Rencontre avec Paul Ariès : « La révolution commence dans l’assiette »

Version longue d’une interview publiée en introduction du dossier
« Bien manger », dans Sciences Humaines, en kiosques ce 16 juin 2021.

Paul Ariès est politologue, rédacteur en chef de la revue Les Z’Indigné(e)s, auteur notamment de Une Histoire politique de l’alimentation. Du Paléolithique à nos jours, Max Milo, 2016.  

Dans votre livre Une histoire politique de l’alimentation, vous faites du repas l’acte politique par excellence. Pourquoi ?

Parce que la table et le politique s’entremêlent de deux façons. D’abord parce que l’alimentation est affaire de partage, de définition des amis et des ennemis, de règles. Les stocks alimentaires et le feu pour la cuisson ont probablement été les premiers biens communs de l’humanité. La politique est née autour de et par l’alimentation.

Deuxième lien : le politique a toujours tenu un discours sur la table. J’appelle cela le séparatisme alimentaire. Les puissants n’ont jamais voulu manger ni la même chose, ni de la même façon que les gens ordinaires.

Si j’ai écrit cette histoire politique de l’alimentation, c’est à la fois pour démystifier le temps long, et pour montrer qu’il faut en finir avec une histoire misérabiliste de la table. Les pauvres n’ont pas toujours souffert de la faim, loin s’en faut !, grâce à des mesures politiques comme l’instauration de l’obligation de les nourrir à travers la figure du Roi nourricier.

Le grand enjeu de notre époque n’est pas tant la colonisation de l’espace que de savoir comment on va pouvoir nourrir 8 à 12 milliards d’humains. Pour cela, je suis convaincu qu’il faut redécouvrir ce que manger a pu vouloir dire au cours des millénaires. Nous sommes aujourd’hui à un carrefour : que mangera-t-on d’ici quelques décennies ? Le maître mot serait l’industrialisation ; soit la dénaturation des produits, avec les OGM, les alicaments, et surtout l’agriculture cellulaire. Celle-ci se définit comme l’exploitation des nouvelles possibilités offertes par les biotechnologies, de fabriquer des aliments à partir de cellules souches. On prélève quelques cellules et on va pouvoir les mettre en culture pour fabriquer des aliments à volonté.Avec 150 vaches, on pourrait produire en théorie toute la quantité de viande aujourd’hui consommée sur la planète, si on a foi en ces promesses des biotechnologies. De là découlera logiquement l’application de ces techniques au domaine végétal, donc les faux fruits, les faux légumes…  

 

Vous décrivez un univers évoqué par René Barjavel aux débuts de son roman Ravage… Mais cette agriculture cellulaire est-elle une option sérieuse ?

L’agriculture cellulaire prendra de plus en plus d’importance à l’avenir. Car elle offre la possibilité d’en finir avec la période ouverte avec le Néolithique, de rompre ce lien entre l’agriculture et l’alimentation. Depuis la révolution néolithique, nous tirons l’essentiel de notre alimentation de l’agriculture et de l’élevage, la chasse et la cueillette n’ayant plus qu’une part résiduelle. Au 19e siècle, avec les Académies des sciences et de médecine, puis au moment de la révolution bolchévique, on rêvait déjà de passer immédiatement à une alimentation synthétique. L’état des sciences et des techniques ne le permettait pas. Mais pour la première fois de l’histoire, nous allons peut-être pouvoir passer de certains de ces fantasmes à l’acte ! Et c’est un moment dangereux que celui-là…

Entre le Néolithique et aujourd’hui, il y a eu deux grandes ruptures dans l’histoire de l’humanité. D’abord lorsqu’une infime minorité a pu s’approprier les stocks alimentaires, ce qui explique le développement des inégalités au sein de notre espèce. On sait que durant le paléolithique, les stocks alimentaires étaient abondants. On estime même qu’ils représentaient plus d’une année de consommation. On dessicait, on enrobait dans de la sève, du miel, on salait, on congelait…

Or à un moment donné, une petite minorité a mis la main sur les stocks alimentaires. Des spécialistes comme Brian Hayden, dans L’Homme et l’Inégalité. L’invention de la hiérarchie durant la préhistoire, CNRS Éditions, 2008, estiment que cela s’est fait parallèlement au développement du phénomène religieux. Les premiers grands prêtres de l’histoire se sont appropriés le monopole des boissons enivrantes. À travers la découverte de l’ivresse, ils ont pu prétendre communiquer avec l’au-delà. En échange de ce service public, on leur a remis la clé du coffre.

Cette appropriation des stocks alimentaires va donner lieu, pendant très longtemps, à un échange, une sorte de contrat social. C’est ce qui explique ce qui va exister durant toute l’Antiquité, sur ce qu’on appelait le principe de la ration obligatoire. On le voit se développer à Sumer, Babylone, en Égypte, en Grèce, à Rome, y compris avec la fameuse devise sur la gratuité « du pain et des jeux ». Cela donnera lieu à cette figure essentielle du roi nourricier, le roi qui doit nourrir son peuple.

Cette figure du roi nourricier va finalement disparaître au temps de Charlemagne. À la fois pour des raisons économiques, on n’y arrive plus. Mais aussi pour des raisons théologiques. Tout simplement parce qu’on considère que si Dieu veut, il pourvoira à la nourriture de tout le monde. Ce n’est plus aux puissants de se substituer à la volonté divine.

Première rupture donc, dans l’histoire de l’alimentation, ce principe que les puissants s’approprient les stocks alimentaires, et en retour doivent nourrir le peuple. On retrouve derrière pleins de choses. Par exemple, quand les premières grèves éclatent en Égypte antique, elles concernent les ruptures de livraison de la ration quotidienne de « painbière », un terme symbolique qui rassemble en un seul mot ce qui est vital pour les gens. 

Paul Ariès.

 

Depuis quand le repas dévoile-t-il les inégalités ?

Au moins dès la naissance des premières cités-États. C’est la deuxième grande division dans l’histoire alimentaire de l’humanité, ce que j’appelle le séparatisme alimentaire. Les puissants ne veulent plus manger la même chose, ni de la même façon, que les gens ordinaires.

C’est le moment où va se développer la haute cuisine, masculine, par opposition à la cuisine quotidienne, ordinaire, féminine. On peut prendre l’exemple du choix des élites égyptiennes, qui abandonnent la viande de porc. Elle sera désormais réservée aux plus basses catégories sociales. La diabolisation du porc, que l’on retrouve dans beaucoup de religions, a été dès le départ un marqueur de différentiation sociale.

La table française actuelle me semble largement tributaire des tables de l’Antiquité, en trois étapes.

1) On doit à la table égyptienne une conception de la table comme langage. En vieil égyptien, un seul hiéroglyphe signifie manger et parler. Les anciens Égyptiens avaient saisi le lien entre les deux oralités des milliers d’années avant Freud. Ils ont inventé les premiers aliments symboliques. Je retiendrai les deux qui sont passés jusqu’à nous : le pain comme symbole de la vie éternelle, et le vin comme symbole de l’humanisation. Car les dieux égyptiens, contrairement aux dieux grecs et romains, étaient réputés ne pas boire de l’alcool. Boire de l’alcool, c’était rappeler aux humains leur place, entre les dieux qui n’en boivent pas, et les animaux qui n’en boivent pas non plus.

2) On doit à la table grecque une conception de la table comme partage. Il n’y a qu’un seul mot, en grec ancien, pour dire manger et partager. Notre langue a enregistré cette mémoire : les mots compagnon, copain, renvoient à celui avec qui je partage le pain. Ami, en vieil araméen, c’est celui avec qui je partage le sel, c’est-à-dire l’esprit. Un interdit est posé en Grèce antique sur le fait de manger seul. Manger seul, c’est transgresser sa dimension sociale, c’est violer sa dimension politique. Être surpris en train de manger seul, c’est le déshonneur. Mais parfois, on ne peut pas faire autrement que se nourrir seul. Les Grecs anciens ont alors établi la distinction entre la nutrition et l’alimentation. Si je suis obligé de manger seul, je peux le faire, mais je dois obligatoirement manger debout,obligatoirement manger des restes,obligatoirement manger froid. Pour un Grec ancien, ça, ce n’était pas manger, c’était satisfaire la dimension animale.

3) On doit à la table romaine ajoute une nouvelle dimension, la table comme plaisir. Jamais aucune civilisation n’a dépensé autant pour sa table que Rome. À tel point que l’on va devoir prendre des lois somptuaires, qui visent à limiter les dépenses en matière d’alimentation. Ces trois dimensions de la table, langage, partage et plaisir, font partie de l’équation à résoudre pour pouvoir avancer vers le bien manger. C’est-à-dire à la capacité de pouvoir nourrir demain toute l’humanité.  

Notre table serait héritière du monde méditerranéen ?

Pas seulement. Dans l’histoire antique, la Gaule fait exception. Parce que les Gaulois, qui sont probablement les meilleurs agriculteurs et éleveurs de l’époque, sont encore des chasseurs et des cueilleurs. Ils vivent deux périodes historiques à la fois. Cela procure une autonomie importante aux populations et notamment au petit peuple, et donne une plus grande sécurité alimentaire. Les Gaulois seront les inventeurs du repas familial. Les hommes mangent à la façon des femmes et des enfants, assis à table et non plus allongés, comme le faisaient les Grecs et les Romains. L’apport plus triste, c’est l’obligation du gaspillage, qui sert lors des grands banquets à montrer sa richesse, sa puissance. Puis les Mérovingiens vont être la période où la table aura le plus d’importance. Toute une part de l’identité passe alors par la défense de cet art de vivre.  

C’est quelque chose que l’on retrouvera plus tard, par exemple au 19e siècle… On ne peut bien comprendre le 19e siècle que par contraste avec les promesses de la Révolution française. Sachant que la table révolutionnaire prolonge la table de la monarchie absolue. On va, sous Louis XIV, s’ingénier à développer une table française. On a déjà une langue, une littérature, une musique, une danse, une architecture, des jardins « à la française »… Mais lorsqu’on doit bien manger, on mange italien, c’est-à-dire une cuisine de la volupté, du sucré, dont témoigne l’ouvrage attribué à Platine.

On va chercher à inventer une table française. C’est un coup politique. Pour simplifier, cette table nationale sera la cuisine italienne plus l’art des sauces, avec l’importance accordée à la pâtisserie. Car la pâtisserie est considérée comme une branche de la géométrie, car elle permet de faire des formes parfaites. Manger de la pâtisserie, c’est manger de la géométrie. C’est envoyer promener, d’une certaine façon, l’obscurantisme religieux, en référence à la devise antique, « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».

La Révolution française reprend à son compte le discours de la philosophie des Lumières. Prenez l’Encyclopédie de Diderot. Ses nombreux articles sur la nourriture sont rédigés par le chevalier de Jaucourt. Et tous ses articles sur l’alimentation nous disent, pour la première fois dans l’histoire, que le bien manger c’est le manger populaire, parce que c’est le manger vrai, naturel. Il impose l’idée que l’homme de goût, au sens du bon citoyen, se forme à table. Si on apprend à bien différencier les saveurs, on apprendrait plus facilement à bien différencier les idées.

La Révolution française reprend tout ça, au moins un certain temps. Mais elle reprend aussi la face obscure de ce qui existait déjà sous la monarchie, dont la volonté d’en finir avec les cultures populaires. 

Et cette ambition, dites-vous, se focalise autour de la châtaigne, à laquelle on entend substituer la pomme de terre…

Exactement. Lors de la Révolution française, on va prolonger ce qui avait commencé sous l’Ancien Régime avec les dragonnades : lancer des plans d’arrachage systématique des châtaigniers. La littérature de l’époque fait de la châtaigne un aliment diabolique. D’abord parce qu’il entretient la fainéantise. Il n’y a pas besoin de trop travailler pour se nourrir de châtaignes. Cet aliment remet également en cause les distinctions naturelles, par exemple entre les hommes et les femmes. Ramasser des châtaignes ne nécessite pas de gros muscles. Par ailleurs, la châtaigne serait le berceau des révolutions. Puisque si on a du temps de libre, on va discuter, et on va contester le politique.

Les puissants développent donc une véritable haine de la châtaigne. Ils vont chercher à la remplacer par la pomme de terre. Mais la monarchie avait déjà essayé. Les réactions avaient été négatives. Ainsi de ces religieuses auxquelles on avait imposé de nourrir les malades des hospices avec des pommes de terre. Elles avaient manifesté à Paris, car elles considéraient qu’on voulait empoisonner les malades.

Considérer les pommes de terre comme des tubercules pour les pauvres, c’était une vision monarchique. La Révolution va faire des pommes de terre républicaines, consommée sous forme de pain. On va faire de la farine de pomme de terre, qu’on mélangera avec d’autres farines. On va avoir au 19e siècle la poursuite de ce qui avait existé avant, la volonté de dominer la population par les ventres. Ce sera à la fois le siècle de la bonne table, pour les bourgeois ; et pour les autres le siècle de la malbouffe – même si le mot n’existe pas encore.  

C’est un paradoxe : le 19e siècle serait à la fois l’âge d’or de la gastronomie et le commencement de la malbouffe ?

Quand je parle de malbouffe… Le terme utilisé à l’époque est falsification alimentaire. Tout le monde connaît le livre de Paul Lafargue, le gendre de Marx, sur Le Droit à la paresse. Mais il a aussi publié un petit opuscule sur les falsifications alimentaires. L’Académie de médecine et celle des sciences ont le même discours : nous n’arriverons pas à nourrir le peuple avec l’agriculture traditionnelle ! Et par ailleurs, ce serait gaspiller de bonnes terres. On multiplie alors les travaux, notamment à base d’osséine, cette substance que l’on peut tirer des os, pour arriver à faire des aliments de substitution. De la fausse viande, du faux vin, etc.

Je vous ai dit que la table française était héritière de trois traditions : égyptienne, grecque et romaine. Je la crois aussi tributaire de trois coups majeurs. Le premier a été donné au temps de Louis XIV, avec la volonté d’inventer une cuisine absolue pour la monarchie absolue. Le deuxième a été asséné par la philosophie des Lumières, quand Condorcet nous dit qu’il faut marier la République des ventres à la République du cœur, ce qui revient à associer les sentiments à la raison.

Le troisième coup vient de la Révolution française, qui va acter trois mutations :

1) C’est le moment où on va abandonner le papillonnage. Avant la Révolution, on papillonnait, c’est-à-dire qu’on apportait tous les plats en même temps. Après la Révolution, on va avoir le service ternaire : entrée, plat, dessert. Papillonner, c’est peut-être plaisant, mais ça ne se pense pas. On veut pouvoir structurer la table, pour pouvoir structurer le palais, le ventre et donc l’esprit.

2) C’est aussi le moment où on met fin à la cuisine des mélanges. Les mélanges, comme le sucré-salé, c’est sans doute très bon, mais ça ne se pense pas. On ne peut penser que des oppositions binaires. C’est pourquoi en France, bien plus que dans d’autres pays, s’est développée une cuisine où l’opposition sucré-salé est très forte.

3) Et on va abandonner la cuisine du tiède. Ce qui se servait autrefois était plus ou moins chaud, plus ou moins tiède. C’est toujours une question d’opposer fortement des contraires, pour mieux conceptualiser la nourriture. Lorsque la Révolution française transforme l’école, elle donne trois missions aux hussards noirs de la République : apprendre aux enfants à lire et à écrire, à compter, et à différencier les saveurs. Je me souviens de ma jeunesse, où à l’école, les yeux fermés ou bandés, on nous apprenait à différencier l’odeur du vinaigre de celle de la moutarde. Quand on savait faire ça, on différenciait des huiles différentes, etc., on faisait des gammes. Ce n’était pas pour fabriquer de bons petits gourmets, c’était pour développer la capacité de jugement, former de bons citoyens.  

Quels ont été les impacts de l’industrialisation sur l’alimentation ?

Le 20e siècle a été celui de la révolution verte. Et on dit que l’industrialisation a permis de nourrir l’Europe. C’est vrai, mais cela ne veut pas dire que l’on n’aurait pas pu nourrir autrement le monde.On a détruit la paysannerie, les terroirs, le vivant. Cela nous mène à une impasse. Aujourd’hui,un milliard d’humains sont en proie à la faim, et plusieurs milliards condamnés à la malbouffe.  

Que conviendrait-il de faire pour bien nourrir demain 10 milliards d’humains ?

Cela nous laisse deux scénarii possibles : sauter par-dessus le mur, c’est le bond des biotechnologies alimentaires ; ou multiplier les pas de côté, c’est l’agroécologie. Dans cette voie, la ferme du futur est une ferme polyvalente, qui produit des fruits, des légumes, des céréales et des légumineuses, ainsi que du lait et des œufs, et aussi des fumures animales et végétales, qui nourrissent l’humus. C’est une agriculture locale, orientée vers l’autonomie régionale. Ce n’est pas une agriculture autarcique, elle n’exclut pas le marché, elle est simplement plus respectueuse du travail des paysans et de l’environnement. Elle prend en compte les saisons, consomme moins d’eau, etc.

Notre problème est que nous avons perdu l’habitude de penser ce que pourraient être des politiques alimentaires. L’industrie a déstructuré la table. Cela est passé par la désymbolisation. On ne sait plus ce que manger veut dire, on a perdu la dimension de la table comme langage. Réussir une transition écologique implique de revisiter la conception de la table. Car la nourriture est le fait social total par excellence. La révolution commence dans l’assiette. Il faudrait commencer par servir de vrais repas dans les cantines scolaires. Les enfants y passent 14 minutes, quand 20 minutes sont un minimum officiel ! Si on veut réapprendre à bien manger, il faut redécouvrir le sens du partage. Faire des cantines scolaires gratuites, sur le modèle suédois.

Cela implique de multiples choix, et ils sont politiques : faut-il nourrir la planète avec un milliard et demi de petits paysans, ou avec 500 000 agromanagers ? Nous marchons aujourd’hui sur la tête : l’alimentation consomme dix fois plus de calories qu’elle n’en apporte, puisqu’il faut pléthore d’hydrocarbures pour fabriquer des engrais et des pesticides. Tout le monde sait que ce modèle est insoutenable. Il faut relocaliser, travailler autrement. On ne défendra pas la biodiversité sans restaurer la biodiversité dans les assiettes.  

Propos recueillis par Laurent Testot

 

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