version génoise a été traduite par Sylvestre de Sacy [texte 4], donne un aperçu des relations diplomatiques entre Caffa et le pouvoir tatar :

« Ils promettent donc audit seigneur Cheikh stipulant au nom (et comme représentant de l’empereur), et ils s’obligent envers lui, ainsi que tous les Francs qui demeurent à Caffa et dans les villes de la grande commune, qu’ils seront tous fidèles et loyaux à l’empereur, qu’ils seront amis de qui est son ami, et ennemis de ses ennemis, et ne recevront point les ennemis de l’empereur dans leurs villes et leurs châteaux, ni ceux qui détourneraient le visage de l’empereur. »

La soumission paraît totale pour les Génois, qui sont en même temps reconnus comme les représentants de tous les « Francs », c’est-à-dire les Latins, qui seraient amenés à résider dans la région. Ceci, toutefois, ne saurait faire oublier les relations conflictuelles d’une pax mongolica somme toute relative. En 1346, la ville fut assiégée et selon le témoignage du notaire Gabriele de’ Nussi, on considère généralement qu’elle fut le point de départ de l’épidémie de peste qui ravagea l’Europe dans les années qui suivirent, peste apportée de Chine où elle était présente dans les années 1330.

De fait, Caffa constituait alors l’un des ports européens de l’Asie, l’aboutissement de la route septentrionale de la soie (Lopez 1977).

Mais Caffa est également un des ports de la traite esclavagiste à destination de l’Égypte, mais aussi de l’Europe (Balard 1996). En 1420, dans son Traité sur le passage en Terre Sainte, le Vénitien Emmanuel Piloti dénonçait le rôle des Génois dans l’approvisionnement en esclaves de l’armée mamelouke, par ailleurs combattue par l’Europe chrétienne [texte 5].

Enfin, les ports de Crimée étaient des lieux d’approvisionnement en poissons de la Volga et en fourrures de Sibérie.

Cependant tout ceci ne dit pas précisément ce qu’apportaient les Génois (draps, fer…), ce qui pose la question de la place exacte de l’économie européenne dans le système eufrasien.

Les sous-systèmes du système-mondeFigure 1. Les sous-systèmes (Abu-Lughod 1989)

La prise de Constantinople en 1453 affecta considérablement le commerce génois, déjà affaibli depuis quelques années, et en 1475, les Génois durent abandonner la ville face à l’avance des troupes ottomanes. La mer Noire devint alors un lac ottoman. Mais Caffa resta un port de commerce important, bien décrit par Jean Chardin qui y passa lors de son deuxième voyage en Perse, entrepris en 1671 [texte 6]. Dans une édition ultérieure (1711), Jean Chardin donne une étymologie fausse mais intéressante du nom de la ville Caffa :

« Ce fut alors que son nom lui fut changé & qu’elle prit celui de Caffa, qui vient de caffer, terme originairement arabe, lequel signifie infidèle dans toutes les langues des mahométans. Les Tartares lui donnèrent ce nom, pour signifier que c’était le boulevard des chrétiens, qu’ils appellent communément caffers, ou Infidèles, comme nous autres chrétiens les appelions par retaliation. »

La Crimée génoise aurait été ainsi une sorte de Cafrerie septentrionale…

Bibliographie

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Balard M., 1996, « Esclavage en Crimée et sources fiscales génoises au XVe siècle », in : Henri Bresc (dir.), Figures de l’esclavage au Moyen-Âge et dans le monde moderne, Paris, L’Harmattan, pp. 77-87.

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Hodgson M.G.S., 1974, The Venture of Islam. Conscience and History in a World Civilization, Chicago/Londres, University of Chicago Press.

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Schiltberger J., 2008, Captif des Tartars, trad. de l’allemand par J. Rollet, Toulouse, Anarchasis, p. 115.


Texte 1. Ibn Battûta à Caffa, 1334

« L’endroit où nous avions débarqué faisait partie de la plaine de Dasht Qifjaq (dasht en turc signifie “plaine”) qui était verdoyante, mais où on ne voyait ni arbre, ni montagne, ni col. […] On ne voyage dans cette plaine que dans des chariots. Il faut six mois pour la traverser : trois dans les États du sultan Muhammad Uzbak et le reste dans d’autres États.

Le lendemain de notre arrivée dans ce port, un marchand de nos compagnons alla trouver la tribu des Qifjaq qui est chrétienne et qui campe dans cette plaine. Il loua un chariot tiré par un cheval. Nous y montâmes pour gagner al-Kafâ, grande ville qui s’étire sur le rivage et qui est habitée par des chrétiens pour la plupart génois. Leur émir se nommait ad-Damadîr. Nous y logeâmes dans une mosquée.

Un moment après nous êtres installés, nous entendîmes les cloches sonner de toutes parts. Je n’avais jamais entendu ce bruit et je fus effrayé. Je demandais donc à mes compagnons de monter dans le minaret, de réciter des passages coraniques, d’invoquer Dieu et d’appeler à la prière. Ce qu’ils firent. C’est alors qu’apparut un homme en cotte de mailles et en armes. Il nous salua et nous lui demandâmes ce qu’il voulait. Il nous apprit qu’il était le cadi de la ville et ajouta : “Quand j’ai entendu que vous récitiez des passages coraniques et que vous appeliez à la prière, j’ai tremblé pour vous et je suis venu comme vous me voyez.” Puis il nous quitta et nous n’eûmes qu’à nous féliciter de notre sort !

Le lendemain, l’émir vint nous rendre visite pour inviter à un repas. Nous le prîmes chez lui et nous fîmes un tour en ville où nous découvrîmes de beaux marchés. Tous les habitants sont des infidèles. Nous allâmes jusqu’au port et nous fûmes surpris de voir près de deux cents navires de guerre et marchands, petits et grands. C’est, il est vrai, un des ports les plus connus au monde.

Nous louâmes un chariot et nous gagnâmes al-Qirim, grande et belle ville, appartenant au sultan illustre Muhammad Uzbak Khân. »

Ibn Battûta, 1995, « Voyages et périples », in : Voyageurs arabes, trad. de l’arabe par P. Charles-Dominique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 671.


Texte 2. Nicolo et Maffeo Polo à Soldaia, 1260

« Au temps où un Baudouin était empereur de Constantinople – c’était en 1250 [1260] –, qu’il se trouva deux frères, messire Nicolo Polo, le père de messire Marco, et messire Maffeo, le frère de Nicolo, étaient en la cité de Constantinople, arrivés de Venise pour commercer. Ils étaient connus pour leur expérience et leur sagesse, assurément. Ils discutèrent et décidèrent d’aller en mer Noire pour y faire du profit. Ils achetèrent quantité de joyaux, partirent de Constantinople et allèrent par mer à Soudaia.

Quand ils furent à Soldaia, après réflexion il leur sembla bon d’aller plus loin. Ils partirent de Soldaia, se mirent en route et chevauchèrent tant qu’ils arrivèrent chez un seigneur tartare nommé Berké Khan qui se trouvait à Sary et à Bolghar. »

Marco Polo, 1998, La description du monde, éd., trad. et présenté par P.-Y. Badel, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », pp. 51, 53.


Texte 3. Johannes Schiltberger à Caffa, fin 14e ou début 15e siècle

« Kaffa est une ville sur la mer Noire qui a deux murailles circulaires. À l’intérieur de la première, il y a six mille maisons, habitées par des Walen*, des Grecs et des Arméniens. C’est une vraie ville et à l’intérieur du deuxième mur, il y a onze mille maisons habitées par des chrétiens de différentes confessions, romaine, grecque, arménienne et syrienne. Y habitent aussi de nombreux Infidèles avec leurs propres temples. Il y a aussi trois évêques, un romain, un grec et un arménien. Dans la ville, il y a, en outre, deux sortes de Juifs qui ont deux synagogues. Quatre autres villes sur la mer sont soumises à Kaffa. »

* Le terme germanique de Walen désigne les Italiens.

Johannes Schiltberger, 2008, Captif des Tartars, trad. de l’allemand par J. Rollet, Toulouse, Anarchasis, p. 115.


Texte 4. Un traité entre les ambassadeurs génois et le représentant du khan de la Horde d’Or, 1380

« Au nom de Dieu, ainsi soit-il. Amen

Avec l’autorisation de l’empereur, autorisation donnée au seigneur Jharcas, quand il fut envoyé a Solcat comme seigneur de ladite ville, et avec celle du peuple de l’île de Solcat, à l’effet de rechercher l’amitié et l’amour, cette même amitié, veux-je dire, que les Francs étrangers entretenaient dans les temps passés avec les empereurs …. Le Cheikh exécute les ordres qu’il a reçus de l’empereur. II a fait les promesses et conventions suivantes : à savoir, que ledit seigneur Cheikh, seigneur de Solcat, avec le commandement de l’empereur, comme envoyé dudit empereur, et son messager, venant avec les gens du pays de l’empereur , au nom de l’empereur, et au sien propre, comme seigneur de Solcat, d’une part ; et messire Janon de Bosco, consul de Caffa et de tous les Génois dans 1’empire de Gazarie, et de tous les Génois qui y habitent, au nom de la grande commune (de Gènes), et messires Barnabé Riço et Theram Pichinotto, syndics et massiers de la commune de Caffa, de l’ordre de la grande commune, en présence des conseillers de Caffa, et avec (l’autorisation) d’iceux, d’autre part : ont fait les promesses au nom de la grande commune, et ont juré en la manière suivante. Ils ont promis et sont convenus qu’ils ne contreviendront point a ces engagements. Ils promettent donc audit seigneur Cheikh stipulant au nom (et comme représentant de l’empereur), et ils s’obligent envers lui, ainsi que tous les Francs qui demeurent à Caffa et dans les villes de la grande commune, qu’ils seront tous fidèles et loyaux à l’empereur, qu’ils seront amis de qui est son ami, et ennemis de ses ennemis, et ne recevront point les ennemis de l’empereur dans leurs villes et leurs châteaux, ni ceux qui détourneraient le visage de l’empereur ; enfin qu’ils augmenteront, de tout leur pouvoir, la renommée de l’empereur, comme ils le faisaient au temps des précédents empereurs. Ils promettent encore que (les officiers de l’empereur) pourront venir à Caffa, et que les hommes de l’empereur, allant et venant, ces officiers pourront leur rendre justice. En outre, messire le consul qui est en exercice, et ceux qui viendront après lui, feront justice à tous ceux qui habitent dans les limites du territoire de Caffa, de quelque qualité qu’ils soient. Ils promettent de plus que le percepteur des droits de l’empereur pourra résider à Caffa et y percevoir les droits de l’empereur, suivant les anciens usages. Le seigneur Cheikh , au nom de l’empereur, et encore en son nom, comme seigneur de Solcat, prend les engagements suivants envers messire le consul et envers les syndics et le conseil du consul stipulant au nom de la grande commune de Gènes et de celle de Caffa. Les dix-huit villages qui étaient soumis et annexés à Soldaia quand la commune prit Soldaia, et qu’ensuite le seigneur Marnai lui a enlevés de force, seront à la disposition et au pouvoir de la commune et du consul, et affranchis de l’Empire. Semblablement la Gothie, avec ses villages et avec son peuple, lesquels sont chrétiens, depuis Cembalo jusqu’à Soldaia, appartiendra à la grande commune, et les villages susdits seront affranchis (de l’Empire), le peuple ainsi que le terrain et les eaux. Le seigneur Jharcas les a donnés à la grande commune, et il a promis et juré de ne point contrevenir à ces paroles. Le seigneur Cheikh s’oblige encore et promet que toute personne qui se fera connaître pour Génois pourra ensemencer dans le territoire de l’Empire, et que ses bestiaux et ses attirails pourront aller dans telle partie de l’Empire que bon lui semblera. De plus, tous les marchands qui vont et viennent jouiront d’une pleine sûreté sur les terres de l’Empire, et on ne leur imposera aucun nouveau droit ou usage. En outre, si des esclaves de l’un ou de l’autre sexe s’enfuient de Solcat à Caffa, ou de Caffa à Solcat, ils devront être rendus, et il ne pourra être rien pris pour cela en outre de 35 aspres de droit de trouvaille. Si un sujet du khan a quelque affaire ou quelque réclamation à l’encontre d’un Génois, messire le consul en décidera, suivant qu’il le jugera convenable. Quant aux affaires des sujets du khan entre eux, elles seront décidées à Solcat par le seigneur Jharcas, et à Caffa, par le Titan, conformément aux conventions ci-dessus. Les présentes promesses et conventions ont été faites entre Caffa et la montagne de Jachim, devant les Trois Puits, à l’encontre de Caffa. Témoins : Lucien de Liturffi, Marc Spinora, Raffe de Façio, Jean de Cainogi. Messire le consul faisant lesdites conventions avec le seigneur Cheikh, Jean Rico, truchement de Caffa, a servi de truchement entre eux. Témoins : Akboga bey, fils d’Escander bey, Tholus bey, fils de Cachimas bey, Molana Moharram, envoyé du seigneur, Coscheldi Omar khodja, envoyé de l’empereur, Conach bey. Moi Sichassam, écrivain, j’ai écrit les noms des témoins soussignés sur la copie du seigneur, de l’ordre du seigneur Cheikh. Date des Sarrasins : l’année 782, le dernier jour du mois de chaban, a été écrit le présent. »

Silvestre de Sacy, 1827, « Pièces diplomatiques tirées des archives de la république de Gènes », in : Notices et extraits des manuscrits de la bibliothèque du roi et autres bibliothèques, Paris, Imprimerie royale, Vol. 11, pp. 55-58.


Texte 5. Emmanuel Piloti, un point de vue vénitien sur la traite génoise, 1420

« La cité de Caffa est aux Génois, et elle est voisine et entourée de pays païens, comme les Tatars, les Circassiens, les Russes et autres nations païennes. Jusqu’à ces régions, le sultan du Caire mande ses facteurs et fait acheter des esclaves, lesquels n’ont nulle autre voie de prendre la mer qu’en la cité de Caffa. Quand ils viennent mener audit lieu de tels esclaves génois, les gouverneurs dudit lieu, font demander s’ils veulent être chrétiens ou païens. Ceux qui disent vouloir être chrétiens, ils les retiennent, et ceux qui répondent vouloir être païens, les laissent aller, et ils demeurent dans la liberté du facteur du sultan. Lequel les vient à charger sur les navires de très faux et très mauvais chrétiens, qui les apportent à Alexandrie ou à Damiette, et de là au Caire. Et si ce ne fut la nécessité que les Génois ont de la cité d’Alexandrie, ils ne laisseraient passer aucun desdits esclaves. »

Emmanuel Piloti, « Traité sur le passage dans la Terre Sainte », in : F. de Reiffenberg, 1846, Monuments pour servir à l’histoire des provinces de Namur, de Hainaut et de Luxembourg, Vol. IV, Bruxelles, M. Hayez, pp. 312-419.


Texte 6. Caffa, ottomane, décrite par le chevalier Chardin au début des années 1670

« Caffa est une grande ville bâtie au bas d’une colline sur le rivage de la Mer. Elle est plus longue que large. Sa longueur s’étend à peu après du midi au septentrion. Elle est entourée de sortes murailles. Il y a deux châteaux aux deux bouts qui avancent un peu dans la mer, ce qui fait que quand on regarde la ville de dessus un vaisseau, elle paraît bâtie en demi-lune. Le château du côté du midi est sur une éminence qui commande les environs. Il est fort grand, & le pacha y demeure. L’autre est plus petit, mais il est bien muni d’artillerie. La mer en baigne le côté qui la regarde. On compte quatre mille maisons dans Caffa, 3200 de Mahométans Turcs &Tartares, 800 de Chrétiens, Grecs & Arméniens. Les Arméniens y sont en plus grand nombre que les Grecs. Ces maisons sont petites, & toutes de terre. Les bazars, on appelle ainsi les lieux de marché, les places publiques, les mosquées, & les bains en sont aussi bâtis. On ne voit dans la ville aucun édifice de pierre, si l’on en excepte huit anciennes églises un peu ruinées, qui ont été bâties par les Génois. Caffa s’appelait auparavant Théodosie. Les Grecs la fondèrent dans le cinquième siècle. Les Génois s’en rendirent maîtres, & de plusieurs autres villes maritimes en divers endroits de cette mer dans le 13 siècle, du temps de la guerre sainte, & de la grande faiblesse des empereurs d’Orient. Mahomet second les conquit sur les Génois vers la fin du 16 siècle. Caffa fut prise l’an 1574. »

« La rade de Caffa est à l’abri de tous les vents, excepté du nord & du sud-ouest. Les vaisseaux y sont à ancre assez proche du rivage à dix ou douze brasses, sur un fond limoneux qui est bon & bien assuré. II s’y fait un grand commerce, & plus qu’en aucun port de la mer Noire. Pendant quelques quarante jours que j’ai été là, j’y ai vu arriver & partir plus de quatre cents voiles, sans compter les petits bâtiments qui vont & viennent le long de la côte. Le commerce le plus ordinaire & le plus considérable, est celui du poisson salé, & de caviar, qui vient du Palus Méotide, & qui se transporte dans toute l’Europe, & jusques aux Indes. La pêche de poisson qui se fait dans ce Marais est incroyable, pour son peu d’étendue. La raison que les gens du pays rendent de la multitude presque infinie de poissons qu’on y prend, c’est que l’eau de ce Palus étant limoneuse, grasse, & peu salée à cause du Tanaïs qui se jette dedans, elle attire, disent-ils, le poisson non feulement du Tanaïs, & de la mer Noire, mais encore de l’Hellespont & de l’Archipel, & le nourrit & l’engraisse en peu de temps. J’ai vu cent personnes assurer qu’il s’y prend ordinairement des poissons qui pèsent huit & neuf cents livres chacun, & dont on fait trois à quatre quintaux de caviar. Je n’en ai point vu de si gros en vie à Caffa ; mais je ne laisse pas de le croire par les pièces de poisson que j’y ai vues, & par la merveilleuse quantité qu’on en transporte en mille lieux. La pêche se fait depuis octobre jusqu’en avril. C’est peut-être le limon de cette eau Méotide qui lui a fait donner le nom de marais ; car d’ailleurs elle serait mieux nommée Lac puisqu’elle porte des vaisseaux, qu’elle ne hausse ni ne baisse, & qu’elle communique incessamment avec un grand fleuve, & avec la mer. Outre le transport de caviar & de poisson, le plus important qui se fasse de Caffa est de blé, de beurre, & de sel. Cette ville fournit de cela Constantinople , & quantité d’autres lieux. »

Jean Chardin, 1686, Journal du voyage du chevalier Chardin en Perse & aux Indes Orientales, par la mer Noire & par la Colchide, Londres, chez Moses Pitt, Vol. I, p. 62, 63.

Internationalisation monétaire et cycle hégémonique

Nous publions ci-dessous le troisième volet de notre analyse de l’hégémonie dans les systèmes-monde (voir les chroniques des deux semaines précédentes).

Si l’on reprend les trois derniers hégémons du système-monde moderne, Pays-Bas, Grande-Bretagne et États-Unis, selon l’analyse devenue classique, on est effectivement confronté à la même expansion financière en fin de cycle, faite d’une capacité à lever des fonds pour entre autres les investir à l’étranger, notamment dans l’économie du futur hégémon, par exemple en y achetant des titres ou en y réalisant des investissements directs. On est en présence également d’un même affaiblissement productif et commercial, lequel explique assez bien l’orientation ultérieure vers la finance. Si l’on regarde précisément l’ensemble du cycle financier, à l’intérieur du cycle d’accumulation, dans chacun des trois cas, on est confronté à des différences sensibles qui compliquent le schéma très général d’Arrighi (voir notre chronique de la semaine dernière).

Quel est le déroulement attendu du cycle financier de l’hégémon ? Dans une première phase, sa force productive lui permettra de dégager un excédent courant significatif, c’est-à-dire, à peu de choses près, un excédent de ses exportations de biens et services sur ses importations. Ce surplus lui donnera les moyens d’effectuer des prêts à l’étranger, c’est à dire d’acheter des titres (obligations publiques ou privées, actions, reconnaissances de dette) jusqu’à concurrence du montant de cet excédent. C’est vraisemblablement la situation connue par les Provinces-Unies entre 1650 et 1720 environ (de Vries et Van der Woude, 1997, p. 120), rencontrée par la Grande-Bretagne jusqu’en 1880 et par les États-Unis entre 1944 et 1958. Il s’agit d’une phase saine du cycle financier, mais évidemment minimaliste.

Dans une deuxième phase, toujours pourvu d’un excédent courant, l’hégémon achètera des titres étrangers au-delà de son excédent courant, payant donc le supplément à l’aide de sa propre monnaie. Dans cette configuration, l’hégémon ne prête pas ce supplément à proprement parler, ne recycle pas un capital existant, mais achète des actifs financiers étrangers par émission de sa propre monnaie. Dans la mesure où cette monnaie est largement acceptée par ses bénéficiaires, il n’y a pas de réel problème. Par ailleurs l’excédent courant confortable du pays hégémon laisse penser que la contrepartie, en biens fabriqués par l’hégémon, de cette monnaie si facilement « distribuée », sera aisée à obtenir : cette capacité productive supposée et matérialisée dans l’excédent courant vient donc renforcer la confiance de ceux qui reçoivent la monnaie de l’hégémon. Avec cet achat de titres étrangers au-delà de son excédent courant, on a néanmoins coexistence de cet excédent courant et d’un déficit de la balance de base [1] de l’hégémon. C’est le montant exact de ce déficit de base qui est réglé dans la monnaie du pays hégémon. Il y a alors mise à disposition de non-résidents (entités extérieures au territoire du pays hégémonique) de la monnaie même de l’hégémon : c’est ce qu’on appellera ici émission internationale d’une monnaie. La deuxième phase ne peut exister sans cette internationalisation de la monnaie de l’hégémon. Elle reste saine tant que l’excédent courant demeure et que les non-résidents acceptent de garder à court terme cette monnaie dans les banques du pays hégémonique. Cette internationalisation permet par ailleurs de stimuler la croissance des autres pays, donc aussi de fournir des revenus financiers au pays hégémonique. Les Pays-Bas auraient connu cette situation entre 1720 et 1750 à peu près, la Grande-Bretagne entre 1880 et 1918, les États-Unis entre 1958 et 1977.

La troisième phase du cycle correspondrait à la période qualifiée par Arrighi d’expansion financière proprement dite. L’hégémon continue d’avoir un déficit de sa balance de base mais a désormais aussi un déficit courant. Dans ces conditions, la contrepartie en biens du pays hégémonique, de sa monnaie émise internationalement pour régler le déficit de base, n’est plus aussi crédible pour les non-résidents recevant cette monnaie. Ils peuvent se mettre à douter de cette monnaie dont ils disposent, souvent par l’intermédiaire de leur propre banque, sur un compte dans une banque du pays hégémon. Que vont-ils en faire ? D’abord l’utiliser autant que possible pour des achats internationaux de biens et services, afin d’en réaliser concrètement la valeur. Ensuite, pour en obtenir une bonne rémunération, la prêter internationalement, en accord avec leur propre banque locale, laquelle devient alors créancière dans une monnaie qui n’est pas celle de son pays, situation caractéristique de ce qu’on a appelé les « xénocrédits ». Enfin, la vendre contre une autre monnaie, mouvement qui peut évidemment amener une dépréciation de cette monnaie vis-à-vis de toutes celles contre lesquelles elle sera échangée.

Cela dit, quelle que soit la solution retenue, il importe de voir que la monnaie à disposition des non-résidents, parce qu’elle figure dans les livres d’une banque de l’hégémon, elle-même correspondante de la banque locale de ces non-résidents, dans leur propre pays, ne fait toujours que transiter dans le système bancaire de l’hégémon. Si les non-résidents achètent un bien international avec cette monnaie de l’hégémon, la somme correspondant au règlement passera évidemment du compte de la banque locale de l’acheteur à un autre compte dans la banque locale du vendeur. Mais concrètement, comme l’opération a lieu dans la monnaie de l’hégémon, ce transfert ne pourra se matérialiser que par le passage de la somme concernée, de la banque correspondante, dans le pays hégémonique, de la banque de l’acheteur, vers la correspondante, dans ce même pays hégémonique, de la banque du vendeur. Il est facile de voir que la situation est similaire dans les deux autres cas évoqués, prêt international d’une part, opération de change d’autre part : toujours le bénéficiaire de la somme la recevra in fine sur un compte dans une banque de l’hégémon… C’est là tout le privilège lié à la capacité à émettre sa monnaie internationalement qui caractérise l’hégémon… Ce n’est pas un mince pouvoir : dès qu’une monnaie internationale s’est imposée par ce procédé, elle oblige les résidents des autres pays à garder cette monnaie en compte dans le système bancaire de l’hégémon pour toutes leurs transactions internationales. Et le seul risque que courra l’hégémon sera la dépréciation de sa monnaie si la troisième solution (vente de cette monnaie de l’hégémon contre toute autre) est retenue. Sachant que cette dépréciation ne peut qu’être limitée, sous peine de voir fondre drastiquement la valeur des actifs internationaux libellés en cette monnaie et possédés par l’essentiel des épargnant de la planète. Par ailleurs, ce privilège permet éventuellement à l’hégémon de geler, par une simple décision administrative, les avoirs en ses livres des non-résidents, c’est-à-dire d’en empêcher toute utilisation puisque celle-ci passe nécessairement par les livres de ses banques.

Cette troisième phase du cycle a sans doute été connue, par les Pays-Bas, à partir de 1750. Pour les années 1770, on peut grossièrement évaluer leur déficit courant annuel entre 10 et 35 millions de florins et leur déficit de base entre 10 et 20 millions [calculs réalisés d’après de Vries et Van der Woude, 1997, pp. 120-121 et p. 499]. La Grande-Bretagne aurait connu cette situation, pratiquement sans interruption, de 1919 à 1939. Pour les États-Unis, c’est une situation désormais récurrente, depuis 1977 environ, avec des déficits de base (solde courant + solde des investissements directs) atteignant, en 2008, les 700 milliards de dollars. Historiquement, dans le cas britannique, c’est par la vente de la livre sterling, dans les années 1920, que s’est rapidement matérialisée la défiance qui obligea la Grande-Bretagne à monter ses taux d’intérêt pour dissuader les non-résidents peu confiants de changer leurs avoirs. La hausse de ces taux finit par casser la croissance anglaise mais aussi mondiale, pour aboutir enfin, en 1931, à l’abandon de l’étalon-or, dans un contexte de reflux des échanges et de repli généralisé.

Dans le cas américain, depuis trente ans, les choses se sont passées assez différemment. Les xénocrédits (ce que nous avons appelé la deuxième solution) se sont multipliés mais ont été de fait encouragés par l’hégémon et lui ont même servi de modèle pour la libéralisation des marchés de capitaux des années 1980. Le dollar a par ailleurs été émis internationalement à un tel niveau que ceux qui le reçoivent peuvent difficilement vendre leurs actifs libellés dans cette monnaie sous peine de voir se dégrader la valeur de tout leur portefeuille. La technique de la vente contre une autre devise ne peut donc être que progressive et limitée, ce qu’ont bien réalisé les pays excédentaires sur les États-Unis, Chine et Japon en tête. Moyennant quoi, l’hégémon américain s’est engagé depuis les années 1990 dans des achats importants de firmes à l’étranger et d’actifs financiers extérieurs, en réglant avec des dollars qui creusent son déficit de base. Mais, parallèlement, les besoins financiers du Trésor US l’amènent à réemprunter ces dollars émis, donc à offrir des titres du Trésor aux souscripteurs non-résidents, ce qui a, jusqu’à présent, permis de maintenir une certaine confiance. Il n’en reste pas moins que la chute du dollar, entre fin 2005 et fin 2008, a peut-être amorcé un mouvement de défiance plus profond et durable que la crise des subprimes est loin d’arranger.. Sur le long terme cependant, on ne peut qu’être admiratif devant la capacité de l’hégémon américain à faire durer une situation des plus paradoxales.

Cette situation amène aussi à envisager que la succession des hégémonies ne soit pas aussi régulière, voire mécanique, que le schéma d’Arrighi le laisse supposer. Certes l’économie chinoise, très excédentaire vis-à-vis des États-Unis et recevant des investissements directs de ce pays, paraît tirer profit de cette phase d’expansion financière. Est-elle donc mécaniquement le prochain hégémon ? On pourrait imaginer, en reprenant la chronologie des phases d’Arrighi et Silver, qu’elle renoue avec une hégémonie de type cosmopolite-impérial procédant, à l’image de l’ancienne hégémonie britannique, par extension des échanges plus que par rationalisation du fonctionnement international : ses échanges et investissements en Afrique et en Amérique latine en témoigneraient. On peut imaginer qu’elle ait deux avantages sur l’hégémon américain, un marché intérieur potentiellement encore plus vaste et une importante capacité de contraindre ses opposants, extérieurs comme intérieurs, son régime actuel n’obligeant pas le gouvernement à subir la sanction de l’élection démocratique.

Il faut bien voir cependant qu’elle n’a guère d’autre solution, pour valoriser les dollars qu’elle reçoit (par le fait de son excédent courant et des investissements directs étrangers), que de les prêter au Trésor de la puissance hégémonique. Si bien qu’au final c’est bien la Chine qui fournit aux États-Unis un flux net de capitaux à long terme (et pas seulement par simple dépôt à court terme dans les banques US). On est donc là dans une configuration assez différente du schéma général proposé par Arrighi dans lequel l’ancien hégémon finance son successeur. Certes, ce dernier a montré qu’à certains moments difficiles pour lui, l’hégémon peut être à l’inverse financé par son éventuel successeur : les Etats-Unis ont ainsi financé le Grande-Bretagne au cours des deux guerres mondiales. Et le Japon a clairement et volontairement financé les États-Unis dans les années 1980 (mais avec des pertes dues à la dévalorisation du dollar qui a suivi). Dans le cas de la Chine aujourd’hui, il semble qu’elle n’ait pas d’autre alternative viable pour détenir des actifs financiers à l’étranger, en attendant les effets d’une internationalisation de sa propre monnaie qui vient tout juste de commencer…

Ce texte est une reprise, légèrement modifiée, d’un texte paru dans le chapitre 6 de notre ouvrage l’histoire économique globale, Seuil, 2009.

De VRIES J., van Der WOUDE, A., 1997, The First Modern Economy – Success, Failure and Perseverance of the Dutch Economy, 1500-1815, Cambridge, Cambridge University Press.

[1] La balance de base agrège solde courant et mouvements de capitaux nets à long terme, investissements directs pour l’essentiel mais aussi certains investissements de portefeuille, supposés durables.