Denys Lombard : « le carrefour javanais » comme modèle d’histoire globale

Denys Lombard (1938-1998) est l’un de ceux qui ont incarné, à la suite de Fernand Braudel, la politique scientifique dite des « aires culturelles » sur le modèle des area studies que l’on connaît dans les universités du monde anglophone. À la Maison des sciences de l’homme et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) avaient été ainsi créés des centres de recherches dédiées à la Chine, l’Inde, l’Afrique, la Russie, etc. Ils devaient réunir les différentes disciplines des sciences sociales de façon transversale autour d’un objet commun, une civilisation. Mais loin de concevoir ces « aires culturelles » comme des ensembles clos, Lombard y voyait des tremplins pour un large comparatisme. Il était marqué par le souci d’en scruter les recouvrements, les routes et les zones de contact, en opérant ce qu’il appelait une « triangulation des regards ». Il voyait ainsi dans l’Eurasie un formidable carrefour de civilisations, où se croisaient les apports chinois, indiens, islamiques et européens.

Une approche « géologique »

Spécialiste de l’Insulinde, il avait intitulé sa chaire à l’EHESS « Histoire de la Méditerranée sud-est asiatique », s’inscrivant ainsi clairement dans la filiation braudélienne. Son étude majeure reste Le Carrefour javanais [1990]. Consacrée au monde articulé autour de l’île indonésienne de Java, elle surprend par son ordonnancement d’ensemble. Car son approche, qualifiée de « géologique », consiste à suivre une série de fils depuis le plus ancien passé connaissable jusqu’à aujourd’hui : « Cherchant à privilégier la notion de strate (…), nous avons présenté les différentes nébuleuses mentales dans l’ordre même où elles affleurent », écrit-il. D’abord l’analyse de la présence occidentale, avec les premiers contacts au 16e siècle ; puis l’étude des réseaux asiatiques islamiques et chinois, dont la présence concurrente dans les ports commerçants est attestée par l’établissement de « consuls » marchands étrangers dès le 9e siècle ; enfin l’histoire des très anciens royaumes agraires, marqués par les cultures de l’Inde et saisis par l’épigraphie dès le 8e siècle. Chacun des trois tomes du Carrefour javanais est donc consacré à une de ces étapes.

Cette démarche en trois étapes (chacune étant marquée par un tome du livre, et remontant plus avant dans le temps que la précédente) n’est pas celle d’une histoire régressive, dans la mesure où l’ordre chronologique habituel est rétabli pour chacune des strates, pour chaque apport des composantes de la mentalité javanaise, mais en liant toujours les éléments qu’une analyse parcellaire renverrait à l’économique, au social ou au politique. Cela permet de restituer sa temporalité propre à chaque étape : bien plus de mille ans pour les royaumes agraires, presque autant pour les réseaux asiatiques, plusieurs siècles pour les milieux occidentalisés. Autant de phénomènes de très longue durée qui s’inscrivent conjointement dans l’instant depuis plusieurs siècles. On comprend dès lors pourquoi l’ouvrage est sous-titré « essai d’histoire globale ».

Le Carrefour javanais refuse donc l’ordre chronologique canonique, et brise la linéarité du récit historique : pas de récit continu, donc, mais à chaque échelle, des fragments de récit. Lombard rompt ainsi avec la longue durée braudélienne : à la décomposition analytique du temps, il préfère la décomposition analytique des éléments culturels qu’il met au jour. Cet ordre « géologique » vise à « mieux analyser les divers terrains qui composent le présent paysage, et mieux repérer, en les situant les uns par rapport aux autres, les éléments disparates, mais le plus souvent osmosés, qui constituent la société javanaise d’aujourd’hui [LOMBARD, 1990] ».

Pour une histoire des dynamiques

En somme, Lombard décrit l’affleurement actuel des couches puis, pour comprendre leur configuration contemporaine, il creuse une série de galeries parallèles, en suivant leur pendage. Comme l’écrit l’historien Bernard Lepetit (1948-1996), filant la métaphore géologique, « là où F. Braudel procédait par carottage et prélèvement d’échantillon du sous-sol, Lombard explore les filons en suivant les galeries dans l’état où il les trouve aujourd’hui. Il ne reconstitue pas les états passés de la société javanaise. Il n’étudie pas la genèse du système qu’elle constitue, mais la généalogie de ses éléments », lesquels ne communiquent qu’en un seul point, le présent. « À l’histoire immobile en quoi se résout la longue durée braudélienne s’oppose la construction, dans le présent, de dynamiques de longue durée aux éléments perpétuellement révisés [LEPETIT, 1999] ».

En indiquant les limites d’une influence occidentale qui est la plus récente, même si beaucoup la pensent comme la plus significative, en soulignant par contraste la prégnance des réseaux asiatiques et les héritages multiples des civilisations agraires de culture indienne, Lombard rompt avec une ancienne vision européocentrée qui imputait à l’Occident l’introduction de la « modernité »: il est clair que c’est l’islam des marchands qui a acclimaté à Java des conceptions nouvelles du temps et de l’individu. De même, les Européens n’ont fait en somme que se glisser dans les réseaux préexistants, d’origine asiatique. L’histoire, enfin, des sultanats insulindiens invalide les vieux clichés sur le despotisme oriental et le mode de production asiatique.

À tous points de vue, ce Carrefour javanais se révèle une magistrale leçon de méthode d’histoire globale, qui renouvelle et déplace la filiation braudélienne sans en trahir l’ambition.

LOMBARD Denys [1990, rééd. 2004], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale. T. 1 : Les Limites de l’occidentalisation ; T. 2 : Les Réseaux asiatiques ; T. 3 : L’Héritage des royaumes concentriques, éditions de l’EHESS.

LEPETIT Bernard [1999], Carnets de croquis. Sur la connaissance historique, Albin Michel.

NB : cet article a été publié pour la première fois dans TESTOT Laurent (coord.) [2008], L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Éditions Sciences Humaines.

Un marchand de longue distance, dans l’océan Indien, au 12e siècle

C’est à la fin du 19e siècle que furent découverts les documents de la Geniza du Caire. Il s’agit de correspondances d’affaires tenues par des marchands juifs, au moins depuis le 9e siècle, et qui s’étaient retrouvées entassées sans précaution, dans une pièce sans fenêtre ni porte, adjacente de la synagogue, et comportant seulement une fente haute dans le mur par laquelle ces documents avaient été négligemment jetés. Pourquoi en avait-il été ainsi ? Il faut savoir que la religion juive interdisait, à l’époque, de détruire tout document écrit contenant le nom de Dieu. Or les lettres de ces marchands invoquaient presque toujours le tout-puissant… La seule solution était donc de les entreposer dans une réserve inaccessible qui, le climat sec aidant, devait conserver ces documents jusqu’à nos jours. Et c’est ainsi que l’on peut connaître beaucoup, aujourd’hui, sur la vie et les affaires d’un certain Abraham ben Yiju qui vécut dans la première moitié du 12e siècle, fut un grand commerçant entre Aden et le sud de l’Inde et un membre éminent de la diaspora marchande juive dans l’océan Indien. Dans un livre très vivant, Stewart Gordon [2008] en a brossé un portait passionnant.

Notre homme serait né dans un port tunisien vers 1100, d’un père rabbin, mais l’ensemble de ses frères devait épouser, comme lui, la carrière commerciale. À l’âge de vingt ans, il aurait suivi les caravanes allant au Caire afin d’y porter des lettres d’introduction de son père auprès de marchands juifs de cette ville. Quelques années plus tard, il est à Aden où il entre en relation avec un certain Madmun ibn Bandar, sans doute le marchand le plus influent de la place à cette époque et dont la correspondance propre a aussi été retrouvée. Cet homme d’affaires possédait un réseau commercial allant de l’Espagne jusqu’à Ceylan et agissait donc à la fois en Méditerranée et dans l’ouest de l’océan Indien. Sur ces parcours de longue distance, la piraterie était devenue importante et, par ailleurs, récifs, vents et tempêtes pouvaient facilement endommager ou faire disparaître les bateaux marchands. C’est la raison pour laquelle le souci des marchands à l’époque était de diminuer leur risque, en faisant appel à des marins chevronnés et fiables, en répartissant leurs cargaisons sur plusieurs navires, dans des emballages scellés et portant le nom du destinataire. Pour pallier le risque économique, ils commerçaient de nombreux types de biens afin de se protéger contre les fluctuations inattendues des cours. Par ailleurs ils décrivaient par le menu, dans leurs lettres, tout ce qu’ils envoyaient afin que leur partenaire à destination puisse vérifier scrupuleusement les arrivages. La relation de confiance entre partenaires était évidemment le socle même de ce commerce et sa condition indispensable : de fait ces partenaires ne prenaient pas de commission pour la réception des biens, leur revente, la tenue de comptes, l’achat de denrées à expédier en retour… Simplement ils attendaient la réciproque au sein d’un réseau qui ne pouvait tolérer la défection frauduleuse.

Après trois ans d’apprentissage auprès de Madmun, Abraham fut envoyé à Mangalore, sur la côte sud-ouest de l’Inde, afin de se consacrer au commerce des épices, sans doute muni d’un petit capital de démarrage. Leur correspondance, dans les années suivantes, est remplie de conseils de marché, d’informations sur les autres marchands ou les événements politiques, d’évaluations de leurs affaires. On apprend ainsi qu’Abraham fut en froid avec son mentor durant l’année 1138 car le jeune partenaire s’était fait gruger par un marchand indien qui ne lui avait jamais livré la cardamome déjà payée. On tenta de menacer le voleur d’une mise à mal de sa réputation mais rien n’y fit. À l’évidence Abraham dut supporter la perte comme en témoigne le débit sec de 300 dinars de son compte chez Madmun : le rapport de forces ne penchait manifestement pas en sa faveur. Si Aden n’envoyait en général rien d’autre que de l’argent, Mangalore expédiait des épices en retour. Des biens de luxe circulaient également : vaisselle raffinée, mobilier, mets délicats, papier, destinés notamment aux marchands ou à leur famille. Cette dernière était partie prenante dans l’alliance commerciale : Madmun avait ainsi épousé la sœur de son alter ego cairote et les cadeaux entre partenaires concernaient bien souvent leur femme ou leurs enfants.

Gordon fait remarquer que la liberté dont jouissaient les marchands juifs de longue distance du 12e siècle contraste avec la rigidité du commerce dirigé par les guildes en Europe, à la même époque. Liberté quant aux lieux ou dates de marché, liberté quant aux prix, évaluation subjective de la qualité d’un côté contre fixation stricte des prix et des qualités, comme des lieux et dates ou encore des normes de l’apprentissage de l’autre. Différence aussi quant au contrôle du pouvoir politique, inexistant dans l’océan Indien, parfois très serré en Europe. Cependant l’Inde avait aussi ses guildes commerçantes [Thapar, 1984] et la Chine exerçait, sous les Song, une véritable police sur les commerçants étrangers. Mais assez généralement, la liberté de commercer semble avoir été plus grande dans l’océan Indien et les marchands semblent n’avoir eu aucune aspiration politique. Les souverains locaux du littoral indien taxaient les commerçants, certains obligeaient les commerçants à faire escale dans leurs ports, mais la plupart se contentaient de les protéger un minimum et les laissaient agir à leur guise.

Abraham ben Yiju ne cantonnait pas ses liens commerciaux à la diaspora juive. Il avait par exemple des partenariats réguliers avec des commerçants Gujaratis et maintenait des relations d’affaires avec ses fournisseurs d’épices, sans pour autant se déplacer vers les lieux de production. En revanche, il semble avoir lui-même investi dans la production de produits métalliques, recevant par exemple de la vaisselle détériorée venant d’Espagne et destinée à être refondue près de Mangalore. Néanmoins ses contacts en dehors de la diaspora n’ont pas fait l’unanimité : son mariage avec une Indienne réduite en esclavage dans sa jeunesse devait lui attirer une certaine réprobation et il eut les pires difficultés à marier sa fille dans une communauté juive conforme à ses vœux. De la même façon il utilisa pour son négoce les services d’un esclave indien qui devait devenir son agent et voyagea jusqu’à Aden pour le compte de son maître. Amitav Ghosh [1994] en fit, du reste, un personnage de roman devenu célèbre…

La fin de sa vie fut certainement plus difficile. Il dut s’occuper de la libération de ses frères et sœurs, enlevés par les troupes de croisés qui envahirent la Tunisie en 1148 et totalement dépouillés. Il quitta Mangalore pour toujours en 1149 et, après avoir été volé par un de ses frères qu’il cherchait à aider, il s’installa au Yémen pour continuer à commercer. Il aurait terminé son existence près de sa fille, mariée en Tunisie à l’un de ses neveux, ce qui lui permit de maintenir sa fortune au sein de sa famille d’origine tout en sauvant celle-ci de la misère. Au-delà du personnage, c’est incontestablement une logique de commerce qui est désormais connue à travers les documents de la Geniza [Goitein, 1999], logique déjà très ancienne au 12e siècle et qui n’avait pas été sans effet sur le commerce européen du haut Moyen-Âge, entre 4e et 8e siècle [Norel, 2009, p. 180]. En ce sens, l’histoire d’Abraham ben Yiju est aussi un peu la nôtre…

GHOSH A. [1994], In an Antique Land, New York, Vintage books.

GOITEIN S. D. [1999], A Mediterranean Society: The Jewish communities of the world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza, vol. 1, Economic Foundations, Berkeley, University of California Press.

GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.

NOREL P. [2009], L’Histoire économique globale, Paris, Seuil.

THAPAR R. [1984], A History of India, vol. 1, London, Penguin Books.

Le thé, une « plante globale » entre Chine, Grande-Bretagne et Assam

Le thé est sans doute originaire des forêts orientales de l’Himalaya. Dans les premiers temps, les feuilles de l’arbre à thé sont mâchées et utilisées comme remède en application sur les blessures. Mais le thé sert aussi directement de nourriture comme en témoignent de nombreuses pratiques en Birmanie, en Thaïlande ou en Chine du Sud-Ouest. S’il est probable que ces populations ont très tôt vendu leur thé aux Chinois, c’est seulement au 4e siècle avant l’ère conventionnelle que ce dernier apparaît en usage dans les monastères taoïstes, puis bouddhistes. Parée de vertus méditatives, la feuille de thé est alors infusée et pousse désormais sur des arbustes que les moines ont su acclimater. Considérée au départ comme une plante de la pharmacopée, la feuille de thé donne une boisson de consommation courante dès le 5e siècle, dans la vallée du Yangzi, pour être ensuite diffusée dans toutes les provinces durant la dynastie Tang (618-907). Évitant de consommer de l’eau polluée non bouillie, le thé contribue alors à l’expansion de la population et de l’économie chinoise.

Dès cette époque, le thé a des effets économiques et sociaux importants. Il stimule la fabrication de grès puis de porcelaine et entraîne un réel raffinement dans les types de tasses utilisées. Mais le thé est aussi très vite exporté, notamment vers le Tibet, l’Asie centrale et la Sibérie où il est bu mélangé à du lait ou du beurre de yack. Il est aussi diffusé vers le monde musulman où, mélangé au sucre, il devient un providentiel substitut du vin. Un commerce actif de « briques de thé » se met donc en place sur la route de la Soie, à tel point que ces briques en viennent, au 12e siècle, à servir de monnaie sur ce parcours commercial. C’est cependant au Japon que, dès 593, le thé rencontre ses succès les plus vifs et permet l’élaboration d’un cérémonial qui s’installera au centre de la culture japonaise [Okakura, 2006]. Pour MacFarlane [2003, p. 63], il est probable qu’il ait aussi contribué à la diffusion du bouddhisme zen dans toutes les couches de la société nippone.

Il allait avoir des conséquences initialement analogues en Grande-Bretagne… On commence à l’utiliser aux Pays-Bas dès 1610 mais il n’est consommé en Angleterre qu’après 1657, d’abord brassé et conservé en tonneau puis servi chaud à la demande, considéré en quelque sorte comme une « bière à réchauffer »… C’est après 1730 et l’établissement d’une liaison commerciale maritime régulière vers la Chine que le thé est massivement importé et que son prix le rend accessible à l’ensemble de la société. Il devient une composante centrale de l’alimentation : « En 1734, un budget de la classe moyenne allouait 5,25 pences par semaine et par personne au pain contre 7 pences pour le thé et le sucre » [ibid., p. 70]. Il se diffuse également vers les classes les plus modestes et se voit aussi réexporté vers les Amériques. Son intérêt économique est tel que les autorités en encouragent la consommation aux dépens du café tandis que la East India Company en fait une de ses principales sources de revenu. Mais ses conséquences sur le mode de vie britannique sont encore plus fondamentales. Sa consommation se développe dans les tea gardens et contribue au développement de l’art du jardin comme elle stimule la création de teashops où, contrairement au pub, toute la famille peut aller. Elle détermine une sociabilité (notamment féminine) de l’après-midi, tout en instaurant des codes sociaux qui participent des pratiques de différenciation sociale. Plus que tout, en étant associée dès le début du 19e siècle à l’ingestion de gâteaux, liée par ailleurs à la prise de lait et à l’habitude de sucrer abondamment la tasse de thé, la consommation de ce breuvage permet une alimentation en calories plutôt bon marché. Le système des repas britanniques s’en trouve bouleversé tandis que le tea-break des ouvriers leur permet sans doute une meilleure productivité. La production de céramique est aussi abondamment stimulée par l’introduction de nouveaux récipients pour le service, mais la métallurgie n’est pas en reste grâce  l’importance prise par la petite cuillère, le couteau à marmelade et autres ustensiles… Les techniques de la consommation (publicité, emballage, distribution) progressent aussi grâce à la consommation de la feuille chinoise…

Mais précisément, les autorité britanniques s’inquiètent désormais du pouvoir économique que leur consommation de thé procure à l’empire du Milieu, les importations étant payées en cotonnades indiennes et en argent. Par ailleurs,dès la fin du 18e siècle, la Royal Society tentait de trouver des spécimens de plantes, thé notamment, dans l’empire ou à l’extérieur, afin de rationaliser l’exploitation agricole impériale. Et si les Hollandais avaient pu, dès 1828, acclimater le thé sur Java, les Anglais rêvaient de pouvoir cultiver le thé ailleurs afin d’en finir avec un système de production et de transport du thé chinois à la fois artisanal et impénétrable à leurs intérêts. On connaît la suite : à partir du moment où les Britanniques ne furent plus en mesure de payer le thé chinois avec des cotonnades indiennes (du fait de la production chinoise croissante) tandis que le paiement en argent métal se heurtait à la raréfaction des approvisionnements américains, il devenait nécessaire de trouver un produit que les Chinois importeraient massivement… Ce fut l’opium, cultivé en Inde et transporté jusqu’à Canton, exporté en quantité négligeable en 1790 mais dépassant en valeur les importations de thé en 1833, à la veille des guerres de l’opium… En ce sens, le lien entre besoin anglais de thé et consommation de l’opium est direct même si la demande chinoise fut de fait motrice et bien des intermédiaires chinois complices. Dans un second temps, il fallait trouver un centre de culture alternatif du thé ; ce fut l’Assam, dans le nord du Bengale.

Tardivement colonisée par les Britanniques, cette région les intéressait surtout comme voie de passage potentielle vers la Birmanie et le Yunnan chinois d’une part, comme source de métaux précieux d’autre part. Ils ne tardèrent pas à découvrir (1835) que l’arbre à thé y avait poussé depuis toujours et livrait une infusion d’une qualité comparable à celle permise par les plants chinois. Dès 1839 une compagnie privée s’implantait pour généraliser l’exploitation de ce thé. Les débuts furent particulièrement difficiles et MacFarlane note combien sa culture fut dévastatrice, notamment pour les coolies indiens et bengalis décimés par les maladies. Il fallut aussi se débarrasser des indigènes qui refusaient une appropriation privée de leurs terres : cela se fit par la force brute, la taxation, les interdictions de passer sur les plantations génératrices de poursuites. Il fallut enfin créer un réseau de transport, notamment des voies ferrées lourdement subventionnées [Pomeranz et Topik, 2000, p. 86]. Ces « efforts » finirent par payer : entre 1870 et 1900, les exportations de l’Assam furent multipliées par vingt et d’autres régions, aux pieds de l’Himalaya, connurent le même décollage de leur production de thé. « L’Occident disposait désormais d’une offre de thé, non seulement égale à sa soif, mais encore contrôlée par les pays consommateurs » [ibid.]

En conclusion, le thé apparaît d’abord comme un véritable homogénéisateur des cultures entre Chine, Japon et Europe occidentale, permettant ainsi aux extrémités du continent eurasien de réaffirmer leur parenté, thème cher à Jack Goody. Si sa production reste entâchée de sang et d’oppression meurtrière, il constitue vraisemblablement un facteur de diminution des maladies liées à la pollution de l’eau, un facteur incitatif pour la navigation lointaine et la compagnie des Indes britanniques, un stimulant de la révolution industrielle en fournissant une boisson énergisante et saine à la main-d’œuvre, enfin un facteur clé de la construction de l’empire. Le thé a, de fait, largement contribué à changer le monde…

MacFarlane A. et I., [2009], The Empire of Tea, Woodstock and New York, Overlook Press, livre passionnant dont cet article s’inspire largement.

Okakura K. [2006], Le Livre du thé, Paris, Philippe Picquier.

Pomeranz K. et Topik S., [2000], The World that Trade Created, Armonk, M.E. Sharpe.

En Angleterre, le capitalisme fut d’abord une affaire de gentlemen

Historiens britanniques, ils ont notamment publié British Imperialism, Longman, 1993, rééd. 2001.

L’histoire commence dans la Grande-Bretagne des années 1980, quand de nouveaux travaux, qui avaient en commun de décentrer et d’élargir le regard porté sur l’histoire du capitalisme britannique, firent leur apparition en histoire économique. Les travaux précédents s’étaient focalisés sur l’industrialisation et ses conséquences. Ces nouvelles recherches souhaitaient mettre l’accent sur d’autres formes prises par l’entreprise capitaliste. Prenant position dans ce débat, nous avons inventé, dans la décennie suivante, le concept de « gentlemanly capitalism » – ou capitalisme de gentlemen.

Sans vouloir nier l’importance de l’industrie, nous souhaitions souligner deux points : d’abord, que loin d’être dépassés par les processus de formation de nouveaux marchés dans l’Angleterre des 17e-18e siècles, les propriétaires fonciers avaient toujours été partie prenante du processus ; ensuite l’importance des industries de service, et tout spécialement du commerce et de la finance, dans les 18e-19e siècles. Si le Sud-Est de l’Angleterre était le centre géographique de l’économie des services, Londres était le point où le pouvoir économique et politique traditionnel de l’aristocratie se heurtait à l’influence croissante du commerce et de la finance. Le terme de gentlemanly capitalism qualifie donc ces élites qui présidèrent au développement de ce capitalisme non industriel. Elles conservèrent leur influence sociale et politique au-delà du milieu du 19e siècle, parce qu’elles surent assumer leur rôle traditionnel de leadership tout en apportant une réponse dynamique aux défis de l’économie moderne. Bien que l’industrie fut le secteur qui connut la croissance la plus rapide dans la Grande-Bretagne d’avant les années 1850, elle était fragmentée en termes de leadership, inférieure pour ce qui est du statut social, et elle n’exerçait d’influence politique que dans les provinces, quand le pouvoir siégeait plutôt à Londres.

Au 18e siècle et au début du 19e, le gentlemanly capitalism était dirigé par l’aristocratie foncière et ses supporters dans les Églises établies (anglicane et catholique), la Justice et l’Armée. L’élite terrienne, dont les intérêts constituaient le facteur dominant de la vie politique britannique, avait noué des liens très forts avec les forces commerciales et financières de la City de Londres, telles la Bank of England et l’East India Company. Il en résulta un complexe qui, au début du 19e siècle, fut surnommé « la Vieille Corruption », par suite de son implication dans le système du patronage (1) et des dettes colossales accumulées lors des guerres livrées à la France.

La structure du gentlemanly capitalism sut accompagner les évolutions économiques. Après 1850, l’agriculture, jusqu’alors le cœur des affaires de l’aristocratie, déclina rapidement, alors que l’économie des services à Londres et dans le Sud-Est s’imposait contre l’industrie comme la partie de l’économie qui connaissait la plus forte croissance. La City devint une force de plus en plus influente dans le complexe du gentlemanly capitalism, qui incluait aussi les professions en cours de modernisation dans les sphères publiques et privées. Le capitalisme industriel fut largement tenu à l’écart des principaux réseaux du pouvoir avant 1914, et ne vit augmenter son influence que très lentement à l’issue de la Première Guerre mondiale. La fusion entre banques et industrie qui prit place en Allemagne et aux États-Unis avant 1914 fut lente à se développer en Grande-Bretagne. Quand elle était capable de concentrer son pouvoir – ce qui n’arriva pas souvent –, l’industrie pouvait certes influencer la politique économique, comme cela fut le cas lors de la campagne pour le libre-échange dans les années 1840 (2). Mais en termes généraux, les leviers de l’influence économique demeurèrent sous contrôle aristocratique bien au-delà des années 1945.

Il importe de rappeler à ce stade que nous avions introduit le concept de gentlemanly capitalism dans le contexte de notre travail sur l’impérialisme britannique. Nous attaquions alors l’idée convenue que ce qui se passait dans les périphéries de l’empire déterminait des changements dans la politique impériale britannique, tout autant que l’idée développée par nos collègues Ronald Robinson et John Gallagher (3), selon laquelle ce qu’ils appelaient l’« official mind » – état d’esprit officiel – était sans réelle influence sur cette politique. Nous défendîmes plutôt l’idée que le changement en Grande-Bretagne constituait la clé du changement aux frontières de l’empire, et que le gentlemanly capitalism formait le cadre mental à travers lequel tous ces mouvements fondamentaux, tant économiques que sociaux, se transformèrent en politique. Nous nous distancions également du marxisme, qui voyait dans le capitalisme industriel la force à la base de l’expansion impériale britannique.

On peut illustrer ce propos avec l’exemple de l’Inde. Il est bien connu que les Britanniques démantelèrent son industrie textile pour réduire ce pays au rang de producteur de coton, comme de marché pour les produits finis, les cotonnades étant désormais tissées dans un Lancashire en voie d’industrialisation. Il n’en reste pas moins que loin d’être le fruit d’un plan concerté, le processus d’expansion impériale dans le sous-continent indien, au cours des 18e et 19e siècles, était bien l’œuvre de forces commerciales, financières et militaire, reflétant les intérêts de ce capitalisme de gentlemen. Après la Grande Mutinerie de 1857 (4), la politique impériale en Inde fut d’ailleurs plus concernée par la stabilité militaire et financière de cette colonie qu’elle ne l’avait été auparavant par son rôle de débouché pour les produits manufacturés britanniques.

De même, nous montrâmes que l’expansion de l’empire et les politiques qui accompagnèrent cette croissance après 1850 ne prennent sens que si on les voit comme le fruit de la gigantesque extension du capitalisme de service britannique et de son influence outre-mer. Nous avons alors souligné l’expansion globale du commerce et de la finance britannique. Son aspect le plus visible réside dans une croissance très forte des investissements outre-mer, investissements qui furent pour la plupart canalisés via la City de Londres. Cet afflux de capitaux eut des conséquences globales : il transforma les relations qu’entretenait la Grande-Bretagne avec ses dominions, soit les colonies essentiellement peuplées d’immigrants européens (en Amérique du Nord, en Océanie…), tant économiquement que politiquement ; il contribua à édifier des structures informelles d’influence dans des zones aussi lointaines que l’Amérique latine et la Chine ; et il mena à la subordination financière de l’Empire ottoman dans les années 1870 et à l’occupation britannique de l’Égypte à partir de 1882. Nous estimions également que ces relations entre l’économie nationale, le changement politique et les mouvements aux frontières impériales étaient toujours fortes après 1914. Nous avons montré, par exemple, que le nouveau protectionnisme qui s’imposa à l’empire après les accords d’Ottawa (1932) devait davantage aux pressions financières exercées par Londres qu’aux besoins des industriels provinciaux. Il y eut d’ailleurs une répétition de cet événement dans la réponse économique aux décolonisations post-1945.

En redonnant la primauté au centre impérial pour ce qui est de la détermination tant de la politique nationale que de l’action à l’étranger, nous reconnaissons la dette que nous avons contractée vis-à-vis de théoriciens antérieurs, tels John A. Hobson, Rudolf Hilferding, Joseph A. Schumpeter et Thorstein Veblen. Le concept de gentlemanly capitalism a été conçu afin de construire un pont enjambant le fossé qui sépare les substructures et les superstructures de la société britannique dans sa phase impérialiste, et de cette façon intégrer l’histoire de la Grande-Bretagne à l’histoire de son empire. Si ce concept a été rejeté par certains historiens, il n’en reste pas moins qu’il a été et reste largement d’actualité.

Texte traduit par Laurent Testot

Notes

(1) La « Vieille Corruption » reposait largement sur le « patronage » de l’État britannique, un système de clientélisme très étendu reposant sur de multiples pensions, sinécures, rentes sans contrepartie allouées à de nombreux bénéficiaires.

(2) La campagne politique pour le libre-échange dans les années 1840 aboutit, au nom du libre-marché, à ce que la Grande-Bretagne n’exerce plus de protectionnisme vis-à-vis de ses colonies, ce qui aura pour conséquence de les rendre financièrement et politiquement plus autonomes vis-à-vis de la métropole.

(3) R. Robinson et J. Gallagher, The Official Mind of Imperialism, 1961, rééd. Macmillan, 1981.

(4) La Grande Mutinerie, connue en France sous le terme de révolte des Cipayes, est une rébellion survenue en Inde contre la domination britannique en 1857-1858. Au terme de cet épisode, le gouvernement britannique créa le Raj britannique, soit un gouvernement autonome de la colonie indienne (comprenant l’Inde, le Pakistan, le Sri Lanka, le Bangladesh actuels et, à partir de 1877, la Birmanie). Tous les pouvoirs administratifs et militaires jusqu’ici exercés sur l’Inde par la Compagnie (privée) des Indes orientales (ou East India Company) furent transférés au Raj.

Ce que nous apprend le repli du système-monde afro-eurasien (2e – 6e s. ap. J.-C.)

La croissance en Chine et dans le monde romain est stoppée à la fin du 2e et au 3e siècle. La propagation d’épidémies à la fois à Rome et en Chine dès le 2e s. précède cette récession ; elle est favorisée par la mise en contact de régions lointaines [McNeill, 1998]. Des troubles se produisent dans les cœurs et en Asie centrale, en partie initiés par un changement climatique marqué par une baisse des températures, entre les 3e et 5e siècles. L’Empire Han s’effondre en 220, et donne naissance à trois royaumes. Disparaissent à la même époque les Empires kushan (vers 250) et parthe (en 226). On note parallèlement des mouvements de populations, Xiongnu à l’est, Huns à l’ouest, ces derniers provoquant à leur tour le déplacement d’autres groupes. Dans chaque cas, une combinaison de facteurs externes et internes contribue à l’effondrement.

Pour Rome, les contradictions internes se sont accrues lorsque l’empire a cessé de s’étendre. À partir de Trajan, le coût du maintien de l’empire se révèle trop élevé, et il ne parvient plus à se procurer un nombre suffisant d’esclaves, l’expansion du christianisme favorisant de plus les affranchissements. Les historiens ont souvent relevé en outre le manque d’innovation technique, et la faiblesse relative de la production « industrielle » et agricole, de même que le déséquilibre entre l’Ouest et l’Est, ce dernier étant plus riche, plus urbanisé, plus peuplé, déséquilibre qui éclaire la division en deux blocs à partir de 395. Constantinople prend le contrôle de l’Égypte et remplace Rome comme la plus grande cité du monde. Si Byzance demeure un « cœur » du système-monde jusqu’au 12e siècle, la désintégration de l’Empire romain d’Occident s’accentue au 5e siècle et l’Europe occidentale devient pour un millier d’années une simple périphérie de ce système.

Le commerce romain vers l’Orient décline aux 3e et 4e siècles, alors que le royaume éthiopien  chrétien d’Axoum pour la mer Rouge et le nouvel Empire perse des Sassanides dans le golfe Persique contrôlent le passage des marchandises et des hommes. L’une des clefs du succès d’Axoum est en outre sa capacité à utiliser les routes de l’intérieur de l’Afrique, vers le Nil Bleu, jusqu’à la côte de la mer Rouge. Les Axoumites sont directement présents en Arabie du Sud de 529 à 570, d’où ils sont alors chassés par les Perses. Ce sont les Sassanides qui dominent le commerce de l’Ouest de l’océan Indien, où ils conservent leur prééminence jusqu’à la conquête arabe au 7e siècle. La majeure partie du trafic maritime vers l’Occident passe par le golfe Persique, situation qui se prolongera jusqu’au 10e siècle.

Des destins régionaux divergents

La régression économique touche de manière inégale les différentes régions du système. Une combinaison de facteurs externes et internes, inscrite dans des dynamiques spécifiques, est en fait à prendre en compte dans les trajectoires régionales observées. En Inde, le commerce avec l’Asie du Sud-Est est florissant sous les Pallava à partir du 3e siècle, parallèlement à l’essor de réseaux bouddhistes et hindouistes (cf. Ray, [1994]), et un empire – l’Empire gupta – se reforme en Inde du Nord de 320 à 480. En Chine, le royaume de Wu (222-280) poursuit une politique d’expansion commerciale en direction de l’Asie du Sud-Est.

À la fin du 5e siècle ap. J.-C., des invasions huns coupent les routes de la Soie et contribuent à la chute de l’Empire gupta. Les routes maritimes s’en trouvent en fait renforcées, la Perse et la Chine s’orientant vers un commerce maritime.

En Asie du Sud-Est, on note une restructuration des réseaux. Le Funan disparaît au 6e siècle. Les routes du commerce ne traversent plus la péninsule malaise mais empruntent le détroit de Malacca où divers royaumes se constituent, sur la péninsule malaise, dans le Sud-Est de Sumatra (avec Gantuoli et finalement Srîwijaya) et à Java (avec Heluodan à l’ouest, et Heling en Java centrale au 7e siècle), royaumes en rapport avec la Chine et avec l’Inde. On entrevoit ce que seront les réseaux d’échange au 8e siècle, avec la présence de jarres chinoises au 5e siècle à Sîrâf en Perse et à Sohâr en Oman, et au 6e siècle à Unguja Ukuu (Zanzibar) [Juma, 2004].

Les routes de la Soie retrouvent par ailleurs leur activité, lorsque se constitue une confédération oghuz au 6e siècle. C’est une période, il faut le souligner, où n’existe en Chine aucun État puissant, et où l’Empire byzantin est en repli. Les Oghuz obtiennent très rapidement un tribut de 100 000 balles de soie des Zhou septentrionaux, fait significatif de la dimension militariste de cette formation étatique [di Cosmo, 1999]. Sur les routes de la Soie, le commerce est animé par les Sogdiens, qui « s’accommodent des empires turcs successifs » [de la Vaissière, 2002].

On doit noter que si l’effondrement de l’Empire Han est parallèle à celui de l’Empire romain, il n’aura pas les mêmes répercussions sur la longue durée. L’Asie orientale demeure un cœur du système-monde alors que l’Europe (sauf pour sa partie sud-orientale) n’en sera plus qu’une périphérie. Le 7e siècle représente un tournant dans l’histoire de l’océan Indien, avec l’essor de la Chine Tang, mais aussi l’apparition et l’expansion de l’islam. Ce dernier inaugure non seulement une nouvelle phase de croissance économique, mais aussi une nouvelle ère pour l’océan Indien et le système-monde dans son ensemble.

Les interactions entre coeurs, semi-périphéries et périphéries

D’une période à une autre, on peut percevoir une croissance démographique, et une expansion de la production et des échanges, avec une densification des réseaux, dont la configuration reflète la hiérarchie des pouvoirs au sein du système-monde. La diffusion de grandes religions (bouddhisme, hindouisme et christianisme, dès le premier cycle, et islam dans le second cycle) a favorisé l’intégration du système. Le progrès des échanges a encouragé les développements internes des États, dans une dynamique smithienne qui s’appuie également sur des innovations techniques, dans le domaine agricole puis industriel (charrue à versoir en Chine au 2e s. av. J.-C. ; moulin à eau, en Chine et en Méditerranée, au 1er s. av. J.-C. ; papier comme support de l’écrit en Chine au 1er s. ; invention du mortier dans l’Empire romain au 1er s. ap. J.-C…) – l’Empire romain, toutefois, produit peu d’innovations : le recours massif à l’esclavage n’a évidemment pas favorisé les innovations techniques et l’approfondissement d’une division du travail. Les innovations sont aussi organisationnelles et idéologiques, avec la mise sur pied d’une administration en Chine (le système éducationnel s’appuyant sur les textes confucéens), la naissance et l’expansion du christianisme…

Il y a clairement domination des cœurs du système sur certaines périphéries (on sait que l’Empire romain ne pouvait prospérer que par l’importation massive d’esclaves), mais l’essor des cœurs a aussi eu pour effet l’épanouissement d’autres régions, marqué par l’apparition ou l’essor d’États dans des semi-périphéries du système capables de tirer parti de leur situation en interface et de répondre à la demande croissante du marché : Asie du Sud-Est insulaire, Asie centrale. Ces semi-périphéries ont bénéficié de transferts de technologie par leurs échanges et grâce à l’installation d’artisans étrangers (l’expansion de la métallurgie du fer et celle du travail du verre en constituent de bons exemples). L’adoption de la religion des cœurs a sans doute favorisé des transferts de richesse vers les centres, mais aussi le développement de ces (semi)-périphéries et leur insertion dans le système-monde. Si les semi-périphéries s’approprient des traits sociaux et technologiques des cœurs et en relaient la domination idéologique, elles jouent aussi un rôle important dans l’évolution du système par leur capacité d’innovation : en témoigne le développement de la navigation en Asie du Sud-Est, et celui de l’étrier dans les steppes asiatiques.

D’un cycle à l’autre, une combinaison de facteurs internes et externes induit des changements dans la hiérarchie du système. Cœur durant le premier cycle, l’Europe occidentale devient une simple périphérie dans le second. Les ressources démographiques et militaires de régions proches des cœurs leur permettent d’accéder parfois à une position dominante : les Kushans d’Asie centrale créent ainsi un empire en Inde au 1er siècle ap. J.-C. On observe aussi des constantes : la Chine demeure un cœur du système, bénéficiant d’un cycle à l’autre de son potentiel agricole et démographique et de ses innovations. Les régressions en outre ne touchent pas de la même manière toutes les parties du système, du fait de conditions « locales » particulières, l’Inde et l’Asie du Sud-Est, notamment, apparaissent souvent quelque peu désynchronisées, sans doute parce qu’elles échappent aux grandes invasions, et que les effets des changements climatiques y sont moins prononcés ; en outre, certaines régions sont parfois en mesure de tirer profit de l’affaiblissement de puissances concurrentes, ainsi l’Empire byzantin, dans la première moitié du 6e siècle.

État et secteur privé

Qui organisait la production et les échanges ? Quels rapports entretenaient les marchands et l’État ? Il serait erroné d’opposer de manière systématique l’État et le secteur privé : il est possible de noter leur compétition, mais aussi leur articulation. Des pratiques capitalistes sont observables dans les grands États (1), et les actions ou les institutions de ces États sont tantôt favorables tantôt défavorables à l’expansion des marchés.

Ainsi, l’existence d’une seule monnaie favorise les échanges à travers l’Empire Han ou romain. L’État Han s’est méfié des grands marchands, qui ont cependant prospéré. Dans l’Empire romain, au contraire, l’État a plutôt manipulé les marchands. On a cependant réévalué l’importance du commerce privé, par exemple dans l’océan Indien au début de l’ère chrétienne (cf. le papyrus de Vienne, qui traite de l’expédition de marchandises de Muziris à Alexandrie, avec un contrat de prêt entre deux marchands gréco-romains – Casson, [2001]. Rathbone [1991], qui s’appuie sur les archives d’une grande exploitation agricole privée au Fayoum, a aussi montré l’émergence d’une certaine rationalité économique – la question étant cependant de savoir si on peut étendre à tout l’Empire romain ses observations sur une région d’Égypte (cf. Andreau et Maucourant, [1999]).

Tout au long de l’histoire, on constate que les entrepreneurs privés oscillent en fait entre deux stratégies opposées : se tenir à l’écart du politique et essayer de réduire le rôle de l’État, ou bien investir l’État. À l’inverse, les élites étatiques ont le choix entre prendre le contrôle de l’économie (tel est le cas dans la Chine Han puis Tang, même si un secteur privé s’y déploie), ou favoriser l’essor du secteur privé et en taxer les activités (option, généralement, des États musulmans). Le capitalisme (des pratiques capitalistes) s’est développé aussi dans le cadre des réseaux transnationaux (Sogdiens et autres). En outre, il est à noter que les institutions religieuses ont également représenté des lieux d’accumulation du capital.

Remarquons enfin qu’un autre cadre de développement capitaliste est fourni par les cités-États. On en a un bon exemple avec les cités phéniciennes et grecques au 1er millénaire av. J.-C., mais elles ne se développeront ensuite que dans des cycles ultérieurs et surtout à partir du 10e siècle, dans une nouvelle phase de globalisation des échanges.

Note

(1) On ne saurait cependant assimiler, comme Andre Gunder Frank et Barry K. Gills, 1993, des pratiques capitalistes – de fait anciennes – avec le mode de production capitaliste, et l’existence de marchés (disjoints) (Bresson, [2000] ; Migeotte, [2007] et celle d’une « économie de marché » (avec des systèmes nationaux de marchés constitués), celle-ci n’apparaissant qu’à l’époque moderne, en Europe.

SOURCES

ANDREAU, J. et MAUCOURANT, J., [1999], « À propos de la rationalité économique », Topoi. Orient-Occident, IX (1), pp. 47-102.

BRESSON, A., [2000], La Cité marchande, Bordeaux, Ausonius.

CASSON, L., [2001], « New Lights on Maritime Loans: P. Vindob G 40822 », in : Trade in Early India (Oxford in India Readings: Themes in Indian History), R. Chakravarti (ed.), Oxford, Oxford University Press, pp. 228-243 (1re public. 1990).

COSMO, N. di, [1999], « State Formation and Periodization in Inner Asian History », Journal of World History, X (1), pp. 1-40.

FRANK, A. G. et GILLS, B. K. (éds.), [1993], The World System: Five Hundred Years or Five Thousand?, London, New York, Routledge, 320 p.

JUMA, A. M., [2004], Unguja Ukuu on Zanzibar. An Archaeological Study of Early Urbanism, Studies in Global Archaeology, III, Uppsala University, 198 p.

McNEILL, W. H., [1998], Plagues and Peoples, New York, Anchor Books Editions, 365 p. (1re éd. 1976).

MIGEOTTE, J., [2007], L’Économie des cités grecques de l’archaïsme au Haut Empire romain, Paris, 2e éd., Ellipses Marketing.

RATHBONE, D., [1991], Economic Rationalism and Rural Society in third-century A.D. Egypt. The Heronimos Archive and the Appianus Estate, Cambridge, New York, Cambrige University Press, 509 p.

RAY, H. P., [1994], The Winds of Change: Buddhism and the Maritime Links of Early South Asia, New Delhi, Manohar Publish.

VAISSIÈRE, É. de la, [2002], Histoire des marchands sogdiens, Paris, Collège de France, Institut des Hautes Études Chinoises.