L’Islam a-t-il fixé des standards technologiques ?

La question des transferts de techniques occupe une place importante en histoire globale. Au-delà du jeu élémentaire consistant à savoir qui, des Européens, des Chinois, des Indiens ou encore du monde musulman, a inventé le zéro, l’écluse, la charrue ou la lettre de change, l’histoire globale révèle surtout la créativité collective mise en œuvre dans l’obtention de la plupart des standards technologiques qui ont constitué la modernité. Ainsi en va-t-il des techniques commerciales et financières musulmanes que les cités-Etats italiennes ont reprises en les sophistiquant à partir du 13e  siècle, parfois en y incorporant des résultats mathématiques venus de l’Inde. De même, on ne saurait parler des armes à feu sans invoquer d’abord la combustion du salpêtre par les Indiens, puis la mise au point chinoise de la poudre au 11e siècle, la réalisation des premiers fusils par les Mongols vers 1288, celle du canon tirant les premiers projectiles métalliques par les Florentins en 1326, enfin la sophistication de ces armes à feu par les Ottomans, Perses safavides et Moghols au 16e siècle. Mais au-delà de ces interactions créatives, la question est aussi celle de l’arrivée à maturité de ces techniques. À partir de quel moment et sous quelles conditions un ensemble de techniques atteint-il un stade d’achèvement provisoire permettant de définir une sorte de standard ? Comment ce standard peut-il ensuite se diffuser ?

Ce sont là quelques-unes des questions que posait Edmund Burke III en 2009, dans un article très suggestif du Journal of World History. Pour y répondre, il définissait des « complexes technologiques » dans neuf champs spécifiques : armement, textile, écriture/information, pyrotechnologie, gestion de l’eau, fiscalité/bureaucratie, énergie animale, transport maritime, mathématiques. Au-delà des limites évidentes de cette liste et d’un découpage sans doute contestable, il pouvait sur cette base étudier trois champs dans lesquels le monde musulman des 8e-12e siècles a possiblement déterminé des standards cruciaux, en matière de gestion de l’eau, d’écriture/information et de mathématiques.

Présentons ici les deux premiers champs.

Pour ce qui est de la gestion de l’eau, Burke commence par analyser les formes de captage et de transport qui étaient propres aux différents espaces que le monde musulman allait fédérer. En Égypte, outre les canaux d’irrigation, ce sont la noria, le chadouf et la vis d’Archimède qui étaient couramment utilisés. En Mésopotamie, barrages et canaux étaient plus sophistiqués et l’usage de réservoirs était répandu. Sur le plateau iranien, beaucoup plus sec, c’étaient les qanats (sorte de tunnel relié à la nappe phréatique sous une colline et descendant en pente très douce pour affleurer sur le coteau, tunnel par ailleurs surmonté de puits à intervalles réguliers pour l’entretien) qui permettaient l’irrigation. Il en était de même dans la vallée de l’Indus tandis qu’en Inde centrale les réservoirs constituaient la norme. Avec l’Islam, ces diverses technologies hydrauliques allaient connaître une diffusion rapide à partir de l’ère abbasside : transfert de la pratique des réservoirs iraniens et indiens jusqu’au Maroc ; circulation des techniques d’irrigation persanes et des cultures connexes vers le Yémen, l’Afrique du Nord, l’Espagne ; utilisation de qanats à Sijilmassa, laquelle permettra la création d’une étape cruciale du commerce de l’or soudanien… Cette circulation allait être encouragée par les pouvoirs politiques en parallèle de la publication de manuels agricoles et de la diffusion de semences. Les progrès agricoles du monde islamique auraient ainsi concerné les rendements, les rotations culturales, le nombre de récoltes annuelles [Watson, 1983] quoique certains textes récents nuancent ces améliorations [Decker, 2009]. Pour Cioc [in Burke and Pomeranz, 2009], les prouesses hydrauliques du monde musulman auraient servi à Venise et aux Pays-Bas, comme pour l’établissement de barrages sur le Pô et le Rhin. Le standard musulman aurait aussi concerné l’Espagne puis, par ricochet, l’Amérique : « Tant les galeries d’irrigation mexicaines que les puquios du Pérou seraient dérivés de la technique des qanats importés par les Espagnols » [Burke, 2009, p. 175].

En matière d’écriture et de diffusion de l’information, Burke commence par montrer que papier et imprimerie ne pouvaient avoir de retentissement spectaculaire en Chine. En raison d’abord de la valorisation culturelle de la calligraphie. Mais surtout, du fait des milliers de caractères (par ailleurs à multiples traits) à créer, la xylographie devenait lourde et peu performante. Quant à la technique des caractères mobiles, elle n’avait guère plus d’intérêt. C’est donc pour lui dans le monde musulman que papier et imprimerie avaient un véritable avenir. Ce fut le cas dès le 11e siècle où la lecture et la possession de livres semblent avoir été des signes certains de distinction. À cette époque, les livres étaient encore reproduits à la main, le plus souvent en présence de l’auteur lors de séance de lectures de vérification… L’apport de l’imprimerie ne fut pas cependant totalement décisif : la nécessité d’écrire, non seulement l’arabe, mais aussi le turc, le persan et l’ourdou, requérait environ six cents caractères individuels ; des problèmes similaires à ceux rencontrés en Chine se posaient donc. Il n’en demeure pas moins que les bibliothèques furent rapidement pléthoriques en ouvrages de toutes sortes : au 10e siècle, la bibliothèque du califat omeyyade espagnol recelait dit-on 400 000 livres, soit 200 fois plus que la bibliothèque du pape d’Avignon, un siècle plus tard. Les universités musulmanes allaient aussi contribuer à cet effort même si elles allaient restreindre drastiquement le nombre de matières enseignées. De leur côté, les universités européennes, plus tardives, allaient progressivement libérer le savoir hors du champ purement religieux et s’intéresser à la philosophie, aux sciences naturelles, etc. Dans ces conditions, avec un alphabet de 26 lettres, donc l’intérêt d’inventer une technique d’imprimerie à caractères mobiles, d’une part, un développement multidimensionnel du savoir, d’autre part, il n’est pas étonnant que ce soit l’Europe qui ait tiré pleinement parti du standard papier/imprimerie mis au point dans le monde islamique.

Pour suggestive qu’elle soit, la démonstration de Burke est sans doute en partie critiquable.

En premier lieu, il ne définit pas précisément ce qu’il nomme un complexe technologique. Comment l’identifier ? Quelles sont les limites d’un complexe technologique donné par rapport aux autres ? En quoi réside sa cohérence ? Autant de questions premières auxquelles réponse n’est pas donnée. L’auteur se contente de dire que cette appellation permet à la fois de rendre compte des aspects « hardware » (les instruments physiques) et des aspects « software » (les connaissances et la culture pratique) de la technologie. Il ne se réfère à aucun théoricien classique de l’analyse des techniques (Mumford, Gille ou Needham). Puis il illustre cette notion par l’analyse des trois « complexes » que nous venons d’évoquer. Au plan méthodologique donc, la réflexion semble devoir être poursuivie.

En second lieu, la notion de « standard » demeure tout aussi incertaine à déterminer. Dans son premier exemple, la gestion de l’eau, le standard semble se résumer à l’agrégation de différentes techniques et à la diffusion de leur utilisation. C’est un des éléments à prendre en compte évidemment mais il n’est nullement démontré que le « complexe » parvienne alors à un certain palier, par exemple en termes de productivité. Dans son second exemple, la narration même de la diffusion du papier et de l’imprimerie montre que l’état du « complexe » sous l’Islam reste très provisoire et inachevé : c’est le perfectionnement européen, avec les caractères mobiles, qui va donner son plein essor au binôme papier/imprimerie.

Malgré ces réserves, qui sont moins une critique qu’un encouragement à la recherche de concepts plus précis, le travail de Burke a beaucoup de mérites. Celui de montrer ce que l’Europe, en matière de technologies, doit à l’Islam des 8e-12e siècles et à travers lui à l’ensemble de l’Asie, n’étant certainement pas le moindre…

 

BURKE E., 2009, « Islam at the Center: Technological Complexes and the Roots of Modernity”, Journal of World History, vol. 20, n° 2.

BURKE E., POMERANZ K., 2009, The Environment and World History, University of California Press.

CIOC M., 2009, “The Rhine as a World River”, in Burke & Pomeranz, op. cit.

DECKER M., 2009, “Plants and Progress: Rethinking the Islamic Agricultural Revolution”, Journal of World History, vol. 20, n° 2.

WATSON A., 1983, Agricultural Innovation in the Early Islamic World, Cambridge University Press.

Pourquoi le monde a besoin d’histoires globales

Ce texte constitue l’introduction légèrement remaniée du livre que nous venons de publier sous le titre Une histoire du monde global, aux Éditions Sciences Humaines, octobre 2012, et qui reprend pour partie des textes parus sur ce blog depuis trois ans.

Est-il raisonnable de se croire seul au monde ? Les récentes tentatives pour créer un musée de l’Histoire de France ont-elles un sens ? Existe-t-il vraiment des civilisations supérieures aux autres ? Peut-on excuser les formes diverses d’une xénophobie particulièrement présente aujourd’hui dans le débat politique, ici et là en Europe ? Le « continentalisme » européen n’est-il pas en train de virer au nationalisme à grande échelle ?

L’actualité est riches de ces questions multiples, posées parfois dramatiquement, plus souvent encore sur un mode dérisoire. Notre réponse de chercheurs et vulgarisateurs demeure incertaine. Elle s’articule sur des valeurs supposées intangibles d’ouverture à l’autre, et sur une posture morale qui n’est plus nécessairement perceptible par l’ensemble du corps social. Pour éclairer et renforcer cette réponse, le mieux, et parfois le plus simple, est peut-être de revenir aux faits historiques les plus lourds, ceux qui relèvent de la longue durée. Non, aucune société n’a jamais vécu durablement dans l’isolement ou en autosuffisance : il n’existe donc pas de « civilisation » au sens identitaire de ce terme. Oui, l’histoire de France n’a qu’un sens très limité si on recherche au sein de ce pays un moteur unique ou principal d’évolution qu’il faudrait mettre en exergue, et si l’on refuse de voir que notre société est fondamentalement le résultat de connexions lointaines, multiples et fécondes, avec d’autres sociétés, parfois parmi les plus inattendues. Oui, la supposée « supériorité de civilisation » n’est qu’un gadget idéologique, dès lors que l’on réalise combien l’Europe doit de techniques à l’Asie orientale ou au monde musulman, de plantes au continent américain ou à l’Inde, d’idées à la Chine impériale, de fait très à la mode chez les intellectuels de notre siècle des Lumières…

En clair, les preuves historiques existent quant à l’importance qualitative et quantitative des connexions de longue date entre les hommes, à travers les échanges, les transferts de techniques et d’idées, la circulation des religions, les migrations, l’acclimatation différenciée des plantes et des graines, comme encore avec les conquêtes impériales, leurs crimes et leurs apports… Sommes-nous sûrs par ailleurs que nos supposés idéaux de rationalité ou de démocratie nous appartiennent en propre ? -Qu’ils ne sont pas le résultat de rencontres anciennes et particulièrement complexes ?

Le monde a dramatiquement besoin, aujourd’hui et plus que jamais, d’une connaissance de ces interactions de longue date. Elles sont les seules racines de ce qu’on essentialise trop facilement comme des civilisations à l’identité affirmée. Contre la tentation d’identités-racines fictives, il s’agit désormais de prendre appui sur des identités-rhizomes. Ce faisant, il ne s’agit évidemment pas de dire que la civilisation européenne n’existe pas et que l’Europe n’aurait été qu’une province marginale de l’histoire du monde… Il ne peut être question de relativiser l’eurocentrisme évident, sans doute compréhensible, de nos représentations, pour tomber dans un sinocentrisme, un afrocentrisme ou toute autre position qui ne serait qu’un décalque des vieux habits que nous voulons quitter.

Non, le présent a besoin d’une véritable histoire globale, ou plutôt d’histoires globales au pluriel. Puisqu’il est désormais clair que personne ne pourra prétendre avoir le monopole du grand récit mondial, réconciliant les points de vue, les ressentis, les émotions de tant d’individus et de groupes sociaux différents. Le présent ne peut faire l’impasse sur cette nécessité, peut-être aussi vitale pour nos sociétés que l’impératif écologique, de comprendre ce qui s’est réellement passé entre nous tous, sur de nombreux siècles, au moins quatre ou cinq millénaires, peut-être même davantage.

En témoignent les textes réunis dans cet ouvrage et que certains pourront trouver hétéroclites : ils sont de fait issus de multiples horizons et ont été pour la plupart déjà présentés, soit dans la revue Sciences Humaines, soit sur le blog « Histoire globale » (http://blogs.histoireglobale.com) que nous animons depuis janvier 2010. Nous espérons montrer ici que leur compilation crée indéniablement du sens, et que ce dernier est aujourd’hui crucial pour comprendre aussi la mondialisation contemporaine. Ces textes se complètent, tant chronologiquement que thématiquement, se répondent les uns aux autres, abordent parfois le même sujet avec des méthodes différentes, s’enrichissent de regards contrastés. L’ordre des chapitres permet de fixer leur place logique dans ce qui pourrait n’apparaître sinon que comme un kaléidoscope arbitraire. Ainsi s’esquisse une – parmi bien d’autres possibles – histoire de notre Monde, de notre humanité aujourd’hui mondialisée, de nos passés divers qui se sont rencontrés depuis fort longtemps et qui, sinon, auraient à coup sûr été différents…

La matière de base de l’histoire globale, ce sont d’abord ces échanges de biens, aussi ces transferts de techniques, ces déplacements et acclimatations de plantes. Sur plusieurs millénaires, ils ont connecté les différentes parties du monde, matérialisé des influences économiques, métissé déjà les consommations. Le premier chapitre nous saisit en quelque sorte au petit matin, prenant appui sur les histoires improbables du sucre (Christian Grataloup), du thé et du café (Philippe Norel) pour décrire à la fois ce métissage consumériste et les conséquences économiques lourdes des transferts de plantes ; il se poursuit avec l’analyse, par Gabriel Vergne et P. Norel, d’anciens réseaux commerciaux de longue distance souvent mal connus en Europe (océan Indien, Asie du Sud-Est, commerce swahili) et pourtant très structurants ; il se termine avec le repérage des multiples transferts techniques, le plus souvent d’est en ouest, qui ont forgé la supériorité ultérieure de l’Occident : innovations collectives concernant la poudre et les armes, paradoxe d’un monde musulman initial riche en innovations commerciales et financières, multiples apports techniques chinois à l’humanité.

À peine clos ce panorama des échanges matériels, le chapitre 2 nous ouvre à cette « autre fabrique de l’universel » que sont la circulation des idées, notamment religieuses, et des conquêtes de type impérial. Le regretté Jerry H. Bentley nous initie d’abord à la logique des conversions religieuses qui ont permis et accompagné le grand commerce, donc fondé la connexion entre sociétés éloignées. Si Laurent Testot aborde quelques-unes des grandes religions d’Asie, Jean-Paul Demoule nous rappelle que les religions monothéistes et les principales « sagesses » de l’Asie tirent leur origine d’une même conjoncture, autour du milieu du Ier millénaire avant notre ère, et que leur développement coïncide ensuite avec l’essor des grands empires. Essor impérial qui est ensuite beaucoup plus asiatique qu’on ne le croirait le plus souvent (à propos de Bâtisseurs d’Empires d’Alessandro Stanziani). Les liens multiples entre commerce, conquêtes impériales et circulation des religions constituent bien un objet, encore insuffisamment élucidé, de l’histoire globale.

Il n’en reste pas moins que les échanges réguliers, donc aussi les processus d’intégration,  ont été particulièrement précoces, comme l’analyse le chapitre 3. Avant la Révolution néolithique*, si les circulations humaines semblent infiniment lentes, elles n’en créent pas moins, sur la très longue durée, des connexions décisives, donnant lieu à ces « mondialisations froides » dont parle J.-P. Demoule, tandis que Jean Guilaine nous entretient de l’explosion presque simultanée des principaux foyers agricoles puis de leur diffusion planétaire. Dans une vision originale, P. Beaujard montre combien la naissance de l’État est elle-même souvent liée à des phénomènes d’expansion commerciale extérieure, comme dans le cas singulier de la Mésopotamie. De son côté, L. Testot analyse le rôle des pandémies de peste dans la constitution d’un monde plus intégré. Ce chapitre présente aussi quelques acteurs clés de cette intégration au long cours : la Chine et sa contribution au monde moderne (Timothy Brook), les Mongols, auteurs d’un prodigieux essor au 13e siècle restitué dans un livre de Jack Weatherford, les élites commerçantes de l’Afrique subsaharienne face à leurs partenaires berbères, yéménites, omanais, persans ou indiens (P. Norel). C’est bien la chronique de la fabrique du Monde que tisse ainsi, patiemment, l’histoire globale.

Dans le chapitre 4, « Quand l’histoire s’écrivait ailleurs », il s’agit d’en finir avec des assertions encore trop souvent entendues : l’Asie, l’Afrique, les Amériques n’auraient pas d’histoire, à la différence de l’Europe ? L’Afrique, berceau de l’hominisation, a tôt innové en matière agricole et peut-être métallurgique mais a aussi connu des transformations décisives, comme nous le rappelle Catherine Coquery-Vidrovitch. L’Austronésie a joué un rôle fondamental dans l’évolution de Madagascar et d’une partie de l’Afrique par des transferts de plantes cruciaux (Philippe Beaujard), tout comme l’Inde a longtemps été un véritable atelier du monde, comme le rappelle Éric Paul Meyer. On sait aussi combien le commerce maritime chinois fut performant sous la dynastie Song, notamment grâce aux innovations en matière de navigation (gouvernail, boussole, voile à bourcet…), permettant à François Gipouloux de parler, à l’image de Fernand Braudel, d’une Méditerranée asiatique. Ce chapitre n’oublie pas le Pacifique (sous la plume d’Hélène Guiot). Il se clôt avec une recension de l’analyse faite par Serge Gruzinski, dans son dernier livre, de l’échec du Portugal à conquérir la Chine, au 16e siècle. Cet événement peu documenté nous rappelle opportunément qu’à l’époque, l’histoire ne s’écrivait encore que très partiellement à partir de l’Europe…

Ce tableau nous amène alors à réviser certains postulats : les grands récits de l’hégémonie européenne ne sont plus pertinents, ne l’ont du reste jamais été… Cette mise au point, objet du chapitre 5, peut donner lieu à des contre-récits (P. Norel). Elle se construit aussi à partir du point de vue de ceux que l’Europe aborde, souvent avec brutalité, dès le 16e siècle : le texte de Sanjay Subrahmanyam est ici emblématique d’un long malentendu. Morgan Muffat-Jeandet met l’accent de son côté sur les métissages humains et culturels dans l’Empire espagnol de la fin de ce siècle, relativisant ainsi le mythe d’une conquête du reste du monde par de « purs » Européens. Cette critique passe aussi par la démonstration du rôle de la Chine comme « acteur global » dans la longue durée, et le rappel des thèses de Jack Goody. Cet anthropologue estime qu’un miracle eurasien s’est bien mis en place avant notre ère, amenant ainsi cette idée que l’hégémonie doit logiquement alterner entre « Extrême-Orient » et « Extrême-Occident ». Dans un texte exigeant mais particulièrement riche, Jonathan Friedman se livre à une critique précise des travaux de J. Goody, notamment à partir du concept d’hégémonie enraciné dans la théorie des systèmes-monde, ce qui lui permet de réfuter un certain nombre de structures héritées et bien présentes dans la science historique.

C’est précisément de l’analyse en termes de système-monde que nous entretient le chapitre 6. P. Beaujard y définit le concept et explique d’emblée pourquoi on peut parler d’un système-monde en préparation juste avant notre ère, concrétisé ensuite par la coexistence des empires romain et han et les liens tissés sur des routes commerciales en plein renouveau. Dans l’article suivant, il analyse les déterminants climatiques à l’œuvre dans la succession des systèmes-monde et conclut son apport par une réhabilitation des navigations indiennes avant le 16e siècle, à rebours de la vulgate dominante sur ce thème. P. Norel propose une illustration de ce concept, en analysant comment le Japon a été intégré au système-monde pré-moderne à partir du VIIe siècle.

Le chapitre 7 a pour titre « Marché, capitalisme et mondialisation ». Il traite résolument d’économie. P. Norel tente d’y définir l’apport de Karl Polanyi à l’histoire globale en précisant comment se forme l’économie de marché selon cet auteur, la méthode qui en découle devant pouvoir servir à des études comparatives. Il situe ensuite les origines très largement globales, c’est-à-dire dépendant de nombreuses connexions, du capitalisme européen qui prend son essor avec le système-monde moderne. Eric Mielants montre pour sa part combien le réseau des cités-États de la fin du Moyen Âge a contribué à la construction progressive de ce mode de production, permettant le passage d’un capitalisme diffus, celui des diasporas commerçantes de l’Asie par exemple, à un capitalisme concentré, ultérieurement incarné dans les grandes métropoles des puissances hégémoniques. Jan de Vries nous offre un détour par la consommation en montrant comment s’est formé le consommateur moderne, à partir entre autres de l’exemple néerlandais au XVIIe siècle. Xavier de la Vega évoque la problématique d’un éventuel capitalisme asiatique, à la fois ancien et contemporain. Dans un long texte, Olivier Grenouilleau réalise une véritable revue des troupes et pose les enjeux méthodologiques de la galaxie « histoire globale » dans une perspective largement académique. Son apport est complété par une réflexion personnelle d’André Burguière sur les apports de Fernand Braudel, entre autres à la démarche globale en histoire. P. Norel conclut le chapitre par une critique des approches économiques néoclassiques en matière d’histoire de la mondialisation et pose ce que pourrait être une véritable « histoire de la mondialisation » qui sache éviter les écueils de l’interprétation téléologique.

Le débat méthodologique rebondit dans le chapitre 8, intitulé « Regards sur le Monde », qui cherche d’abord à saisir les approches et paradigmes en discussion. Dans un texte assez exigeant, Laurent Berger tente de théoriser le nouveau paradigme de recherche que constitue, à ses yeux, l’histoire globale, insistant sur l’entrelacs des diverses filiations et la parenté avec quelques pères fondateurs inattendus…. Après une réflexion de P. Norel sur une lecture « globale » du XXe siècle, le chapitre poursuit  par une série de regards iconoclastes sur le Monde, tous inspirés par les travaux de l’histoire globale : reconstruction historique par L. Testot du mot de kamikaze, abusivement utilisé aujourd’hui ; aperçu sur la pensée fondatrice et non conformiste de Hayden White sous la plume de Victor Ferry. Et un brillant article de Stéphane Dufoix sur la pensée de Nikola Tesla qui avait, il y a plus d’un siècle, imaginé le monde branché et électroniquement connecté que nous connaissons aujourd’hui… Une réflexion salubre de C. Grataloup sur l’ambiguïté du planisphère en tant que figure du monde poursuit la réflexion tandis que Xavier de la Vega évoque la place de l’urbanisation dans l’histoire mondiale. Chloé Maurel conclut en indiquant des pistes quant à la possibilité d’une histoire sociale globale, sur la base de travaux récents particulièrement riches.

Le chapitre 9 nous invite enfin à aborder les enjeux de l’heure, les « perspectives du Monde ». Quel bilan en matière de guerre et de paix pour la période apparemment paradoxale entamée en 1945 ? Ou encore comment caractériser le « basculement du monde » lié à l’émergence spectaculaire de l’Asie orientale (L. Testot) ? Nayan Chanda prolonge cette réflexion en se demandant si l’actuelle mondialisation n’est pas d’abord une asiatisation du monde. L. Testot reprend alors la plume pour évoquer la comparaison entre notre usage actuel de l’énergie et l’utilisation passée d’esclaves. C. Grataloup réfléchit sur le besoin mais aussi la difficulté d’un enseignement de l’histoire du monde. Nous abordons pour finir les questions environnementales : influenceraient-elles, comme l’estiment plusieurs auteurs, les formes politiques des sociétés ? Que peut dire l’expert, Frédéric Denhez, de la réalité du réchauffement climatique et des mythes eschatologiques qui l’accompagnent ? Focus enfin sur les recherches portant sur ces notions que sont l’impérialisme écologique et  l’échange colombien, qui montrent à quel point le cours de l’histoire moderne a pu être affecté par certaines contraintes environnementales (Jean-François Mouhot) ; prolongé par l’exposé du travail de John R. McNeill, qui diagnostique méthodiquement comment l’homme a métamorphosé la Terre au cours du XXe siècle… Une page nouvelle se tourne. Patrick Boucheron, dans une malicieuse conclusion, nous rappelle que les caprices des volcans peuvent affecter tout à la fois le climat, les sociétés, le bon fonctionnement de nos moyens de communication et la rédaction contingente d’une histoire globale…

Le lecteur soucieux de pédagogie en matière d’histoire globale trouvera enfin une annexe entièrement rédigée par Vincent Capdepuy, « l’histoire globale par les sources ». L’intention n’est pas tant de proposer des commentaires détaillés de documents historiques, que de suggérer des études possibles. A cette fin, des corpus documentaires ont été constitués sur des problématiques variées, prises en des moments différents, qui s’égrènent du 15e au 20e siècle, et en divers lieux du globe, du Rio de la Plata au Japon en passant par Paris et l’isthme de Suez. Cette annexe est à l’image du présent livre : picorant dans l’histoire globale, elle invite à terme à l’élaboration d’un véritable manuel…

Philippe Norel, Laurent Testot et Vincent Capdepuy

Global/world history : le monde vu des États-Unis

En matière d’histoire, même si les États-Unis présentent certaines particularités, ils ont connu les mêmes évolutions que les autres pays occidentaux. L’histoire se centrait majoritairement sur la nation et les grands hommes, pour mieux développer le sentiment d’appartenance des citoyens, autochtones ou fraîchement immigrés. La plupart du temps, les États-Unis étaient ainsi décrits comme un pays exceptionnel, doté d’une constitution quasi parfaite, né d’une révolution et d’un rejet du joug britannique comme des vices politiques et sociaux européens. Ils apparaissaient comme une force du bien dans le monde, attachée aux valeurs de la démocratie et de l’autodétermination, entrant dans des conflits en tout dernier recours et ne s’adonnant pas à l’impérialisme des puissances européennes.

Les historiens travaillaient avant tout sur les archives américaines, même lorsqu’il s’agissait d’étudier les relations avec les autres pays. Cela n’empêchait pas des moments plus « internationalistes » (les années 1870-1880 ou 1920), une certaine forme de décentrage lorsque les Américains favorisaient l’étude de l’histoire des États-Unis à l’étranger, ou des approches plus critiques venues notamment de la gauche. Mais, comme en Europe, les années 1950 ont renforcé les tendances conservatrices : après la guerre, dont il fallait panser les plaies par l’autoglorification, et face à la menace totalitaire, il était important de s’en tenir aux fondamentaux.

De profondes transformations

Depuis les années 1960, les transformations de l’histoire ont été profondes. L’Amérique est devenue une grande puissance, engagée dans le cadre de la guerre froide sur tous les continents. Il a donc fallu financer des recherches sur des régions encore mal connues. C’est ainsi que se sont développées les area studies, qui ont connu leurs heures de gloire dans les années 1970-1980. L’élite de l’hyperpuissance se devait de connaître le monde. À l’université d’Hawaï, entre Asie et Amérique, où ont officié la plupart des grands noms d’une histoire élargie (de William H. McNeill, pionnier de la global history, à Jerry H. Bentley, fondateur du Journal of World History), ce n’est pas un hasard si les militaires furent parmi les premiers destinataires des enseignements de la world history. Il fallait, pour faire entendre le message américain, connaître le récepteur et se débarrasser un peu de son ethnocentrisme. En effet, les résistances rencontrées par la politique internationale américaine étaient expliquées par l’ignorance et l’arrogance. Les academics de gauche, qui critiquaient cette politique pour son impérialisme et son militarisme, se targuaient de parler au nom des peuples opprimés et de les connaître mieux – notamment en reprenant leurs discours.

Leurs critiques portaient sur l’impérialisme économique américain. S’appuyant sur les théories structuralistes de théoriciens du tiers-monde, influencés par le marxisme autant que par les réflexions braudéliennes sur le capitalisme, des auteurs ont réfléchi à l’échelle d’un système-monde, articulé autour d’un centre (les États-Unis étant devenus le centre du centre) et d’une périphérie sous-développée car dominée. Toutefois, à partir des années 1970, c’est moins la dimension économique que culturelle de la domination occidentale qui a été objet de réflexions et d’études, relayées par des auteurs comme Immanuel Wallerstein ou Christopher Chase-Dunn. En même temps, la modernité occidentale, jadis considérée comme la locomotive de l’histoire, était désormais mise en cause. Car elle aurait construit l’image d’un monde non occidental ahistorique, inférieur car privé des atouts de l’Occident. Le récit national américain, écrit par des élites masculines et blanches, se retrouvait au banc des accusés. Il fallait désormais privilégier les voix des dominés, redécouvrir les pans entiers de l’histoire occultés par les récits centrés sur un Occident hégémonique.

Mieux enseigner la diversité humaine

Dans le sillage des mouvements civiques, une tout autre face de l’histoire américaine fut mise en récit : celle des violences infligées aux Natives (Amérindiens), aux Noirs, voire aux immigrants asiatiques. L’histoire atlantique, dans les années 1950, était celle des révolutions et de la liberté. Elle devenait celle de l’impérialisme, de la colonisation de peuplement blanc et des traites négrières. L’histoire juive prenait elle aussi de l’ampleur. Le résultat ne fut pas un récit œcuménique où tout le monde pourrait trouver sa place, mais une somme d’histoires de groupes particuliers, dans laquelle les grands hommes blancs devaient céder la place à des femmes ou des Noirs influents, ou encore une histoire traditionnelle pimentée de chapitres obligés sur les minorités raciales et sexuelles.

Néanmoins, depuis les années 1980, le rapport de l’Amérique au monde et à ses minorités n’est pas pensé seulement en termes de domination. D’abord, les États-Unis apparaissent comme le laboratoire d’un avenir fait de cohabitation. Il faut connaître l’histoire, la culture, voire la religion de l’autre, afin de préserver l’harmonie au sein de la société américaine et du monde entier. Enseigner la world history au niveau du collège et du lycée permet aux élèves de mieux comprendre la diversité humaine.

Ensuite, la mondialisation apparaît comme une nouvelle étape de l’histoire, ce que défend entre autres Bruce Mazlish, promoteur de la new global history. Dès lors, les historiens doivent en éclairer les antécédents, jusqu’à considérer que le monde a toujours été interconnecté. Comme le néolibéralisme triomphant chante les louanges de cette mondialisation, il est tentant de montrer que les espaces non européens ont été précocement ouverts sur le monde, ou que le temps colonial fut un temps de rencontre (encounter) entre un colonisé qui n’était pas passif et un colonisateur qui a été lui-même transformé – comme le défend la new imperial history.

L’histoire mondiale, une question de puissance

Enfin, si l’histoire mondiale ou globale permet de gérer la diversité et de penser la mondialisation au-delà des unités d’analyses traditionnelles que sont l’État-nation et l’Occident, elle constitue également un enjeu de puissance. Les États-Unis peuvent attirer dans leurs universités nombre des meilleurs enseignants et étudiants, financer les projets de recherche les plus ambitieux, et constituer, grâce à des initiatives publiques et privées, des réseaux. Du coup, nombre d’excellents historiens non américains, tels le Chinois Roy Bin Wong et ses études innovantes sur l’histoire de son pays, le Sénégalais Mamadou Diouf qui enseigne désormais à l’université Columbia de New York…, entretiennent aux États-Unis même cette flamme de l’histoire mondiale. De grands historiens d’origine japonaise (Akira Iriye…) ou allemande (Michael Geyer…) y vantent les contacts interculturels, le rôle de la société civile transnationale et les progrès des droits de l’homme, en contrepoint au passé excessivement étatiste et nationaliste de leur pays. Des historiens de l’Empire britannique viennent faire de l’histoire globale, soit pour en montrer toute la richesse (Anthony G. Hopkins…), soit pour rappeler que l’Empire américain doit succéder au britannique pour favoriser l’œuvre positive de l’englobalisation (Niall Ferguson…).

Leurs collègues venus du monde non occidental trouvent un statut et une reconnaissance, des moyens, une liberté académique et un riche milieu intellectuel. L’Amérique peut à la fois tirer parti de leurs compétences linguistiques, archivistiques et intellectuelles, montrer son ouverture en acceptant des discours critiques, et désamorcer des contestations plus virulentes, puisque cette élite aurait pu devenir antioccidentale, au service de dirigeants d’États hostiles aux États-Unis. Par cette histoire ouverte au monde, les établissements d’enseignement américains prétendent également, dans le marché mondial de l’éducation supérieure, être les mieux placés pour créer l’élite globalisée dont le monde a besoin.

Les historiens américains sont pour leur part poussés depuis vingt ans à apprendre des langues étrangères et à conduire des recherches dans plusieurs pays. Un historien qui travaille sur l’Europe devra ajouter la corde impériale ou africaine à l’arc de ses compétences pour augmenter ses chances d’être recruté, financer ses recherches et courir les colloques à travers le monde. Nombre d’ouvrages et de collections étudient les États-Unis dans le monde. Les cours « America in the World » et « US history in a global context » se sont multipliés. L’élève comprend que la mondialisation n’est pas un phénomène nouveau et que les États-Unis ont évolué en interaction avec le monde. Et au final, il assimile l’idée que son pays serait le mieux placé pour profiter de la mondialisation actuelle, parce qu’il en a toujours été le promoteur, voire l’architecte.

Global history : les limites de l’enseignement

La world/global history est montée en puissance ces deux dernières décennies. Au point de parfois constituer un passage important dans les parcours universitaires. Elle est pourtant loin de triompher.

D’abord parce qu’elle manque de moyens. Les areas studies sont moins financées depuis la fin des années 1980. Les grands projets sur le monde interconnecté datent du milieu des années 1990, apogée du discours sur la mondialisation « optimiste ». Avec le 11 septembre 2001, les enlisements en Irak et en Afghanistan et la crise économique, les financements retrouvent des logiques géopolitiques et sécuritaires.

Les ambitions de la world history dans l’enseignement étaient louables. Mais pour être dotés financièrement, les établissements doivent depuis le début des années 2000 démontrer que leurs élèves ont de bons résultats. Or ces pratiques d’évaluation ne concernent que la lecture/écriture et les mathématiques. Pourquoi passer du temps sur d’autres matières, au risque de faire perdre à l’école des crédits potentiels ? Pour évaluer les cours de world history, des standards ont été établis au niveau des États ; mais ils transforment l’apprentissage intellectuel en exercice de régurgitation, sous forme de QCM. Et malgré les efforts de ces universitaires soucieux de mettre à disposition méthodes, documents, parcours pédagogiques, etc. (et pour certains d’écrire un gros manuel onéreux que tous les élèves devront acheter), il reste un déficit de formation des enseignants. La plupart font de l’histoire des États-Unis élargie à l’Occident, et saupoudrent avec de l’histoire des autres « civilisations ». Certains États, comme le Texas, s’efforcent également de promouvoir leur propre histoire, étudiée à égalité avec l’histoire nationale et la world history.

En fait, le problème est tout simplement de savoir comment enseigner : la world history a une vocation pédagogique, et elle sert souvent à camper de grandes synthèses dans de petits formats – à l’image de Peter Stearns, auteur d’une centaine d’opuscules, dont World History. The basics (Routledge, 2010). Les chercheurs ne s’y retrouvent guère. À l’inverse de cette tentation macro (penser large, penser global), existe la tentation micro, à savoir partir d’un exemple précis, biographique ou local, afin de montrer ce que veut dire concrètement le global (ou le transnational, le connecté…). Les vertus pédagogiques sont évidentes. Mais le document particulier ne permet pas facilement d’articuler de grands raisonnements.

Même si bien des tenants de l’histoire mondiale/globale ne prétendent pas se substituer à l’histoire nationale, tout en en soulignant les limites, les critiques se sont multipliées aux États-Unis comme dans d’autres pays occidentaux. La remise en cause du récit national, assimilée à de l’autoflagellation, ainsi que le « politiquement correct » et le relativisme culturel ambiants ont provoqué de nombreuses protestations, et même des affrontements qualifiés de « guerres culturelles ». Que chaque minorité écrive son histoire des États-Unis empêcherait la consolidation d’une nation unie et puissante. Durant l’ère Bush Jr, le monde académique a été attaqué : trop multiculturaliste, il aurait affaibli l’Amérique en critiquant son action. Bref, il faudrait réviser programmes et manuels pour revenir à l’histoire nationale traditionnelle, laquelle continue de remporter de beaux succès de librairie, surtout lorsqu’elle plonge dans la vie des grands hommes et des héros anonymes, comme le faisait l’historien Stephen Ambrose, alternant biographie de Richard Nixon, plongée dans la Seconde Guerre mondiale et récit de la conquête de l’Ouest.

Ainsi l’histoire, aux États-Unis comme ailleurs, demeure-t-elle objet de controverses ; parce que les questions dont elle traite reflètent des enjeux identitaires et donc politiques.

Article repris de Sciences Humaines, Numéro spécial, n° 17, « De la pensée en Amérique. Idées – Auteurs – Débats », nov.-déc. 2012.

Les Phéniciens, un modèle originel ?

La semaine précédente, dans une perspective globale et comparatiste, Philippe Norel attirait l’attention sur le commerce phénicien comme modèle d’organisation en réseaux. Je voudrais ici jeter un regard décalé sur cet archétype à partir de plusieurs textes français pris entre la toute fin du 17e siècle et le début du 19e siècle, et qui ont tous en commun d’attribuer aux Phéniciens une place particulière dans l’histoire du commerce et par là dans le discours qui justifie la mondialisation européenne.

NB. Compte tenu de la longueur de ces extraits, ces derniers ont été mis à la fin du billet.

1) Le premier texte est extrait des Aventures de Télémaque, roman aujourd’hui perçu comme un classique, tombé dans la désuétude à partir des années 1920, et dont on tend à oublier la dimension critique. Publié pour la première fois en 1699, il provoqua la disgrâce de Fénelon. En effet, le roman, qui relate les pérégrinations du fils d’Ulysse, accompagné de Mentor, n’est qu’un prétexte à un enseignement politique et moral pour le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, dont Fénelon, archevêque de Cambrai, était le précepteur. Certaines réflexions eurent le malheur de déplaire.

Tout d’abord, on remarquera que Fénelon ne parle pas des Phéniciens, mais des Tyriens ‒ les Phéniciens n’étant un ensemble informel constitué de plusieurs cités-États indépendantes les unes des autres (Tyr, Sidon, Ascalon…). Cela dit, cette prééminence des Tyriens correspond à une réalité historique, et reflète les sources qui ont influencé Fénelon : l’Odyssée, et surtout la Bible (Ézéchiel, XXVII). Mais qu’on ne s’y trompe pas. Le roman de Fénelon est un texte à clé et la puissance commerciale que décrit Fénelon est celle de l’économie-monde hollandaise de la fin du 17e siècle.

« Les marchands y abordent de toutes les parties du monde, & ses habitants sont eux-mêmes les plus fameux marchands qu’il y ait dans l’univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d’abord que ce n’est point une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais qu’elle est la ville commune de tous les peuples, & le centre de leur commerce. »

La description de Tyr est indirectement un miroir du prince tendu à Louis XIV. À travers l’éloge de la puissance hollandaise, Fénelon dresse une critique du colbertisme et apparaît ainsi comme un des premiers chantres français du libéralisme économique.

« II faut que le prince ne s’en mêle point, & qu’il en laisse tout le profit à ses sujets qui en ont la peine, autrement il les découragera. Il en tirera assez d’avantages par les grandes richesses qui entreront dans ses États, le commerce est comme certaines sources, si vous voulez détourner leur cours, vous les faites tarir. »

Cependant, si cette liberté du commerce implique un retrait de l’État, elle ne peut exister sans règle. Elle se fonde sur un ordre juridique qui l’encadre et la garantit. Il ne faut pas oublier le rôle des juristes hollandais comme Grotius (1583-1645) dans l’élaboration du droit international et notamment du droit de la mer (Mare liberum, 1609).

« S’ils altéraient tant soit peu les règles d’un commerce libre, vous verriez bientôt tomber cette puissance que vous admirez. »

« Soyez constant dans les règles du commerce, qu’elles soient simples & faciles ; accoutumez vos peuples à les suivre inviolablement »

Au-delà de cet encadrement juridique de la liberté du commerce, Fénelon fonde la puissance commerciale des Phéniciens sur un ensemble de vertus qui évoque la problématique ouverte par Max Weber sur la place de l’éthique dans le développement économique :

« Les Tyriens sont industrieux, patients, laborieux, propres, sobres & ménagers. »

Enfin, notons l’attention qu’accorde Fénelon à l’accueil des étrangers. Là encore on peut y voir une critique sous-jacente à la politique de Louis XIV, notamment à la révocation de l’édit de Nantes qui a provoqué le départ d’une partie de la bourgeoisie protestante.

« Faites, me répondit-il, comme on fait ici, recevez bien & facilement tous les étrangers ; faites-leur trouver dans vos ports la sûreté, la commodité, la liberté entière »

2) À la différence de Fénelon, pour qui les Phéniciens/Hollandais constituent d’abord un modèle à imiter, les auteurs des textes 2, 3 et 4 inscrivent davantage l’exemple phénicien dans un récit des origines. Les Phéniciens y sont décrits comme les ancêtres des marchands européens qui font au 18e siècle la puissance mondiale de l’Europe.

Pour Louis-Philémon de Savary, qui a prolongé et préfacé l’œuvre de son frère Jacques Savary des Brûlons,  les Phéniciens (avec toujours la prédominance de Tyr) sont l’exemple le plus ancien dans la maîtrise du commerce, avant les Grecs.

« Les Phéniciens & Tyr leur capitale, sont les premiers qui se présentent quand on veut traiter du commerce des anciens ; & ce sont eux aussi qui peuvent prouver davantage, à quel comble de gloire, de puissance & de richesses une nation est capable de s’élever par les seules ressources du commerce. »

Mais Savary s’en tient à une simple histoire du commerce. Or si le texte de Voltaire est assez proche du précédent, la vision s’élargit et le commerce maritime des Phéniciens constitue une nouvelle étape dans le progrès de la civilisation. Mais cette innovation s’explique par un déterminisme géographique simple :

« Le commerce maritime a toujours été la dernière ressource des peuples. On a commencé par cultiver sa terre avant de bâtir des vaisseaux pour en aller chercher de nouvelles au-delà des mers. Mais ceux qui sont forcés de s’adonner au commerce maritime ont bientôt cette industrie fille du besoin qui n’aiguillonne point les autres nations. »

Pour Voltaire, c’est également la contrainte du manque d’espace terrestre qui explique le développement de la puissance vénitienne puis de la puissance hollandaise. Par ailleurs, ce progrès s’accompagna d’une invention majeure : l’alphabet, qui fut repris ensuite par les Grecs. Manière là encore de reléguer ceci au second rang dans une histoire de la civilisation qui prend son origine en Orient, c’est-à-dire en Mésopotamie, selon un schéma hérité d’Orose et de saint Augustin.

Quant au texte de Vivien de Saint-Martin, il est un exemple caractéristique de la réécriture de l’histoire à travers un prisme racialiste. Pour l’auteur, considérer les Phéniciens comme des ancêtres pose souci car ils sont identifiés comme des Arabes. Cette caractérisation peut surprendre. Elle tient au moment même où Vivien de Saint-Martin écrit. L’ethnonyme d’Arabes, longtemps resté assez marginal parce que réservé aux bédouins, se généralise progressivement au cours du 18e et de la première moitié du 19e siècle. D’un autre côté, la notion de Sémites, qui émerge au tournant du 18e et du 19e siècle, ne s’est pas encore imposée. Cependant, par delà cette opposition Européens / Arabes, qui est une reprise de la vieille opposition Chrétienté / Islam, et qui est redoublée par l’opposition Europe / Asie, Vivien de Saint-Martin se sent obligé de justifier la place d’« ancêtres », en soulignant que les Phéniciens sont blancs :

« des peuples blancs, en qui sont innés le besoin de mouvement et la passion des découvertes »

Vivien de Saint-Martin en arrive à cette conclusion pour lui paradoxale :

« [les Phéniciens] sont les Européens de l’Asie, s’il est permis de rapprocher deux dénominations qui semblent s’exclure. »

3) Le dernier extrait provient de la grande œuvre géohistorique d’Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, parue en 1905. Deux siècles séparent ce texte du premier. Le monde a changé et les Phéniciens/Hollandais de Fénelon sont devenus des Anglais. Pour Reclus, la puissance phénicienne et la puissance anglaise se lisent dans la dissymétrie structurelle entre le territoire initial et le territoire dominé. Reclus va donc au-delà du déterminisme trop simple qu’on pouvait lire sous la plume de Savary ou de Voltaire et qui lie la vocation commerciale des Phéniciens à l’étroitesse de la plaine littorale levantine. La puissance hégémonique des uns et des autres tient d’abord  à une stratégie maîtrisée de contrôle des points d’un réseau très étendu. Les Phéniciens sont une puissance marchande, et non une puissance industrielle.

« Ce petit peuple, attaché à la frange d’un littoral, possédait le monopole des grandes navigations dans la Méditerranée et fournissait à tous ses voisins les matières précieuses importées des extrémités du monde, aussi bien par les voies de terre où cheminaient les caravanes, que par les voies de mer, pratiquées des navires. »

L’économie-monde phénicienne est par ailleurs une puissance sans empire, ce qui les différencie de la puissance carthaginoise :

« Les Phéniciens, laissant à d’autres le rêve d’une domination universelle, s’arrangeaient aisément d’une sujétion sévère, mais concentraient en leurs mains le commerce de leurs oppresseurs. »

A travers la description des Phéniciens, on peut lire l’admiration de Reclus à l’égard de la puissance britannique ‒ au risque de l’exagération. Reclus s’appuie sur un certain nombre de travaux récents, mais aujourd’hui en partie désavoués, pour montrer l’étendue du monde reconnu par les marchands phéniciens, des îles britanniques à l’Asie du Sud-Est en passant par le pourtour de l’Afrique.

Le monde phénicien (Reclus, 1905)

Figure 1. Le monde des Phéniciens (Reclus, 1905)

Pour Reclus, les Phéniciens sont donc une sorte de modèle, mais un modèle longtemps inégalé, car  Reclus oppose également les Phéniciens aux Grecs.

« En comparant les Phéniciens aux Hellènes dans l’ensemble de la civilisation, on constate que les premiers possédèrent certainement le cercle d’horizon le plus vaste, grâce à leur esprit d’aventure, à leurs navigations presque illimitées : on peut dire vraiment qu’après eux, sous la gérance des Grecs, le monde se rapetissa matériellement. »

On retrouve ici un trait majeur de la conception reclusienne de l’histoire qui associe progrès et régrès.

« La civilisation que les Phéniciens avaient inaugurée déjà dépassait les bornes du versant méditerranéen ; deux mille années avant l’accomplissement du progrès dont ils furent les initiateurs, ils avaient indiqué pour l’avenir le déplacement vers les bords atlantiques du centre de la culture et de l’hégémonie du vieux monde. De même, par leur circumnavigation de l’Afrique, ils furent les précurseurs de l’ère mondiale. »

En conclusion, cette analyse ne doit pas simplement être lue comme un exercice historiographique. L’objectif est bien d’élaborer une métahistoire. Regard spéculaire et critique sur l’histoire, celle-ci est un étai indispensable à l’histoire globale. D’une part, elle doit nous permettre de mieux comprendre notre propre appréhension de l’histoire par une remise en question des récits hérités ; d’autre part, elle apporte un éclairage sur le processus même de globalisation, en particulier sur sa perception par les contemporains et sur les discours qui l’ont accompagnée. La mondialisation globale est un processus réel qui doit être abordée dans sa longue durée, mais aussi un horizon d’avenir anticipé, notamment par les Européens dès le 16e ou 17e siècle. Dans les quatre derniers extraits, les Phéniciens, promus ancêtres des Européens, justifient cette prédestination à la domination européenne du Monde qui trouve son aboutissement au 19e siècle. Ce n’est pas exactement le cas du premier, qui, en revanche, se trouve cité en guise de préambule dans le rapport du groupe de travail international sur la mondialisation dirigé par Pascal Morand et missionné par la ministre de l’Économie Christine Lagarde en 2006.


Texte 1

« C’est auprès de cette belle côte que s’élève dans la mer l’île où est bâtie la ville de Tyr. Cette grande ville semble nager au-dessus des eaux, & être la reine de toute la mer. Les marchands y abordent de toutes les parties du monde, & ses habitants sont eux-mêmes les plus fameux marchands qu’il y ait dans l’univers.

Quand on entre dans cette ville , on croit d’abord que ce n’est point une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais qu’elle est la ville commune de tous les peuples, & le centre de leur commerce. Elle a deux grands môles, qui sont comme deux bras qui s’avancent dans la mer, & qui embrassent un vaste port ou ses vents ne peuvent entrer. Dans ce port on voit comme une forêt de mâts de navires, & ces navires sont si nombreux, qu’à peine peut-on découvrir la mer qui les porte.

Tous les citoyens s’appliquaient, au commerce , & leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter. On y voit de tous côtés le fin lin d’Égypte, & la pourpre tyrienne deux fois teinte d’un éclat merveilleux ; cette double teinture est si vive , que le temps ne peut l’effacer ; on s’en sert pour une teinture de laine fine qu’on rehausse d’or & d’argent. Les Phéniciens ont le commerce de tous les peuples jusqu’au détroit des Gades, & ils ont même pénétré dans le vaste océan qui environne toute la terre. Ils ont fait aussi de longues navigations sur la mer rouge, & c’est par ce chemin qu’ils vont chercher dans des îles inconnues de l’or, des parfums, & divers animaux qu’on ne voit point ailleurs.

Je ne pouvais rassasier mes yeux du spectacle magnifique de cette grande ville où tout était en mouvement. Je n’y voyais point comme dans les villes de la Grèce des hommes oisifs & curieux qui vont chercher des nouvelles dans la place publique, ou regarder les étrangers qui arrivent sur le port. Les hommes sont occupés à décharger leurs vaisseaux, à transporter leurs marchandises ou à les vendre, à ranger leurs magasins, & à tenir un compte exact de ce qui leur est dû par les négociants étrangers. Les femmes ne cessent jamais, ou de filer des laines, ou de faire des dessins de broderie, ni de ployer les riches étoffes.

D’où vient, disais-je à Narbal, que les Phéniciens se sont rendus les maîtres du commerce de toute la terre, & qu’ils s’enrichissent ainsi aux dépens de tous les autres peuples ? Vous le voyez , me répondit-il, la situation de Tyr est heureuse pour le commerce.  C’est notre Patrie qui a la gloire d’avoir inventé la navigation. Les Tyriens furent les premiers (s’il en faut croire ce qu’on raconte de la plus obscure antiquité) qui osèrent se mettre dans un frêle vaisseau à la merci des vagues & des tempêtes, qui sondèrent les abîmes de la mer, qui observèrent les astres loin de la terre, suivant la science des Égyptiens & des Babyloniens, qui réunirent tant de peuples que la mer avait séparés. Les Tyriens sont industrieux, patients, laborieux, propres, sobres & ménagers ; ils ont une exacte police, ils sont parfaitement d’accord entre eux ; jamais peuple n’a été plus constant, plus sincère, plus fidèle, plus sûr, plus commode à tous les étrangers.

Voilà, sans aller chercher d’autre cause, ce qui leur donne l’empire de la mer, & qui fait fleurir dans leur port un si utile commerce. Si la division & la jalousie se mettaient entre eux, s’ils commençaient à s’amollir dans les délices & dans l’oisiveté ; si les premiers d’entre eux méprisaient le travail & l’économie ; si les arts cessaient d’être en honneur dans leur ville ; s’ils manquaient de bonne foi envers les étrangers ; s’ils altéraient tant soit peu les règles d’un commerce libre, vous verriez bientôt tomber cette puissance que vous admirez.

Mais expliquez-moi, lui disais-je, les vrais moyens d établir un jour à Ithaque un pareil commerce. Faites, me répondit-il, comme on fait ici, recevez bien & facilement tous les étrangers ; faites-leur trouver dans vos ports la sûreté, la commodité, la liberté entière ; ne vous laissez jamais entraîner, ni par l’avarice, ri par l’orgueil ; le vrai moyen de gagner beaucoup est de ne vouloir jamais trop gagner, & de savoir perdre à propos. Faites vous aimer par tous les étrangers : souffrez même quelque chose d’eux ; craignez d’exciter la jalousie par votre hauteur ; soyez constant dans les règles du commerce, qu’elles soient simples & faciles ; accoutumez vos peuples à les suivre inviolablement ; punissez sévèrement la fraude, & même la négligence ou le faste des marchands, qui ruinent le commerce en ruinant les hommes qui le font. Surtout n’entreprenez jamais de gêner le commerce pour le tourner selon nos vies. II faut que le prince ne s’en mêle point, & qu’il en laisse tout le profit à ses sujets qui en, ont la peine, autrement il les découragera. Il en tirera assez d’avantages par les grandes richesses qui entreront dans ses États, le commerce est comme certaines sources, si vous voulez détourner leur cours, vous les faites tarir.

Il n’y a que le profit & la commodité qui attirent les étrangers chez vous. Si vous leur rendez le commerce moins commode & moins utile, ils le retirent insensiblement, & ne reviennent plus, parce que d’autres peuples profitant de votre imprudence les attirent chez eux, & les accoutument à se passer de vous. »

Fénelon, 1700, Les Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse, Bruxelles, chez François Foppens (nlle édition augmentée), pp. 49-52.


Texte 2

« Qu’on parcoure tous les âges du monde, l’histoire des nations mêmes les plus guerrières, est bien autant l’histoire de leur commerce que celle de leurs conquêtes. Si les grands empires s’établissent par la valeur & la force des armes, ils ne s’affermissent & ne se soutiennent que par les secours que leur fournissent le négoce, le travail & l’industrie des peuples. Les vainqueurs languiraient & périraient bientôt avec les vaincus, si suivant l’expression de l’Écriture, ils ne convertissaient le fer de leurs armes en des socs de charrues, c’est-à-dire, s’ils n’avaient recours aux richesses que produisent la culture des terres, les manufactures & le commerce, pour conserver par les arts tranquilles de la paix, les avantages acquis dans les horreurs & le tumulte de la guerre.

Pour entrer avec plus de détail dans la preuve de ce qu’on vient d’avancer en général, de l’utilité & de l’excellence du commerce, on va faire, pour ainsi dire, quelques excursions dans l’Antiquité la plus reculée & de là ramenant l’histoire du commerce jusqu’à notre temps, on se flatte de pouvoir établir solidement par les exemples qu’on en rapportera, que les nations n’ont été & ne font puissantes ; que les villes ne sont riches & peuplées, qu’autant qu’elles ont poussé plus loin & plus heureusement leurs entreprises de commerce ; & que les princes eux-mêmes n’entendent bien leurs intérêts, & ne rendent leur règne florissant & leurs États heureux, qu’à proportion des secours & de la protection qu’ils accordent au commerce de leurs sujets.

Les Phéniciens & Tyr leur capitale, sont les premiers qui se présentent quand on veut traiter du commerce des anciens ; & ce sont eux aussi qui peuvent prouver davantage, à quel comble de gloire, de puissance & de richesses une nation est capable de s’élever par les seules ressources du commerce.

Ces Peuples [comme le remarque l’illustre & savant auteur de l’excellent Traité du commerce des anciens, qu’on se fait honneur de prendre pour guide dans une matière si obscure & qu’il a si bien débrouillée], ces peuples, dis-je, n’occupaient qu’une lisière assez étroite le long des côtes de la mer, & Tyr elle-même était bâtie dans un terrain ingrat, & qui, quand il aurait été plus gras & plus fécond, n’aurait pu être suffisant pour nourrir ce grand nombre d’habitants que les premiers succès de son commerce y avaient attirés.

Deux avantages les dédommageaient de ce défaut. Ils avoient sur les côtes de leur petit État d’excellents ports, particulièrement celui de leur capitale ; & ils étaient nés avec un génie si heureux pour le négoce, qu’on les associe ordinairement avec les Égyptiens dans l’honneur qu’on fait à ces derniers de les croire les inventeurs du commerce de mer, particulièrement de celui qui se fait par des voyages de long cours.

Les Phéniciens surent si heureusement profiter de ces deux avantages, qu’ils furent bientôt les maîtres de la mer & du commerce. Le Liban & les autres montagnes voisines leur fournissant d’excellents bois pour les constructions navales, on leur vit en peu de temps de nombreuses flottes marchandes qui hasardèrent des navigations inconnues, pour y établir leur négoce ; & leurs peuples se multipliant presqu’à l’infini par le grand nombre d’étrangers que le désir du gain & l’occasion sûre de s’enrichir attiraient dans leur ville, ils se virent en état de jeter au dehors quantité de peuplades, particulièrement la fameuse colonie de Carthage, qui conservant l’esprit phénicien par rapport au trafic, ne céda pas même à Tyr dans son négoce, & la surpassa de beaucoup par l’étendue de sa domination, comme on aura occasion de le dire dans la suite. »

Jacques Savary de Brûlons, 1723, Dictionnaire universel de commerce, d’histoire naturelle, & des arts & métiers, contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre parties du monde, par terre, par mer, de proche en proche, & par des voyages de long cours, tant en gros qu’en détail, Paris, chez Jacques Estienne, pp. i-iii.


Texte 3

« Les Phéniciens sont probablement rassemblés en corps de peuple aussi anciennement que les autres habitants de la Syrie. Ils peuvent être moins anciens que les Chaldéens, parce que leur pays est moins fertile. Sidon, Tyr, Joppé, Berith, Ascalon, sont des terrains ingrats. Le commerce maritime a toujours été la dernière ressource des peuples. On a commencé par cultiver sa terre avant de bâtir des vaisseaux pour en aller chercher de nouvelles au-delà des mers. Mais ceux qui sont forcés de s’adonner au commerce maritime ont bientôt cette industrie fille du besoin qui n’aiguillonne point les autres nations. II n’est parlé d’aucune entreprise maritime, ni des Chaldéens , ni des Indiens. Les Égyptiens même avaient la mer en horreur; la mer était leur Typhon , un être malfaisant ; & c’est ce qui fait révoquer en doute les quatre, cent vaisseaux équipés par Sésostris pour aller conquérir l’Inde. Mais les entreprises des Phéniciens sont réelles. Carthage & Cadiz fondées par eux, l’Angleterre découverte, leur commerce aux Indes par Eziongaber , leurs manufactures d’étoffes précieuses, leur art de teindre en pourpre, sont des témoignages de leur habileté & cette habileté fit leur grandeur.

Les Phéniciens furent dans l’antiquité ce qu’étaient les Vénitiens au quinzième siècle, & ce que sont devenus depuis les Hollandais, forcés de s’enrichir par leur industrie.

Le commerce exigeait nécessairement qu’on eut des registres qui tinssent lieu de nos livres de compte, avec des signes aisés & durables pour établir ces registres. L’opinion qui fait les Phéniciens auteurs de l’écriture alphabétique est donc très vraisemblable. Je n’assurerais pas qu’ils aient inventé de tels caractères avant les Chaldéens, mais leur alphabet fut certainement le plus complet & le plus utile, puisqu’ils peignirent les voyelles que les Chaldéens n’exprimaient pas. Ce mot même Alphabeth, composé de leurs deux premiers caractères, dépose en faveur des Phéniciens.

Je ne vois point que les Égyptiens aient jamais communiqué leurs lettres, leur langue, à aucun peuple. Au contraire, les Phéniciens transmirent leur langue & leur alphabet aux Carthaginois, qui les altérèrent depuis. Leurs lettres devinrent celles des Grecs. Quel préjugé pour l’antiquité des Phéniciens ! »

Voltaire, 1765, Nouveaux mélanges philosophiques, historiques, critiques, etc., Première partie, pp. 62-63.


Texte 4

« Une nation orientale précéda cependant les peuples de l’Occident dans la carrière des explorations lointaines : ce sont les Arabes. Sous le nom de Phéniciens, qui appartenaient à une de leurs branches, les Arabes accomplirent très anciennement d’importantes découvertes maritimes, de même qu’après l’apparition de Mohammed ils exécutèrent de nombreux voyages dans une partie considérable du monde connu. Mais c’est que les Arabes appartiennent eux-mêmes à la souche des peuples blancs, en qui sont innés le besoin de mouvement et la passion des découvertes ; ce sont les Européens de l’Asie, s’il est permis de rapprocher deux dénominations qui semblent s’exclure. Toutefois, aucune des nombreuses ramifications de la race arabe ne se trouva placée sous des conditions parfaitement favorables au complet développement des qualités qui la distinguent ; l’esprit asiatique les a toujours plus ou moins comprimés, et la civilisation générale n’en a pas retiré tout le fruit qu’elle semblait en devoir attendre. »

Louis Vivien de Saint-Martin, 1845, Histoire des découvertes géographiques des nations européennes dans les diverses parties du monde, Arthus-Bertrand, Paris, pp. xi-xii


Texte 5

« Comme l’Angleterre de nos jours, Tyr et Sidon eurent à l’extérieur de leur domaine naturel un empire beaucoup plus vaste que leur propre territoire ; avec une petitesse extrême de noyau primitif, ils arrivèrent à une longueur prodigieuse de ramifications tentaculaires. Les Phéniciens tentèrent d’acquérir les points du littoral de la Méditerranée qui pouvaient leur être utiles comme ports de refuge, de commerce et d’entrepôt, ou comme lieux stratégiques pour la domination des côtes et la surveillance des passages. Ils possédèrent le Bosphore où ils fondèrent une forteresse, Kalta, Karta ou Carthage, la Khalkedon des Grecs, la moderne Chalcédoine. Au centre de la Méditerranée, ils saisirent l’île de Malte, dont le port, facile à fortifier, leur permettait de dominer les approches de la Méditerranée occidentale ; ils occupèrent aussi le promontoire isolé où se dressa la cité de Carthage, la “fille” de Tyr par excellence, qui devint plus puissante que sa mère, car elle était beaucoup mieux située pour la commodité des conquêtes, au centre même de la région méditerranéenne et dans une position absolument dominante, au milieu de la population inférieure par la valeur individuelle, les ressources et l’armement. Plus loin encore, vers les mers occidentales, les Tyriens s’établirent sur la plupart des points du littoral méditerranéen qui offraient de grands avantages comme lieux de marché et notamment Mars-el ou Marseille, “Port de Dieu”, qui, depuis cette époque, a parcouru de si amples destinées, grâce à son port naturel merveilleusement abrité et à la vallée du Rhône dont elle occupe la véritable embouchure commerciale. En dehors des colonnes de Malkarth, attribués plus tard à l’Hercule des Grecs, se succédèrent sur les côtes de petites Phénicies où se ravitaillaient au passage les navires aventurés sur le vaste océan, au nord vers les îles de l’Étain, ou bien au sud vers l’archipel Fortuné. »

Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Paris, Librairie universelle, 1905, Tome II, pp. 48-50

« Le rôle des Phéniciens comme grands négociants et porteurs de marchandises, dépassa de beaucoup en proportion celui qui échut plus tard à toutes les autres nations commerçantes. On oublie d’ordinaire que les “lois de la mer, les règles du droit international en vigueur sur la Méditerranée pendant le moyen-âge, sont en grande partie l’héritage des Phéniciens”1. Ce petit peuple, attaché à la frange d’un littoral, possédait le monopole des grandes navigations dans la Méditerranée et fournissait à tous ses voisins les matières précieuses importées des extrémités du monde, aussi bien par les voies de terre où cheminaient les caravanes, que par les voies de mer, pratiquées des navires. Ils possédaient des comptoirs au loin dans les terres de leurs puissants voisins, dans le Delta, à Tunis, à Bubaste, à Memphis même, en Syrie et en Potamie, à Saïs, à Hamath, à Thapsaque, à Nisibis, qui se targuaient d’être de fondation sidonienne. Les Phéniciens, laissant à d’autres le rêve d’une domination universelle, s’arrangeaient aisément d’une sujétion sévère, mais concentraient en leurs mains le commerce de leurs oppresseurs.

Les objets de trafic dont les Phéniciens furent les porteurs à la grande époque de leur prospérité avaient d’autant plus d’importance relative dans les échanges mondiaux de ces temps que les articles de commerce étaient moins nombreux et que les coutumes religieuses et civiles se pratiquaient d’une manière plus solennelle et plus impérieuse : ainsi l’encens de l’Arabie, l’ambre de la Baltique, l’étain des îles océanes présentaient à cause de l’éloignement du lieu de production et du mystère de l’origine un caractère presque divin. »

Ibidem, p. 55

« En comparant les Phéniciens aux Hellènes dans l’ensemble de la civilisation, on constate que les premiers possédèrent certainement le cercle d’horizon le plus vaste, grâce à leur esprit d’aventure, à leurs navigations presque illimitées : on peut dire vraiment qu’après eux, sous la gérance des Grecs, le monde se rapetissa matériellement. Les Hellènes l’étudièrent avec plus d’amour et de pénétration que leurs devanciers, mais ils s’étaient cantonnés dans un espace plus étroit. La civilisation que les Phéniciens avaient inaugurée déjà dépassait les bornes du versant méditerranéen ; deux mille années avant l’accomplissement du progrès dont ils furent les initiateurs, ils avaient indiqué pour l’avenir le déplacement vers les bords atlantiques du centre de la culture et de l’hégémonie du vieux monde. De même, par leur circumnavigation de l’Afrique, ils furent les précurseurs de l’ère mondiale. Aussi comprend-on la haine que voua la Grèce à ces rivaux, qui furent aussi leurs maîtres en civilisation. »

Ibidem, p. 57

Le concept d’hégémonie en histoire globale

Le terme d’hégémonie est utilisé en géopolitique pour qualifier la nature du pouvoir exercé par la puissance qui semble mener le jeu dans l’espace international et imposer ses volontés à ses partenaires et/ou rivaux. Il est aussi d’usage fréquent en histoire globale pour caractériser, au sein des « systèmes-monde », comment se manifeste l’influence du centre ou « cœur » d’un tel système. Nos lecteurs ont été habitués à cette conceptualisation à partir des textes de Philippe Beaujard publiés ici même en février-mars 2010, puis ceux de Jonathan Friedman parus en novembre 2011. Nous proposons aujourd’hui une succession de trois articles destinés à préciser ce que recouvre ce terme d’hégémonie, ses origines, sa pertinence dans quelques débats récents de l’histoire globale. Commençons donc par un repérage de ses définitions.

Il revient sans doute à Kindleberger [1973] d’avoir, le premier, introduit ce terme, en tout cas dans le champ de l’économie politique. L’hégémonie relève selon lui de la capacité, pour la puissance dirigeante d’une période spécifique, de fournir les biens publics fondamentaux au niveau économique international. Il cite en particulier le libre-échange et un système monétaire international stable comme deux biens publics particulièrement précieux à l’échelle internationale. Il considère que le leader, tout en se montrant bienveillant, est aussi le seul à disposer de la puissance nécessaire pour assumer les coûts de fourniture de tels biens, mobiliser ses partenaires et leur imposer le respect des règles. Plus techniquement, l’Economie Politique Internationale a théorisé ce rôle d’hégémon comme la puissance qui peut créer et maintenir des « régimes internationaux ».

Dans cette perspective, un régime international, c’est « un ensemble explicite ou implicite de principes, de normes, de règles et de procédures de prise de décision autour desquelles les anticipations des acteurs convergent dans un domaine donné des relations internationales [Krasner, 1983, cité par Kébabdjian, 1999]. Un régime est donc plus qu’un système international dans la mesure où il traduit une certaine intériorisation des principes, normes et règles par les acteurs étatiques. Par ailleurs, un tel régime international, propre à chaque domaine, naît durant la période d’hégémonie incontestée d’un leader, grâce précisément à cette influence sans partage. Un tel régime international pourrait pourtant perdurer, en se transformant, alors même qu’il n’existe plus de leader hégémonique [Keohane, 1984, 16].

Mais la filiation du concept d’hégémonie ne s’arrête pas au début des années 1970. Si le terme hegemôn se réfère déjà, en Grèce, à la domination générale exercée par un Etat sur un autre, le mot « hégémonie » est utilisé, dès 1901, par les révolutionnaires russes, pour évoquer la domination d’un groupe dans la lutte politique [Anderson, 1978, p.25]. C’est cependant Gramsci qui, dans les années 1930, en a assuré la pérennité contemporaine en rapportant l’hégémonie à la domination d’une classe sociale sur une autre. Cette domination s’exerce « par la force et le consentement, l’autorité et l’hégémonie » [Gramsci, 1978, p.373], c’est à dire aussi grâce à une acceptation volontaire gagnée dans le domaine idéologique. L’hégémonie devient alors une contrainte considérée comme légitime par ceux qui la subissent. On retrouve en partie cette idée dans la notion de régime international : ce dernier contraint les Etats non hégémoniques mais ceux-ci en ont parfaitement intériorisé la légitimité à travers les principes, normes et règles du régime… Un Etat sera donc hégémonique sur ses rivaux s’il arrive à les convaincre que son propre intérêt est aussi le leur, que suivre cet intérêt leur donnera plus de pouvoir sur leurs propres sujets et/ou leur permettra de créer plus de richesse. Ou encore, plus généralement, « l’hégémonie sera ce supplément de pouvoir qui échoit à un groupe dominant en vertu de sa capacité à placer sur un plan « universel » tous les problèmes particuliers sources de conflit » [Arrighi, 1994, p.28].

Plus récemment Eichengreen [1996] a défini l’hégémon comme un pays dont le pouvoir de marché (caractérisé par une taille suffisante pour influencer prix et quantités) excède significativement celui de tous ses autres rivaux. On retrouve clairement ici des traits de la Grande-Bretagne entre 1780 et 1914, comme des Etats-Unis depuis 1945. Mais pour intéressante qu’elle soit, cette approche néglige évidemment deux éléments. En premier lieu, elle ignore le fait que l’hégémon est aussi dominant politiquement et peut, en cas de nécessité, faire usage de la force militaire. Elle passe également sous silence le fait que l’hégémon gagne une certaine légitimité idéologique afin de conserver son statut. Ce sont finalement les trois dimensions, économique, politico-militaire et idéologique, propres au statut d’hégémon qui lui permettent d’exercer une influence déterminante sur ses rivaux possibles, comme sur les périphéries. Cette influence hégémonique fait que les choix effectués par les Etats non hégémoniques, mais souverains, libres de s’échapper et de lutter, s’accordent finalement avec ceux de l’hégémon. D’abord pour des raisons d’intérêt économique mutuel, renforcées par une idéologie partagée. Ensuite parce qu’en cas de non-perception de cet intérêt mutuel et de perte de crédibilité de l’idéologie sous-jacente, la menace d’utilisation de la force suffit à aligner les comportements. Dans cette approche, l’hégémonie devient « le système des relations de pouvoir exercées par un hégémon et qui lui permet de structurer le champ d’action possible des autres acteurs » [Kébabdjian, 1999].

Pourquoi les systèmes-monde, depuis le 16e siècle, ont-ils eu besoin d’un hégémon ? Ou bien, si l’on admet que les rivalités entre nations sont une constante de l’histoire, pourquoi cette concurrence a-t-elle pris la forme d’une hégémonie plutôt que d’une dictature impériale ?

En réponse indirecte à cette question, Wallerstein avait distingué, dès 1974, deux formes possibles de système-monde, l’empire d’une part, l’économie-monde de l’autre. Pour cet auteur, un « empire » ou « empire-monde » est un ensemble politique centralisé dont « la force réside dans le fait qu’il garantit les flux économiques de la périphérie vers le centre par la force (tributs et impôts) et par des avantages de monopole en matière commerciale » [1974, p.15]. Dans un empire-monde, l’Etat central assure parfois la matérialité des flux de biens ou de capitaux et fait toujours circuler ces derniers au profit du centre. Corollaire de cette centralisation, bureaucratie et armée sont omniprésents, deviennent elles-mêmes sources de revenu privé, mais surtout engendrent des coûts parfois prohibitifs, destinés à mettre en péril la pérennité de l’empire-monde. Parallèlement, un empire-monde se caractérise par sa relative incapacité à générer une hausse du produit via des acteurs qui ne seraient pas directement liés à l’Etat central. Si la Russie tsariste (et sans doute aussi communiste) illustre ce concept, c’est évidemment l’empire romain et à un moindre degré l’empire hellénistique (même éclaté) qui correspondent le mieux à cette définition.

A l’opposé, une « économie-monde » est une aire plus large que toute unité politique juridiquement définie, dans laquelle le lien fondamental entre les parties est de nature économique. Dans cette variante de système-monde, les flux de surplus économique s’accroissent vers le centre sans pour autant nécessiter la lourde structure politique et militaire indispensable aux empires-monde. Dans une économie-monde, l’Etat « central » ne fait qu’assurer les conditions d’existence des flux mais il n’en assure jamais (ou seulement marginalement) la matérialité… C’est fondamentalement l’intérêt que des acteurs privés trouvent à produire et commercer librement qui assure la formation d’un surplus ponctionné finalement par le centre. L’économie-monde dirigée par Venise, du 12ème au 15ème siècle, résulte moins d’une contrainte militaire imposée (encore que Venise saura y avoir recours en dernière extrémité) que d’une structure plus subtile… Celle-ci assure que les Vénitiens trouveront à acquérir partout en Méditerranée les denrées souhaitées (débouché souvent crucial pour les producteurs locaux ou les commerçants venus d’Asie) et à bénéficier des marchandises apportées en Italie par les commerçants européens, notamment allemands (strictement obligés de venir à Venise pour se procurer la soie et les épices d’Orient).

Cette opposition entre empire-monde et économie-monde recouvre de fait l’opposition entre domination et hégémonie. Dans un empire-monde, c’est la contrainte politique et militaire qui assure seule la matérialité des flux de surplus vers l’Etat central : la domination de ce centre, passant par une forme donnée de violence, est indispensable. Dans une économie-monde, l’influence du centre, passant par l’instauration de dispositifs commerciaux, culturels, juridiques, suffit en temps normal à assurer la prospérité de celui-ci. Rome domine son empire-monde, Venise est hégémonique dans son économie-monde. On retrouve évidemment, dans cette approche de l’hégémonie, la dimension idéologique de ce terme : l’hégémon mène le système-monde aussi au nom d’un sentiment partagé d’intérêt économique mutuel, de certaines valeurs idéologiques communes, d’un certain ordre juridique accepté.

Dans tout système-monde, et plus encore dans sa phase initiale de constitution, plusieurs puissances peuvent néanmoins se disputer le leadership. Wallerstein [2006, p.94] considère que deux voies différentes se présentent à ces puissances pour assurer leur prééminence. La première consiste à évoluer vers l’empire-monde, la seconde est d’obtenir une situation d’hégémonie dans le système. Or, pour Wallerstein, il était strictement impossible que le système-monde moderne, fondé sur la montée en puissance du capitalisme, évolue vers un empire-monde (comme l’ont montré, du reste, les échecs de Charles-Quint, Napoléon et Hitler). La raison tient d’abord à ce que le capitalisme ne pourrait tolérer « l’existence d’une structure politique à même de mettre en cause la priorité de l’accumulation illimitée du capital. C’est pourquoi quand un Etat, quel qu’il soit, a tenté de transformer le système en empire-monde, il s’est heurté à l’hostilité des entreprises capitalistes les plus importantes » [ibid., p.95]. A l’inverse, « une division axiale du travail, des structures étatiques multiples mais articulées dans un système interétatique, et bien sûr des cultures multiples mais une géoculture les dépassant, est tout à fait conforme aux besoins d’un système capitaliste. L’hégémonie crée le mode de stabilité qui permet aux entreprises capitalistes, en particulier celles des industries monopolistiques de pointe, de prospérer » [ibid.].

Si l’hégémonie est la forme d’organisation du système-monde qui correspond le mieux aux besoins des entreprises capitalistes, on peut alors se demander pourquoi elle ne dure pas, pourquoi les Etats-Unis ont ainsi, au milieu du 20ème siècle, remplacé la Grande-Bretagne qui, elle-même, avait supplanté les Pays-Bas au milieu du 18ème. C’est que l’hégémon doit se concentrer sur la production et/ou la commercialisation, mais aussi presque toujours la finance, alors que, pour maintenir son pouvoir il doit aussi « se consacrer à son rôle politique et militaire, ce qui est à la fois onéreux et corrosif. Tôt ou tard, d’autres Etats parviennent à améliorer leur efficacité économique, au point d’affaiblir considérablement la supériorité du pouvoir hégémonique, voire de l’effacer. Ce qui affecte son poids politique. Il est alors contraint d’utiliser effectivement sa puissance militaire, au lieu de seulement menacer de le faire. Et ce recours à la force « impériale » […] ébranle le pouvoir économique et politique de la puissance hégémonique et est perçu comme un signe de faiblesse et la source du déclin futur, d’abord à l’extérieur puis à l’intérieur de ses frontières. » [ibid., p.96].

Cette question des transitions hégémoniques a notamment été approfondie par Arrighi [1994] puis reprise ensuite [Arrighi et Silver, 2001] dans une fresque remarquable du système-monde capitaliste. Nous en discuterons les thèses dans notre prochaine livraison…

Ce texte est une reprise légèrement modifiée du début du chapitre 6 de notre ouvrage, l’histoire économique globale, Seuil, 2009.

ANDERSON P. [1978], Sur Gramsci, Paris, Maspéro.

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century, Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

ARRIGHI G., SILVER B. [2001], “Capitalism and World (dis]Order”, Review of International Studies, n°27, p.257-279. Traduction française in Beaujard, Berger, Norel [eds].

EICHENGREEN B., 1996, Globalizing Capital, Princeton, Princeton University Press, trad. Française : l’expansion du capital, Paris, L’Harmattan, 1997.

GRAMSCI A. [1978], Cahiers de prison, cahiers 10, 11, 12, 13, Paris, Gallimard.

KEBABDJIAN G. [1999], Les théories de l’économie politique internationale, Paris, Seuil.

KEOHANE R.O. [1984], After Hegemony – Cooperation and Discord in the World Economy, Princeton, Princeton University Press.

KINDLEBERGER C. [1973], The World in Depression, 1929-1939, Berkeley, University of California Press.

WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.

WALLERSTEIN I. [2006], Comprendre le monde – Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte.