Chronique d’un monde en connexion, 1200-1600

L’histoire s’accélère à partir du début du 13e siècle. Des zones civilisationnelles jusqu’ici restées largement autonomes entrent en interaction, produisant une ébullition militaire certes, mais aussi économique et sociale, qui va aller croissant jusqu’à aujourd’hui et est aux racines du monde global que nous connaissons. Ainsi peut-on résumer la thèse de Jean-Michel Sallmann, professeur d’histoire moderne à l’université de Paris-X–Nanterre. Dans son dernier ouvrage, Le Grand Désenclavement du monde, il synthétise un moment-clé de l’histoire humaine : la rencontre entre les « quatre parties du monde ».

Pour l’auteur, le monde multipolaire qui s’est constitué sous nos yeux au terme de la guerre froide n’est pas une nouveauté. L’humanité a, hormis la brève parenthèse post-Seconde Guerre mondiale, toujours vécu dans un monde fractionné entre civilisations – concept qu’il reprend dans son acception huntingtonnienne et plus largement braudelienne, estimant qu’il est plus pertinent que celui d’État-nation autour duquel s’est construit notre appréhension des relations internationales.

Sallmann retient comme grands foyers du 2e millénaire quatre civilisations : chinoise, européenne, musulmane et hindoue, qui de par « leur poids démographique et leur dynamisme, (…) ont joué un rôle majeur sur le plan stratégique, culturel et économique ». De façon convaincante, il soutient que les bouleversements que nous connaissons aujourd’hui s’enracinent dans l’histoire, en ce moment pivot qui court du 13e au 17e siècle. Nous sommes donc revenus au monde multipolaire mais connecté d’avant 1945. Et ce monde-là a été essentiellement cloisonné, jusqu’au cap des années 1200, entre plusieurs civilisations qui échangeaient peu voire vivaient, pour les Amérindiens, coupés du reste du monde. D’où le choix auquel procède Sallmann : faire l’histoire de la mise en relation de l’ensemble du monde à ce moment-charnière, procédant par ensembles géographiques et par étapes chronologiques.

De l’irruption mongole…

Cette histoire de connexion commence dans la steppe mongole, turbulente voisine de la Chine, de laquelle elle est séparée par des empires sinisés, fondés par des nomades sédentarisés qui ont adopté le mode de vie chinois et tout ce qu’il implique en matière d’administration. Exploitant les connaissances et talents des peuples conquis, les cavaliers de Gengis Khan et de ses descendants annexent en quelques décennies l’essentiel de l’Eurasie.

Cette conquête va se révéler décisive. Les routes commerciales intensifient les anciens réseaux d’échanges d’un bout à l’autre de l’Eurasie, et seront aussi le vecteur de la grande épidémie de peste du 14e siècle. Plusieurs autres conséquences découlent de la parenthèse mongole :

• La Chine, ouverte sur le monde à l’apogée de l’Empire mongol, va voir renforcé son rôle d’aimant économique pour les siècles à venir. Elle accentue son homogénéité interne, la civilisation han s’étendant vers le sud et assimilant les populations indigènes, repoussant vers le Tibet et la Birmanie celles qui résistent. Le tout s’accompagne d’un retrait progressif de sa sphère de contrôle maritime : alors que les marchands chinois des 13e-14e siècles sillonnaient l’océan Indien, ils sont cantonnés à la mer de Chine au 17e. L’Empire du Milieu se continentalise, élargissant son espace vital terrestre et s’imposant comme le plus important marché de production et de consommation mondial… Un marché auquel les puissances européennes n’auront de cesse d’accéder.

• L’Islam, « pivot de l’Ancien Monde », au carrefour entre les civilisations chinoises, indiennes et européennes, va subir de plein fouet les invasions mongoles, de la peste noire et de l’équipée de Tamerlan. Il frôle la désintégration avant de se ressaisir, assimilant les nouveaux venus et se structurant en trois blocs impériaux « suffisamment puissants et structurés pour se neutraliser mutuellement » : ottoman sunnite, successeur du califat abbasside brisé par Hulagu Khan ; safavide perse chiite ; moghol en Inde du Nord.

• Le monde hindou, même s’il n’est représenté par aucun État-phare sur le plan international dans la période considérée, n’en manifeste pas moins une capacité d’adaptation exceptionnelle. Sa capacité à résister aux invasions s’illustre lors de l’arrivée des Portugais. Ces derniers se retrouvent « enkystés » dans des forteresses littorales et doivent composer avec les acteurs locaux pour se greffer dans les réseaux commerciaux dont ils convoitent le contrôle.

… À l’expansion européenne

• L’Europe chrétienne, restée à l’écart des invasions même si elle subit les effets de la peste, est pour l’auteur un cas à part – il rejoint là le camp de l’« exception européenne ». Constituée d’États en rivalité exacerbée, elle met fin au 16e siècle à la fois « au messianisme de la reconquête des lieux saints » et aux idéologies impériales pour esquisser des États structurés et des sociétés politiques. Son dynamisme lui permet de repousser l’Islam hors des Balkans et de l’Espagne, de partir à la découverte des mers. Le résultat est plus mitigé, souligne Sallmann, que celui que défend l’historiographie européenne traditionnelle : le continent africain n’est contourné qu’avec difficulté, l’Extrême-Orient reste fermé.

« La vraie réussite de l’Europe chrétienne » est la conquête décisive des Amériques, résultant de la catastrophe épidémiologique qui emporte les extraordinaires civilisations amérindiennes. Autorisons-nous une parenthèse : l’auteur, contre l’opinion des archéologues, qualifie de « néolithiques » ces empires précolombiens, défendant que bien que dotés d’une administration élaborée, ils n’utilisaient pas de métallurgie pour leur outils et armes. D’autres spécialistes que les archéologues devraient renâcler à la lecture de certains passages, mais le prix à payer lorsque l’on se lance dans la synthèse magistrale à partir d’une compilation d’ouvrages est celui de la critique ponctuelle – Sallmann s’en montre conscient, et réussit en tout cas un ouvrage aussi érudit que d’accès aisé, qui ouvrira de nouvelles portes aux néophytes en histoire globale et enrichira la réflexion des autres.

Après avoir mentionné la maturation de deux nouvelles civilisations, le Japon fermé aux influences étrangères et s’extrayant donc de la sphère culturelle chinoise, et la Russie orthodoxe affranchie de la présence de la Horde d’or et de l’influence de l’Empire byzantin, Sallmann s’achemine vers une conclusion attendue : si l’Europe du 17e siècle n’est pas la seule à conquérir de nouveaux territoires, elle est est unique en ce qu’elle met en place les conditions économiques de sa projection dans le monde entier.

L’idée selon laquelle l’Europe aurait développé des institutions ou valeurs morales susceptible de la hisser au-dessus des autres civilisations ne semble pas pertinente à Sallmann, qui souligne également à l’instar d’un nombre croissant d’historiens que l’Occident n’a pas inventé grand-chose en matière de technologies, mais qu’il s’est approprié et qu’il a amélioré des techniques empruntées aux Chinois, Indiens et Arabes. Mais il existe bien un miracle européen, auquel l’auteur attribue un vecteur décisif : une révolution mentale, liée à un essor intellectuel et universitaire particulier, a poussé l’Occident à ouvrir le monde sur le long terme – ce qui manquait à la Chine pour poursuivre les entreprises maritimes de Zheng He au 15e siècle, ou à l’islam dont le modèle social englobant aurait empêché une adaptation en monde non musulman.

L’auteur fournit plusieurs exemples, tel celui d’Ibn Battûta qui, s’il voyageât énormément, s’efforçait en permanence de conserver son mode de vie de notable musulman en évitant autant que faire se pouvait de s’exposer à la souillure des autres communautés. « L’obligation de respecter les préceptes alimentaires et les pratiques rituelles du culte constitue une frontière de civilisation infranchissable pour le musulman du Moyen Âge. »

Au final, l’auteur estime que le grand récit européen a fait son temps, sapé par les recherches menées ces dernières décennies. Et que l’Occident doit accepter que le monde, multipolaire par nécessité, ne sera jamais à son image.

À propos de

SALLMANN Jean-Michel [2011], Le Grand Désenclavement du monde, 1200-1600, Paris, Payot.

Du capitalisme diffus au capitalisme concentré : l’originalité de l’Europe dans l’histoire globale selon Arrighi et Mielants.

Une problématique récurrente en histoire globale tend à identifier les ressorts du dynamisme occidental à une certaine relation, apparue sans doute dès la fin du Moyen Âge, entre le pouvoir politique et les marchands. Développé dans le cadre des politiques mercantilistes des 17e et 18e siècles, mais déjà connu dans les Cités-États italiennes au 13e siècle, ce lien particulier aurait rendu l’Europe capable de tirer profit de sa relation commerciale ancienne avec l’Asie, puis de ses « grandes découvertes » territoriales.

C’est sans doute Arrighi [1994] qui a le premier précisé la nécessaire connivence entre pouvoir politique et capital marchand dans la genèse d’une véritable originalité de l’Occident. Il retient d’abord l’approche de Braudel [1985] qui fait des capitalistes des individus non spécialisés et donc capables d’investir n’importe où afin d’augmenter significativement leur capital-argent disponible, mais aussi des acteurs soucieux de disposer d’une souplesse permanente dans l’affectation de leurs fonds. Il trouve le modèle de ces capitalistes dans les marchands des Cités-États italiennes de la fin du Moyen Âge mais, et c’est là une originalité profonde par rapport à l’héritage braudélien, Arrighi considère qu’ils n’ont fait que reproduire des comportements anciens, observés de longue date dans le système afro-eurasien, et propres à ce qu’on pourrait appeler un « capitalisme diffus ». Dans ces conditions, « la transition vraiment importante qu’il s’agit d’élucider n’est pas celle du féodalisme au capitalisme, mais le passage d’un pouvoir capitaliste diffus à un pouvoir capitaliste concentré » [Arrighi, 1994, p. 11]. En ce sens, les capitaux diffus seraient une constante de l’histoire, leur concentration sur un territoire et entre quelques mains serait une originalité ouest-européenne particulièrement féconde…

Rejoignant Wallerstein [1974], Arrighi considère que ce passage est intrinsèquement lié à l’émergence du système-monde moderne et du système interétatique tout comme à la nature des hégémonies successives. Il étudie alors les différences de logique entre ce qu’il nomme le « territorialisme » (attitude identifiant le pouvoir à l’extension du territoire et de la population soumise, mais ne considérant la recherche de richesse que comme un moyen éventuel ou un effet collatéral) et le « capitalisme » (qui recherche cette richesse comme finalité et ne cherchera l’acquisition de territoires qu’au titre de moyen). Si les deux logiques sont considérées comme alternatives dans la formation de l’État, Arrighi n’en marque pas moins l’existence de synergies importantes entre les deux. Si Venise connaît tant de réussite, par exemple, c’est qu’elle développe les deux simultanément tout en assurant qu’elles n’entrent jamais en contradiction. Elle assurerait ainsi un premier « pouvoir capitaliste concentré » dans l’histoire de l’Occident, tirant parti par ailleurs du système mis en place entre les Cités-États italiennes. Ce pouvoir capitaliste concentré serait considérablement renforcé au 17e siècle dans le cas des Provinces-Unies. Unissant les deux logiques, comme à Venise, les Pays-Bas bénéficieraient, dans le cadre de la formation des États modernes, de leur opposition frontale historique aux grands empires, d’une plus grande capacité militaire à contrer durablement ces derniers, d’un accès direct aux ressources économiques (produits asiatiques) que Venise mobilisait à travers les intermédiaires mongols ou égyptiens, d’une technique de formation étatique supérieure [1994, pp. 44-47]. Autrement dit, les progrès dans la connivence entre marchands et appareil d’État seraient au cœur de la construction d’un capitalisme européen qui, de fait, a toujours été associé à l’État.

Mielants [2008] reprend à son compte l’importance accordée par Arrighi aux Cités-États tout en l’étendant à ce qu’il nomme le « système inter-Cités-États », c’est-à-dire l’ensemble des relations entre ces cités. Pour lui, au-delà d’un capital marchand bien en place, des pratiques capitalistes émergeraient clairement en Europe de l’Ouest entre le 12e et le 14e siècle. Mais c’est évidemment dans les Cités-États que ces pratiques sont de loin les plus significatives, notamment parce que les marchands y détiennent clairement le pouvoir et mettent la puissance publique au service de l’accumulation commerciale privée. Comme Arrighi, il montre le caractère crucial du commerce extérieur pour ces cités et leur capacité à construire, non seulement un capital marchand fort, mais un « pouvoir capitaliste concentré » à travers des pratiques de monopole qui relèvent du territorialisme comme du capitalisme.

Mais ce sont les systèmes politiques communs à ces Cités-États qui apparaissent finalement déterminants dans la mesure où « les mêmes politiques et techniques de domination et d’exploitation expérimentées par les élites du système des Cités-États furent ensuite reprises par les élites des États-Nations, aux 16e et 17e siècles, pour renforcer leur accumulation illimitée du capital » [Mielants, 2008, p.43]. Institutionnellement c’est le droit de regard des marchands dans les instances de décision des Cités-États qui serait décalqué plus tard au sein des grandes nations mercantilistes, Provinces-Unies et Angleterre notamment : les intérêts privés y instrumentaliseraient le pouvoir politique afin de servir leur propre accumulation.

Là se situerait pour Mielants une différence fondamentale entre les « économies politiques » ouest-européennes et leurs homologues chinoises, indiennes ou d’Afrique du Nord. Vis-à-vis de la Chine, la comparaison est cependant plus nuancée. Sous les Song en effet, aux 11e et 12e siècles, l’État réhabilite les marchands, encourage le commerce en général, extérieur en particulier, construit des navires, sécurise les voies de transport. Mais ce ne serait pas en raison d’une influence des marchands sur le pouvoir central, ni même sur les pouvoirs urbains (très contrôlés par les fonctionnaires), comme ce le devenait en Europe, mais d’une pure décision du pouvoir impérial afin de contrer les menaces venues du Nord. Il s’agissait concrètement de remédier à l’impossibilité d’utiliser la route de la Soie, du fait de la mainmise des Mongols sur cette dernière, par un contournement maritime. Il s’agissait aussi de développer l’économie pour obtenir les ressources nécessaires à l’effort de défense contre la menace de ces nomades du Nord (la production de fonte, à usage militaire, progresse sensiblement à cette époque). Autrement dit, même dans ce cas apparemment similaire de progrès soutenu par le pouvoir politique, les ressorts de la décision en matière économique diffèreraient considérablement.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Tant redoutée au 12e siècle, la conquête effective de la Chine par les Mongols, au milieu du 13e siècle, sera particulièrement destructrice. Elle ruinera l’avance économique des Chinois, tandis que la percée des fils de Gengis Khan jusqu’en Europe fournira au contraire aux marchands des Cités-États italiennes l’ouverture sur le système-monde afro-eurasien dont ils pouvaient rêver [Abu-Lughod, 1989]. Et viendra ainsi conforter le pouvoir des marchands dans les instances de pouvoir de Gênes ou de Venise, sans compter le transfert à l’Europe de plusieurs innovations militaires. Autrement dit le « moment mongol » à la fois ruine la seule véritable politique mercantiliste chinoise de son histoire tout en renforçant le pouvoir des marchands sur les puissances publiques de quelques villes, ultérieurement de quelques États européens, permettant de surcroît l’armement rationnel de ces derniers… Là se situerait finalement une des raisons profondes de l’essor de l’Occident, associant une conjoncture favorable, pour les Européens, au sein de l’économie eurasienne globale, et des tendances lourdes à l’œuvre dans les cités-États italiennes, flamandes et hanséatiques de l’époque… Mielants combine ainsi remarquablement facteurs internes et externes dans l’explication de ce qui constitue les débuts d’une grande divergence entre Europe et Asie orientale.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony: The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century: Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

BRAUDEL F. [1985], La Dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud.

MIELANTS E. [2008], The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Philadelphia, Temple University Press.

WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.

La société féodale, de l’Europe au monde

Y aurait-il un sens, pour un médiéviste français, à envisager l’histoire du Moyen Âge européen depuis le Mexique ? On pourrait en douter. Le travail d’analyse n’est-il pas censé prendre place sur le lieu des événements ? Pourtant, fait observer Jérôme Baschet, on peut rencontrer au Chiapas des situations issues d’un passé autre, aux réminiscences féodales. Ainsi du lien qui unit possession de la terre et domination des hommes qui la travaillent, de la perception linéaire du temps, des pratiques religieuses d’un christianisme aux formes parfois déconcertantes ou de la couleur des porcs. Là-bas, « les cochons sont gris, de ce gris que les groins européens ont perdu depuis des siècles, et dont Michel Pastoureau a dû faire teindre leurs descendants, engagés comme figurants dans Le Nom de la rose. » Si les vestiges médiévaux sont absents des Amériques, un regard d’ethnologue discerne le Moyen Âge au milieu des antennes paraboliques.

La Civilisation féodale n’est qu’un des multiples ouvrages se revendiquant aujourd’hui de l’histoire anthropologique, une discipline hybride qui s’inscrit dans le droit fil de l’école des Annales. Ce n’est pas un hasard si ce livre est dédié à Jacques Le Goff. Directeur de thèse de Baschet, il a obligé des générations d’historiens à regarder autrement le Moyen Âge. Et ce regard différent s’ébauche maintenant comme une vision ordonnée et cohérente d’un ailleurs qui est aussi éloigné de notre intellect que le sont les processus mentaux d’une tribu moderne évoluant au sein de la jungle de Bornéo. Pour comprendre une pensée autre, le recours aux méthodes de l’anthropologie s’impose. Il suscite une histoire neuve, qui vise à appréhender les mentalités d’une époque pour mieux en souligner les grandes dynamiques. Baschet postule que le Moyen Âge fut une époque féconde, propice à une forte expansion démographique, technique et civilisationnelle. Sa démonstration vise à dégager, en s’appuyant sur l’analyse de microévénements, des lignes de force qui partiraient en un seul élan de l’Europe médiévale pour aboutir aux Amériques colonisées.

Pour ce faire, la présente « compilation » se scinde en deux parties. La première introduit à une connaissance poussée du Moyen Âge en dressant une synthèse des œuvres antérieures. La seconde partie ambitionne de démonter les rouages de la civilisation médiévale, d’en comprendre ses modalités, d’en approcher ses structures fondamentales : rapports au corps, à l’image, au temps et à l’espace, parenté, liens sociaux… « L’enjeu est de comprendre comment sont organisés et pensés l’univers et la société, en évitant les distinctions qui nous sont habituelles (économie, société, politique, religion) et en s’efforçant de lier aussi étroitement que possible l’organisation matérielle de la vie des hommes et les représentations idéelles qui lui donnent cohérence et vitalité. »

1492 est-elle l’année qui vit mourir le Moyen Âge ? Christophe Colomb découvre l’Amérique, Grenade la musulmane tombe entre des mains chrétiennes, les Juifs sont expulsés d’Espagne, et Antonio de Nebrija publie la première grammaire d’une langue vernaculaire (le castillan)… Il existe un lien frappant entre la fin de la Reconquista – conquête de l’Espagne musulmane, un phénomène médiéval – et les débuts de l’entreprise maritime – colonisation qui inaugurerait l’âge moderne – : on y voit un même processus d’expansion. Mais Colomb n’a rien d’un moderne, il est un voyageur médiéval qui, par suite d’erreurs, prend pied sur un nouveau monde dont il est persuadé qu’il s’agit des Indes. Il entend y trouver l’île de Cipango (Marco Polo a rapporté que les maisons y étaient bâties d’or), recherche le Grand Khan afin de le convertir… Bref, il y projette la géographie imaginaire du Moyen Âge, « obligeant ses hommes à professer sous serment que Cuba n’est pas une île (…) parce que ses théories requièrent qu’il en soit ainsi ». Pour lui, quête de l’or et évangélisation ne sont pas deux buts opposés, mais complémentaires : l’or n’est pas richesse, mais symbole de lumière. Colomb, qui rêve de financer une croisade vers Jérusalem, est bien un homme de son temps. Il est aussi l’héritier d’un processus continu d’expansion, qui commence vers l’an mil.

Du 11e au 14e siècle, la France est passée de 6 à 15 millions d’habitants à la faveur d’une spectaculaire augmentation de l’espérance de vie (de 20 ans à l’apogée de l’Empire romain, elle est de 35 ans vers 1300). Cela ne s’était jamais vu depuis l’invention néolithique de l’agriculture et ne sera plus observé jusqu’à la révolution industrielle. On constate une colossale expansion des surfaces cultivées, une forte hausse du rendement agricole imputable à des progrès technologiques et agronomiques, et l’instauration d’un dense réseau de villages qui restera au centre de la vie sociale jusqu’au 19e siècle…

Comment une société perçue comme traditionnelle (par définition, un système en équilibre ne recherchant pas l’expansion) a-t-elle pu connaître un tel essor ? C’est que la féodalité voit l’ordre régner en dépit de conflits incessants. Si la domination des seigneurs est pesante, elle autorise l’émergence d’élites urbaines et rurales, la hausse des échanges, locaux, régionaux et même intercontinentaux… Ces phénomènes induisent une croissance urbaine forte autour d’une autorité militaire, princière ou épiscopale. En l’an mil, on compte 30 villes de plus de 5 000 habitants dans toute l’Europe. En 1200, il y en a 150. Ces cités ne sont pas pour autant soumises à la rationalité économique moderne : les corporations, dans un « rejet viscéral » de la concurrence, fixent les normes de qualité et de production.

À la fin du 13e siècle, l’Europe a atteint ses limites de croissance. La famine se manifeste à partir de 1315, et la peste noire, dès 1348, emporte le tiers de la population. Mais l’effort de réorganisation sociale qui s’ensuit, même perturbé par des guerres de plus en plus dévastatrices, persiste. Le déficit démographique est compensé en 1450, les pouvoirs (ecclésiastiques, monarchiques…) se renforcent, le commerce et le progrès technique poursuivent leur essor. Ces avancées se matérialisent par une expansion territoriale dès 1312, avec la conquête des Canaries par les Castillans. Cette forte dynamique voit la persistance des structures fondamentales articulées autour des liens de vassalité et de l’Église : « L’élan qui conduit à la conquête des Amériques est fondamentalement le même que celui que l’on voit à l’œuvre depuis le 11e siècle. »

Cet élan ne peut s’expliquer que par les ressources propres de la civilisation médiévale, des ressources conditionnées par les rapports que les hommes d’alors entretiennent avec le temps et l’espace. Les mesures de ces deux dimensions fondamentales de toute existence humaine « sont un instrument de domination sociale de la plus haute importance. Celui qui les contrôle augmente fortement son pouvoir sur la société » (Le Goff). L’Église l’emporte en imposant une vision linéaire du temps, prenant comme point de départ la date de l’Incarnation du Christ et comme terme inéluctable le Jugement dernier. La journée est découpée en 8 heures canoniales, scandées par les cloches. Ce temps, qui sera transplanté dans les colonies, affecte toutes les activités humaines.

Ainsi de la condamnation de l’usure opérée par l’Église, qui repose sur la lutte contre la capitalisation du temps. Si vous prêtez une somme d’argent, votre débiteur doit vous rendre la même. Tout intérêt ne saurait appartenir qu’à Dieu, puisqu’il découle du temps écoulé entre emprunt et restitution. Si l’Église admet que des fortunes personnelles puissent être édifiées sur ce principe, c’est à la seule condition qu’elle en récupère les fruits au nom de Dieu, sous forme d’œuvre pieuse. Interdisant toute transmission entre générations des capitaux amassés, ce dogme empêche toute instauration d’un système capitaliste.

L’envers du monde des vivants, c’est le domaine des morts où chacun reçoit rétribution de ses actes. Enfer ou paradis, il donne son sens à l’existence. L’au-delà est un modèle parfait, le lieu de la justice réelle. Cette idée dirige les comportements, fonde une société où l’Église est au sommet de toutes les hiérarchies, car ses clercs exercent un monopole sur l’obtention de la grâce divine. « Affirmant son contrôle sur le temps et sur l’espace, sur les relations entre l’ici-bas et l’au-delà, sur le système de parenté, sur les représentations figurées et mentales, l’Église joue (de l’opposition) entre le bien et le mal, le spirituel et le charnel (…) pour définir sa propre position et établir conjointement l’unité de la chrétienté et la hiérarchie qui lui attribue la prééminence. » La domination ecclésiale restitue la forme même du système féodal. Elle gère les tensions entre des intérêts contraires, ce qui nourrit la dynamique du système, lui conférant une importante capacité d’adaptation à des nécessités sociales changeantes.

Dans son introduction, l’auteur nous présentait deux cartes de Roberto S. Lopez : on y voyait, du 4e au 10e siècle, l’Europe subir les invasions (vandales, normandes, sarrasines…), matérialisées par des myriades de flèches la transperçant. Le processus s’inverse du 11e au 17e siècle. L’Europe devient conquérante (Reconquista, croisades, établissement de comptoirs, christianisation de l’Europe centrale et balte, constitution des ordres monastiques…). Le mouvement, de centripète, est devenu centrifuge, et il se prolonge au fil d’un « long Moyen Âge » (Le Goff) qui court jusqu’au 19e siècle. Dans cette perspective, la Renaissance est bien consubstantielle à la société féodale : elle s’inscrit dans un monde de tradition et de ruralité d’avant l’ère industrielle, de la toute-puissance de l’Église d’avant la laïcisation, de la fragmentation en seigneuries d’avant le règne des États, de la dépendance personnelle d’avant le salariat… La barrière historique décisive sera la formation du système capitaliste, qui marque l’émergence de nouvelles mentalités : à la charnière des 18e et 19e siècles, les cimetières seront relégués à la périphérie des agglomérations. Un homme nouveau émergera, qui pensera autrement. Et l’auteur de conclure que la conquête du monde opérée par l’Occident plonge bien ses racines dans l’histoire médiévale.

À propos de

BASCHET Jérôme [2003], La Civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation des Amériques, Paris, Aubier, rééd. Flammarion, coll. « Champs », 2009.

NB : Cet article a été publié pour la première fois dans Sciences Humaines, n° 149, mai 2004, sous le titre « Comprendre la société médiévale ».

L’État dans les processus de mondialisation

Nous avons tenté de montrer dans un papier récent (28 février) que le processus de mondialisation peut être caractérisé par une synergie entre l’expansion géographique des échanges d’une part, la progression de la transformation des sociétés en fonction des impératifs du marché d’autre part. Ce double mouvement serait à l’œuvre autant dans la fin du 20e siècle que dans les années 1860-1914, voire en deçà, notamment dans ce qu’il est coutume d’appeler la révolution industrielle, à la fin du 18e siècle. Le problème est de comprendre pourquoi cette synergie est potentiellement féconde. Et aussi de cerner les conditions qui la rendent possible.

Plus précisément, nous allons tester ici l’hypothèse que l’extension géographique des échanges est la matrice, strictement nécessaire, mais pourtant non suffisante, à la transformation qui court, des premiers marchés de biens indépendants jusqu’au Marché globalisé contemporain. Sans cette dynamique de commerce lointain, de densification des relations d’échange, la progression de la régulation marchande, d’abord à l’intérieur des espaces nationaux puis dans l’espace international, s’avèrerait strictement impossible. Autrement dit, le commerce sur longue distance serait un facteur qui contribue à convertir l’expansion géographique de la sphère productive en approfondissement du Marché ou de la régulation marchande. Mais cet approfondissement de la régulation marchande se fait d’abord et toujours sur une base nationale ou, plus généralement, une base territoriale donnée, celle propre à l’hégémon de chaque période (Venise, Provinces-Unies puis Angleterre). Nous allons voir aussi que cette influence est surtout d’autant plus vive et rapide que le pouvoir politique propre à l’hégémon utilise le grand commerce dans la perspective de son renforcement propre…

Qu’apporte en effet le grand commerce, agent parmi d’autres de l’expansion géographique, aux dynamiques de marché ? En premier lieu il multiplie évidemment les besoins de consommation en apportant des produits inédits. Dans le même mouvement il permet la diffusion la plus large de produits artisanaux de qualité, fabriqués dans les cités occidentales au Moyen Âge, par exemple. Mais cet étirement géographique de l’offre et de la demande, premier effet du commerce lointain, s’accompagne surtout d’une monétarisation des économies locales (condition nécessaire, on l’a vu, à la création de systèmes élémentaires de marché). Le grand commerce stimule aussi la création d’associations, de sociétés d’exploitation aux formes juridiques de plus en plus évoluées, depuis la societas romaine jusqu’à la grande compagnie maritime du 18e siècle, en passant par la colleganza vénitienne : il suscite donc directement les véritables « forces de marché ». Le commerce lointain peut cependant aussi se révéler contre-productif, du point de vue de la création de systèmes de marché, lorsqu’il alimente les économies locales en esclaves (et il le fera jusqu’au 19e siècle), main-d’œuvre non « libre » susceptible de ralentir, voire d’empêcher la création de marchés du travail… Enfin le commerce lointain permet évidemment cette accumulation primitive du capital, chère à Marx, qui rend possible la constitution du capitalisme… Le grand commerce est donc tout à la fois « créateur d’espaces nouveaux de production » et stimulant des « systèmes de marchés ».

Mais si l’on observe attentivement le matériau historique, il semble que ces effets puissent rester marginaux si le pouvoir politique (ultérieurement l’État) n’interagit pas, d’une façon très particulière, avec le commerce lointain. Par exemple, dans beaucoup de pays asiatiques (sauf en Chine), l’indifférence des pouvoirs politiques envers les commerçants retarderait longtemps la création d’embryons d’économies de marché. À l’inverse, l’État européen en gestation du 15e siècle  va encourager une pénétration des économies locales par le grand commerce, de façon à monétariser ces économies et percevoir facilement l’impôt, gage de sa montée en puissance. Autrement dit, cet État embryonnaire s’appuie clairement sur l’activité des commerçants de longue distance pour affermir son propre pouvoir. Cet impôt est lourd de conséquences : investissement « public » accru, notamment dans l’armée, possibilité d’emprunter avec la garantie des rentrées fiscales, donc création d’une dette « publique », laquelle stimule un embryon de « marché financier », suscite l’épargne, etc. Mais cet enchaînement peut se poursuivre : le crédit aux souverains est souvent le fait des grands marchands (qui tirent ainsi profit, via les intérêts, de la monétarisation des économies – permettant l’impôt – qu’ils ont eux-mêmes engendrée) tandis que la capacité d’emprunter au-delà des ressources de l’impôt permet aux souverains de créer une armée qui, via la conquête extérieure, suscitera à son tour une nouvelle extension de l’espace des productions destinées à l’échange… Toute la phase mercantiliste de la constitution des économies modernes tient dans cette synergie entre commerce lointain et pouvoirs politiques… Extension géographique et approfondissement des systèmes de marché sont donc, au moins entre le 16e et le 18e siècle, mis en relation par le biais d’une certaine instrumentalisation du grand commerce par les États…

Il nous faut sans doute aller plus loin et, sur la base de cet exemple supposé emblématique, analyser dans quelle mesure les pratiques gouvernementales historiques se sont effectivement servies du commerce lointain pour engendrer les configurations successives du Marché. C’est sans doute Foucault qui peut nous apporter le plus ici, dans le cadre de sa typologie des rationalités de gouvernement à l’œuvre dans l’histoire européenne. Et ce d’autant mieux qu’il cerne une rupture à la fin du 16e siècle. Dans son « histoire de la gouvernementalité », cet auteur retrace le processus par lequel l’État de justice du Moyen Âge (apparu en Angleterre au 12e siècle), devenu aux 15e et 16e siècles État administratif, s’est trouvé petit à petit soumis à une exigence de « gouvernement ». Jusqu’à la fin du 16e, le type dominant de pouvoir serait le pouvoir pastoral, fondé évidemment sur l’analogie du berger et de son troupeau. Il s’agit dans le cadre de ce pouvoir, d’abord d’assurer le salut des ouailles, mais aussi de leur imposer une stricte obéissance. L’art du souverain sera d’autant plus grand qu’il imitera la nature (régie par Dieu), qu’il exercera une force vitale et directrice afin de tenir ensemble des intérêts divergents, et que, tout comme le pasteur ou le père de famille, il rendra possible le salut de ceux dont il a la charge… Le souverain « gouverne » certes, mais au sens où il est partie intégrante de « ce grand continuum qui va de Dieu au père de famille, en passant par la nature et les pasteurs » [Foucault, 2004, p. 238-339]. C’est ce continuum qui est remis en cause à partir de la fin du 16ème siècle, dans la mesure où les découvertes de l’astronomie et de la physique montrent que Dieu ne régit le monde que par des principes, des lois immuables, par ailleurs accessibles à l’entendement. Dieu ne gouverne donc pas le monde sur un mode pastoral, il ne fait que régner au travers de principes abstraits.

Les conséquences de cette rupture sont fondamentales. Le souverain n’a plus à « prolonger sur terre une souveraineté divine qui se répercuterait en quelque sorte dans le continuum de la nature » [idem, p. 242]. Il devient alors détenteur d’une tâche spécifique, gouverner, sans modèle à trouver du côté de Dieu ni du côté de la nature. Il doit faire alors plus que ce qu’implique la pure souveraineté et réaliser autre chose que ce qu’implique le pastorat. Il doit inventer une rationalité de gouvernement, poser une « raison d’État ». Cet État entre alors dans la pratique réfléchie des hommes et se voit défini comme « une ferme domination sur les peuples ». Quant à la raison d’État, c’est « la connaissance des moyens propres à fonder, à conserver et à agrandir une telle domination » [Botero, cité par Foucault, 2004, p. 243].
En conséquence, la « raison d’État » ne se réfère plus à une finalité antérieure ou extrinsèque à l’État lui-même. Au début du 17e siècle, Palazzo appelle raison d’État ce qui est nécessaire et suffisant pour que la république conserve son intégrité. Pour d’autres, cette conservation de l’État, érigée en objectif unique, implique aussi une « augmentation » de l’État [Foucault, 2004, pp. 262-263]. Mais le point important est que cette approche détermine désormais un temps historique et politique indéfini : il n’y a plus à attendre de « fin de l’histoire » ou de retour du Christ. Il y a en revanche à assurer, par l’art de gouverner, une paix perpétuelle entre des États désormais nombreux dans l’espace européen. Cet art de gouverner ne s’inscrit plus à l’intérieur d’un système de lois, mais relève davantage de l’obligation d’assurer le salut de l’État, de préférence à tout autre objectif.

L’art de gouverner consiste donc en une « augmentation de l’État », pas nécessairement extension territoriale mais plutôt accroissement de ses capacités, perfectionnement de ses méthodes, croissance de son influence… Et la raison fondamentale de cette obligation tient dans le contexte concurrentiel dans lequel les États européens se trouvent alors, les uns en regard des autres, à partir surtout de 1648. Les rivalités sont désormais réorganisées en stratégies étatiques : dans ce calcul stratégique, les richesses des États remplacent le trésor du Prince, les ressources économiques mobilisables remplacent les possessions territoriales, les alliances provisoires se substituent aux alliances familiales ou aux inféodations. Calcul des forces, dynamique des alliances, physique des États, constituent l’horizon indépassable de l’art de gouverner. Ce dernier débouche alors sur un équilibre entre les Etats que la diplomatie vient conforter.

L’instrumentalisation du grand commerce devient alors un moyen privilégié de cette « augmentation » de l’état. Et parallèlement elle autorise la création de systèmes élémentaires de marchés. Aux 17e et 18e siècles, cette stratégie s’exerce d’abord directement, dans le cadre des prescriptions bien connues des auteurs mercantilistes : le grand commerce permet de dégager un excédent commercial matérialisé par l’entrée nette de métaux précieux, cet approvisionnement dynamise l’activité tout en fournissant des recettes pour le trésor royal (via l’impôt comme à travers la réception des métaux), recettes qui en retour permettent de lever une armée, laquelle au final permettra de renforcer la position nationale, notamment dans les régions cruciales pour prélever les denrées exotiques revendables, donc capables de déterminer l’excédent commercial.

Mais cette stratégie s’exerce aussi indirectement, dans le cadre d’effets d’entraînement structurant, largement imputables au grand commerce : au versant comptable de l’excédent d’exportations se substitue le versant qualitatif de la commercialisation des économies les plus dynamiques… Ainsi Amsterdam connaît au 17e siècle une étonnante symbiose entre marchands, commerçants de longue distance et élites politiques, sous domination cependant du politique : la Compagnie des Indes Orientales n’est-elle pas possédée par des capitaux privés mais gérée par des représentants du pouvoir politique ? Dans ce cas, il est clair que l’essor commercial externe (en mer du Nord et Baltique puis dans l’océan Indien) piloté par la république des Provinces-Unies, stimule le développement des marchés nationaux de facteurs. Certes le marché de la terre existait depuis la fin du 13e siècle au moins et s’était déjà développé sous l’influence de la construction des polders, les travailleurs concernés récupérant des portions de terre en pleine propriété. Mais il est évident que c’est la capacité des Pays-Bas d’importer leur nourriture qui, en diminuant le prix des céréales, libère le comportement spéculatif des agriculteurs et stimule le marché du foncier. Celui-ci explose littéralement au début du 17e siècle avec un investissement des urbains dans la récupération et mise en valeur de terres. La commercialisation de l’économie rurale est alors unique en Europe, les paysans confiant même leur propre nourriture au marché et se mettant à acheter régulièrement leurs inputs. Pour ce qui est du marché du travail, il est évidemment stimulé du côté de l’offre (la spécialisation agricole libérant de la main d’œuvre) mais aussi du côté de la demande (elle-même liée aux réussites à l’exportation). En conséquence le pouvoir des guildes qui imposait des barrières à l’entrée est, sinon attaqué, du moins confronté à un statut émergent de travailleur précaire qui va progressivement s’imposer.

L’exemple néerlandais est donc particulièrement fascinant en ce que l’expansion géographique des échanges semble donner toute leur dimension à des marchés de facteurs qui, certes précèdent largement le 17e siècle et ses transformations décisives, mais n’avaient aucune raison de se développer en l’absence de ces stimulants majeurs. L’espace mondial est bien, dans l’exemple des Provinces-Unies au 17e siècle, l’outil permettant la mise en place de systèmes nationaux dynamiques de marchés, sous influence déterminante d’un pouvoir étatique très proche des intérêts des marchands… Les Pays-Bas auraient alors connu ce qui est, peut-être, le premier processus de mondialisation….

FOUCAULT M., 2004, Sécurité, territoire, population, Paris, Hautes études – Gallimard/Seuil.

Jack Goody et le miracle eurasien

Jack Goody est un anthropologue mondialement reconnu qui a consacré une part importante de son œuvre à mettre en cause l’eurocentrisme spontané de nombre de nos représentations. Dans son dernier ouvrage, The Eurasian Miracle, il s’élève contre la tendance des sciences sociales à imputer l’émergence du capitalisme, en Occident, à des qualités purement intrinsèques à l’Europe. Constatant, au contraire, la similitude de bien des traits de civilisation (grande cuisine au service ritualisé, art de cultiver et d’assembler les fleurs, art des jardins…) d’un bout à l’autre du continent eurasien, il développe l’idée d’un miracle commun à l’Europe et à l’Asie, à l’âge du bronze, suivi d’alternances dans l’avance technique et organisationnelle entre l’Est et l’Ouest, soit depuis environ trois millénaires. Ce faisant, il rompt avec l’eurocentrisme habituel tout en expliquant partiellement, à la fois l’essor de l’Occident à partir du 16e siècle et le retour en puissance de l’Asie orientale aujourd’hui. En revanche, il sépare clairement l’Afrique, son terrain de travail, de cet ensemble…

Au cœur de sa démonstration se trouve d’abord une réfutation en règle de tous les traits supposés spécifiques à l’Europe. Ainsi l’idée que les Européens auraient construit le capitalisme grâce à leur système de mariage tardif suivi d’une certaine retenue en matière de procréation alors que le mariage précoce chinois aurait amené cette société à faire trop d’enfants, donc à moins accumuler de façon individuelle, ne résiste pas à l’analyse. Le mariage précoce était compensé en Chine par bien des pratiques de restriction de la procréation à l’intérieur du mariage. De même l’idée que le système indien des castes conduirait à une société beaucoup plus figée qu’en Europe paraît exagérée : le Moyen Âge européen poussait à la pratique du mariage à l’intérieur de sa classe sociale et cette pratique, certes non obligatoire, contrairement à l’Inde, ne semble pas avoir eu des conséquences économiques très différentes sur la longue durée.

Les tenants du « miracle européen », dans leur recherche des causes de ce dernier, effectuent un plaidoyer pro domo qui tend à surestimer à la fois le caractère unique de l’Occident et l’importance du supposé miracle. Prisonniers de cette idée d’unicité, ils réduisent toute comparaison entre civilisations à la révélation des points faibles des sociétés non européennes. Obnubilés par l’importance de l’essor occidental ils tendent à en chercher le véritable point de départ à peu près à toutes les époques, cernant ainsi autant de spécificités européennes supposées… Ce faisant, ils s’avèrent incapables, à la fois de mettre en exergue les qualités et les forces de la non-Europe et d’y voir certains germes du capitalisme. Ils sont alors surtout inaptes à imaginer que l’Europe ait pu engendrer le capitalisme moderne dans une interaction avec le reste du continent eurasien. En particulier, Goody récuse l’idée que, parce qu’elle était prise dans des relations de production très différentes du salariat, l’Asie aurait été empêchée de développer une production tendant vers le modèle industriel : il montre au contraire que le tissage se réalisait, par exemple au Bengale au début du 18e siècle, dans le cadre d’un putting out system (avec avances par le marchand en cash et pas en matières premières) ; il montre également que le système des castes n’empêchait pas l’expansion d’activités entrepreneuriales fondées à la fois sur les liens de la caste et de la parenté et pouvant déboucher sur de véritables manufactures comme les fabriques de vêtements, les karkhanas, de l’époque moghole.

C’est justement sur l’invocation des groupes larges de parenté comme frein au développement en Asie que Goody concentre sa critique. Il montre ainsi que l’essentiel des stratégies concernant l’héritage s’y réalisent, la plupart du temps, au niveau du groupe domestique et non dans le cadre du lignage ou du clan. Parallèlement, dans tout l’espace eurasien, ce seraient les familles nucléaires qui constitueraient les unités de production comme de reproduction et les fonctions exercées par les groupes plus larges de parenté seraient peu à peu dévolues à l’État ou aux institutions religieuses. Dans ces conditions, l’individualisme n’a pas de raison de constituer un phénomène d’abord européen. Goody constate que « l’individualisme économique, l’entrepreneuriat, caractérise les marchands de façon universelle » [2010, p. 29] et que, si on l’associe à la démocratie, celle-ci surgit ailleurs qu’en Europe, sous des formes parfois très diverses et bien antérieures à son essor, en Angleterre et en France, aux 17e et 18e siècleS. Quant aux thèses qui l’associent au christianisme, elles sont battues en brèche par maints anthropologues orientaux : Goody cite en particulier les études d’Ikegami qui montrent la montée de l’assertion de soi dans la culture des samourai et l’apparition de « l’individualisme de l’honneur » comme une éthique de la concentration sur des objectifs à long terme et la prise de risque personnelle en vue du changement social.

Fondamentalement, Goody considère que l’âge du bronze a créé une grande similitude entre l’Europe et l’Asie, notamment en matière d’urbanisation, suivant en cela le concept de révolution urbaine proposé par Childe pour caractériser cette période. En opposition aux thèses de Marx ou de Weber qui ont considéré la ville européenne, notamment au Moyen Âge, comme plus autonome, Goody montre que le creuset urbain commun aux deux parties de l’Eurasie se caractérisait comme le lieu par excellence des échanges, de la production, de l’emploi spécialisé, de la culture écrite et de l’éducation… Et si la ville disparaît en Occident avec l’effondrement des empires, ce n’est pas pour renaître sous une forme plus dynamique à partir du 11e siècle : partout ailleurs les villes issues de l’âge du bronze se sont maintenues et ont pérennisé, souvent avec magnificence, les activités propres au capital marchand. Que l’on relise les pages de Marco Polo visitant avec stupéfaction la ville de Hangzhou qui, à ses yeux d’homme du 13e siècle, surpassait largement Venise ou ses épigones, par la densité de son commerce et sa richesse… De ce point de vue, et contrairement à la vulgate marxiste, on peut sans doute considérer le féodalisme comme une régression majeure de l’Europe.

Mais la différenciation sociale serait aussi un trait partagé dans toute l’Eurasie. Dans cet espace, l’utilisation de l’araire a sans doute motivé certains à détenir davantage de terres cultivables, déterminant ainsi une cristallisation des classes sociales sur une base économique. Au contraire, en Afrique, l’usage de la houe n’aurait permis aucune réelle différenciation autre que politique. Ce contraste serait à l’origine de traits culturels comme la grande cuisine ou l’art floral, dans les seules sociétés eurasiennes, dans la mesure où ces techniques viennent marquer précisément la différence de classe. Le mariage, plutôt endogamique en Eurasie, exogamique en Afrique, serait aussi lié, dans ses formes, à cette présence ou absence de différenciation sociale fondée sur le revenu ou le patrimoine.

Si l’Eurasie a donc partagé une culture largement commune, comment expliquer l’alternance de leadership entre l’Est et l’Ouest ? Les marchands en seraient sans doute les acteurs principaux du fait de leur capacité à transférer des techniques sur le continent, le plus souvent avec retard. Mais Goody considère que, parallèlement, les sociétés rencontrant des problèmes similaires, le « diffusionnisme » n’explique pas tout. Dans certaines sociétés, la logique résultant des problèmes historiquement rencontrés pousserait, indépendamment de toute communication extérieure, à inventer les techniques ou les outils nécessaires. L’invention indépendante serait donc aussi de mise. C’est le jeu de ces deux processus qui serait au cœur de cette alternance entre l’Est et l’Ouest, la révolution industrielle relevant sans doute clairement des deux logiques puisqu’une culture d’ingénierie toute britannique se greffait sur un transfert effectif et plus ancien de techniques, notamment chinoises [cf. chronique du 8 mars]. Au cœur de ces moments d’alternance, Goody place aussi le regard rétrospectif d’une société sur elle-même. Lorsqu’il est plus séculier que religieux, un tel regard amène à réévaluer la tradition et peut propulser une société vers des innovations cumulatives : ce serait le cas, tant de la révision néoconfucéenne de l’époque Song en Chine (11e-12e siècles) que de la reprise de la culture grecque par la Renaissance européenne…

Au terme de ce parcours, Goody conclut que la pensée sur l’essor de l’Occident a eu tort de raisonner en termes d’essence, de supériorité intrinsèque de l’Europe due à sa culture ou sa mentalité. Il faut substituer à cette analyse « essentialiste » une compréhension à la fois d’une matrice commune établie à l’âge du bronze et des déterminants, parfois complexes, des phénomènes d’alternance. Cette alternance dont nous sommes peut-être en train de vivre un tout nouvel épisode…

CHILDE  V. G. [1942], What Happened in History, London, Pelican.

GOODY J. [2010], The Eurasian Miracle, Cambridge, Polity Press.

IKEGAMI E. [1995], The Taming of the Samurai: Honorific individuals and the making of modern Japan, Cambridge MA, Harvard University Press.