Sur les navigations indiennes avant le 16e siècle

Divers auteurs ont développé l’idée selon laquelle « les hindous se sont peu aventurés loin de leurs rivages » (Rosenberger, 1999 : 271). « Le manque d’intérêt de l’Inde pour le pouvoir maritime dans la période prémoderne reste une énigme », estime Chaudhuri (1985 : 15). Wink (1990 : 65) écrit également : « Il est peu fait mention de marchands indiens dans le commerce à longue distance de l’océan Indien » (la prohibition des brahmanes concernant les voyages maritimes aurait contribué à limiter les initiatives hindoues sur les côtes de l’Inde). Ces auteurs sous-estiment curieusement le rôle joué par les Indiens dans les échanges, rôle pourtant bien attesté avant même l’ère chrétienne : l’« indianisation » de l’Asie du Sud-Est a commencé à la fin du premier millénaire av. J.-C. Du poivre était alors commercé au Viêtnam, un terme pour le désigner, *amrec, étant reconstructible en proto-chamique, langue alors parlée sur la côte viêtnamienne.

La naissance d’un système-monde reliant Asie, Europe et Afrique éclaire au début de l’ère chrétienne les mouvements des marchands méditerranéens vers l’Asie du Sud, l’« indianisation » de l’Asie du Sud-Est, l’émergence en Afrique de l’Est d’une culture pré-swahilie, et les voyages des Austronésiens vers la Chine ou l’Ouest de l’océan Indien (Beaujard 2009). Les Indiens jouent eux-mêmes un rôle actif sur les routes maritimes. Ils sont souvent bouddhistes (Ray 1996), mais des hindous sont également présents.

Si nous sommes mieux renseignés sur l’Ouest de l’océan Indien, grâce aux textes grecs et romains notamment, l’Est de cet océan était déjà le théâtre d’un commerce notable. On sait par le Périple de la Mer Érythrée (ca. 30 ap. J.-C.) (Casson, 1989) que de gros navires traversaient la baie du Bengale vers Chryse (péninsule malaise-Sumatra). En sens inverse, la trouvaille sur les côtes de la mer Rouge d’ostraka (tessons de poterie réutilisés comme supports d’écriture) en tamoul et écriture brâhmî, datés du 1er-2e s. ap. J.-C., montre que des Indiens fréquentaient cette région. Des États et des marchands privés devaient être impliqués dans les échanges. Des pièces shâtavâhana des 2e et 3e siècles figurent des navires à un ou deux mâts (Andhra Pradesh). Au Bengale occidental, diverses impressions de sceaux datés du 3e s. provenant de Chandraketugarh représentent des navires pourvus d’un mât à base tripode, qui sont d’un type différent des navires représentés sur les monnaies shâtavâhana. Le Sud et le Sud-Est de l’Inde jouent aussi un rôle important, à partir de ports comme Muziris (Kerala), Arikamedu et Kâverippûmpattinam (Coromandel). Un graffito sur un tesson de poterie trouvé au Tamil Nadu pourrait être la représentation d’un navire à trois mâts décrit par les textes gréco-romains.

Au 4e et au début du 5e siècle, le système-monde est en repli, mais les échanges demeurent actifs entre l’Inde orientale et l’Asie du Sud-Est, sous la dynastie des Pallava qui dominent alors le Coromandel. Le revers de l’un des types de pièces pallava trouvé dans la capitale Kâñchîpuram porte un navire. Une pièce de ce type a été mise à jour à Khuan Lukpad (Thaïlande péninsulaire). Les fresques indiennes d’Ajanta (première moitié du 6e s.) offrent différentes représentations de navires, certains à trois mâts, qui évoquent des navires de l’Asie du Sud-Est (Manguin 1985). Au 6e siècle, le Grec Cosmas souligne en outre l’importance de Ceylan, qui reçoit des biens de l’Orient et de l’Occident, et envoie ses propres navires outremer.

Le 7e siècle voit l’interconnexion de l’Empire chinois des Tang et de l’Empire musulman, qui favorise une nouvelle phase d’intégration du système-monde. En position centrale, de grands royaumes indiens jouent un rôle important dans l’expansion des réseaux : Râshtrakûta du Deccan, Pâla du Bengale et Pallava du Coromandel. Cette période voit l’émergence de grandes guildes en Inde du Sud et le renforcement des influences culturelles indiennes à Ceylan et au-delà de la baie du Bengale. Entre Inde et Asie du Sud-Est, une culture commune se crée, forgée par les marchands et les hommes de religion. Les chroniques chinoises conservent la trace d’ambassades du « Sud de l’Inde » en  692, 710 et 720 (Wang Gungwu 1998). Une inscription trouvée à Takuapa, sur la péninsule malaise, évoque une intervention militaire indienne au 9e siècle (844-866), à laquelle se trouve associée la guilde de marchands Manigrâmam. Peut-être avons-nous ici l’indice d’une tentative indienne visant à détourner le commerce vers l’isthme de Kra, au détriment de Palembang (Srîwijaya).

Les Cinghalais allaient eux-mêmes jusqu’en Chine. Un texte chinois du 9e s., parlant des navires qui arrivent chaque année au Nord-Viêtnam et à Huangzhou, précise : « Parmi ceux-ci, les navires du Royaume du Lion [Ceylan] sont les plus grands. »

Des navires indiens se rendaient aussi dans le golfe Persique. Le roi Châlukya Pulakeshin II (609-642), qui contrôlait la côte du Konkan, envoya des missions diplomatiques auprès du Sassanide Khosrau I. Une lettre du commandant ‘Utba ibn Ghazwân au calife ‘Umar parle de la visite de navires indiens au port d’Ubullah. Les Châlukya envoient en outre des navires vers Ceylan et l’Asie du Sud-Est.

Le système-monde est en repli au 9e et au 10e siècle, mais à la fin de ce siècle, une période de réchauffement que l’Europe a appelé l’Optimum Climatique Médiéval favorise un nouvel essor de ce système, impulsé notamment par la Chine Song. En Inde, la puissance politique majeure se trouve alors à l’est, avec la thalassocratie chola du Coromandel, mais les communautés marchandes du Gujarat et de la côte du Malabar sont également actives sur l’ensemble des réseaux. Si elles sont souvent musulmanes, des hindous et des jaïns sont également présents. Abû Zayd mentionne ainsi des marchands hindous à Sîrâf au 10e siècle. Mas‘ûdî signale par ailleurs des pirates indiens à Socotora au 10e s., « qui donnent la chasse aux navires arabes à destination de la l’Inde et de la Chine ».

Outre les données de l’archéologie et des textes arabo-persans, nous disposons pour la période des 11e-12e siècles des documents de la Geniza du Caire et des chroniques chinoises. Diverses lettres de marchands juifs font référence à des navires indiens, envoyés au port d’Aden avec du poivre et du fer (Goitein et Friedman 2007). Les Chola entreprennent la conquête d’une partie de Sri Lanka et des Maldives (10e-11e siècles), puis lancent des expéditions sur Sriwijaya et la péninsule malaise. Les sources chinoises montrent qu’une grande partie du commerce d’exportation à partir de la Chine se fait avec des navires indiens du Coromandel et de Ceylan.

Des documents indiens reflètent aussi l’importance de la navigation. Le manuscrit sanskrit Yuktikalpataru, du 11e siècle, ne mentionne pas moins de quinze sortes de bateaux aptes à une navigation en mer, certains de grande taille (Mookerji, 1999). Diverses inscriptions datées entre 10e et 13e s. parlent de maîtres de navires indiens sur la côte du Konkan ; elles donnent le mot vahitra pour des navires utilisés pour des voyages en haute mer, également en usage dans la baie du Bengale. Les nefs indiennes de cette période utilisent probablement des voiles auriques permettant de naviguer cap au vent. On connaît diverses représentations de navires pour cette période des 11e-12e s., navires ici à un seul mât (Deloche 1996). Une pierre conservée au musée de Goa montre en outre un navire avec un poste de gouvernail à la poupe, situé apparemment dans un chantier naval. Le gouvernail d’étambot observé n’est peut-être pas une innovation indienne, car la Chine connaît ce type de gouvernail depuis le 1er siècle. L’histoire a retenu les noms de certains traitants particulièrement riches, ainsi le prince-marchand Jagadu (Gujarat) – un jaïn –, qui commerce avec la Perse avec l’aide d’un agent indien basé à Hormuz.

Au 13e siècle, l’émergence de la semi-périphérie mongole comme puissance politique majeure provoque une brutale restructuration de l’espace continental asiatique et des réseaux d’échange, avec la création d’États mongols en Chine, en Perse et en Europe orientale, et la formation en Inde du sultanat de Delhi, en contrepoint à l’expansion mongole. Les musulmans dominent désormais les réseaux, mais des marchands hindous demeurent actifs, en particulier sur la côte sud-est de l’Inde. Au 13e siècle, des Indiens du Sud continuent à faire le voyage vers la Chine. Dédiée à Vishnu, une inscription bilingue chinois/tamoul datée de 1281 a été trouvée à Quanzhou, qui a livré par ailleurs un certain nombre de statues et bas-reliefs indiens. Une importante population tamoule semble avoir vécu à Quanzhou au 13e siècle. À la fin du 13e siècle, les Pândya envoient toute une série d’ambassades en Chine, via Java (il n’est pas sûr cependant que les marchands et ambassadeurs tamouls aient toujours voyagé à bord de navires indiens).

Des influences indiennes sont clairement apparentes en Afrique de l’Est pour cette période, influences arrivées sans doute, pour une part, avec des musulmans installés en Inde, mais des Indiens banians (hindous) sont aussi partie prenante dans les échanges : on sait que des banians étaient installés dans la région du golfe et à Aden. Les chroniques yéménites évoquent ainsi pour 1384 un quartier banian (hindou) de commerçants en tissus dans cette ville.

Les rois de Ceylan, par ailleurs, mènent une politique commerciale active. Ibn Battûta en témoigne pour le souverain du royaume tamoul du Nord de l’île, qui était en rapport avec le Coromandel et commerçait avec le Yémen.

Après le déclin global du 14e siècle entre les années 1320 et 1380, le système-monde connaît une nouvelle croissance au 15e siècle. La désintégration du sultanat de Delhi a donné naissance à des sultanats ouverts sur la mer, au Gujarat et au Bengale. Le sultanat bahmanide (Deccan) est également impliqué dans les échanges maritimes, de même que l’empire de Vijayanâgara (Sud de l’Inde) et des cités-États comme Calicut. Les marchands musulmans du Gujarat, de la côte du Malabar, et du Bengale jouent un rôle prééminent sur les réseaux de l’océan Indien. Des musulmans sont également présents sur la côte du Coromandel. L. de Varthema affirme au début du 16e s. : « Les païens hindous ne naviguent guère ; ce sont les Maures qui transportent les marchandises. » Pourtant, des « banians » « marchands de mer » sont en nombre dans les ports de Thatta, Goa, Calicut, Hormuz, Aden et Malacca. À Surat, dans le sultanat bahmanide, le plus grand marchand au début du 16e siècle était un brahmane, Malik Gopi, possesseur de trente navires (Subrahmanyam, 1995). Le Portugais Barros signale la présence de banians gujaratis à Malindi (Kénya) en 1498. Entre le Coromandel et le port de Malacca, ce sont des marchands chettis hindous qui ont la haute main sur le commerce. Selon le Portugais T. Pires, les « Keling », du Coromandel, généralement hindouistes, appartenant à l’Empire de Vijayanâgara, comptaient à Malacca le même nombre de marchands que les Gujaratis.

Ce relevé non exhaustif des activités maritimes indiennes au fil des siècles montre la vitalité des communautés marchandes dans les échanges à longue distance de l’Asie du Sud. Si les musulmans y jouent un rôle croissant à compter du 8e siècle, des hindous et des jaïns y sont bien présents, et prendront une part active dans les échanges à l’époque moderne.

BEAUJARD, P., 2009, « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », Histoire globale, mondialisations et capitalisme, P. Beaujard, L. Berger et P. Norel (éds.), Paris, Éditions La Découverte, pp. 82-148.

CASSON, L. (éd.), 1989, Periplus Maris Erythraei, Princeton, Princeton University Press, 344 p.

CHAUDHURI, K. N., 1985, Trade and Civilization in the Indian Ocean: An Economic History from the Rise of islam to 1750, Cambridge, Cambridge University Press, 288 p.

DELOCHE, J., 1996, « Iconographic evidence on the development of boat and ship structures in India (2nd C. B.C.-15th C. A.D.). A new approach », Tradition and Archaeology: Early maritime contacts in the Indian Ocean, H. P. Ray et J.-F. Salles (eds), Delhi, Manohar, pp. 199-224.

GOITEIN, S.D. et FRIEDMAN, M.A., 2007, India Traders of the Middle Ages : Documents from the Cairo Geniza. « India Book », Part One, Leiden, Brill, 918 p.

MANGUIN, P.-Y., 1985a, « Late Mediaeval Asian Shipbuilding in the Indian Ocean. A Reappraisal », Middle East and Indian Ocean, XVIe-XIXe, 2 (2), pp. 1-30.

MOOKERJI, R. K., 1999, Indian Shipping: A History of the Sea-Borne Trade and Maritime Activity of the Indians from the Earliest Times, New Delhi, Munshiram Manoharlal, 283 p. (1re éd. 1912).

RAY, H. P., 1994, The Winds of Change: Buddhism and the Maritime Links of Early South Asia, New Delhi, Manohar Publish., 256 p.

ROSENBERGER, B., 1999, « La pratique du commerce», États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, vol. 2, J. C. Garcin et al. (éds.), Paris, PUF, pp. 245-273.

SUBRAHMANYAM, S., 1995, « Of Imârat and Tijârat: Asian Merchants and State Power in the Western Indian Ocean, 1400 to 1750 », Comparative Studies in Society and History, 37, pp. 750-780.

WANG GUNGWU, 1998, The Nanhai Trade: The Early History of the Chinese Trade in the South China Sea, Singapour, Times Academic Press, 134 p. (1re éd. 1958).

WINK, A., 1990, Al Hind: the Making of the Indo-Islamic World, vol. I, New Delhi, Oxford University Press, 396 p.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : la diffusion du bouddhisme

Dans la chronique de la semaine dernière, nous avions résumé la typologie des conversions sociales posée par Jerry H. Bentley [1993]. Celui-ci distingue trois types de conversion susceptibles de transformer des sociétés par l’acceptation d’une nouvelle religion : par coercition, par association volontaire et par assimilation. L’histoire du bouddhisme illustre à merveille l’usage extensif du deuxième type, son expansion dans l’Ancien Monde ayant reposé sur le dynamisme conjoint des communautés marchandes et monastiques. Sa propagation, vingt-cinq siècles durant, a été en effet largement liée à la mise en place d’ententes commerciales entre des étrangers, souvent des marchands itinérants, et les élites locales. Facilitées par la plasticité de la nouvelle religion, propice à la cohabitation et à l’hybridation avec d’autres idéologies, ces conversions ont permis la mise en place de communautés partageant des valeurs morales.

Le bouddhisme émerge en Inde du Nord avec les prêches d’un homme de la caste des guerriers, le Bouddha historique, dont il faut convenir qu’il n’a d’historique que le nom. Le bouddhisme des origines s’étant refusé à la transmission de son dogme par l’écriture, la seule connaissance qui subsiste de l’existence de ce sage est un ensemble de récits mythologiques posant le cadre d’une révélation ponctuée de miracles. Si le Bouddha semble s’être abstenu de se prononcer sur l’existence des dieux, ses adeptes admettront très vite comme allant de soi l’existence des multiples représentants du panthéon brahmanique, dont les diverses figures sont présentées dans le mythe comme ayant manifesté leur allégeance au Bouddha. Dont acte : le bouddhisme n’est pas une religion sans dieu, mais une religion qui ne se prononce pas sur l’existence de dieux. Elle peut donc accueillir, au prix du silence parfois gêné de ses traditionalistes, toute divinité étrangère.

Le bouddhisme, religion impériale

À partir de la mort du Bouddha, vers la fin du 5e siècle de notre ère, l’archéologie suggère que de petites communautés monastiques commencent à se diffuser depuis son foyer d’origine, autour de Varanasi (Bénarès) vers l’est, suivant la route commerciale qui remonte le cours du Gange. Les monastères sont cruciaux, car ils sont le lieu du salut : le Bouddha a en effet imposé l’idée que pour atteindre la paix dans le nirvanâ, soit l’extinction des souffrances, il faut être un homme, de sexe masculin, né dans les castes supérieures et prenant refuge dans le sangha, la communauté des moines – plus tard étendue à l’ensemble des croyants. Dans l’attente d’un avenir meilleur, les laïcs peuvent toujours améliorer leur destin, karma, en faisant l’obole de leur nourriture quotidienne aux moines.

Le bouddhisme entre réellement dans l’histoire lors du règne de l’empereur Ashoka, de la dynastie Maurya, qui contrôle la quasi-totalité du subcontinent indien. Vers – 261, Ashoka conquiert la province du Kalinga et se convertit au bouddhisme – le mythe raconte que cet acte dérive de son écœurement devant les massacres. Cette conversion est devenu légendaire, on la devine surtout politique : le devoir d’un bon souverain, dans la tradition indienne, est de se poser en garant de l’harmonie religieuse. Les communautés monastiques bouddhiques offrant un puissant relais aux administrateurs de l’empire, sa politique de soutien à ces instances religieuses résulte d’un pacte tacite. À l’image du Constantin chrétien du 4e siècle de notre ère, Ashoka convoque un concile dans sa capitale de Pataliputra (actuelle Patna) pour définir une orthodoxie, initie un important culte des reliques semblant destiné à canaliser les manifestations émotionnelles de son peuple, et patronne déjà des missions d’évangélisation vers le Sri Lanka, le Myanmar et la Bactriane – alors un royaume de culture grecque, issu des diasporas créées par l’expédition d’Alexandre le Grand, qu’Ashoka semble prendre pour référence.

Religion d’Orient, statuaire grecque

À partir de ce moment, les bouddhistes fixent leurs croyances par écrit, et ne cesseront de graver une multitude d’images pédagogiques destinées entre autres à l’édification des foules. Sous l’inspiration de la statuaire grecque classique, le Bouddha se voit revêtu des vêtements à plis popularisés par le courant artistique gréco-asiatique du Gandara. Au 12e siècle, cette tradition atteint le Japon, où se multiplient les statues qui, pour être de lointaine inspiration grecque, n’en conservent pas moins un étonnant air de ressemblance avec les canons d’origine.

De ville-étape en oasis ou en port, le bouddhisme poursuit son expansion au fil des routes marchandes : du Sri Lanka vers Sumatra et Java ; du Myanmar vers la Malaisie et le Laos ; et de la Bactriane vers la Chine, qui sera atteinte au début de l’ère chrétienne. En Perse et en Asie centrale, les étapes des routes de la Soie abritent des communautés bouddhistes de plus en plus importantes. Le philosophe juif Philon d’Alexandrie mentionne anecdotiquement dans son œuvre la présence de moines en robes vives en Égypte, mais s’il s’agit de bouddhistes, leur séjour sur les rives du Nil ne connaîtra pas de postérité.

Un bouddha syncrétique

Au 4e siècle commencent à être décorées les grottes de l’oasis de Dunhuang, étape-phare des routes de la Soie, qui abritent un très important monastère. Sa présence montre le paradoxe d’une religion qui, partie d’Inde n’atteint la Chine qu’au terme d’un contournement séculaire de l’Himalaya par la Perse et d’une propagation par la conversion de certains leaders des peuples des steppes impliqués dans le commerce eurasiatique. Notons qu’en Perse, où le bouddhisme se maintient jusqu’à la conquête musulmane, le contact a probablement fait germer les graines de l’idée millénariste. Si l’Apocalypse existait dans l’idéologie indienne et bouddhiste d’origine, émerge dans la nouvelle religion une divinité très populaire en Asie orientale, Maitreya, le Bouddha du Futur, qui semble devoir son existence à des influences mazdéennes ou zoroastriennes.

À son arrivée en Chine, le bouddhisme fait face à un redoutable défi : adapter un dogme qui fait sens dans le contexte idéologique indien au fonctionnement mental chinois. Plusieurs siècles sont nécessaires pour que s’opère la fusion, au prix d’adaptations, de concessions, de traductions du sanskrit au chinois et d’adoption par le bouddhisme des concepts du taoïsme, religion populaire de Chine.

Progressivement s’imposent deux courants conceptuellement distincts : 1) le gradualisme, qui défend conformément à la tradition que le nirvanâ n’est accessible qu’à l’issue d’une longue série d’existences vertueuses ; 2) le subitisme qui, pour plaire notamment aux Chinois, estime que le nirvanâ est plus facilement accessible.

Certaines des écoles subitistes iront jusqu’à dire que le phénomène peut être soudain, par méditation ou récitation d’une formule magique. Les courants du chan chinois / zen japonais postulant l’illumination soudaine par méditation ou réflexion sur des paradoxes (kôan), ou ceux de l’amidisme de même origine garantissant le paradis à celui qui récite une formule magique juste avant sa mort, témoignent du pragmatisme chinois. Ils connaîtront un grand succès, que les courants qui les avaient précédés, plus intellectuels, n’auront pas su soulever. Ainsi aux 12e et 13e siècles, l’amidisme des sectes de la Terre pure et de l’Authentique Terre pure parvient à convertir les couches populaires japonaises, alors que les formes antérieures de bouddhisme restaient confinées aux élites.

Paraboles et conversions

Vers 406, à Chang’an, le moine Kumârajîva traduit le sûtra du Lotus du sanskrit au chinois. En cela, il est un acteur parmi d’autres de la forte diffusion via le chinois des textes bouddhiques vers la Corée, le Viêtnam et l’Asie centrale. Émergeant d’un ensemble colossal de plus de 2 000 écritures saintes, ce sûtra est à bien des égards un texte idéal : censé résumer et dépasser tous les autres, il constitue à la fois une critique des doctrines gradualistes antérieures et comporte de nombreuses paraboles, telle celle du fils pauvre, souvent comparée à celle de l’enfant prodigue des Évangiles. Ces historiettes se prêtent à l’élaboration littéraire ou artistique, et soutiennent les efforts des moines qui prêchent en milieux populaires : des myriades de paraboles et d’histoires édifiantes, brodant souvent autour de thèmes mythologiques liés aux pays évangélisés et compilées dans des recueils de contes, permettent de mettre en avant le rôle déterminant du Bouddha dans l’histoire. Un de ses recueils, le Konjaku monogatari shû (Histoire qui sont maintenant du passé), compilé au Japon peu après l’an Mil, se compose ainsi d’un millier d’anecdotes réparties entre récits d’Inde (un pays totalement imaginaire pour un Japonais du 11e siècle), de Chine et du Japon.

Car vers 550, une ambassade coréenne envoyée au Japon y introduit le bouddhisme et l’écriture. L’adoption de la nouvelle religion se fait au prix d’une guerre civile, livrée par deux clans rivaux se disputant le contrôle du royaume. La nouvelle religion se pérennise. Les monastères, qui envoient fréquemment des moines en Chine pour s’inspirer des différentes écoles, se multiplient et joueront un rôle politique et militaire important jusqu’en 1600. Le bouddhisme chinois et japonais verra se constituer, comme le christianisme occidental, des armées de moines-soldats idéologiquement appuyées par des prédicateurs de guerre sainte – que l’on retrouve également au Tibet ou en Thaïlande. Par réaction, la religion chamanique nippone, le shintô, se structure progressivement. Des phénomènes syncrétiques font leur apparition, et des doctrines visant à assimiler les divinités locales, kami, aux bouddhas sont élaborées.

Université et impression

À partir des 5e et 6e siècle s’amorce un va-et-vient intellectuel d’ampleur, qui voit des moines chinois voyager en Inde pour y revivifier leur doctrine, quand leurs confrères japonais viennent compléter leurs connaissances dans les monastères de l’Empire du Milieu. Entre les 3e et 4e siècles, le bouddhisme a atteint son apogée en Inde sous la dynastie hindoue Gupta. En a notamment résulté la fondation de l’université de Nâlandâ, qui comptera jusqu’à 10 000 moines. Pivot de l’évangélisation, elle attire des moines de toute l’Asie. Elle sera incendiée par les musulmans à la fin du 12e siècle. Entretemps, les États coréens et chinois auront inventé l’imprimerie – ou plus exactement la xylographie : les premiers textes reproduits industriellement, et dans des volumes impressionnants atteignant des millions de feuilles, sont justement les textes bouddhiques de référence, dès le 10e siècle.

Vers 640, le puissant roi du Tibet Songtsen Gampo épouse une princesse chinoise, se convertit au bouddhisme et prend Lhassa pour capitale. Un siècle plus tard, le moine Padmasambhava quitte le Bihar pour se rendre au Tibet, où il livre une lutte sans merci aux « démons », soit les divinités de la religion locale, le bön, afin de les soumettre à la révélation du Bouddha. En résulte, comme au Japon, un phénomène à la fois syncrétique et identitaire : les dieux du bön, dûment inféodés au Bouddha en qualité de gardiens ou de serviteurs, enrichissent le panthéon du bouddhisme tibétain ; et les instances du bön, culte de type chamanique, se structurent en Église et définissent un dogme pour se défendre du phagocytage entrepris par les missionnaires étrangers, essentiellement venus d’Inde du Nord.

Flux et reflux du bouddhisme en Inde

De 842 à 844 prend place une grande persécution des religions étrangères en Chine. Le bouddhisme, visé au premier chef, survit. Une menace plus décisive s’amorce à partir de la même époque en Inde. Entre les 8e et 12e siècles, le bouddhisme y fait face à une double offensive : arrivés de l’ouest, les conquérants musulmans livrent une guerre sans merci aux « infidèles » hindous et bouddhistes pour les convertir. Depuis le sud, les hindous réforment le brahmanisme et renforcent leur contrôle de la société indienne. Les moines bouddhistes d’Inde du nord fuient au Tibet. Ils y instaurent un régime théocratique qui durera du 10e au 20e siècle. Le bouddhisme disparaît d’Inde, sa terre natale.

En 1956, le bouddhisme revient en Inde, sa terre d’origine. Défiant le système des castes, le politicien Bhimrao Ambedkar, issu d’une ethnie d’« intouchables », se convertit publiquement au bouddhisme et entraîne à sa suite plusieurs millions de ses supporters. Cet acte politique, initié par un discours débouchant sur une conversion publique de 300 à 500 000 personnes selon les sources, constitue la plus grande conversion de masse historiquement attestée.

À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le bouddhisme s’étend au monde entier. En Occident se multiplient les monastères tibétains, des temples sont fondés par les diasporas d’Asie du Sud-Est, des universités déployées par de nouveaux mouvements religieux japonais… Ce succès doit autant à la traditionnelle plasticité dogmatique du bouddhisme qu’à l’effort fourni par les maîtres pour adapter leur enseignement au contexte occidental, en mettant notamment l’accent sur le versant philosophique de leur croyance et en faisant leurs des concepts de développement personnel chers aux Occidentaux en quête spirituelle. La recette syncrétique qui a assuré la pérennité du bouddhisme depuis vingt-cinq siècles reste toujours efficace.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

ROYER Sophie [2009], Bouddha, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

MARTENS Élisabeth [2007], Histoire du bouddhisme tibétain. La compassion des puissants, Paris, L’Harmattan.

ROBERT Jean-Noël [2008], Petite Histoire du bouddhisme, Librio, 2008.

Du capitalisme diffus au capitalisme concentré : l’originalité de l’Europe dans l’histoire globale selon Arrighi et Mielants.

Une problématique récurrente en histoire globale tend à identifier les ressorts du dynamisme occidental à une certaine relation, apparue sans doute dès la fin du Moyen Âge, entre le pouvoir politique et les marchands. Développé dans le cadre des politiques mercantilistes des 17e et 18e siècles, mais déjà connu dans les Cités-États italiennes au 13e siècle, ce lien particulier aurait rendu l’Europe capable de tirer profit de sa relation commerciale ancienne avec l’Asie, puis de ses « grandes découvertes » territoriales.

C’est sans doute Arrighi [1994] qui a le premier précisé la nécessaire connivence entre pouvoir politique et capital marchand dans la genèse d’une véritable originalité de l’Occident. Il retient d’abord l’approche de Braudel [1985] qui fait des capitalistes des individus non spécialisés et donc capables d’investir n’importe où afin d’augmenter significativement leur capital-argent disponible, mais aussi des acteurs soucieux de disposer d’une souplesse permanente dans l’affectation de leurs fonds. Il trouve le modèle de ces capitalistes dans les marchands des Cités-États italiennes de la fin du Moyen Âge mais, et c’est là une originalité profonde par rapport à l’héritage braudélien, Arrighi considère qu’ils n’ont fait que reproduire des comportements anciens, observés de longue date dans le système afro-eurasien, et propres à ce qu’on pourrait appeler un « capitalisme diffus ». Dans ces conditions, « la transition vraiment importante qu’il s’agit d’élucider n’est pas celle du féodalisme au capitalisme, mais le passage d’un pouvoir capitaliste diffus à un pouvoir capitaliste concentré » [Arrighi, 1994, p. 11]. En ce sens, les capitaux diffus seraient une constante de l’histoire, leur concentration sur un territoire et entre quelques mains serait une originalité ouest-européenne particulièrement féconde…

Rejoignant Wallerstein [1974], Arrighi considère que ce passage est intrinsèquement lié à l’émergence du système-monde moderne et du système interétatique tout comme à la nature des hégémonies successives. Il étudie alors les différences de logique entre ce qu’il nomme le « territorialisme » (attitude identifiant le pouvoir à l’extension du territoire et de la population soumise, mais ne considérant la recherche de richesse que comme un moyen éventuel ou un effet collatéral) et le « capitalisme » (qui recherche cette richesse comme finalité et ne cherchera l’acquisition de territoires qu’au titre de moyen). Si les deux logiques sont considérées comme alternatives dans la formation de l’État, Arrighi n’en marque pas moins l’existence de synergies importantes entre les deux. Si Venise connaît tant de réussite, par exemple, c’est qu’elle développe les deux simultanément tout en assurant qu’elles n’entrent jamais en contradiction. Elle assurerait ainsi un premier « pouvoir capitaliste concentré » dans l’histoire de l’Occident, tirant parti par ailleurs du système mis en place entre les Cités-États italiennes. Ce pouvoir capitaliste concentré serait considérablement renforcé au 17e siècle dans le cas des Provinces-Unies. Unissant les deux logiques, comme à Venise, les Pays-Bas bénéficieraient, dans le cadre de la formation des États modernes, de leur opposition frontale historique aux grands empires, d’une plus grande capacité militaire à contrer durablement ces derniers, d’un accès direct aux ressources économiques (produits asiatiques) que Venise mobilisait à travers les intermédiaires mongols ou égyptiens, d’une technique de formation étatique supérieure [1994, pp. 44-47]. Autrement dit, les progrès dans la connivence entre marchands et appareil d’État seraient au cœur de la construction d’un capitalisme européen qui, de fait, a toujours été associé à l’État.

Mielants [2008] reprend à son compte l’importance accordée par Arrighi aux Cités-États tout en l’étendant à ce qu’il nomme le « système inter-Cités-États », c’est-à-dire l’ensemble des relations entre ces cités. Pour lui, au-delà d’un capital marchand bien en place, des pratiques capitalistes émergeraient clairement en Europe de l’Ouest entre le 12e et le 14e siècle. Mais c’est évidemment dans les Cités-États que ces pratiques sont de loin les plus significatives, notamment parce que les marchands y détiennent clairement le pouvoir et mettent la puissance publique au service de l’accumulation commerciale privée. Comme Arrighi, il montre le caractère crucial du commerce extérieur pour ces cités et leur capacité à construire, non seulement un capital marchand fort, mais un « pouvoir capitaliste concentré » à travers des pratiques de monopole qui relèvent du territorialisme comme du capitalisme.

Mais ce sont les systèmes politiques communs à ces Cités-États qui apparaissent finalement déterminants dans la mesure où « les mêmes politiques et techniques de domination et d’exploitation expérimentées par les élites du système des Cités-États furent ensuite reprises par les élites des États-Nations, aux 16e et 17e siècles, pour renforcer leur accumulation illimitée du capital » [Mielants, 2008, p.43]. Institutionnellement c’est le droit de regard des marchands dans les instances de décision des Cités-États qui serait décalqué plus tard au sein des grandes nations mercantilistes, Provinces-Unies et Angleterre notamment : les intérêts privés y instrumentaliseraient le pouvoir politique afin de servir leur propre accumulation.

Là se situerait pour Mielants une différence fondamentale entre les « économies politiques » ouest-européennes et leurs homologues chinoises, indiennes ou d’Afrique du Nord. Vis-à-vis de la Chine, la comparaison est cependant plus nuancée. Sous les Song en effet, aux 11e et 12e siècles, l’État réhabilite les marchands, encourage le commerce en général, extérieur en particulier, construit des navires, sécurise les voies de transport. Mais ce ne serait pas en raison d’une influence des marchands sur le pouvoir central, ni même sur les pouvoirs urbains (très contrôlés par les fonctionnaires), comme ce le devenait en Europe, mais d’une pure décision du pouvoir impérial afin de contrer les menaces venues du Nord. Il s’agissait concrètement de remédier à l’impossibilité d’utiliser la route de la Soie, du fait de la mainmise des Mongols sur cette dernière, par un contournement maritime. Il s’agissait aussi de développer l’économie pour obtenir les ressources nécessaires à l’effort de défense contre la menace de ces nomades du Nord (la production de fonte, à usage militaire, progresse sensiblement à cette époque). Autrement dit, même dans ce cas apparemment similaire de progrès soutenu par le pouvoir politique, les ressorts de la décision en matière économique diffèreraient considérablement.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Tant redoutée au 12e siècle, la conquête effective de la Chine par les Mongols, au milieu du 13e siècle, sera particulièrement destructrice. Elle ruinera l’avance économique des Chinois, tandis que la percée des fils de Gengis Khan jusqu’en Europe fournira au contraire aux marchands des Cités-États italiennes l’ouverture sur le système-monde afro-eurasien dont ils pouvaient rêver [Abu-Lughod, 1989]. Et viendra ainsi conforter le pouvoir des marchands dans les instances de pouvoir de Gênes ou de Venise, sans compter le transfert à l’Europe de plusieurs innovations militaires. Autrement dit le « moment mongol » à la fois ruine la seule véritable politique mercantiliste chinoise de son histoire tout en renforçant le pouvoir des marchands sur les puissances publiques de quelques villes, ultérieurement de quelques États européens, permettant de surcroît l’armement rationnel de ces derniers… Là se situerait finalement une des raisons profondes de l’essor de l’Occident, associant une conjoncture favorable, pour les Européens, au sein de l’économie eurasienne globale, et des tendances lourdes à l’œuvre dans les cités-États italiennes, flamandes et hanséatiques de l’époque… Mielants combine ainsi remarquablement facteurs internes et externes dans l’explication de ce qui constitue les débuts d’une grande divergence entre Europe et Asie orientale.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony: The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century: Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

BRAUDEL F. [1985], La Dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud.

MIELANTS E. [2008], The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Philadelphia, Temple University Press.

WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.

Un témoin de la culture globale des élites, dans l’espace musulman, au 14e siècle

Dans la narration de ses voyages, entre 1325 et 1356, le marocain Ibn Battuta fournit de très précieuses informations sur la culture des notables et de la haute société, dans un espace qui s’étend alors de l’Espagne jusqu’à l’Inde et inclut la côte orientale de l’Afrique. Familier des rois, colporteur des mœurs régnant dans les différentes cours du continent afro-asiatique, mais avant tout juriste musulman, ce voyageur infatigable nous a légué des récits particulièrement vivants sur la société des élites « internationalisées » de son temps. Son témoignage dépasse cependant la simple étude d’une quelconque « jet-set » avant l’heure : par la richesse et la précision de ses observations, il nous renseigne sur les types de biens échangés et les grandes influences culturelles de son siècle.

Ibn Battuta est né à Fez, en 1304, dans la famille d’un juge. C’est en 1325, à l’âge de 21 ans, qu’il décide d’effectuer le pèlerinage de La Mecque. Il se joint à Tunis à une caravane de pèlerins dont il devient le qazi, c’est-à-dire le juge et le « consultant » en loi islamique. Il semble qu’il se soit marié à deux reprises au sein de ce groupe de pèlerins, illustrant ainsi une pratique de mariage à court terme dont il sera coutumier presque toute sa vie. Il est très impressionné par Le Caire dont il décrit la richesse et l’activité commerciale. Après avoir remonté le Nil sur plus d’un millier de kilomètres, il est contraint de revenir sur le nord, non sans avoir au passage appris auprès de clercs musulmans de renom. C’était là une habitude des voyageurs instruits que de continuer leur formation religieuse au contact des personnalités locales : Ibn Battuta l’érigera en méthode de collecte d’informations et la pratiquera aussi auprès des rois, dans le but de diffuser ensuite (parfois de monnayer) ces précieux savoirs auprès de notables et de souverains susceptibles d’en faire un usage stratégique.

Dans son remarquable livre sur l’Asie entre 6e et 16e siècle, plus précisément dans son chapitre sur Ibn Battuta, Gordon [2008, p.97-115] étudie le réseau des hôtels et collèges religieux (madrasas) sponsorisés par de riches notables, au sein duquel notre homme voyage, et fait l’hypothèse qu’il aurait été influencé par l’institution du monastère bouddhiste. De fait, le système consistant à aider, en les hébergeant, les voyageurs en quête de connaissances religieuses, trouve son origine en Asie centrale. Par ailleurs l’islam, à la suite du bouddhisme, faisait du voyage de « développement spirituel » une quasi-obligation complétant le pèlerinage à La Mecque. Mais le jeune Ibn Battuta ne fait pas qu’étudier : il se marie une troisième fois à Damas puis laisse son épouse enceinte pour se rendre à Médine et La Mecque. Au milieu de la description du pèlerinage, notre voyageur trouve le temps de remarquer que le plafond et la bordure dorée de la grande mosquée de Médine sont en bois de teck venant de la côte de Malabar, au sud-ouest de l’Inde. Tout au long de son voyage il multipliera les notations concernant les biens commercialisés. Il nous renseignera également sur les marchandises les plus prisées à l’époque, au point d’entrer systématiquement dans les cadeaux à présenter quand un souverain local vous recevait : habits de soie, or, chevaux, armes serties de pierres précieuses, esclaves et concubines…

Ibn Battuta découvre rapidement qu’il appartient à une classe d’hommes éduqués qui circulent librement dans l’ensemble du monde musulman et vendent leurs services de juge, de clerc, d’enseignant ou d’administrateur dans les multiples villes qui s’échelonnent de Grenade à Delhi. Si leur nombre se compte peut-être en centaines de milliers [Gordon, 2008, p.106], leur origine géographique est particulièrement diversifiée et reflète l’omniprésence de la culture des élites urbaines. Mais notre voyageur sait tout particulièrement faire valoir ses services auprès des nobles et des rois. Une fois admis dans une cour donnée, il observe, se fait expliquer les usages et cérémonies, voire les stratégies politiques, pour mieux s’en servir ensuite auprès d’un autre souverain. Le prix à payer est parfois élevé : Ibn Battuta se serait endetté de 55 000 dirhams d’argent pour payer les cadeau destinés au puissant sultan de Delhi. Investissement rentable puisque ce dernier l’emploiera à son service et en fera l’un des plus puissants juges de la ville.

Parmi les destinations visitées, mention particulière doit être faite de la côte orientale de l’Afrique. Notre homme est le premier à montrer combien cette dernière est reliée alors à l’Asie par la religion et le commerce. Entre Mogadiscio et Kilwa, il décrit les exportations africaines : esclaves, or, ivoire et chevaux en contrepartie de coton indien. Sur la côte sud-ouest de l’Inde, il réside parmi les communautés soufies et étudie les réseaux commerciaux qu’elles constituent. Il nous entretient de poivre et de gingembre et de toutes ces épices que, bientôt, les Portugais rechercheront au risque d’y perdre leur âme… Il visite aussi l’île de Ceylan et les Maldives. En revanche il est beaucoup moins sûr qu’il ait visité la Chine et l’Asie du Sud-Est tant les informations de cette partie de son récit sont peu précises, moins personnalisées, au sein d’une géographie assez embrouillée… Néanmoins il semble possible qu’il ait été réellement dépouillé par des pirates sur la côte de Malabar et qu’il y perdit une grande part de ses richesses accumulées en vingt ans de périples.

Les odyssées ont toujours une fin… C’est en 1348 qu’il revient à Damas où il observe le début de l’épidémie de peste. Un an plus tard il découvre, de retour à Fez, que cette même épidémie a emporté sa mère. Se plaçant alors au service du roi, il lui est demandé de rédiger ses mémoires de voyageur, lesquelles l’occuperont une bonne part du reste de sa vie. Il mourra en 1369, non sans avoir effectué deux autres plus courts voyages, en Andalousie et en Afrique subsaharienne. Ce sont sans doute des hommes comme lui qui ont, par les informations qu’ils transmettaient au cours de leur nomadisme professionnel, homogénéisé la culture des élites en Afrique du Nord-Est et en Asie. Mais en plus, Ibn Battuta est aujourd’hui un témoin privilégié de la connexion des sociétés et de la constitution d’une histoire globale.

DUNN R. [2004], The Adventures of Ibn Battuta, University of California Press.

GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.

IBN BATTUTA [2001], Voyages, 3 tomes, Paris, La Découverte.

WAINES [2010], The Odyssei of Ibn Battuta: Uncommon tales of a medieval adventurer, University of Chicago Press.

Les villes à la conquête du monde

Depuis que les villes existent, elles sont les nœuds essentiels de la puissance. Capitales impériales, cités-États, carrefour marchands ou centres de savoir et de création artistique, souvent plusieurs choses à la fois, les villes concentrent les pouvoirs et les richesses, tracent les routes de l’échange, scandent les rythmes de la production et de l’échange, lancent les offensives et signent les traités. On avait fini par l’oublier, tant la géopolitique et l’économie internationale nous avaient habitués à nous représenter les affaires planétaires comme des relations entre ces blocs bariolés que sont, dans nos vieux atlas, les États-nation. Dans le monde global qui s’édifie sous nos yeux, pourtant, de nouvelles géographies se dessinent, tissées par des réseaux de financiers, de managers, de fonctionnaires, de militants ou d’immigrés qui transcendent les espaces nationaux. Pratiquement à chaque nœud de ces filets planétaires, on trouve une métropole : Londres, New York, Tôkyô, mais aussi Mumbaï, Shanghaï, Buenos Aires… La mondialisation prend appui sur un vaste archipel de villes [1].

Ce grand retour des villes invite à revenir sur leurs pas, se remémorer leur histoire, afin de mettre en perspective leur rôle contemporain. Il convient de revenir en premier lieu à l’Europe médiévale et à la relation particulière qui s’y noue entre les cités marchandes et les pouvoirs politiques. Car les premières à étendre leurs ramifications commerciales à l’échelle planétaire ont été des villes européennes et non indiennes ou chinoises.

La plupart des villes européennes que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre l’an 1000 et 1250. Pendant cette période, l’Europe se déforeste, une myriade de petites villes fortifiées apparaît, centres de commerce et d’artisanat. Les échanges se développent entre les villes industrieuses du Nord et les villes marchandes du Sud, « deux pôles géographiquement et électriquement différents qui s’attirent » [2]. Une vaste région d’ateliers textiles qui s’étend d’Amsterdam aux rives de la Seine propose ses draps contre le blé, mais aussi les épices et les soieries précieuses ramenées par les négociants italiens d’Amalfi, de Gênes ou de Venise. Au début du 13e siècle, les transactions s’effectuent sur les foires de Champagne qui se tiennent tout au long de l’année, tantôt à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube ou Lagny. Bientôt cependant, en voulant contrôler ces foires, les rois de France repoussent les routes commerciales vers l’Est, jetant les bases d’un arc européen constitué d’une nuée de cités marchandes entre lesquelles circulent incessamment des marchandises, des pièces de monnaie, des lettres de change.  Cet ensemble urbain part de Londres, englobe Bruges et Anvers, s’épaissit au niveau des villes germaniques de la Hanse et file jusqu’aux cités-État italiennes, Milan, Gênes ou Venise. Ses ramifications s’étendent le long des routes commerciales que les cités italiennes ont ouvertes à travers la Méditerranée.

L’expérience européenne n’est cependant pas un cas isolé. Au début du deuxième millénaire, l’Inde comporte un nombre comparable (environ 6) de villes de plus de 100 000 habitants, les grandes villes d’alors. Quant à la Chine, elle possède des métropoles de plus de 400 000 habitants et est nettement plus urbanisée que l’Europe, puisque selon les estimations de Paul Bairoch, entre 10 et 13 % de la population vivent alors dans des villes de plus de 5 000 habitants, contre 6 à 7 % en Europe [3]. Si l’essor des villes traduit toujours un progrès des techniques agricoles (les paysans peuvent nourrir une population urbaine en plus d’eux-mêmes), les Occidentaux devront attendre le 17e ou le 18e siècle pour posséder les savoirs-faire que la Chine détenait au 11e : rotation des terres, sélection des semences, irrigation… Quant au commerce, les échanges et la monétarisation sont incomparablement plus avancés en Chine qu’en Europe. Jusqu’au 18e siècle, la Chine demeure LA grande puissance du monde. Ses diasporas marchandes s’activent de la mer de Chine à l’océan Indien et contrôlent une intense circulation de marchandises. Mais, plutôt que depuis des villes, elles opèrent depuis des comptoirs commerciaux : Malacca, Patani, Hoi Anh, Banten, puis plus tard, Nagasaki, Macao et Manille [4].

De fait, dès ces prémices, les villes européennes possèdent une particularité : leur autonomie politique. « L’air de la ville rend libre », proclame un proverbe médiéval allemand. Les cités-États du Vieux Continent protègent la propriété privée de la mainmise des pouvoirs féodaux, elles permettent à leurs sujets d’échapper à des impôts trop élevés et il suffit même parfois pour un serf de franchir leurs murs pour se trouver affranchi. Plus encore, ces villes sont gouvernées par les bourgeois, soit par les marchands eux-mêmes. Ce qui explique qu’elles accompagneront bientôt leurs expéditions commerciales aux quatre coins du monde [5]. Cette caractéristique est sans équivalent. Les cités marchandes chinoises verront leur essor longtemps entravé par les autorités de la capitale de l’empire du Milieu. Il en sera de même avec leurs sœurs indiennes, brimées par Agra, siège de l’Empire moghol.

Les villes européennes bénéficient quant à elles de la fragmentation politique du continent. Et elles ne se privent pas d’exploiter cet avantage pour échapper au pouvoir des empires et des royaumes [6]. L’épisode des foires de Champagne est symptomatique : menacées d’une captation par les monarques français, les routes commerciales contournent l’obstacle, et ce sans tomber dans l’escarcelle d’un autre pouvoir. Les villes européennes n’ont de cesse de préserver leur autonomie, se gagnant le soutien des rois contre les seigneurs féodaux, jouant les princes contre les monarques. Elles jouent à plein le polycentrisme politique qui prévaut sur le continent.

Selon Christian Grataloup, cet avantage explique en bonne part pourquoi ce seront des caravelles européennes qui se lanceront à la conquête des océans, alors même que les jonques chinoises emmenées par le navigateur Zheng He semblaient avoir un tour d’avance [7]. Puissance menacée par des invasions continentales, l’Empire du Milieu renonce à sa capitale maritime, Nankin, pour installer son siège à Pékin, et met fin à son aventure océanique. Si les monarques de Lisbonne refusent d’accompagner Christophe Colomb dans son entreprise atlantique, ce dernier peut se tourner vers ceux de Madrid pour financer son expédition et découvrir les Amériques.

Les villes européennes se mondialisent

Les villes européennes se livrent une intense concurrence pour le contrôle des mers. Suprématie maritime rime souvent avec hégémonie économique, même si la maîtrise des techniques de l’argent et la puissance industrielle sont toujours des arguments de poids. Venise, Lisbonne, Amsterdam et Londres seront aux commandes de l’économie européenne en bonne partie grâce au rayonnement de leurs flottes. Alors que les villes se passent le relais de la puissance économique, les limites du monde européen reculent pour englober des fractions croissantes de la planète.

Édifiée sur 60 îlots, dépourvue d’arrière-pays, Venise a fait de sa pauvreté une chance en se projetant entièrement vers la mer. La cité-État met à profit les conquêtes des croisés (Chypre) ainsi que les comptoirs qu’ils ont ouverts en Terre sainte pour ramener les épices et les soieries convoitées dans toute l’Europe. Les marchands vénitiens transitent également sur la route de la Soie, ce long couloir qui va de la mer Noire à la Chine et que l’avancée mongole a pacifié au cours du 13e siècle. Ces connexions esquissent ce que Fernand Braudel appelle « l’économie-monde méditerranéenne » : « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à soi-même ». Cet espace est délimité par le polygone Bruges, Londres, Lisbonne, Fez, Damas, Azof, Venise et comprend 300 places marchandes à la fin du 14e siècle.

Lorsque les Turcs prennent Constantinople, en 1453, ils contrôlent déjà les routes caravanières qui acheminent les épices vers la Méditerranée et contestent la supériorité maritime des Vénitiens. Le déclin de la cité-État est annoncé. Mais Lisbonne est déjà là qui se prépare à prendre le relais. Les caravelles portugaises s’élancent bientôt dans l’Atlantique, explorent les côtes africaines. Le Cap-vert est atteint en 1444, le cap de Bonne-espérance franchi en 1488. En 1499, Vasco de Gama rejoint pour la première fois les Indes en contournant l’Afrique et ouvre dans la foulée le premier comptoir portugais sur la péninsule. Lisbonne contrôle la nouvelle route des épices. En 1500, Pedro Alvares Cabral atteint le Brésil. Tout est désormais en place pour le commerce triangulaire : avant la fin du 16e siècle, des navires partent de Lisbonne vers les côtes africaines, y chargent des esclaves qui sont acheminés vers les plantations du Nordeste brésilien, et reviennent gorgés de sucre ou de café. Alors que le Portugal passe sous l’autorité de la couronne d’Espagne, le monde vit sa première mondialisation, sillonné en tout sens par les caravelles et les galions ibériques [8]. L’Europe, l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, les « quatre parties du monde » approvisionnent l’assiette des élites du Vieux Continent.

Au début du 17e, tissant lentement sa toile, une autre puissance maritime s’impose, infiltrant puis reprenant, par la ruse ou par la force, les négoces portugais : la cité-État d’Amsterdam. Dans les années 1590, des espions néerlandais s’embarquent sur des navires portugais. Une décennie ne s’est pas encore écoulée que des dizaines de vaisseaux quittent les côtes des Provinces Unies hollandaises en direction des Indes. Reprenant la main en Méditerranée, multipliant les comptoirs commerciaux autour de l’océan Indien, tentant sa chance sur les rives américaines, Amsterdam la magnifique règne sur les mers, le commerce et la finance. Bientôt les navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’entreprise capitaliste la plus puissante de son époque, contrôle le commerce des épices. Prenant sa part au commerce triangulaire, colonisant des territoires épars pour organiser ses réseaux marchands, Amsterdam n’a cependant fait qu’approfondir la mondialisation portugaise.

Alors que la révolution industrielle est amorcée, une autre mondialisation s’ébauche autour du Londres du 18e siècle. À la domination des mers, aux ressources que confère le contrôle des routes commerciales, la capitale britannique ajoute la force de frappe d’un marché national entièrement organisé autour d’elle. Celui-ci offre des débouchés à une industrie en plein essor, aiguillonne le progrès des techniques, entraîne les coûts à la baisse. La révolution industrielle bouleverse les transports terrestres et maritimes, raccourcit les distances. Elle décuple aussi les capacités militaires. La colonisation change de forme, ou plutôt de profondeur. Des comptoirs côtiers, on passe à l’exploration des terres et des fleuves, puis aux conquêtes territoriales. Pendant la seconde moitié du 19e siècle, les Britanniques annexent de larges fractions de l’Afrique, renforcent leur domination de l’Inde, étendent leur contrôle à la Malaisie et à la Birmanie, imposent à la Chine d’ouvrir son marché. Les produits manufacturés et les capitaux britanniques se déversent dans le monde entier. Dominant le système de change de l’étalon-or, la banque d’Angleterre gouverne les taux d’intérêt de la planète.

Londres n’est pas la seule capitale impériale. Paris lui dispute la prééminence en Afrique et en Asie. Berlin veut sa part du gâteau. Avec la colonisation du monde, la « course au drapeau » lance l’Europe à la conquête de nouveaux territoires et aiguise les tensions. Le Vieux Continent entraîne la planète dans deux guerres mondiales. Pendant ce temps, une nouvelle puissance ronge son frein : les États-Unis. Allié décisif et bailleurs de fonds des Européens, le pays possède en fait une supériorité industrielle depuis la fin du 19e siècle. La domination américaine éclate au grand jour après 1945. Lors des accords de Bretton-Woods, les Britanniques ne peuvent empêcher l’érection du dollar en monnaie internationale. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale sont installés à Washington. New York devient la première place financière au monde. Les villes européennes semblent définitivement avoir passé la main.

Vers des villes en réseau

Les désordres monétaires des années 1970 remettent les choses à plat. L’abandon de la convertibilité-or du dollar sanctionne les premiers déficits commerciaux américains depuis l’après-guerre. Les États-Unis se réveillent avec de nouveaux concurrents : l’Europe a comblé son retard et, surtout, l’Asie se profile comme un nouveau foyer du capitalisme. Dans les années 1980, l’économiste japonais Kenichi Ohmae parle de la « triade » qui gouverne l’économie mondiale : les trois quarts du commerce international et des transferts de capitaux se font entre la mégalopole américaine (de Boston à Baltimore), le réseau des villes européennes et la mégalopole japonaise (Tôkyô-Ôsaka).

Au début des années 1990, la sociologue américaine Saskia Sassen prend acte de la naissance de villes d’un nouveau genre [9]. Alors que le nouvel âge de la mondialisation se caractérise par la dispersion planétaire des activités de production, les fonctions de pilotage de l’économie globale demeurent localisées dans de grands centres urbains, observe-t-elle. La sociologue identifie trois « villes globales », New York, Londres et Tôkyô, où se concentrent les services spécialisés aux entreprises, qu’elle considère comme les véritables agents de la décision économique. Les trois métropoles sont notamment des centres financiers qui fonctionnent en réseau. Alors que la place japonaise se charge de recycler les excédents commerciaux du pays en épargne, la City londonienne propose des produits financiers attractifs et les liquidités viennent s’investir à Wall Street. Le temps des capitales impériales semble révolu. Le monde n’a plus un seul centre mais plusieurs. Amsterdam et Londres qui, chacune à son tour, avait organisé autour d’elle les flux de marchandises et de capitaux, ont cédé la place à une pluralité de pôles de poids équivalents, liés autant par des relations de coopération que de concurrence. Tant les affaires économiques, que les relations politiques planétaires se décident désormais dans les échanges permanents qui se nouent au sein des réseaux de villes.

Celles-ci sont plus que jamais aux commandes de la mondialisation. Elles tendent à se détacher des nations, jouant leur propre partition, mettant à profit leurs connexions globales avec d’autres métropoles de la planète. Sassen définit Londres comme une « ville en apesanteur », à tel point qu’elle semble désolidarisée du reste de l’économie britannique. On peut en dire autant de New York ou de Buenos Aires et, bien sûr, de Hongkong, que la République populaire de Chine veille à laisser libre de ses mouvements, malgré le retour de la ville dans son giron. On voit même des cités-États jouer à nouveau les premiers rôles dans la mondialisation, s’imposer comme des carrefours économiques et financiers planétaires, comme Singapour ou, à un niveau plus régional, Dubaï. Parallèle à l’affirmation des puissances émergentes dans le jeu politique mondial, des villes globales poussent sur tous les continents, bouleversant parfois les hiérarchies établies, jouant des coudes dans l’arène économique mondiale.


[1] Olivier Dollfus a forgé le terme d’ « archipel mégapolitain mondial », cf. O. Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences Po, 2007 [1997].

[2] cf. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, tome 3, Flammarion, 2000 (1979)

[3] P. Bairoch, De Jericho à Mexico, Gallimard, 1996, 2e édition [1985]

[4] F. Gipouloux, La Méditerranée asiatique, CNRS éditions, 2009.

[5] E. Mielants, The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Temple University Press, 2008.

[6] J. Lévy, L’Europe, une géographie, Hachette, 1997.

[7] C. Grataloup, Géohistoire de la mondialisation, Armand Colin, 2007.

[8] S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, La Martinière, 2004.

[9] S. Sassen, La Ville globale, Descartes et Cie, 1998 (1991 pour la première édition anglaise).