Jack Goody et le miracle eurasien

Jack Goody est un anthropologue mondialement reconnu qui a consacré une part importante de son œuvre à mettre en cause l’eurocentrisme spontané de nombre de nos représentations. Dans son dernier ouvrage, The Eurasian Miracle, il s’élève contre la tendance des sciences sociales à imputer l’émergence du capitalisme, en Occident, à des qualités purement intrinsèques à l’Europe. Constatant, au contraire, la similitude de bien des traits de civilisation (grande cuisine au service ritualisé, art de cultiver et d’assembler les fleurs, art des jardins…) d’un bout à l’autre du continent eurasien, il développe l’idée d’un miracle commun à l’Europe et à l’Asie, à l’âge du bronze, suivi d’alternances dans l’avance technique et organisationnelle entre l’Est et l’Ouest, soit depuis environ trois millénaires. Ce faisant, il rompt avec l’eurocentrisme habituel tout en expliquant partiellement, à la fois l’essor de l’Occident à partir du 16e siècle et le retour en puissance de l’Asie orientale aujourd’hui. En revanche, il sépare clairement l’Afrique, son terrain de travail, de cet ensemble…

Au cœur de sa démonstration se trouve d’abord une réfutation en règle de tous les traits supposés spécifiques à l’Europe. Ainsi l’idée que les Européens auraient construit le capitalisme grâce à leur système de mariage tardif suivi d’une certaine retenue en matière de procréation alors que le mariage précoce chinois aurait amené cette société à faire trop d’enfants, donc à moins accumuler de façon individuelle, ne résiste pas à l’analyse. Le mariage précoce était compensé en Chine par bien des pratiques de restriction de la procréation à l’intérieur du mariage. De même l’idée que le système indien des castes conduirait à une société beaucoup plus figée qu’en Europe paraît exagérée : le Moyen Âge européen poussait à la pratique du mariage à l’intérieur de sa classe sociale et cette pratique, certes non obligatoire, contrairement à l’Inde, ne semble pas avoir eu des conséquences économiques très différentes sur la longue durée.

Les tenants du « miracle européen », dans leur recherche des causes de ce dernier, effectuent un plaidoyer pro domo qui tend à surestimer à la fois le caractère unique de l’Occident et l’importance du supposé miracle. Prisonniers de cette idée d’unicité, ils réduisent toute comparaison entre civilisations à la révélation des points faibles des sociétés non européennes. Obnubilés par l’importance de l’essor occidental ils tendent à en chercher le véritable point de départ à peu près à toutes les époques, cernant ainsi autant de spécificités européennes supposées… Ce faisant, ils s’avèrent incapables, à la fois de mettre en exergue les qualités et les forces de la non-Europe et d’y voir certains germes du capitalisme. Ils sont alors surtout inaptes à imaginer que l’Europe ait pu engendrer le capitalisme moderne dans une interaction avec le reste du continent eurasien. En particulier, Goody récuse l’idée que, parce qu’elle était prise dans des relations de production très différentes du salariat, l’Asie aurait été empêchée de développer une production tendant vers le modèle industriel : il montre au contraire que le tissage se réalisait, par exemple au Bengale au début du 18e siècle, dans le cadre d’un putting out system (avec avances par le marchand en cash et pas en matières premières) ; il montre également que le système des castes n’empêchait pas l’expansion d’activités entrepreneuriales fondées à la fois sur les liens de la caste et de la parenté et pouvant déboucher sur de véritables manufactures comme les fabriques de vêtements, les karkhanas, de l’époque moghole.

C’est justement sur l’invocation des groupes larges de parenté comme frein au développement en Asie que Goody concentre sa critique. Il montre ainsi que l’essentiel des stratégies concernant l’héritage s’y réalisent, la plupart du temps, au niveau du groupe domestique et non dans le cadre du lignage ou du clan. Parallèlement, dans tout l’espace eurasien, ce seraient les familles nucléaires qui constitueraient les unités de production comme de reproduction et les fonctions exercées par les groupes plus larges de parenté seraient peu à peu dévolues à l’État ou aux institutions religieuses. Dans ces conditions, l’individualisme n’a pas de raison de constituer un phénomène d’abord européen. Goody constate que « l’individualisme économique, l’entrepreneuriat, caractérise les marchands de façon universelle » [2010, p. 29] et que, si on l’associe à la démocratie, celle-ci surgit ailleurs qu’en Europe, sous des formes parfois très diverses et bien antérieures à son essor, en Angleterre et en France, aux 17e et 18e siècleS. Quant aux thèses qui l’associent au christianisme, elles sont battues en brèche par maints anthropologues orientaux : Goody cite en particulier les études d’Ikegami qui montrent la montée de l’assertion de soi dans la culture des samourai et l’apparition de « l’individualisme de l’honneur » comme une éthique de la concentration sur des objectifs à long terme et la prise de risque personnelle en vue du changement social.

Fondamentalement, Goody considère que l’âge du bronze a créé une grande similitude entre l’Europe et l’Asie, notamment en matière d’urbanisation, suivant en cela le concept de révolution urbaine proposé par Childe pour caractériser cette période. En opposition aux thèses de Marx ou de Weber qui ont considéré la ville européenne, notamment au Moyen Âge, comme plus autonome, Goody montre que le creuset urbain commun aux deux parties de l’Eurasie se caractérisait comme le lieu par excellence des échanges, de la production, de l’emploi spécialisé, de la culture écrite et de l’éducation… Et si la ville disparaît en Occident avec l’effondrement des empires, ce n’est pas pour renaître sous une forme plus dynamique à partir du 11e siècle : partout ailleurs les villes issues de l’âge du bronze se sont maintenues et ont pérennisé, souvent avec magnificence, les activités propres au capital marchand. Que l’on relise les pages de Marco Polo visitant avec stupéfaction la ville de Hangzhou qui, à ses yeux d’homme du 13e siècle, surpassait largement Venise ou ses épigones, par la densité de son commerce et sa richesse… De ce point de vue, et contrairement à la vulgate marxiste, on peut sans doute considérer le féodalisme comme une régression majeure de l’Europe.

Mais la différenciation sociale serait aussi un trait partagé dans toute l’Eurasie. Dans cet espace, l’utilisation de l’araire a sans doute motivé certains à détenir davantage de terres cultivables, déterminant ainsi une cristallisation des classes sociales sur une base économique. Au contraire, en Afrique, l’usage de la houe n’aurait permis aucune réelle différenciation autre que politique. Ce contraste serait à l’origine de traits culturels comme la grande cuisine ou l’art floral, dans les seules sociétés eurasiennes, dans la mesure où ces techniques viennent marquer précisément la différence de classe. Le mariage, plutôt endogamique en Eurasie, exogamique en Afrique, serait aussi lié, dans ses formes, à cette présence ou absence de différenciation sociale fondée sur le revenu ou le patrimoine.

Si l’Eurasie a donc partagé une culture largement commune, comment expliquer l’alternance de leadership entre l’Est et l’Ouest ? Les marchands en seraient sans doute les acteurs principaux du fait de leur capacité à transférer des techniques sur le continent, le plus souvent avec retard. Mais Goody considère que, parallèlement, les sociétés rencontrant des problèmes similaires, le « diffusionnisme » n’explique pas tout. Dans certaines sociétés, la logique résultant des problèmes historiquement rencontrés pousserait, indépendamment de toute communication extérieure, à inventer les techniques ou les outils nécessaires. L’invention indépendante serait donc aussi de mise. C’est le jeu de ces deux processus qui serait au cœur de cette alternance entre l’Est et l’Ouest, la révolution industrielle relevant sans doute clairement des deux logiques puisqu’une culture d’ingénierie toute britannique se greffait sur un transfert effectif et plus ancien de techniques, notamment chinoises [cf. chronique du 8 mars]. Au cœur de ces moments d’alternance, Goody place aussi le regard rétrospectif d’une société sur elle-même. Lorsqu’il est plus séculier que religieux, un tel regard amène à réévaluer la tradition et peut propulser une société vers des innovations cumulatives : ce serait le cas, tant de la révision néoconfucéenne de l’époque Song en Chine (11e-12e siècles) que de la reprise de la culture grecque par la Renaissance européenne…

Au terme de ce parcours, Goody conclut que la pensée sur l’essor de l’Occident a eu tort de raisonner en termes d’essence, de supériorité intrinsèque de l’Europe due à sa culture ou sa mentalité. Il faut substituer à cette analyse « essentialiste » une compréhension à la fois d’une matrice commune établie à l’âge du bronze et des déterminants, parfois complexes, des phénomènes d’alternance. Cette alternance dont nous sommes peut-être en train de vivre un tout nouvel épisode…

CHILDE  V. G. [1942], What Happened in History, London, Pelican.

GOODY J. [2010], The Eurasian Miracle, Cambridge, Polity Press.

IKEGAMI E. [1995], The Taming of the Samurai: Honorific individuals and the making of modern Japan, Cambridge MA, Harvard University Press.

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