Poudre et armes à feu : une histoire d’innovation collective

L’histoire globale s’intéresse tout particulièrement aux techniques, qu’elles concernent la production, les transports, l’armement, le commerce ou la finance. Il s’agit d’abord évidemment de savoir où ces techniques ont été inventées et, le cas échéant, se sont mues en innovations en donnant lieu à un usage massif et standardisé. Il s’agit aussi d’analyser leur diffusion ultérieure ou, alternativement, leur mise au point indépendante en différents lieux de la planète et à des époques semblables. Il s’agit enfin de comprendre leurs améliorations et modifications successives par d’autres sociétés que celles qui leur ont donné le jour. Ce point est peut-être le plus important : beaucoup de techniques en effet sont radicalement transformées dès lors qu’elles circulent, prennent alors une importance toute nouvelle, voire sont retournées contre leur sociétés d’origine. Les défis et contre-défis ainsi instaurés déterminent une véritable dynamique de l’innovation collective globale… Nulles n’illustrent plus clairement ce processus que les techniques relatives à  la poudre et aux armes à feu.

La poudre semble avoir été connue en Chine, au moins dès le 9ème siècle de l’ère conventionnelle, comme un sous-produit des recherches menées initialement par les alchimistes. Dès le 11ème siècle, les formules de la poudre sont codifiées mais celle-ci n’est utilisée que dans des projectiles incendiaires ou à explosion feutrée, par ailleurs mécaniquement catapultés. Ce n’est qu’au début du 12ème siècle que la proportion minimale de salpêtre pour obtenir une détonation brutale est acquise, permettant d’abord de catapulter des bombes réellement explosives, mais aussi d’envisager de tirer plus efficacement n’importe quel projectile. Les bombes explosives sont transmises aux Mongols vers 1241, puis développées par les Arabes et utilisées contre les croisés en 1249. Parallèlement les armées musulmanes développent l’usage du lance-flammes, lui aussi d’origine chinoise, et consistant à incendier une poudre située à la sortie d’un fût métallique monté sur un axe en bois. C’est en 1288 que les Mongols apparaissent pour la première fois sur le champ de bataille avec une véritable arme à feu, sorte de lance flammes mais avec ignition de la poudre à la base du fût et projection de flèches ou d’autres projectiles. Les conquêtes mongoles ne sont donc pas seulement dues à la légendaire habileté de leurs cavaliers mais à la possession de ces tout premiers « fusils »… Et l’on comprend alors que ce type d’arme soit passé en Europe via la Russie et la Scandinavie, sur les traces des Mongols. Dès 1326 à Florence, il se transforme en véritable canon à tirer des projectiles métalliques. L’histoire ne finit pas là : ce canon se retrouve dans le monde musulman (années 1330), puis de nouveau en Chine (1356), avant d’atteindre la Corée (années 1370).

Mais parallèlement à ces transferts spectaculaires, aller et retour, entre l’Est et l’Ouest, c’est dans la Turquie ottomane que le développement des armes à feu sera le plus significatif. Se basant aussi sur des expérimentations anciennes dans le monde musulman, les Turcs deviennent producteurs et exportateurs d’armement à poudre dès les années 1360. Lors de la prise de Constantinople par ces derniers (1453) il apparaît évident que « le canon est devenu une arme de siège des plus efficaces » [Pacey, 1996, p.74]. Parallèlement le mousquet à mèche, arme manuelle, progresse de façon similaire en Turquie et en Europe, avec semble-t-il un avantage à la première pour ce qui est des techniques de mise à feu [ibid., p.75]. A l’époque, les dignitaires Ottomans n’abandonnent pas pour autant la cavalerie, symbole de leur noblesse, mais assignent au corps des janissaires (chrétiens réduits en esclavage) le maniement de ces redoutables armes à feu.

Au 16ème siècle, la diffusion des mêmes armes performantes dans l’empire Moghol en Inde (1526-1756), l’empire Ottoman (1299-1922) et la Perse Safavide (1501-1722) crée une certaine homogénéité de puissance entre ces trois pouvoirs. Hodgson [1975] considère que ces « empires de la poudre à canon » ont en conséquence été incités à centraliser le pouvoir afin de trouver les ressources en cuivre et en étain, contrôler leurs arsenaux, financer leurs unités d’artillerie. Autrement dit, la technologie militaire exercerait un certain déterminisme sur les structures du pouvoir et la modernisation de l’Etat. Au-delà de cette thèse discutable, force est de reconnaître l’avance prise par ces trois puissances à l’époque : ainsi l’Inde est-elle la première à réaliser des fûts en laiton, matériau idéal pour les petits canons ; ce même pays produit le wootz, acier de grande qualité, tandis que la Turquie développe la fabrication de tubes de mousquets dans ce matériau. Mais en raison de la qualité des matériaux indiens, comme de l’habileté des techniciens turcs, il faudra attendre la toute fin du 18ème siècle pour que les Européens, pourtant capables de prouesses dans la partie mécanique des armes à feu, parviennent à un résultat similaire en matière d’acier, avec l’expérience de Nicholson, lequel n’aurait fait du reste que retrouver un procédé déjà pratiqué en Islam au 11ème siècle [Hill, 1998, VII-22]…

Au total, pour ce qui concerne les techniques destructives, l’Europe constitue pour les orientaux, et notamment les « empires de la poudre à canon », un partenaire utile certes, un lieu évident de perfectionnement d’innovations (cas de Florence au début du 14ème siècle), mais surtout un pâle concurrent qui reste longtemps à la traîne et ne se hissera que lentement aux standards requis. C’est bien l’Europe, en revanche, qui retournera, finalement et avec une efficacité durable, ces armes contre les sociétés qui l’avaient un temps devancée…

HILL D. [1998], studies in Medieval Islamic Technology, Aldershot, Ashgate.

HODGSON M. [1975], The Venture of Islam, 3, The Gunpowder Empires and Modern Times, Chicago, Chicago University Press.

PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge Mass., MIT Press.

Comment la peste affecta l’histoire : première pandémie (6e-8e siècle)

Du 6e au 8e, du 14e au 18e, puis du 19e au 20e siècle… L’humanité a subi trois grandes vagues mondiales de peste. Chacune a eu des effets dévastateurs en termes démographiques. Mais plusieurs historiens ont souligné qu’elles ont exercé d’autres conséquences : économiques, militaires, sociales et religieuses. C’est à l’étude des suites de la première pandémie que cet article est consacré.

Quand les empires vacillent

La première peste historiquement attestée atteint le Moyen-Orient et l’Europe en 541, sous le règne de l’empereur byzantin Justinien, d’où son nom de peste de Justinien. Selon le chroniqueur hellène Évagre d’Épiphanie, la maladie frappe d’abord l’Égypte, puis se propage par les routes commerciales à la Palestine, la Syrie, contaminant Constantinople en 542. La capitale byzantine, alors riche d’un demi-million d’habitants, perd en un été, rapporte-t-on, 40 % de sa population. La même année, la peste gagne les ports d’Europe occidentale, prend pied en Gaule. Grégoire de Tours la signale en Arles en 549, à Clermont en 567. L’une après l’autre, Lyon, Bourges, Dijon sont touchées… Après avoir remonté le Rhône puis la Saône, elle se diffuse le long de la Loire.

La peste a aussi mis le cap sur l’est : la Perse, ennemie jurée de Byzance, est atteinte. Les deux superpuissances de l’époque vacillent. En Syrie centrale, dans le désert du Néguev, dans la si prospère Lybie qui fournissait autrefois à l’Italie la quasi-totalité de ses céréales, des zones arides conquises par des communautés monastiques et villageoises à grand renfort d’irrigation se vident totalement de leurs habitants. Le fléau contraint à l’abandon des fermes, il entraîne l’avancée massive du désert, l’effondrement des routes commerciales et le dépeuplement des centres urbains. Il faudra attendre la fin du 19e siècle pour que le Maghreb et le Machrek retrouvent leur niveau de population d’avant 540 ! Vide démographique, effondrement des recettes fiscales permettant de payer les armées… L’affaiblissement des deux empires sera une des raisons de l’expansion foudroyante de l’islam. Au siècle suivant, les armées du Prophète abattront la Perse et manqueront de peu de conquérir Byzance, qu’elles amputeront de ses territoires moyen-orientaux.

Famines et troubles sociaux

Dès cette première épidémie, on observe clairement divers processus. D’abord, l’affaiblissement des deux empires affectés n’est pas seulement démographique. Il est aussi et tout à la fois administratif, politique, économique, militaire et social. Quand le tiers d’une population est emportée, certains corps de métiers sont décimés à tel point que des corporations cessent d’exister, des savoir-faire de se transmettre. Pour peu qu’un seuil critique de membres de l’élite soient morts ou partis se réfugier sous des cieux plus cléments, c’est toute l’administration des villes et des États qui s’effondre, à l’heure où l’organisation devient cruciale. Car la société entre en guerre contre l’épidémie et son cortège funèbre : famines et troubles sociaux se multiplient.

En 542, alors que Constantinople compte 10 000 morts par jour, l’historien byzantin Procope de Césarée rapporte que « les domestiques n’avaient plus de maîtres et les personnes riches n’avaient point de domestiques pour les servir. Dans cette ville affligée, on ne voyait que maisons vides, et que magasins et boutiques qu’on n’ouvrait plus. Tout commerce pour la subsistance même était anéanti. »

L’empereur Justinien lui-même tombe malade. Il survit. Il charge son référendaire Théodose de « tirer du Trésor l’argent nécessaire pour distribuer à ceux qui sont dans le besoin ». Il faut mobiliser des armées de fossoyeurs pour nettoyer les rues, évacuer les cadavres des maisons contaminées, creuser de gigantesques fosses communes. On recrute des soldats pour défendre les magasins alors que la famine menace, d’autres pour limiter les activités de pillage des maisons des riches défunts ou en fuite. La peste frappe indifféremment toutes les couches sociales, mais apparemment plus les hommes que les femmes, à l’exception des femmes enceintes, cibles privilégiées de la maladie. Pourquoi certaines personnes sont-elles plus affectées que d’autres ? Nul n’en sait rien. Ce n’est qu’une des nombreuses énigmes posées par cette épidémie, qui affectera de préférence, au cours de ses crises, des segments déterminés de l’espèce humaine : jeunes ou personnes âgées, hommes ou femmes…

Reste que les riches semblent plus épargnés que les autres. Plus tard, une croyance établira un lien entre le fait de porter un diamant et celui d’être épargné par la maladie. Nul besoin de croire en la magie des pierres pour expliquer la genèse d’une telle croyance. On retrouve là un schème classique de l’épidémiologie : meilleure hygiène, capacités financières permettant de se retrancher derrière des murs ou dans une maison de campagne, sollicitation d’avis médicaux de meilleure qualité… En matière d’épidémie comme en d’autres, avoir de l’argent implique de détenir de meilleurs atouts.

Un remède ? « Pars, vite, et loin »

Ce n’est pas la première fois qu’une épidémie ravage les sociétés d’Asie occidentale et d’Europe, et les savants se tournent vers les auteurs qui les ont précédés pour essayer de comprendre la nature de l’adversaire et de connaître les remèdes à lui apporter. D’abord la Bible, plus précisément le Livre des Rois, qui décrit le fléau qui s’abat sur les Philistins après qu’ils eurent dérobé l’arche d’alliance aux Hébreux, ainsi qu’une autre épidémie, qui ravage les troupes du roi assyrien Sennachérib lorsqu’il assiège Jérusalem et le contraint à la retraite. Du côté des classiques antiques, Thucydide a narré vers 430 avant l’ère commune le déroulement de la peste d’Athènes (dont on estime aujourd’hui qu’il s’agissait du typhus). La maladie frappa la puissante cité à son apogée, emportant le quart de la population et tuant notamment Périclès, lors de la guerre contre Sparte. Elle valut à Athènes une sévère défaite – bien que les Lacédémoniens, atteints à leur tour par le fléau, aient été obligés de lever le siège.

Avaient suivi les « pestes » de Syracuse (en 396 avant l’ère commune, qui décima l’armée carthaginoise assiégeant Syracuse), et surtout celle d’Antonin : active de 167 à 180 de l’ère commune, cette épidémie avait probablement été rapportée de Méditerranée orientale par les armées victorieuses de Lucius Verus. Elle connut une diffusion explosive dans tout l’Empire romain, véhiculée par les populations de tous les horizons venues assister au triomphe – défilé militaire d’ampleur –  organisé à Rome. On relève déjà des conséquences militaires : elle rendit plus difficile la lutte de Marc Aurèle contre les Germains et coûta finalement la vie à l’empereur en 180. Si tous ces épisodes pandémiques sont invariablement qualifiés de peste par les auteurs antiques, ils relèvent probablement d’autres épidémies… Typhus et dysenterie accompagnaient souvent les armées en campagne. Rougeole ou scarlatine ne sont pas non plus à exclure.

Les textes faisaient peu état de remèdes. Le seul vraiment utilisable était le conseil donné par Hippocrate : « Pars, vite, et loin. » Que faire ? Du côté chrétien, on applique des réponses élémentaires. Les auteurs antiques rendaient les miasmes, des infections aériennes, responsables de la propagation des fléaux. On évacue dans la mesure du possible tout déchet susceptible de véhiculer de tels miasmes, on interdit sporadiquement des activités jugées sales : boucherie, tannerie… La seule lutte concevable, en l’absence de toute notion de contamination, est de purifier l’environnement des mauvaises odeurs et des gens sales.

Un répit pour Byzance

Dans le contexte de l’islam naissant, le Coran impose pour sa part aux musulmans de ne pas chercher à se rendre dans une zone contaminée, mais aussi de ne pas fuir la maladie si celle-ci envahit le lieu où ils se trouvent. Ces prescriptions ont peut-être limité la diffusion de la maladie dans l’Empire omeyyade. Il est très probable qu’elles épargnent à l’Empire byzantin une défaite prématurée devant les troupes du calife Omar, car la peste ravage Constantinople au moment où les armées arabes s’apprêtent à sauter le Bosphore pour s’en emparer. Respectant la consigne divine de ne pas se rendre en zone d’épidémie, les armées de la nouvelle religion tournent casaque.

Le cadre mental d’interprétation, dans le christianisme, est formaté par un passage de l’Apocalypse selon Jean qui estime que le règne de l’Antéchrist verra un fléau emporter le tiers de la population. Au 6e comme au 14e siècle, les chroniqueurs vont en conséquence estimer que le tiers de leurs contemporains a péri… Alors que ces deux flambées ont peut-être emporté davantage de victimes : 30, 40, 50 % de la population… Nul ne saurait aujourd’hui l’estimer. Ce qui est sûr, c’est que la démographie chute : aux morts emportés directement par la maladie, s’ajoute le déficit de naissances consécutif au décès massif de reproducteurs potentiels… Sans compter que la maladie refrappe plusieurs siècles durant, à intervalles réguliers, au fil de cycles qui peuvent compter cinq, dix, douze ou vingt ans. Dans ce contexte s’inscrit la phrase de Procope, qui estime que « l’épidémie détruisit presque tout le genre humain ». S’y ajoutent aussi des maladies opportunistes, qui exploitent la faiblesse des corps humains et sociaux pour se diffuser à leur tour : à partir de 570, l’Europe connaît ainsi ce que l’on estime être sa première épidémie de variole, qui conjugue ses attaques avec celles de la troisième poussée de la peste de Justinien.

Processions, prières et Jugement dernier

Ces terribles mortalités affectent les mentalités : dans le christianisme, les calamités sont désormais expliquées par le péché collectif, quand elles étaient jusqu’alors imputées à la simple colère divine ; ceci en référence à l’épisode biblique où Dieu, afin de punir les Égyptiens de l’esclavage qu’ils exercent sur les Hébreux, frappe l’Empire pharaonique. Se forge l’image d’un Dieu de colère, se matérialisent des pratiques nouvelles. En 590, le pape Pélage II décède de la peste. Son successeur, Grégoire le Grand, organise une procession marquée par une vision collective millénariste : l’Ange exterminateur apparaît, rangeant dans son fourreau une épée rouge du sang de l’ennemi pestilentiel. L’épidémie cesse aussitôt, l’endroit sera appelé le château Saint-Ange. C’est aujourd’hui un musée, surmonté d’une statue commémorative de l’archange saint Michel.

La pandémie permet aux autorités ecclésiastiques d’affirmer la prééminence des sites chrétiens en organisant des pèlerinages. La procession devient la réponse instituée aux accès de la maladie. Concoctées dans le monastère bénédictin de Saint-Gall, de nouvelles prières, les Rogations, se diffusent à grande échelle. Dans un contexte marqué par l’attente du Jugement dernier, les manifestations de contrition collective se multiplient. Elles visent à renforcer la cohésion sociale ébranlée par des prophètes ou des meneurs populaires, qui essaient de fédérer les mécontentements afin de défier les élites. Dans ce contexte apocalyptique, l’Église promeut la notion de pureté chrétienne. Revenir à la foi permet au corps social de surmonter l’épreuve.

Quelque part entre les 8e-9e siècles, la peste disparaît d’Europe et du Moyen-Orient. Aux alentours de 610, une épidémie similaire a frappé, à l’autre bout de l’Eurasie, la Chine, amputant peut-être sa population d’un tiers. Pour près de cinq siècles, le monde va oublier le fléau, et les populations survivantes perdre l’immunité qu’elles avaient si chèrement acquise…

BOURDELAIS Patrice [2003], Les Épidémies terrassées. Une histoire de pays riches, La Martinière (Paris).

GUALDE Norbert [2006], Comprendre les épidémies. La coévolution des microbes et des hommes, Les Empêcheurs de penser en rond (Paris).

HERLEHY David [1997, trad. fr. par Agnès Paulian, 1999], La Peste noire et la Mutation de l’Occident, Gérard Montfort Editeur (Paris).

MOUTOU François [2007], La Vengeance de la Civette masquée. SRAS, grippe aviaire… D’où viennent les nouvelles épidémies ?, Le Pommier (Paris).

NAPHY William et SPICER Andrew [2000, trad. fr. par Arlette Sancery, 2003], La Peste noire, 1345-1730. Grandes peurs et épidémies, Autrement (Paris).

VITAUX Jean [2010], Histoire de la peste, Puf (Paris).

Les États-Unis ou le nouvel Empire romain

Entre Rome et les États-Unis, aucun observateur de l’actuelle situation politique mondiale ne peut manquer d’établir une certaine analogie. Nul autre pays que les États-Unis n’a été aussi dominant dans l’histoire que Rome il y a deux millénaires. Faut-il pour autant pousser la comparaison et considérer que les États-Unis sont devenus le nouvel Empire romain ? Non, rétorqueront immédiatement la plupart des historiens, l’histoire ne se répète pas. C’est peut-être vrai. Mais affirmer qu’il n’y a jamais de ressemblance entre des événements historiques serait défier le bon sens. La question importante est donc de savoir si, au-delà de telle ou telle ressemblance fortuite, il est utile d’effectuer une comparaison un tant soit peu systématique entre deux entités historiques et, en l’occurrence, entre les États-Unis et l’Empire romain. Autrement dit, y a-t-il un intérêt à se demander si les États-Unis se trouvent structurellement dans une situation comparable à celle de Rome dans l’Antiquité ?

La question n’apparaît nullement extravagante quand on sait que les États-Uniens se sont eux-mêmes très souvent comparés aux Romains. Cela a commencé avant l’Indépendance (1776), quand l’élite coloniale éprise de culture classique prétendait incarner l’idéal de la République romaine. Son conflit avec la monarchie britannique était alors vu à travers le prisme des événements qui avaient marqué la fin de la monarchie romaine. L’identification avec la République romaine fut d’ailleurs si forte que Washington, la capitale que se choisirent les pères fondateurs de la République américaine, est truffée de références à Rome, à commencer par le siège du pouvoir législatif, le Capitole. Avec l’expansion vers l’Ouest, la comparaison continua à fleurir.

Bien sûr, les différences avec Rome sautaient aux yeux. Les États-Unis n’établissaient pas, au sens propre, des colonies. Il n’y avait pas de consuls américains régnant directement sur des contrées lointaines. Mais la fondation des États-Unis et l’expansion vers l’Ouest n’étaient pas sans faire penser à la façon dont Rome avait imposé sa domination sur la Méditerranée. Là où Jules César conquit la Gaule, allant jusqu’à massacrer un million de ses habitants, les États-Uniens exterminèrent les Cherokees, les Iroquois, les Sioux et autres peuples indigènes.

Les nouveaux barbares

Rome n’avait pas été qu’une République, puis un empire. Rome avait également sombré. Aussi, dès le début du 20e siècle, avec l’émergence des États-Unis comme une grande puissance mondiale, des craintes commencèrent-elles à poindre : le pays n’était-il pas destiné à répéter l’histoire romaine et à être entraîné vers un lent mais sûr déclin ? C’est ainsi que le spectre d’une civilisation en ruines fit son apparition. Comme le déclin de l’Empire romain était souvent attribué à la déliquescence de l’idéal de vertu qui avait animé ses premiers citoyens, de nombreux Cassandre annoncèrent que les États-Unis allaient suivre le même destin que Rome en raison du déclin moral du pays. Cela dit, les comparaisons avec l’Empire romain n’ont pas toujours été pessimistes : comme Rome avait imposé sa Pax romana, les États-Unis n’allaient-ils pas établir une Pax americana, bénéfique pour les échanges économiques et pour la sécurité dans le monde ? D’ailleurs, depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001, l’impérialisme américain est vu de façon croissante par beaucoup d’habitants de ce pays comme quelque chose de souhaitable. C’est, à leurs yeux, la seule façon de se défendre contre les attaques des nouveaux barbares.

Comme Rome après la destruction de Carthage (146 avant l’ère commune), les États-Unis et les démocraties occidentales auraient perdu leur dernier grand adversaire avec l’effondrement de l’Union soviétique. Jean-Christophe Rufin [1991] tirait profit de cette analogie pour dessiner les relations qui étaient en train de se mettre en place entre le monde occidental et les pays dits du Sud. Il ne prétendait pas que des hordes de barbares allaient déferler, épée à la main, sur les capitales européennes ou au cœur de Wall Street (bien que, comme on l’a vu le 11 septembre 2001, l’affirmation n’aurait pas été complètement saugrenue). Plus subtil, il montrait, à l’encontre de l’idée – courante à l’époque – selon laquelle le monde était en voie d’unification, que les pays occidentaux construisaient des « barrières » (murs, barbelés, ou obstacles administratifs) ou soutenaient des « États-tampons » pour se protéger des « invasions » du Sud. En somme, Rufin voyait les limes romaines se remettre en place. Près de vingt ans après sa publication, ce livre aurait certainement besoin d’être revu. Mais il n’est pas sûr qu’il ait perdu toute pertinence.

Les cycles de l’histoire

Les comparaisons entre l’histoire des États-Unis et celle de la Rome antique n’ont pas toujours relevé de la simple analogie. Elles ont parfois servi à mettre à jour des prétendues lois du développement historique des civilisations.

Croire que l’histoire se répète, c’est croire que l’histoire obéit à des lois. Pour certains historiens, les « civilisations » – considérées comme des entités culturelles transnationales relativement indépendantes les unes des autres – connaîtraient ainsi une évolution similaire, allant de la naissance au déclin. C’est, par exemple, une conception que l’on trouve chez l’historien britannique Arnold Toynbee (1899-1975), notamment dans sa monumental Study of History [TOYNBEE, 1934-1961]. Dans cette vision « cyclique » de l’histoire, les États-Unis, au cœur de la « civilisation » occidentale moderne, jouent un rôle similaire à celui de Rome dans la « civilisation » gréco-latine.

Chez certains auteurs, les lois de l’histoire sont encore plus précises : non seulement les États-Unis auraient une position équivalente à celle de Rome, mais il y aurait également une répétition d’événements analogues suivant des cycles historiques bien définis. C’est ce que prétendait l’écrivain et spécialiste des mythes Jean-Charles Pichon (1920-2006) dans plusieurs ouvrages dont L’Homme et les Dieux [PICHON, 1963]. Chaque événement important de l’histoire romaine aurait ainsi son équivalent dans l’histoire états-unienne à 2160 ans de distance. Pour être sensible à de telles comparaisons, il faut toutefois être prêt à accepter une vision quelque peu ésotérique du monde…

Ces grandes fresques historiques n’ont jamais convaincu la communauté des historiens. Ce qui n’a jamais empêché celle-ci de continuer à faire des comparaisons, mais uniquement dans un but illustratif. Ainsi, de nos jours, les comparaisons servent principalement à alimenter les débats sur le possible déclin de l’Empire américain [FERGUSON, 2005 ; MURPHY, 2008]. Rome, nous dit-on, a sombré, entre autres raisons, parce qu’elle n’avait plus les moyens d’imposer son hégémonie. Or, pour certains historiens, les États-Unis se retrouveraient justement dans la même situation. Leurs ressources militaires seraient trop modestes pour toutes les tâches qu’ils ont à accomplir afin de perpétuer leur domination, mais en même temps trop lourdes à maintenir sur une longue période. Leur faut-il recourir davantage à des mercenaires, comme ils ont commencé à le faire de façon importante en Irak, de la même manière que Rome incorporait des Goths, des Huns et autres Barbares à ses bataillons ? Mais cela coûte cher et la dette du pays est déjà colossale. Cette pratique n’a de toute façon pas sauvé la Ville éternelle ; au contraire, soulignent certains historiens. Faut-il en conclure que le déclin de l’Empire américain a déjà commencé ? Pas sûr. Si la comparaison a ses vertus, elle n’a pas la force de la prophétie. Mais elle seule peut nous inciter à regarder l’histoire avec un peu de recul.

RUFIN Jean-Christophe [1991], L’Empire et les Nouveaux Barbares, JC Lattès.

TOYNBEE Arnold [1934-1961], A Study of History, 12 vol., Oxford University Press.

PICHON Jean-Charles [1963], L’Homme et les Dieux. Une histoire thématique de l’humanité, Robert Laffont.

FERGUSON Niall [2005], Colossus: The rise and fall of The American Empire, Allen Lane.

MURPHY Cullen [2008], Are we Rome? The fall of an Empire and the fate of America, Houghton Mifflin Company.

NB : cet article a été publié la première fois sur le site Web www.scienceshumaines.com en 2008 dans un dossier intitulé « L’histoire globale ».

En Angleterre, le capitalisme fut d’abord une affaire de gentlemen

Historiens britanniques, ils ont notamment publié British Imperialism, Longman, 1993, rééd. 2001.

L’histoire commence dans la Grande-Bretagne des années 1980, quand de nouveaux travaux, qui avaient en commun de décentrer et d’élargir le regard porté sur l’histoire du capitalisme britannique, firent leur apparition en histoire économique. Les travaux précédents s’étaient focalisés sur l’industrialisation et ses conséquences. Ces nouvelles recherches souhaitaient mettre l’accent sur d’autres formes prises par l’entreprise capitaliste. Prenant position dans ce débat, nous avons inventé, dans la décennie suivante, le concept de « gentlemanly capitalism » – ou capitalisme de gentlemen.

Sans vouloir nier l’importance de l’industrie, nous souhaitions souligner deux points : d’abord, que loin d’être dépassés par les processus de formation de nouveaux marchés dans l’Angleterre des 17e-18e siècles, les propriétaires fonciers avaient toujours été partie prenante du processus ; ensuite l’importance des industries de service, et tout spécialement du commerce et de la finance, dans les 18e-19e siècles. Si le Sud-Est de l’Angleterre était le centre géographique de l’économie des services, Londres était le point où le pouvoir économique et politique traditionnel de l’aristocratie se heurtait à l’influence croissante du commerce et de la finance. Le terme de gentlemanly capitalism qualifie donc ces élites qui présidèrent au développement de ce capitalisme non industriel. Elles conservèrent leur influence sociale et politique au-delà du milieu du 19e siècle, parce qu’elles surent assumer leur rôle traditionnel de leadership tout en apportant une réponse dynamique aux défis de l’économie moderne. Bien que l’industrie fut le secteur qui connut la croissance la plus rapide dans la Grande-Bretagne d’avant les années 1850, elle était fragmentée en termes de leadership, inférieure pour ce qui est du statut social, et elle n’exerçait d’influence politique que dans les provinces, quand le pouvoir siégeait plutôt à Londres.

Au 18e siècle et au début du 19e, le gentlemanly capitalism était dirigé par l’aristocratie foncière et ses supporters dans les Églises établies (anglicane et catholique), la Justice et l’Armée. L’élite terrienne, dont les intérêts constituaient le facteur dominant de la vie politique britannique, avait noué des liens très forts avec les forces commerciales et financières de la City de Londres, telles la Bank of England et l’East India Company. Il en résulta un complexe qui, au début du 19e siècle, fut surnommé « la Vieille Corruption », par suite de son implication dans le système du patronage (1) et des dettes colossales accumulées lors des guerres livrées à la France.

La structure du gentlemanly capitalism sut accompagner les évolutions économiques. Après 1850, l’agriculture, jusqu’alors le cœur des affaires de l’aristocratie, déclina rapidement, alors que l’économie des services à Londres et dans le Sud-Est s’imposait contre l’industrie comme la partie de l’économie qui connaissait la plus forte croissance. La City devint une force de plus en plus influente dans le complexe du gentlemanly capitalism, qui incluait aussi les professions en cours de modernisation dans les sphères publiques et privées. Le capitalisme industriel fut largement tenu à l’écart des principaux réseaux du pouvoir avant 1914, et ne vit augmenter son influence que très lentement à l’issue de la Première Guerre mondiale. La fusion entre banques et industrie qui prit place en Allemagne et aux États-Unis avant 1914 fut lente à se développer en Grande-Bretagne. Quand elle était capable de concentrer son pouvoir – ce qui n’arriva pas souvent –, l’industrie pouvait certes influencer la politique économique, comme cela fut le cas lors de la campagne pour le libre-échange dans les années 1840 (2). Mais en termes généraux, les leviers de l’influence économique demeurèrent sous contrôle aristocratique bien au-delà des années 1945.

Il importe de rappeler à ce stade que nous avions introduit le concept de gentlemanly capitalism dans le contexte de notre travail sur l’impérialisme britannique. Nous attaquions alors l’idée convenue que ce qui se passait dans les périphéries de l’empire déterminait des changements dans la politique impériale britannique, tout autant que l’idée développée par nos collègues Ronald Robinson et John Gallagher (3), selon laquelle ce qu’ils appelaient l’« official mind » – état d’esprit officiel – était sans réelle influence sur cette politique. Nous défendîmes plutôt l’idée que le changement en Grande-Bretagne constituait la clé du changement aux frontières de l’empire, et que le gentlemanly capitalism formait le cadre mental à travers lequel tous ces mouvements fondamentaux, tant économiques que sociaux, se transformèrent en politique. Nous nous distancions également du marxisme, qui voyait dans le capitalisme industriel la force à la base de l’expansion impériale britannique.

On peut illustrer ce propos avec l’exemple de l’Inde. Il est bien connu que les Britanniques démantelèrent son industrie textile pour réduire ce pays au rang de producteur de coton, comme de marché pour les produits finis, les cotonnades étant désormais tissées dans un Lancashire en voie d’industrialisation. Il n’en reste pas moins que loin d’être le fruit d’un plan concerté, le processus d’expansion impériale dans le sous-continent indien, au cours des 18e et 19e siècles, était bien l’œuvre de forces commerciales, financières et militaire, reflétant les intérêts de ce capitalisme de gentlemen. Après la Grande Mutinerie de 1857 (4), la politique impériale en Inde fut d’ailleurs plus concernée par la stabilité militaire et financière de cette colonie qu’elle ne l’avait été auparavant par son rôle de débouché pour les produits manufacturés britanniques.

De même, nous montrâmes que l’expansion de l’empire et les politiques qui accompagnèrent cette croissance après 1850 ne prennent sens que si on les voit comme le fruit de la gigantesque extension du capitalisme de service britannique et de son influence outre-mer. Nous avons alors souligné l’expansion globale du commerce et de la finance britannique. Son aspect le plus visible réside dans une croissance très forte des investissements outre-mer, investissements qui furent pour la plupart canalisés via la City de Londres. Cet afflux de capitaux eut des conséquences globales : il transforma les relations qu’entretenait la Grande-Bretagne avec ses dominions, soit les colonies essentiellement peuplées d’immigrants européens (en Amérique du Nord, en Océanie…), tant économiquement que politiquement ; il contribua à édifier des structures informelles d’influence dans des zones aussi lointaines que l’Amérique latine et la Chine ; et il mena à la subordination financière de l’Empire ottoman dans les années 1870 et à l’occupation britannique de l’Égypte à partir de 1882. Nous estimions également que ces relations entre l’économie nationale, le changement politique et les mouvements aux frontières impériales étaient toujours fortes après 1914. Nous avons montré, par exemple, que le nouveau protectionnisme qui s’imposa à l’empire après les accords d’Ottawa (1932) devait davantage aux pressions financières exercées par Londres qu’aux besoins des industriels provinciaux. Il y eut d’ailleurs une répétition de cet événement dans la réponse économique aux décolonisations post-1945.

En redonnant la primauté au centre impérial pour ce qui est de la détermination tant de la politique nationale que de l’action à l’étranger, nous reconnaissons la dette que nous avons contractée vis-à-vis de théoriciens antérieurs, tels John A. Hobson, Rudolf Hilferding, Joseph A. Schumpeter et Thorstein Veblen. Le concept de gentlemanly capitalism a été conçu afin de construire un pont enjambant le fossé qui sépare les substructures et les superstructures de la société britannique dans sa phase impérialiste, et de cette façon intégrer l’histoire de la Grande-Bretagne à l’histoire de son empire. Si ce concept a été rejeté par certains historiens, il n’en reste pas moins qu’il a été et reste largement d’actualité.

Texte traduit par Laurent Testot

Notes

(1) La « Vieille Corruption » reposait largement sur le « patronage » de l’État britannique, un système de clientélisme très étendu reposant sur de multiples pensions, sinécures, rentes sans contrepartie allouées à de nombreux bénéficiaires.

(2) La campagne politique pour le libre-échange dans les années 1840 aboutit, au nom du libre-marché, à ce que la Grande-Bretagne n’exerce plus de protectionnisme vis-à-vis de ses colonies, ce qui aura pour conséquence de les rendre financièrement et politiquement plus autonomes vis-à-vis de la métropole.

(3) R. Robinson et J. Gallagher, The Official Mind of Imperialism, 1961, rééd. Macmillan, 1981.

(4) La Grande Mutinerie, connue en France sous le terme de révolte des Cipayes, est une rébellion survenue en Inde contre la domination britannique en 1857-1858. Au terme de cet épisode, le gouvernement britannique créa le Raj britannique, soit un gouvernement autonome de la colonie indienne (comprenant l’Inde, le Pakistan, le Sri Lanka, le Bangladesh actuels et, à partir de 1877, la Birmanie). Tous les pouvoirs administratifs et militaires jusqu’ici exercés sur l’Inde par la Compagnie (privée) des Indes orientales (ou East India Company) furent transférés au Raj.

Ce que nous apprend le repli du système-monde afro-eurasien (2e – 6e s. ap. J.-C.)

La croissance en Chine et dans le monde romain est stoppée à la fin du 2e et au 3e siècle. La propagation d’épidémies à la fois à Rome et en Chine dès le 2e s. précède cette récession ; elle est favorisée par la mise en contact de régions lointaines [McNeill, 1998]. Des troubles se produisent dans les cœurs et en Asie centrale, en partie initiés par un changement climatique marqué par une baisse des températures, entre les 3e et 5e siècles. L’Empire Han s’effondre en 220, et donne naissance à trois royaumes. Disparaissent à la même époque les Empires kushan (vers 250) et parthe (en 226). On note parallèlement des mouvements de populations, Xiongnu à l’est, Huns à l’ouest, ces derniers provoquant à leur tour le déplacement d’autres groupes. Dans chaque cas, une combinaison de facteurs externes et internes contribue à l’effondrement.

Pour Rome, les contradictions internes se sont accrues lorsque l’empire a cessé de s’étendre. À partir de Trajan, le coût du maintien de l’empire se révèle trop élevé, et il ne parvient plus à se procurer un nombre suffisant d’esclaves, l’expansion du christianisme favorisant de plus les affranchissements. Les historiens ont souvent relevé en outre le manque d’innovation technique, et la faiblesse relative de la production « industrielle » et agricole, de même que le déséquilibre entre l’Ouest et l’Est, ce dernier étant plus riche, plus urbanisé, plus peuplé, déséquilibre qui éclaire la division en deux blocs à partir de 395. Constantinople prend le contrôle de l’Égypte et remplace Rome comme la plus grande cité du monde. Si Byzance demeure un « cœur » du système-monde jusqu’au 12e siècle, la désintégration de l’Empire romain d’Occident s’accentue au 5e siècle et l’Europe occidentale devient pour un millier d’années une simple périphérie de ce système.

Le commerce romain vers l’Orient décline aux 3e et 4e siècles, alors que le royaume éthiopien  chrétien d’Axoum pour la mer Rouge et le nouvel Empire perse des Sassanides dans le golfe Persique contrôlent le passage des marchandises et des hommes. L’une des clefs du succès d’Axoum est en outre sa capacité à utiliser les routes de l’intérieur de l’Afrique, vers le Nil Bleu, jusqu’à la côte de la mer Rouge. Les Axoumites sont directement présents en Arabie du Sud de 529 à 570, d’où ils sont alors chassés par les Perses. Ce sont les Sassanides qui dominent le commerce de l’Ouest de l’océan Indien, où ils conservent leur prééminence jusqu’à la conquête arabe au 7e siècle. La majeure partie du trafic maritime vers l’Occident passe par le golfe Persique, situation qui se prolongera jusqu’au 10e siècle.

Des destins régionaux divergents

La régression économique touche de manière inégale les différentes régions du système. Une combinaison de facteurs externes et internes, inscrite dans des dynamiques spécifiques, est en fait à prendre en compte dans les trajectoires régionales observées. En Inde, le commerce avec l’Asie du Sud-Est est florissant sous les Pallava à partir du 3e siècle, parallèlement à l’essor de réseaux bouddhistes et hindouistes (cf. Ray, [1994]), et un empire – l’Empire gupta – se reforme en Inde du Nord de 320 à 480. En Chine, le royaume de Wu (222-280) poursuit une politique d’expansion commerciale en direction de l’Asie du Sud-Est.

À la fin du 5e siècle ap. J.-C., des invasions huns coupent les routes de la Soie et contribuent à la chute de l’Empire gupta. Les routes maritimes s’en trouvent en fait renforcées, la Perse et la Chine s’orientant vers un commerce maritime.

En Asie du Sud-Est, on note une restructuration des réseaux. Le Funan disparaît au 6e siècle. Les routes du commerce ne traversent plus la péninsule malaise mais empruntent le détroit de Malacca où divers royaumes se constituent, sur la péninsule malaise, dans le Sud-Est de Sumatra (avec Gantuoli et finalement Srîwijaya) et à Java (avec Heluodan à l’ouest, et Heling en Java centrale au 7e siècle), royaumes en rapport avec la Chine et avec l’Inde. On entrevoit ce que seront les réseaux d’échange au 8e siècle, avec la présence de jarres chinoises au 5e siècle à Sîrâf en Perse et à Sohâr en Oman, et au 6e siècle à Unguja Ukuu (Zanzibar) [Juma, 2004].

Les routes de la Soie retrouvent par ailleurs leur activité, lorsque se constitue une confédération oghuz au 6e siècle. C’est une période, il faut le souligner, où n’existe en Chine aucun État puissant, et où l’Empire byzantin est en repli. Les Oghuz obtiennent très rapidement un tribut de 100 000 balles de soie des Zhou septentrionaux, fait significatif de la dimension militariste de cette formation étatique [di Cosmo, 1999]. Sur les routes de la Soie, le commerce est animé par les Sogdiens, qui « s’accommodent des empires turcs successifs » [de la Vaissière, 2002].

On doit noter que si l’effondrement de l’Empire Han est parallèle à celui de l’Empire romain, il n’aura pas les mêmes répercussions sur la longue durée. L’Asie orientale demeure un cœur du système-monde alors que l’Europe (sauf pour sa partie sud-orientale) n’en sera plus qu’une périphérie. Le 7e siècle représente un tournant dans l’histoire de l’océan Indien, avec l’essor de la Chine Tang, mais aussi l’apparition et l’expansion de l’islam. Ce dernier inaugure non seulement une nouvelle phase de croissance économique, mais aussi une nouvelle ère pour l’océan Indien et le système-monde dans son ensemble.

Les interactions entre coeurs, semi-périphéries et périphéries

D’une période à une autre, on peut percevoir une croissance démographique, et une expansion de la production et des échanges, avec une densification des réseaux, dont la configuration reflète la hiérarchie des pouvoirs au sein du système-monde. La diffusion de grandes religions (bouddhisme, hindouisme et christianisme, dès le premier cycle, et islam dans le second cycle) a favorisé l’intégration du système. Le progrès des échanges a encouragé les développements internes des États, dans une dynamique smithienne qui s’appuie également sur des innovations techniques, dans le domaine agricole puis industriel (charrue à versoir en Chine au 2e s. av. J.-C. ; moulin à eau, en Chine et en Méditerranée, au 1er s. av. J.-C. ; papier comme support de l’écrit en Chine au 1er s. ; invention du mortier dans l’Empire romain au 1er s. ap. J.-C…) – l’Empire romain, toutefois, produit peu d’innovations : le recours massif à l’esclavage n’a évidemment pas favorisé les innovations techniques et l’approfondissement d’une division du travail. Les innovations sont aussi organisationnelles et idéologiques, avec la mise sur pied d’une administration en Chine (le système éducationnel s’appuyant sur les textes confucéens), la naissance et l’expansion du christianisme…

Il y a clairement domination des cœurs du système sur certaines périphéries (on sait que l’Empire romain ne pouvait prospérer que par l’importation massive d’esclaves), mais l’essor des cœurs a aussi eu pour effet l’épanouissement d’autres régions, marqué par l’apparition ou l’essor d’États dans des semi-périphéries du système capables de tirer parti de leur situation en interface et de répondre à la demande croissante du marché : Asie du Sud-Est insulaire, Asie centrale. Ces semi-périphéries ont bénéficié de transferts de technologie par leurs échanges et grâce à l’installation d’artisans étrangers (l’expansion de la métallurgie du fer et celle du travail du verre en constituent de bons exemples). L’adoption de la religion des cœurs a sans doute favorisé des transferts de richesse vers les centres, mais aussi le développement de ces (semi)-périphéries et leur insertion dans le système-monde. Si les semi-périphéries s’approprient des traits sociaux et technologiques des cœurs et en relaient la domination idéologique, elles jouent aussi un rôle important dans l’évolution du système par leur capacité d’innovation : en témoigne le développement de la navigation en Asie du Sud-Est, et celui de l’étrier dans les steppes asiatiques.

D’un cycle à l’autre, une combinaison de facteurs internes et externes induit des changements dans la hiérarchie du système. Cœur durant le premier cycle, l’Europe occidentale devient une simple périphérie dans le second. Les ressources démographiques et militaires de régions proches des cœurs leur permettent d’accéder parfois à une position dominante : les Kushans d’Asie centrale créent ainsi un empire en Inde au 1er siècle ap. J.-C. On observe aussi des constantes : la Chine demeure un cœur du système, bénéficiant d’un cycle à l’autre de son potentiel agricole et démographique et de ses innovations. Les régressions en outre ne touchent pas de la même manière toutes les parties du système, du fait de conditions « locales » particulières, l’Inde et l’Asie du Sud-Est, notamment, apparaissent souvent quelque peu désynchronisées, sans doute parce qu’elles échappent aux grandes invasions, et que les effets des changements climatiques y sont moins prononcés ; en outre, certaines régions sont parfois en mesure de tirer profit de l’affaiblissement de puissances concurrentes, ainsi l’Empire byzantin, dans la première moitié du 6e siècle.

État et secteur privé

Qui organisait la production et les échanges ? Quels rapports entretenaient les marchands et l’État ? Il serait erroné d’opposer de manière systématique l’État et le secteur privé : il est possible de noter leur compétition, mais aussi leur articulation. Des pratiques capitalistes sont observables dans les grands États (1), et les actions ou les institutions de ces États sont tantôt favorables tantôt défavorables à l’expansion des marchés.

Ainsi, l’existence d’une seule monnaie favorise les échanges à travers l’Empire Han ou romain. L’État Han s’est méfié des grands marchands, qui ont cependant prospéré. Dans l’Empire romain, au contraire, l’État a plutôt manipulé les marchands. On a cependant réévalué l’importance du commerce privé, par exemple dans l’océan Indien au début de l’ère chrétienne (cf. le papyrus de Vienne, qui traite de l’expédition de marchandises de Muziris à Alexandrie, avec un contrat de prêt entre deux marchands gréco-romains – Casson, [2001]. Rathbone [1991], qui s’appuie sur les archives d’une grande exploitation agricole privée au Fayoum, a aussi montré l’émergence d’une certaine rationalité économique – la question étant cependant de savoir si on peut étendre à tout l’Empire romain ses observations sur une région d’Égypte (cf. Andreau et Maucourant, [1999]).

Tout au long de l’histoire, on constate que les entrepreneurs privés oscillent en fait entre deux stratégies opposées : se tenir à l’écart du politique et essayer de réduire le rôle de l’État, ou bien investir l’État. À l’inverse, les élites étatiques ont le choix entre prendre le contrôle de l’économie (tel est le cas dans la Chine Han puis Tang, même si un secteur privé s’y déploie), ou favoriser l’essor du secteur privé et en taxer les activités (option, généralement, des États musulmans). Le capitalisme (des pratiques capitalistes) s’est développé aussi dans le cadre des réseaux transnationaux (Sogdiens et autres). En outre, il est à noter que les institutions religieuses ont également représenté des lieux d’accumulation du capital.

Remarquons enfin qu’un autre cadre de développement capitaliste est fourni par les cités-États. On en a un bon exemple avec les cités phéniciennes et grecques au 1er millénaire av. J.-C., mais elles ne se développeront ensuite que dans des cycles ultérieurs et surtout à partir du 10e siècle, dans une nouvelle phase de globalisation des échanges.

Note

(1) On ne saurait cependant assimiler, comme Andre Gunder Frank et Barry K. Gills, 1993, des pratiques capitalistes – de fait anciennes – avec le mode de production capitaliste, et l’existence de marchés (disjoints) (Bresson, [2000] ; Migeotte, [2007] et celle d’une « économie de marché » (avec des systèmes nationaux de marchés constitués), celle-ci n’apparaissant qu’à l’époque moderne, en Europe.

SOURCES

ANDREAU, J. et MAUCOURANT, J., [1999], « À propos de la rationalité économique », Topoi. Orient-Occident, IX (1), pp. 47-102.

BRESSON, A., [2000], La Cité marchande, Bordeaux, Ausonius.

CASSON, L., [2001], « New Lights on Maritime Loans: P. Vindob G 40822 », in : Trade in Early India (Oxford in India Readings: Themes in Indian History), R. Chakravarti (ed.), Oxford, Oxford University Press, pp. 228-243 (1re public. 1990).

COSMO, N. di, [1999], « State Formation and Periodization in Inner Asian History », Journal of World History, X (1), pp. 1-40.

FRANK, A. G. et GILLS, B. K. (éds.), [1993], The World System: Five Hundred Years or Five Thousand?, London, New York, Routledge, 320 p.

JUMA, A. M., [2004], Unguja Ukuu on Zanzibar. An Archaeological Study of Early Urbanism, Studies in Global Archaeology, III, Uppsala University, 198 p.

McNEILL, W. H., [1998], Plagues and Peoples, New York, Anchor Books Editions, 365 p. (1re éd. 1976).

MIGEOTTE, J., [2007], L’Économie des cités grecques de l’archaïsme au Haut Empire romain, Paris, 2e éd., Ellipses Marketing.

RATHBONE, D., [1991], Economic Rationalism and Rural Society in third-century A.D. Egypt. The Heronimos Archive and the Appianus Estate, Cambridge, New York, Cambrige University Press, 509 p.

RAY, H. P., [1994], The Winds of Change: Buddhism and the Maritime Links of Early South Asia, New Delhi, Manohar Publish.

VAISSIÈRE, É. de la, [2002], Histoire des marchands sogdiens, Paris, Collège de France, Institut des Hautes Études Chinoises.