L’Orphelin de la Chine

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Figure 1. Anicet Lemonnier, Lecture de la tragédie de “l’Orphelin de la Chine” de Voltaire dans le salon de madame Geoffrin, (Photo RMN-Grand Palais – D. Arnaudet)

 

Le tableau est célèbre. Commandé par Joséphine de Beauharnais, exposé en 1814, il fixe a posteriori la scène mondaine du Paris des Lumières. Elle n’en est pas moins totalement fictive, et même assez peu vraisemblable [Lough, 1992]. Le peintre a rassemblé dans le salon de madame Geoffrin, des ministres comme Turgot et Malesherbes, des figures de l’aristocratie comme le maréchal duc de Richelieu, des savants et des philosophes : Buffon, D’Alembert, Helvetius, Montesquieu, Turgot, Diderot, Quesnay, Rousseau, l’abbé Raynal, Marivaux… tous réunis sous le buste de Voltaire, dont l’acteur Lekain lit précisément une pièce, L’Orphelin de la Chine.

Pourquoi cette pièce ? Celle-ci, quelque peu oubliée de nos jours, fut représentée pour la première fois le 20 août 1755 à la Comédie-Française. Un contemporain, dans une lettre anonyme, raconte le succès immédiat que la pièce rencontra, notamment l’acte II, dont certains vers furent très applaudis :

 « Idamé
[…]
Hélas ! Grands & petits, & sujets, & monarques,
Vainement distingués par de frivoles marques,
Égaux par nature, égaux par le malheur ;
Tout mortel est chargé de sa propre douleur ;
Sa peine lui suffit.

Zamti
Trahissez à la fois
Et le Ciel & l’Empire & le sang de nos rois.

Idamé
Je ne dois point mon sang en tribut à leur cendre.
Va, le nom de sujet n’est pas plus saint pour nous
Que les noms si sacrés & de père & d’époux,
La nature & l’hymen, voilà les lois premières ;
Les devoirs, les liens des nations entières :
Ces lois viennent des dieux, le reste est des humains. » [1]

On reconnaît là quelques grands principes du siècle, mais ce qui attirera davantage l’historien du global est l’inspiration chinoise. Dans une lettre dédicatoire au maréchal duc de Richelieu, publiée en guise de préface au texte de la pièce, Voltaire explique qu’il a trouvé son inspiration dans une pièce chinoise, L’Orphelin de la famille Zhao, composée par Ji Junxiang au 13e siècle, traduite partiellement par le jésuite Joseph de Prémare et publiée par Jean-Baptiste Du Halde dans le troisième volume de la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, paru en 1735. L’intrigue originelle se passe dans la Chine des Printemps et Automnes, Voltaire l’a transposée au moment où Gengis Khan conquiert Pékin, en 1215, tout en soulignant la référence à l’installation de la dynastie mandchoue en 1644.

« Cette pièce chinoise fut composée au quatorzième siècle, sous la dynastie même de Gengis Khan. C’est une nouvelle preuve que les vainqueurs tartares ne changèrent point les mœurs de la nation vaincue ; ils protégèrent tous les arts établis à la Chine ; ils adoptèrent toutes ses lois.

Voilà un grand exemple de la supériorité naturelle que donnent la raison & le génie sur la force aveugle & barbare ; & que les Tartares ont deux fois donné cet exemple. Car lorsqu’ils ont conquis encore ce grand Empire au commencement du siècle passé, ils se sont soumis une seconde fois à la sagesse des vaincus ; & les deux peuples n’ont formé qu’une nation gouvernée par les plus anciennes lois du monde : événement frappant qui a été le premier but de mon ouvrage. » [2]

L’admiration de Voltaire pour la Chine va d’abord à la pérennité de sa civilisation et à la morale confucéenne. La pièce, dont le drame est protéger le dernier rejeton de l’empereur chinois tué par les soldats mongols, montre la conversation du barbare Gengis Khan à la civilisation.

Acte I, Pékin est tombé aux mains des Mongols, Zamti, un mandarin se lamente :

« Le malheur est au comble ; il n’est plus, cet Empire,
Sous le glaive étranger j’ai vu tout abattu.
De quoi nous a servi d’adorer la vertu !
Nous étions vainement, dans une paix profonde,
Et les législateurs & l’exemple du monde.
Vainement par nos lois l’univers fut instruit ;
La sagesse n’est rien, la force a tout détruit.
J’ai vu des brigands la horde hyperborée,
Par des fleuves de sang se frayant une entrée,
Sur les corps entassés de nos frères mourants,
Portant partout le glaive, & les feux dévorants. » [3]

E’tan, attaché à Zamti, est accablé. Les Mongols sont de véritables barbares, des nomades étrangers à la civilisation urbaine :

« On prétend que ce roi des fiers enfants du Nord,
Gengis Khan, que le Ciel envoya pour détruire,
Dont les seuls lieutenants oppriment cet Empire,
Dans nos murs autrefois inconnu, dédaigné,
Vient toujours implacable, & toujours indigné,
Consommer sa colère & venger son injure.
Sa nation farouche est d’une autre nature
Que les tristes humains qu’enferment nos remparts.
Ils habitent des champs, des tentes, & des chars ;
Ils se croient gênés dans cette ville immense.
De nos arts, de nos lois, la beauté les offense.
Ces brigands vont changer en d’éternels déserts
Les murs que si longtemps admira l’univers. » [4]

Mais au terme de quelques péripéties, Gengis Khan reconnaît sa défaite morale :

« J’ignorais qu’un mortel pût se dompter lui-même :
Je l’apprends ; je vous dois cette gloire suprême.
Jouissez de l’honneur d’avoir pu me changer.
[…]
Je fus un conquérant, vous m’avez fait un roi.
(à Zamti)
Soyez ici des lois l’interprète suprême ;
Rendez leur ministère aussi saint que vous-mêmes ;
Enseignez la raison, la justice, & les mœurs.
Que les peuples vaincus gouvernent les vainqueurs,
Que la sagesse règne & préside au courage.
[…]

Idame’
Qui put vous inspirer ce dessein ?

Gengis
Vos vertus. » [5]

Le mot de la fin résume à lui seul la sinophilie confucianiste que Voltaire partage avec d’autres philosophes du temps, notamment Leibnitz. Le confucianisme est perçu comme une forme de déisme et comme une morale fondée sur le droit naturel [Cheng, 2009-2010].

« Les lois & la tranquillité de ce grand Empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble & le plus sacré, le respect des enfants pour les pères. À ce respect ils joignent celui qu’ils doivent à leurs premiers maîtres de morale & surtout à Con-fu-tze nommé par nous Confucius, ancien sage, qui cinq cent ans avant la fondation du christianisme, leur enseigna la vertu. » [6]

Cette réflexion est extraite du Siècle de Louis XIV, paru en 1752, dont le dernier chapitre est entièrement consacré aux « Disputes sur les cérémonies chinoises » (cf. texte en annexe). La querelle des rites est née en Europe à la fin du 17e siècle lorsque l’adaptation pratiquée par les jésuites a été remise en question. Ce sont les franciscains et les dominicains qui, à partir de 1634, dénoncent cette politique d’« accommodation » prônée dès la fin du 16e siècle par Matteo Ricci. Le christianisme tel qu’il serait pratiqué en Chine, avec des rites rendus aux ancêtres, au Ciel et à Confucius, ne serait qu’idolâtrie. Au cours des décennies suivantes, plusieurs décrets sont pris par différents papes. En 1704, le pape Clément XI interdit les pratiques chinoises. Ceci a pour conséquence en 1717 que l’empereur de Chine interdit la prédication chrétienne dans le pays et en 1723 que les missionnaires en soient expulsés. Voltaire ne peut s’empêcher d’ironiser sur la prétention d’une Europe intolérante et divisée à imposer sa « sagesse » à la Chine.

« L’empereur Camhi ne se refroidit pas pour les jésuites, mais beaucoup pour le christianisme. Son successeur chassa tous les missionnaires, & proscrivit la religion chrétienne. Ce fut en partie le fruit de ces querelles & de cette hardiesse, avec laquelle des étrangers prétendaient savoir mieux que l’empereur & les magistrats, dans quel esprit les Chinois révèrent leurs ancêtres. » [7]

Durant cette période, plusieurs ouvrages majeurs sur la Chine furent publiés, parmi lesquels : le Sinicæ historiæ decas prima de Martino Martini, en 1658 ; le Confucius sinarum philosophus, sive scientia sinensis latine exposita, de Philippe Couplet, en 1687 ; les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, de Louis Le Comte, en 1696 ; ou plus tard, la Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l’Empire de la Chine, de Jean-Baptiste Du Halde, en 1735. Or un des points problématiques est l’ancienneté de l’histoire chinoise [Pinot, 1932]. Déjà, en 1584, Juan Gonzalez de Mendoza avait établi une généalogie des rois de Chine remontant à 2600 av. J.-C., soit deux ou trois siècles avant la date biblique du Déluge (2349). En 1658, Martino Martini, d’après les annales chinoises, fixa le début du règne du premier roi de Chine en 2952 av. J.-C., tout en mentionnant un déluge vers 3000 av. J.-C. La solution avancée par les jésuites est que l’ancêtre des Chinois doit être le fils ou le petit-fils de Noé, que la langue chinoise, étant donnée sa grande permanence, doit être la langue des premiers hommes, la Lingua Adamica, et que les anciens textes chinois doivent être la manifestation la plus pure de la volonté divine. La civilisation chinoise ne pouvait donc qu’être supérieure à la civilisation européenne. En 1700, les livres de Le Comte examinés par une commission de la faculté de théologie de la Sorbonne sont censurés. Mais ceci ne met pas fin à l’accueil favorable dont profite le confucianisme en Europe, bien au contraire.

L’accommodation du christianisme en Chine par les jésuites se retourne paradoxalement contre l’universalité du christianisme et aboutit à une relativisation de la place de l’Europe. Dans l’introduction à l’Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint, paru dans une première version en 1753, Voltaire en vient à remettre en question le roman civilisationnel qui faisait commencer l’histoire européenne en Terre Sainte et explique ainsi son choix de commencer par un chapitre consacré à la Chine :

« Avant de considérer l’état où était l’Europe vers le temps de Charlemagne, & les débris de l’Empire romain, j’examine d’abord s’il n’y a rien qui soit digne de mon attention dans le reste de notre hémisphère. Ce reste est douze fois plus étendu que la Domination Romaine, & m’apprend d’abord que ces monuments des empereurs de Rome, chargés des titres de Maîtres & de Restaurateurs de l’Univers, sont des témoignages immortels de vanité & d’ignorance, non moins que de grandeur.

Frappés de l’éclat de cet Empire, de ses accroissements & de la chute, nous avons dans la plupart de nos histoires universelles traité les autres hommes comme s’ils n’existaient pas. La province de la Judée, la Grèce, les Romains se sont emparés de toute notre attention ; & quand le célèbre Bossuet dit un mot des mahométans, il n’en parle que comme d’un déluge de barbares. Cependant beaucoup de ces nations possédaient des arts utiles, que nous tenons d’elles : leurs pays nous fournissaient des commodités & des choses précieuses, que la nature nous a refusées ; & vêtus de leurs étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie, nous nous sommes fait avec trop d’injustice une loi de les ignorer. »[8]

Si on revient à L’Orphelin de la Chine, on retrouve cette révolution métahistorique dans l’épître au maréchal duc de Richelieu, à propos du théâtre :

 « La tragédie chinoise qui porte le nom de l’Orphelin, est tirée d’un recueil immense de pièces de théâtre de cette nation. Elle cultivait depuis plus de trois mille ans cet art, inventé un peu plus tard par les Grecs, de faire des portraits vivants des actions des hommes, & d’établir de ces écoles de morale, où l’on enseigne la vertu en action & en dialogues. Le poème dramatique ne fut donc longtemps en l’honneur que dans ce vaste pays de la Chine, séparé & ignoré du reste du monde, & dans la seule ville d’Athènes. Rome ne le cultiva qu’au bout de quatre cents années. » [9]

Cependant, cette provincialisation de l’Europe est relative, car la Chine a, entre-temps, été devancée :

 « Comment les Chinois, qui au quatorzième siècle, & si longtemps auparavant, savaient faire de meilleurs poèmes dramatiques que tous les Européens, sont-ils restés toujours dans l’enfance grossière de l’art, tandis qu’à force de soins & de temps notre nation est parvenue à produire environ une douzaine de pièces, qui, si elles ne sont pas parfaites, sont pourtant fort au-dessus de tout ce que le reste de la Terre a jamais produit en ce genre. Les Chinois, comme les autres Asiatiques, sont demeurés aux premiers éléments de la poésie, de l’éloquence, de la physique, de l’astronomie, de la peinture, connus par eux si longtemps avant nous. Il leur a été donné de commencer en tout plus tôt que les autres peuples, pour ne faire ensuite aucun progrès. Ils ont ressemblé aux anciens Égyptiens, qui ayant d’abord enseigné les Grecs, finirent par n’être pas capables d’être leurs disciples.

Ces Chinois chez qui nous avons voyagé à travers tant de périls, ces peuples de qui nous avons obtenu avec tant de peine la permission de leur apporter l’argent de l’Europe, & de venir les instruire, ne savent pas encore à quel point nous leur sommes supérieurs ; ils ne sont pas assez avancés, pour oser seulement nous imiter. Nous avons puisé dans leur histoire des sujets de tragédie, & ils ignorent si nous avons une histoire. » [10]

Dans deux précédents billets, j’avais attiré l’attention sur le regard critique que certains Européens, au 18e siècle, pouvaient porter sur la place de l’Europe dans le Monde, remettant en question, déjà, l’européocentrisme [cf. La découverte de l’Amérique, une erreur ? et Psalmanazar, le prétedendu Formosan]. On pourrait utiliser ces réflexions anciennes en appui de nos préoccupations contemporaines et comme une confirmation de la nécessité de sortir de l’européocentrisme. Et rien ne peut empêcher de goûter au plaisir du texte voltairien.

Toutefois, si on s’en tient à une analyse plus strictement historienne, on peut se demander s’il n’y a pas un moment critique entre la première mondialisation européenne, caractérisée par les « grandes découvertes », et la deuxième mondialisation européenne, qui est celle de la colonisation. Le passage de la sinophilie à la sinophobie peut être analysé comme le signe de cette transformation du système global comme de la société européenne [Hung, 2003]. L’œuvre de Voltaire, quoique favorable à la civilisation chinoise, amorce un basculement vers l’idée que le progrès est désormais du côté de l’Europe. Deux ouvrages majeurs marquent en 1748 cette rupture dans la perception européenne de la Chine : L’Esprit des lois de Montesquieu, où la Chine est donnée en exemple de despotisme, et Le Voyage autour du monde de George Anson, où l’auteur relate l’impuissance chinoise face à la marine britannique. Mais ceci est une autre histoire…

 

Annexe

Chapitre 35. Disputes sur les cérémonies chinoises

« Ce n’était pas assez pour l’inquiétude de notre esprit, que nous disputassions au bout de dix-sept cent ans sur des points de notre religion ; il fallut encore que celle des Chinois entrât dans nos querelles. Cette dispute ne produisit pas de grands mouvements ; mais elle caractérisa plus qu’aucune autre, cet esprit actif, contentieux & querelleur qui règne dans nos climats.

Le jésuite Matthieu Ricci, sur la fin du dix-septième siècle, avait été un des premiers missionnaires de la Chine. Les Chinois étaient & sont encore en philosophie & en littérature à peu près ce que nous étions il y a deux-cent ans. Le respect pour leurs anciens maîtres leur prescrit des bornes qu’ils n’osent passer. Le progrès dans les sciences est l’ouvrage de la hardiesse de l’esprit & du temps. Mais la morale & la police étant plus aisées à comprendre que les sciences, & s’étant perfectionnées chez eux quand les autres arts ne l’étaient pas encore ; il est arrivé que les Chinois, demeurés depuis plus de deux-mille ans à tous les termes où ils étaient parvenus, sont restés médiocres dans les sciences & le premier peuple de la terre dans la morale & dans la police, comme le plus ancien.

Après Ricci, beaucoup d’autres jésuites pénétrèrent dans ce vaste Empire ; & à la faveur des sciences de l’Europe, ils parvinrent à jeter secrètement quelques semences de la religion chrétienne, parmi les enfants du peuple, qu’ils instruisirent comme ils purent. Des dominicains, qui partageaient la mission, accusèrent les jésuites de permettre l’idolâtrie en prêchant le christianisme. La question était délicate, ainsi que la conduite qu’il fallait tenir à la Chine.

Les lois & la tranquillité de ce grand Empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble & le plus sacré, le respect des enfants pour les pères. À ce respect ils joignent celui qu’ils doivent à leurs premiers maîtres de morale & surtout à Con-fu-tze nommé par nous Confucius, ancien sage, qui cinq cent ans avant la fondation du christianisme, leur enseigna la vertu.

Les familles s’assemblent en particulier à certains jours, pour honorer leurs ancêtres ; les lettrés en public, pour honorer Con-fu-tzé. On se prosterne, suivant leur manière de saluer les supérieurs, ce qui dans toute l’Asie s’appelait autrefois adorer. On brûle des bougies & des pastilles. Des colao, que les Espagnols ont nommé Mandarins, égorgent deux fois l’an, autour de la salle où l’on vénère Con-fu-tzé des animaux dont on fait ensuite des repas. Ces cérémonies sont-elles idolâtriques ? sont-elles purement civiles? reconnaît-on ses pères & Con-fu-tzé pour des dieux ? sont-ils même invoqués seulement comme nos saints ? est-ce enfin un usage politique, dont quelques Chinois superstitieux abusent ? c’est ce que des étrangers ne pouvaient que difficilement démêler à la Chine, & ce qu’on ne pouvait décider en Europe.

Les dominicains déférèrent les usages de la Chine à l’inquisition de Rome en 1645. Le Saint-Office, sur leur exposé, défendit ces cérémonies chinoises, jusqu’à ce que le pape en décidât.

Les jésuites soutinrent la cause des Chinois & de leurs pratiques, qu’il semblait qu’on ne pouvait proscrire, sans fermer toute entrée à la religion chrétienne, dans un Empire si jaloux de ses usages. Ils représentèrent leur raisons. L’inquisition en 1656 permit aux lettrés de révérer Con-fu-tzé & aux enfants chinois d’honorer leurs pères, en protestant contre la superstition, s’il y en avait.

L’affaire étant indécise & les missionnaires toujours divisés, le procès fut sollicité à Rome de temps en temps ; & cependant les jésuites qui étaient à Pékin, se rendirent si agréables à l’empereur Camhi en qualité de mathématiciens, que ce prince, célèbre par sa bonté & par ses vertus, leur permit enfin d’être missionnaires & d’enseigner publiquement le christianisme. II n’est pas inutile d’observer, que cet empereur si despotique & petit-fils du conquérant de la Chine, était cependant soumis par l’usage aux lois de l’Empire ; qu’il ne put de sa seule autorité permettre le christianisme, & qu’il fallut s’adresser à un tribunal ; & qu’il minuta lui-même deux requêtes au nom des jésuites. Enfin en 1692 le christianisme fut permis à la Chine, par les foins infatigables & par l’habileté des seuls jésuites.

II y a dans Paris une maison établie pour les missions étrangères. Quelques prêtres de cette maison étaient alors à la Chine. Le pape, qui envoie des vicaires apostoliques dans tous les pays qu’on appelle les parties des infidèles choisit un prêtre de cette maison de Paris, nomme Maigrot, pour aller présider en qualité de vicaire à la mission de la Chine ; & lui donna l’évêché de Conon, petite province Chinoise dans le Fokien. Ce Français, évêque à la Chine, déclara non seulement les rites observés pour les morts, superstitieux & idolâtres, mais il déclara les lettrés athées. Ainsi les jésuites eurent plus alors à combattre les missionnaires leurs confrères, que les mandarins & le peuple. Ils représentèrent à Rome, qu’il paraissait assez incompatible que les Chinois fussent à la fois athées & idolâtres. On reprochait aux lettrés de n’admettre que la matière ; en ce cas il était difficile, qu’ils invoquassent les âmes de leurs pères & celle de Con-fu-tzé. Un de ces reproches semble détruire l’autre, à moins qu’on ne prétende qu’à la Chine on admet le contradictoire, comme il arrive souvent parmi nous. Mais il fallait être bien au fait de leur langue & de leurs mœurs, pour démêler ce contradictoire. Le procès de l’Empire de la Chine dura longtemps en cour de Rome. Cependant on attaqua les jésuites de tous côtés.

Un de leurs savants missionnaires, le père le Comte, avait écrit dans ses mémoires de la Chine, “que ce peuple a conservé pendant deux mille ans, la connaissance du vrai Dieu ; qu’il a sacrifié au créateur dans le plus ancien temple de l’univers ; que la Chine a pratiqué les plus pures leçons de la morale, tandis que l’Europe était dans l’erreur & dans la corruption”.

II n’était pas impossible que le père le Comte eût raison. En effet, si cette nation remonte, par une histoire authentique & par une suite de trente-six éclipses vérifiées, jusqu’au temps où nous plaçons ordinairement le déluge ; il n’est pas hors de vraisemblance, qu’elle ait conservé la connaissance d’un être suprême & unique, plus longtemps que d’autres peuples. Cependant, comme on pouvait trouver dans ces propositions quelque idée qui choque un peu les idées reçues, on les attaqua en Sorbonne. L’abbé Boileau frère de Despréaux, non moins critique que son frère & plus ennemi des jésuites, dénonça en 1700 cet éloge des Chinois comme un blasphème. L’abbé Boileau était un esprit vif & singulier, qui écrivait comiquement des choses sérieuses & hardies. Il est l’auteur du livre des flagellants & de quelques ouvrages de cette espèce. II disait qu’il les écrivait en Latin, de peur que les évêques ne le censurassent ; & Despréaux son frère disait de lui, s’il n’avait été docteur de Sorbonne, il aurait été docteur de la comédie italienne. II déclama violemment contre les jésuites & les Chinois, & commença par dire, que l’éloge de ces peuples avait ébranlé son cerveau chrétien. Les autres cerveaux de l’assemblée furent ébranlés aussi. Il y eut quelques débats. Un docteur nommé le Sage opina, qu’on envoyât sur les lieux douze de ses confrères des plus robustes, s’instruire à fond de la cause. La scène fut violente ; mais enfin la Sorbonne déclara les louanges des Chinois, fausses, scandaleuses, téméraires, impies & hérétiques.

Cette querelle, qui fut vive, envenima celle des cérémonies ; & enfin le pape Clément onze envoya l’année d’après un légat à la Chine. Il choisit Thomas Maillard de Tournon, patriarche titulaire d’Antioche. Le patriarche ne put arriver qu’en 1705. La cour de Pékin avait ignoré jusque là, qu’on la jugeait à Rome & à Paris. L’empereur Camhi reçut d’abord le patriarche de Tournon avec beaucoup de bonté. Mais on peut juger quelle fut sa surprise, quand les interprètes de ce légat lui apprirent que les chrétiens, qui prêchaient leur religion dans son Empire, ne s’accordaient point entre eux, & que ce légat venait pour terminer une querelle dont la cour de Pékin n’avait jamais entendu parler. Le légat lui fit entendre que tous les missionnaires, excepté les jésuites, condamnaient les anciens usages de l’Empire ; & qu’on soupçonnait même sa majesté Chinoise & les lettrés d’être des athées, qui n’admettaient que le ciel matériel. Il ajouta qu’il y avait un savant évêque de Conon, qui lui expliquerait tout cela, si sa majesté daignait l’entendre. La surprise du monarque redoubla, en apprenant qu’il y avait des évêques. Mais celle du lecteur ne doit pas être moindre, en voyant que ce prince indulgent poussa la bonté jusqu’à permettre à l’évêque de Conon de venir lui parler contre la religion, contre les usages de son pays, & contre lui-même. L’évêque de Conon fut admis à son audience. Il savait très peu de chinois. L’empereur lui demanda d’abord l’explication de quatre caractères peints en or au dessus de son trône. Maigrot n’en put lire que deux ; mais il soutint que les mots king-tien, que l’empereur avait écrits lui-même fur des tablettes, ne lignifiaient pas adorez adorez le seigneur du ciel. L’empereur eut la patience de lui expliquer, que c’était précisément le sens de ces mots. II daigna entrer dans un long examen. II justifia les honneurs qu’on rendait aux morts. L’évêque fut inflexible. On peut croire, que les jésuites avaient plus de crédit à la cour que lui. L’empereur, qui par les lois pouvait le faire punir de mort, se contenta de la bannir. II ordonna, que tous les Européens, qui voudraient rester dans le sein de l’Empire, viendraient désormais prendre de lui des lettres-patentes, & subir un examen.

Pour le légat de Tournon, il eut ordre de sortir de la capitale. Dès qu’il fut à Nankin, il y donna un mandement, qui condamnait absolument les rites de la Chine à l’égard des morts, & qui défendait qu’on se servît du mot dont s’était servi l’empereur, pour signifier le dieu du ciel.

Alors le légat fut relégué à Macao, dont les Chinois font toujours les maîtres quoiqu’ils permettent aux Portugais d’y avoir un gouverneur. Tandis que le légat était confiné à Macao, le pape lui envoyait la barrette ; mais elle ne lui servit qu’à le faire mourir cardinal. Il finit sa vie en 1710. Les ennemis des jésuites leur imputèrent fa mort. Ils pouvaient se contenter de leur imputer son exil.

Ces divisions, parmi les étrangers qui venaient instruire l’Empire, décréditèrent la religion qu’ils annonçaient. Elle fut encor plus décriée, lorsque la cour, ayant apporté plus d’attention à connaître les Européens, sut que non feulement les missionnaires étaient ainsi divisés, mais que parmi les négociants qui abordaient à Canton, il y avait plusieurs sectes ennemies jurées l’une de l’autre.

L’empereur Camhi ne se refroidit pas pour les jésuites, mais beaucoup pour le christianisme. Son successeur chassa tous les missionnaires, & proscrivit la religion chrétienne. Ce fut en partie le fruit de ces querelles & de cette hardiesse, avec laquelle des étrangers prétendaient savoir mieux que l’empereur & les magistrats, dans quel esprit les Chinois révèrent leurs ancêtres. Ces disputes, longtemps l’objet de l’attention de Paris, ainsi que beaucoup d’autres nées de l’oisiveté & de l’inquiétude, se sont évanouies. On s’étonne aujourd’hui, qu’elles aient produit tant d’animosités ; & l’esprit de philosophie, qui gagne de jour en jour, semble assurer la tranquillité publique. »

M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley, pp. 408-

 

Bibliographie

Anonyme, 1755, Lettre à Madame de *** sur l’Orphelin de la Chine, tragédie nouvelle de M. de Voltaire, s.l.

Cheng A., 2009-2010, Cours au collège de France, « Confucius revisité : textes anciens, nouveaux discours (suite) », résumé annuel.

Du Halde, J.-B., 1735, Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, Paris, chez Le Mercier, 4 vol.

Hung, H.-F., 2003, « Orientalist Knowledge and Social Theories: China and the European Conceptions of East-West Differences from 1600 to 1900 », Sociologial Theory, Vol. 21, n° 3, pp. 254-280.

Lough J., 1992, « À propos du tableau de Lemonnier : “Une soirée chez Madame Geoffrin” », in : Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 12, pp. 4-18.

Pinot V., 1932, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France (1640-1740), Paris, Paul Geuthner.

M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le Siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley.

Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert.

 

Notes

[1] Anonyme, 1755, Lettre à Madame de *** sur l’Orphelin de la Chine, tragédie nouvelle de M. de Voltaire, s.l., p.

[2] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, épître, p. 4.

[3] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, pp. 12-13.

[4] Ibid., p. 15

[5] Ibid., p. 62.

[6] M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le Siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley, pp. 408-409.

[7] Ibid., p. 412.

[8] Voltaire, 1753, Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint, La Haye, chez Jean Neaulme, Introduction, n.p.

[9] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, épître, p. 4.

[10] Ibid., pp. 6-7.

Un « roitelet nègre » à la cour de Louis XIV

Il est bon ces temps-ci de pleurer une histoire nationale qui serait perdue et de regretter l’époque où on aurait appris à ânonner la chronologie et à s’émerveiller devant la galerie des héros de la France passée. Une fois n’est pas coutume, on parlera donc aujourd’hui de la cour de Louis XIV, mais pour s’intéresser à un personnage quelque peu oublié : Louis Aniaba, « prince d’Assinie ».

Pour entrer dans le sujet, parcourons les Lettres historiques contenant tout ce qui se passe de plus important en Europe, et les réflexions nécessaires sur ce sujet, tome XIX, mois de janvier 1701, lettre IV, « Affaires de France » :

 « Il est vrai comme on vous l’a dit, qu’il y a eu à Paris un certain roitelet nègre, connu sous le nom d’Aniaba roi d’Eiszinie qui a été baptisé, & qui ensuite est retourné en son pays, comblé des faveurs & des bienfaits du roi. Monsieur du Caste chef des flibustiers l’amena il y a environ quinze ans en France, soit de force, soit de gré, & en fit un présent au Roi qui d’abord pourvut à son entretien & à son éducation, & ordonna qu’il fût élevé dans la religion catholique. Par ce moyen on en a fait peu à peu un chrétien, & enfin il a reçu le baptême par les mains de l’évêque de Meaux, & a été nommé Louis par ordre du Roi, de sorte qu’il s’appelle à présent Louis Aniaba. Son pays est situé dit-on sous la zone torride à la Côte d’Or, & n’est habité que par des nègres qui n’ont aucune connaissance de Dieu. Il y est présentement retourné, tant pour y gouverner ses anciens sujets que pour tâcher de les convertir à la foi, mais avant que de partir il a mis son État & sa personne sous la protection de la Vierge, & a institué en son honneur un ordre de chevalerie sous le nom de l’Étoile de Notre Dame. Ainsi ce ne sera plus seulement parmi les nations policées que l’on trouvera des ordres de chevalerie, mais aussi parmi les nègres. » [1]

L’auteur de ces lettres, s’il se présente lui-même comme « Hollandais par inclination et par devoir, s’[il ne l’est] pas par naissance », n’a pas été identifié avec certitude [Cf. dictionnaire des journaux]. L’intérêt du texte est de donner en quelques lignes un regard sur un micro-événement de la cour française en cette première année du 18e siècle : le départ de cet homme originaire de la côte de Guinée, qui avait été recueilli par Louis XIV et baptisé par Bossuet, évêque de Meaux. Signe du bruissement suscité, le fait est également relaté, avec quelques erreurs mais aussi quelques informations complémentaires, par le Mercure historique et politique, contenant l’état présent de l’Europe, ce qui se passe dans toutes les cours, l’intérêt des princes, leurs brigues, & généralement tout ce qu’il y a de curieux pour le mois de mars 1701, autre journal publié en Hollande :

 « Le prince Louis Annibal, roi de Sirie sur la Côte d’Or en Afrique, qui était à Paris depuis longtemps, & qui a été instruit & baptisé par l’évêque de Meaux, le Roi ayant été son parrain, communia le 12 du mois dernier par les mains du cardinal de Noailles, & présenta en même temps un tableau à la Vierge, sous la protection de laquelle il a mis ses États, ayant fait vœu, quand il sera de retour, de travailler à la conversion de ses peuples. Ce prince maure partit le 24 du même mois. Il doit s’embarquer à Port-Louis, & être escorté par deux ou trois vaisseaux de guerre que le chevalier Damon commandera. » [2]

Qui était cet Aniaba, transformé par le Mercure en « Annibal » ? Avouons qu’en dehors de son rôle à la cour, il est difficile d’apporter une réponse précise : le premier instrument de la Françafrique peut-être, si l’expression n’était pas trop anachronique.

Deux dates importantes précèdent l’arrivée d’Aniaba à la cour de France et inscrivent son histoire dans un contexte marqué par le développement de la traite négrière française sous l’impulsion de l’État.

– En janvier 1685, Louis XIV fonde la Compagnie de Guinée afin de développer la traite négrière à destination de Saint-Domingue : faire « seule à l’exclusion de tous les autres, le commerce des nègres, de la poudre d’or & de toutes autres marchandises qu’elle pourra traiter ès côtes d’Afrique, depuis la rivière Sierra Leone inclusivement, jusques au Cap de Bonne-Espérance » [3].

– En mars 1685, Louis XIV prend un édit « touchant la police des îles de l’Amérique française » « pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves dans nosdites îles », le tristement célèbre Code noir.

Entre novembre 1687 et février 1688, le lieutenant de vaisseau Ducasse croisa sur la côte de Guinée, avec une double mission : combattre le commerce informel et reconnaître les lieux propices à des établissements.

 « Asseny Massem ou Rivière d’Accosse, Bassam et Bocco sont dépendants du royaume d’Asseny. C’est où commence la traite de l’or et dans le lieu de la côte où incontestablement il y en a le plus. C’est l’asile de tous les interlopes où ils font la plus grande partie de leur commerce étant au vent et éloigné des forteresses ; les vaisseaux de la Compagnie d’Angleterre y négocient aussi en passant, auparavant d’aborder dans leur établissement. Il y a une rivière audit lieu que les nègres appellent… et assurent aller fort loin et qu’on peut remonter facilement, et qu’en peu de jours l’on aborde dans les endroits où se trouve l’or. L’on y a débarqué cette année, six français avec un peu de marchandises pour tenter dans la suite un établissement et l’on a reçu en otage deux jeunes nègres, l’un fils du roi et l’autre d’un seigneur. L’on peut conjecturer que de ces trois endroits, il sort annuellement 12 à 1 500 marcs d’or. » [4]

Ce qui est confirmé par le père Godefroy Loyer :

« Le 28 août 1687, le R. Père Gonzalves, de notre Ordre, natif du Puy en Vellay, s’embarqua du port de La Rochelle avec quelques autres religieux, compagnons de ses travaux apostoliques, pour les missions de la Guinée en Afrique. Le 24 décembre de la même année, étant arrivé au pays d’Issiny, il y fut très favorablement reçu du roi Zena, qui pour lors gouvernait ce petit État. Ce prince lui donna deux jeunes nègres, un desquels il supposa être son fils, & qui ont paru en France sous les noms d’Aniaba & de Banga. Il les y envoya par les bateaux de la Compagnie royale de Guinée, & ce religieux ayant laissé à Issiny un de ses compagnons nommé le P. Henri Cerizier, qui y mourut saintement après quelques années, il se rendit avec les autres au royaume de Juda [Ouidah]. » [5]

Cependant, l’introduction d’Aniaba à la cour du roi ne semble pas avoir été immédiate, si on se fie à la relation qu’en fait le liturgiste Claude Chastelain dans une lettre du 25 février 1701 :

« Le prince Aniaba, à présent roi d’Essinie dans la Guinée, en Afrique, vint, il y a 13 ans, à Paris pour voir la cour de France. Il avait 15 ans, le visage de Maure et était païen. Il ne croyait jamais être roi, car son père vivait et il n’était que le 3e de ses enfants. Il fut longtemps sans se faire connaître ; mais un de ses cousins qui était venu avec lui, ne put s’empêcher de le découvrir, et cela se trouva vrai par l’enquête qu’en fit le sieur Hyon, marchand de perles, demeurant rue du Petit-Lion, près S. Sauveur, qui avait correspondance en Guinée et au Sénégal, qui un jour persuada ce prince d’aller voir l’église Notre-Dame, où il n’était point encore entré. Ce prince m’a raconté que ce qu’il y vit le pénétra si fort que sur le champ il alla trouver le sieur Hyon et lui dit de faire parler à Madame de Maintenon, qui le présenta au Roi, à qui il raconta les motifs de son voyage, en français demi baragouin (car il ne savait pas mieux le portugais), et lui dit ensuite que tout ce qu’il avait senti étant dans Notre-Dame faisait qu’il le priait instamment de lui donner quelqu’un qui pût l’instruire de la religion des Français, qu’il croyait déjà l’unique bonne et véritable. Le Roi lui donna M. de Meaux, qui l’ayant fait passer par tous, les degrés du catéchuménat le baptisa un samedi saint à Versailles. Le Roi, qui l’avait tenu et nommé Louis, le mit ensuite dans les mousquetaires, lui assigna une pension de douze mille francs, qui lui a toujours été payée. Il fut ensuite capitaine de cavalerie et connut un de mes frères en Hainaut, où il reçut la nouvelle de la mort du second de ses frères. » [6]

À la cour, Aniaba dut rencontrer d’autres Noirs. Plusieurs tableaux nous montrent des dames accompagnées de leur petit page, comme ce tableau des filles de Louis XIV et de Madame de Montespan, Mademoiselle de Blois et Mademoiselle de Nantes.

Figure 1. Françoise-Marie de Bourbon et Louis-François de Bourbon, tableau de Claude-François Vignon, fin 17e siècle, Versailles (RMN).

On pourrait aussi évoquer par exemple le petit Machicor, prince malgache [Lombard-Jourdan, 1975].

Mais en 1700, la donne change. Le chevalier Damon adresse le 23 janvier 1700 une lettre au ministre de la Marine : « j’ai omis de marquer par le mémoire de Guinée que j’ai eu l’honneur de vous envoyer, que le prince Aniaba… est présentement roi d’Issigny par la mort de son père. Son oncle qui s’appelle Acassiny a l’administration du royaume, ses sujets l’attendant avec impatience pour le couronner ». Il souligne ensuite « les avantages que l’on peut tirer de ce royaume par le commerce qui peut devenir par la suite un second Pérou » [7]. C’est lui qui est chargé de ramener Aniaba en ses États.

Cependant, avant de repartir en Afrique, Aniaba fonde un ordre de chevalerie et consacre un tableau à la Vierge, semble-t-il accroché dans la cathédrale Notre-Dame. L’auteur des Lettres historiques rapporte l’inscription qu’on pouvait lire au bas dudit tableau :

 « À la gloire de Dieu,
Louis Aniaba,

Roi d’Eszinie, à la côte d’or en Afrique, en reconnaissance de la grâce que Dieu lui a faite de le retirer de l’aveuglement où ses prédécesseurs & ses peuples ont vécu jusqu’à présent, & des bontés de Louis le Grand, qui l’a fait élever en France à ses dépens dans le culte de la vraie religion, & dans la pratique des plus nobles exercices ; & aussi des obligations qu’il a à Mr. l’Évêque de Meaux, pour lui avoir donné le baptême ; avant que de retourner prendre possession de ses États, où il va par les soins de notre pieux & généreux monarque, à dessein d’y planter la foi : & pour ce sujet s’étant mis lui, & son royaume sous la protection de la très sainte Vierge, à l’honneur de laquelle il a institué l’ordre de l’Étoile de Notre Dame, pour lui & ses successeurs à perpétuité ; a donné ce tableau pour monument de sa piété, l’an de grâce 1701. » [8]

Le tableau semble perdu et nous n’en connaissons quelques détails que par une description de 1838 :

 « Louis Aniaba, par la grâce de Dieu, roi d’Eissinies, à la Côte d’Or, en Afrique, reconnaissant envers Dieu qui, de sa miséricorde infinie, lui a départi les lumières de l’Évangile dont les rois ses prédécesseurs avaient été privés, institue, sous la protection de la très sainte Vierge, un ordre de chevalerie sous le nom de l’Ordre de l’Étoile de Notre-Dame, et voulant laisser en France, après son départ, des monuments de sa dévotion et reconnaître les services qui lui ont été rendus par Oudar-Augustin Justina, auteur du grand tableau qu’il a donné à l’église Notre-Dame de Paris, où il est représenté à genoux devant la sainte Vierge et son enfant Jésus qui lui remet le collier de son dit ordre, en présence du roi de France, son bienfaiteur et parrain, et de M. l’évêque de Meaux, il institue ledit Justina, chevalier de son ordre (Paris, 12 février 1701) (orig. avec signature de L. Aniaba en marge et au bas de la pièce). » [9]

Nous possédons en revanche une gravure sur laquelle est représenté Aniaba pointant du doigt le collier de son ordre :

Figure 2. Aniaba, gravure, 18e siècle (BnF)

Mais le voyage ne se passe pas bien et l’attitude d’Aniaba choque, ainsi lors d’une escale au royaume de Sestre :

 « Le lendemain dimanche, de bon matin, trois nègres vinrent dans un canot à notre vaisseau ; ils nous apportèrent trois ananas, & demandèrent d’où était le vaisseau. Mais dans le fond il n’étaient venus que pour attraper quelques daches ; c’est ainsi qu’ils nomment les présents, dont tous les nègres sont fort avides. L’un d’eux ayant vu boire du thé à Monsieur Aniaba, en demanda : on ne lui en voulut pas donner, parce qu’il n’y avait, lui dit-on, que les blancs qui en bussent ; mais il ne se contenta pas de cette raison, & ayant montré Monsieur Aniaba, il dit que puisque ce nègre en buvait, il pourrait en boire. Monsieur Aniaba se sentit choqué de cette réponse ; mais cela ne l’empêcha pas de descendre à terre, & d’y mener avec les négresses du lieu, pendant les huit jours que nous y restâmes, une vie qui n’édifia personne. » [10]

À la fin du mois de juin 1701, le navire arrive en Issiny.

« Le 27, Monsieur Damou & Monsieur Aniaba descendirent à terre, avec quelques gens de service ; & le jour suivant, le capitaine Akasini, roi d’Issiny, arriva d’Assoco lieu capital du pays, suivi d’une grande quantité de seigneurs du pays, & d’esclaves. Il reçut Monsieur Damou avec tous les témoignages d’estimes imaginables, & le remercia particulièrement de toutes les bontés que le Roi avait eues depuis si longtemps pour Monsieur Aniaba, & en reconnaissance il lui permit de bâtir un fort en son pays, dans le lieu qu’il lui plairait davantage. » [11]

Un fort est donc construit, en un mois. Mais Anabia ne joue pas le rôle attendu. En novembre 1702, les Hollandais attaquent la forteresse française et sèment la panique parmi ses défenseurs. Ce sont les hommes d’Akasini, sur leurs embarcations, qui emportent la bataille contre les Hollandais. Mais dans cette lutte, Aniaba brille par son absence.

« On avait remarqué qu’Aniaba ne s’était point trouvé avec ceux qui avaient combattu les Hollandais, il ne laissa pas de venir au fort féliciter le gouverneur, & ne répondit que par de mauvaises raisons aux reproches qu’on lui fit de n’avoir pas imité ses compatriotes, lui qui avait de si grande obligation au roi & à la nation.

Mais il avait quitté il y avait longtemps les sentiments d’honneur, de reconnaissance & de religion qu’on lui avait inspirés pendant quatorze années qu’il avait demeuré en France. On s’était aperçu dès qu’il avait mis le pied en Afrique, & qu’il s’était dépouillé des habits des Français pour se mettre nu comme ses compatriotes, qu’il s’était en même temps dépouillé de tous ses sentiments d’honnête homme & de chrétien. » [12]

Finalement, l’établissement est oublié et ce n’est qu’en 1705 qu’une nouvelle expédition est mise sur pied par la Compagnie de Guinée avec ordre de ramener les Français qui s’y trouvent encore. On ne parle plus d’Aniaba. Son histoire donne lieu en 1740 à une version romancée totalement fictive. Ne restait que l’idée de l’échec et de tromperie :

« On s’accorde généralement à regarder comme un autre imposteur le nègre Aniaba, ou Louis Annibal, qui parut, sur la fin du dernier siècle, à la cour de France, sous le masque de fils & d’héritier présomptif du roi d’Issini, sur la Côte d’Or. Il avait reçu le baptême des mains de M. Bossuet, & la première communion de celles du cardinal de Noailles. Louis XIV, qui avait été son parrain, le combla de caresses & de présents. Il servit quelque temps en qualité de capitaine de cavalerie. Avant de retourner en Issini, il offrit à la Sainte Vierge un tableau, pour mettre ses États sous sa protection, avec un vœu solennel d’employer tous ses soins à la conversion de ses sujets. Le Roi lui donna, en 1701, un équipage convenable à son rang, & deux vaisseaux de guerre pour l’escorter sous la conduite du chevalier Damou. La Compagnie de Guinée en attendait de grandes faveurs. Le fourbe n’eut pas plutôt pris terre au royaume d’Issini qu’il se dépouilla des mœurs françaises & des dehors de la religion chrétienne, en quittant les habits français & le caractère français. Il retomba dans son premier état, l’esclavage ou la vie misérable d’un nègre. » [13]

Mais l’histoire n’est pas une matière figée et inerte, le présent perpétuellement retravaille le passé et au début du 20e siècle, Aniaba ressuscite. Il devient une figure positive de la colonisation et de « l’humanisme colonial ». Sous la plume de Robert Delavignette, un temps administrateur en Afrique puis, à partir de 1937, directeur de l’École nationale de la France d’outre-mer, il illustre la possibilité d’un rapprochement sans violence entre Europe et Afrique. Ainsi dans un article paru dans Le Petite Parisien le 1er février 1936, à l’occasion de l’embarquement du cardinal Verdier, archevêque de Paris, à Marseille, quelques jours plus tôt, pour Dakar, capitale de l’Afrique-Occidentale française :

« Entre la magnifique pierre taillée de Notre-Dame de Paris et les coupoles de ciment armé de cette cathédrale neuve de Dakar passera peut-être l’âme d’un des premiers Noirs qui aient été baptisés en France. Et celui-là, justement, connut Notre-Dame de Paris, il y a de cela deux siècles et demi, sous le règne de Louis XIV.

Il s’appelait Aniaba et on le disait fils de roi, fils du roi d’Issiny, dans le pays que nous appelons aujourd’hui la colonie de la Côte d’Ivoire et qui est l’une des plus belles de l’Afrique-Occidentale française. […]

La France a changé depuis le règne de Louis XIV ; l’Afrique aussi, et plus profondément que la France. Le cardinal Verdier verra un nouveau monde africain, qui n’a encore qu’un demi-siècle d’histoire, mais qui respire déjà l’originalité et qui témoigne d’une belle force vitale.

De la Côte d’Ivoire au Sahara et du Sénégal au Niger, 15 millions d’hommes commercent et travaillent avec nous, se rapprochent de nous. […]

Paris leur envoie aujourd’hui son archevêque. Et dans la messe dite à la cathédrale neuve, l’ombre d’Aniaba murmure une parole à la fois royale et fraternelle : “Il n’y a donc plus de différence entre vous et moi que du noir au blanc.” C’est une différence qui, sur le plan spirituel, ne touche pas les âmes et qui, sur le plan humain, n’empêche pas l’A.-O. F. et la France d’Europe de vivre en communauté. » [14]

Robert Delavignette reprit l’anecdote dans Les Vrais Chefs de l’Empire, en 1939 : « Pour moi aussi, l’humanisme réside dans notre confrontation et dans notre mutuel enrichissement ; et la colonie n’existe moralement que si elle protège l’humanisme qui nous unit. Nous entrons dans le Nouveau Monde africain et nous disons la parole royale : Il n’y a donc plus de différence entre vous et moi que du Noir au Blanc. — Différence qui n’est plus une séparation, ni une subordination mais un accord. » [15] Il gomme ainsi totalement l’image négative du retournement d’Aniaba.

Mais reprenons l’histoire. Jean Godot, « soldat de fortune » dont le manuscrit n’a toujours pas été publié, mentionne la présence de deux Français, qui, en 1701, vivent à Issiny depuis sept ans. En 1693 ou 1694, le roi Akasini avait demandé qu’on lui laissât « des François dont il aurait tout le soin possible ». Or « deux gentilshommes, étant réduits à courir le pays par des mauvaises affaires qui leur étaient arrivée en France, furent bien aise de trouver une pareille occasion afin d’en être éloignés pendant un temps durant lequel on pourrait accommoder leurs affaires. Sans considérer le mauvais climat du pays, ils résolurent de s’en aller. Ils s’embarquèrent avec leurs valets […] qui sont le Parisien et La Serre ». Ces deux gentilshommes moururent et ne restèrent que les valets. L’un « est un garçon de Paris. Il y a sept ans qu’il est en ce pays, et qui en sait parler la langue comme les originaires même. Il y avait aussi un autre garçon de Saint-Malo, nommé La Serre » [16].

Ces deux hommes sont les principaux informateurs de Loyer et de Godot. Ils sont le symétrique imparfait et sans gloire d’Aniaba, mais ils participent surtout au fonctionnement de synapses qui mettent en interconnexion les différentes régions du monde. Ce que renforce une autre notation de Jean Godot :

« Quoi que ces peuples n’aient aucune connaissance des lettres, ils savent cependant parler de plusieurs langues, comme un peu de français, de portugais, d’anglais, hollandais et espagnol. Ils savent aussi parler diverses langues de leur pays. » [17]

Il y a là une société d’interface, ou, pour reprendre la notion de Paul Ottino, une « culture de frange ». Le fait qu’on y cultive des ananas, plante originaire d’Amérique du Sud, en est le détail sucré.

Au terme de cette histoire, on pourra s’interroger sur le fait que ce billet s’inscrive bien dans l’histoire globale. Reconnaissons que l’approche individuelle est toujours délicate et que de la microhistoire à la macrohistoire, il y a un pas. Miles Ogborn a consacré un ouvrage aux « vies globales » [2008] ; il m’avait inspiré un billet sur la princesse indienne Pocahontas. Ce billet est un autre essai. On pourrait considérer qu’il s’agit là davantage d’histoire connectée. Soit ; mais la rencontre des hommes n’est-elle pas un préalable au télescopage des mondes ?

 

Bibliographie

1701, Lettres historiques contenant tout ce qui se passe de plus important en Europe, et les réflexions nécessaires sur ce sujet, La Haye, chez Hadrien Moetjens.

1701, Mercure historique et politique, contenant l’état présent de l’Europe, ce qui se passe dans toutes les cours, l’intérêt des princes, leurs brigues, & généralement tout ce qu’il y a de curieux pour le mois de mars 1701

1740, Histoire de Louis Anniaba, roi d’Essénie, en Afrique, sur la Côte de Guinée, Paris.

Delavignette R., 1939, Les Vrais Chefs de l’Empire, Paris, Gallimard.

Lombard-Jourdan A., 1975, « Des Malgaches à Paris sous Louis XIV : exotisme et mentalités en France au XVIIe siècle », Archipel, Vol. 9, pp. 79-90.

Loyer G., 1714, Relation du voyage du royaume d’Issiny, Côte d’Or, Païs de Guinée, en Afrique, Paris, chez Arnoul Seneuze / Jean-Raoul Morel.

Omont H., 1910, dans « Un roi nègre à Paris », Bulletin de la société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, Vol. 37, pp. 170-171.

Ogborn M., 2008, Global Lives. Britain and the World, 1550-1800, Cambridge, Cambridge University Press.

Perrot C.H., 2008, Les Éotilé de Côte d’Ivoire aux XVIIIe et XIXe siècles. Pouvoir lignager et religion, Paris, Publications de la Sorbonne,

Roussier P., 1935, L’Établissement d’Issiny 1687-1702. Voyages de Ducasse, Tibierge et D’Anon à la Côte de Guinée publiés pour la première fois et suivis de la Relation du voyage d’Issiny du P. Godefroy Loyer, Paris,

Notes

[1] Lettres historiques contenant tout ce qui se passe de plus important en Europe, et les réflexions nécessaires sur ce sujet, tome XIX, mois de janvier 1701, pp. 591-592.

[2] Mercure historique et politique, contenant l’état présent de l’Europe, ce qui se passe dans toutes les cours, l’intérêt des princes, leurs brigues, & généralement tout ce qu’il y a de curieux pour le mois de mars 1701, pp. 319-320.

[3] Guillaume Blanchard, 1687, Tableau chronologique contenant un recueil en abrégé des ordonnances, édits, déclarations, et lettres patentes des rois de France, Paris, Chez Charles de Sercy, p. 611

[4] Relation du Sr. Du Casse sur son voyage de Guinée avec la Tempeste en 1687 et 1688, cité par Paul Roussier, L’établissement d’Issiny 1687-1702. Voyages de Ducasse, Tibierge et D’Anon à la Côte de Guinée publiés pour la première fois et suivis de la Relation du voyage d’Issiny du P. Godefroy Loyer, Paris, 1935, pp. 7-8

[5] Godefroy Loyer, 1714, Relation du voyage du royaume d’Issiny, Côte d’Or, Païs de Guinée, en Afrique, Paris, chez Arnoul Seneuze / Jean-Raoul Morel, pp. 14-15.

[6] Cité par Henri Omont, 1910, dans « Un roi nègre à Paris », Bulletin de la société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, Vol. 37, pp. 170-171

[7] Roussier, op. cit., p. xxii

[8] Lettres historiques, op. cit., pp. 592-593.

[9] Catalogue analytique des archives de M. le baron Joursanvault, tome I. Paris, 1838, p. 138.

[10] Loyer, op. cit., pp. 81-82.

[11] Loyer, op. cit., p. 104.

[12] Jean-Baptiste Labat, 1730, Voyage du chevalier Des Marchais en Guinée, isles voisines, et à Cayenne, fait en 1725, 1726 & 1727, Paris, chez Saugrain l’aîné, Tome I, pp. 243-244.

[13] Pierre Roubaud, 1171, Histoire générale de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, Paris, chez Des Ventes de la Doué, Tome 11, pp. 194-195.

[14] Le Petit Parisien, 1er février 1936.

[15] Robert Delavignette, Les Vrais Chefs de l’Empire, Paris, Gallimard, p. 258.

[16] Cité par Claude Hélène Perrot, 2008, Les Éotilé de Côte d’Ivoire aux XVIIIe et XIXe siècles. Pouvoir lignager et religion, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 42

[17] Ibid., p. 42.

Non plus ultra ?

« En cette même année [1291], Tedisio Doria, Ugolino Vivaldi et son frère, avec quelques autres citoyens de Gènes, entreprirent de faire un voyage que personne jusqu’alors n’avait jamais tenté de faire. En effet, ils équipèrent au mieux deux galères, et les ayant pourvues de vivres, d’eau, et autres choses nécessaires, ils les envoyèrent au mois de mai au dehors du détroit de Septa, afin qu’elles allassent par la mer océane jusqu’aux régions d’Inde, et en rapportassent des marchandises de profit. Les deux frères Vivaldi susdits y allèrent de leurs personnes, ainsi que deux cordeliers. Cela causa l’étonnement non seulement de ceux qui le virent, mais encore de ceux qui en entendirent parler. Après qu’ils eurent dépassé l’endroit qu’on appelle Gozora on n’eut plus aucunes nouvelles certaines d’eux. Que Dieu les garde et les ramène sains et saufs dans leur patrie ! »[1]

Ce texte est extrait des Annales de Jacopo Doria. Celui-ci, membre d’une des familles nobiliaires les plus importantes de Gênes, déposa en 1294 dans les annales officielles de la ville ses écrits historiques portant sur les quinze dernières années (Jacobi Aurie Annales). Ces quelques lignes sont le principal témoignage du voyage maritime entrepris par les frères Vivaldi vers les Indes. Cette expédition fut sans retour et nous n’en connaissons à peu près rien. Mais l’année, 1291, ne tient sans doute pas du hasard. Au moment où Saint-Jean-d’Acre, dernière ville franque de Terre Sainte, tombe aux mains des musulmans, des marchands génois s’aventurent dans l’Atlantique et tentent de contourner l’Afrique par le sud pour atteindre directement les régions productrices d’épices. Le projet était pour le moins risqué. Son principal instigateur, semble-t-il, Tedisio Doria, était amiral, mais il n’y participa pas personnellement. De fait, sa réalisation fut fatale aux audacieux.

Les documents qui confirmeraient cette expédition et compléteraient les informations sont rares. Pietro d’Abano, philosophe, médecin, astrologue, enseignant à Padoue, y fait référence dans son ouvrage Conciliator differentiarum quae inter philosophos et medicos versantur (1310). Discutant la question de l’habitabilité de la zone intertropicale, celui-ci fait brièvement allusion, sans les nommer, aux frères Vivaldi, pour mentionner également leur disparition :

« Il y a quelque temps de cela, des Génois ont apprêté deux fortes galères avec tout le nécessaire, ils sont passés par Gadès d’Hercule, à l’extrémité de l’Espagne. Mais jusqu’à aujourd’hui on ignore ce qui leur est arrivé en l’espace de presque trente ans. Le passage, cependant, est à présent ouvert en allant vers le nord par la grande Tartarie, puis en tournant vers l’est et le sud. »[2]

Selon ce texte, l’expédition aurait eu lieu vers 1280, mais la datation est clairement approximative et ne permet pas de remettre en question les Annales de Jacopo Doria. Par contre, l’objectif d’atteindre les Indes par une nouvelle route en raison du verrou levantin est confirmé. Or le contournement de l’Afrique est un pari géographique à une époque où la question de l’habitabilité de la zone intertropicale est débattue et où on s’interroge sur la possibilité de franchir la ligne équatoriale. Or, Pietro d’Abano reprend l’idée que la ville d’Arim, en Inde, existe bel et bien. Celle-ci, qu’on imagine située précisément sur l’équateur, voire au centre du monde, révèle l’influence des ouvrages astronomiques arabes traduits au 12e siècle en Espagne. En effet, Arim est le point de référence des longitudes dans le Zîj al-Sindhind (la Table indienne) composé par al-Khwârizmî vers 830, repris par l’astronome andalou Maslama al-Majrîtî (vers 1000), traduit et adapté au calendrier julien en 1116 par le juif converti Pierre Alphonse. Dans un autre texte (Expositio problematum Aristotelis), Pietro Abano signale que Marco Polo, au cours de son périple, a franchi l’équateur. Mais il ne revint à Venise qu’en 1295 ; son expérience n’a donc eu aucune influence sur l’expédition des frères Vivaldi, antérieure de quelques années. Il faut donc penser que ce sont uniquement les spéculations astronomiques qui ont permis de rendre envisageable le contournement de l’Afrique par le sud, mais la question mériterait d’être approfondie car elle pose également celle de la configuration de l’océan Indien.

Outre les textes qui reprennent directement le récit de Jacopo Doria, il existe trois autres documents qui ont parfois été pris en considération par les historiens, mais qui doivent être regardés avec la plus grande suspicion, voire tout simplement écartés.

Le premier est le témoignage de l’anonyme du Libro del conosçimiento de todos los rregnos. Dans cet ouvrage daté de la seconde moitié du 14e siècle, l’auteur, castillan, relate son voyage à travers le monde entier, décrivant tous les royaumes d’Europe, d’Afrique et d’Asie, et notamment leurs armoiries. Dans la ville de Graçiona, capitale de l’empire d’Abdeselib (‘Abd al-salib, « serviteur de la croix »), défenseur de l’Église de Nubie et d’Éthiopie, dominée par le Prêtre Jean, il apprend que l’une des deux galères génoises aurait fait naufrage à Amenuan (Almina ?) et que ses passagers auraient été amenés ici. Ailleurs, à Magdasor (Mogadiscio ?), on lui dit que le fils d’un des frères Vivaldi, Sor Leonis, serait venu à la recherche de son père et aurait voulu atteindre Graçiona, mais l’empereur de Magdasor l’en aurait dissuadé en raison des dangers des régions à traverser. Si différents éléments, y compris l’existence de Sorleone Vivaldi, attestée dans les archives génoises, sont vrais, sans doute en grande partie inspirés d’un atlas, l’ensemble est un tissu d’invraisemblances. Le récit est bel et bien imaginaire.

Le deuxième, encore plus étonnant, est une lettre écrite par Antoniotto Usodimare le 12 décembre 1455. Marchand génois au service du prince Henri le Navigateur, il explora en 1455 les côtes africaines jusqu’aux îles du Cap-Vert et la Guinée. De retour, il écrit une lettre à ses créanciers, en un mauvais latin mâtiné d’italien, afin d’obtenir de nouveaux subsides pour pouvoir mener une nouvelle expédition. Il raconte qu’il aurait rencontré un rescapé :

« J’ai trouvé au même endroit un vieil homme de notre nation, des galères, je crois, des Vivaldi, qui se sont perdues il y a 170 ans, à ce qu’il m’a dit, et ce secrétaire (sic) [du roi de Gambie] m’a confirmé que personne de sa race ne lui avait survécu. »[3]

Non seulement le fait est impossible, mais la rencontre avec un Européen qui aurait réchappé à un naufrage n’est pas corroborée par le témoignage du Vénitien Alvise Ca’da Mosto, dont la caravelle a accompagné celle d’Usodimare.

Le troisième est lié au précédent. Il s’agit d’un court texte retrouvé sur le même codex que la lettre d’Usodimare et sur lequel se trouve également une copie de l’Imago Mundi d’Honoré d’Autun. Le texte a parfois été attribué à Usodimare, mais sans autre preuve que la simple juxtaposition des textes.

« En 1290, deux galères ont quitté la ville de Gênes. Elles avaient pour patrons D. Vadino et Guido de Vivaldi, frères, qui voulaient aller au levant dans les régions de l’Inde. Ces galères naviguèrent beaucoup. Mais quand ces deux galères furent dans la mer de Ghinoia [Guinée], l’une d’elle s’échoua sur un bas fond, sans pouvoir aller ni naviguer. L’autre navigua et traversa cette mer jusqu’à une ville d’Éthiopie appelée Menam. Ils furent capturés et détenus par les gens de cette ville, qui sont des chrétiens d’Éthiopie soumis au Prêtre Jean. La ville elle-même est près de Marma, près du fleuve Sion [Gihon ?]. Ces hommes furent détenus, et aucun d’entre eux n’est jamais revenu. »[4]

Si ces documents attestent de la persistance du souvenir de l’expédition des frères Vivaldi réalisée il y a plus d’un siècle et demi, les traces en restent quelque peu évanescentes. Par ailleurs, il est un autre texte qui pourrait évoquer l’aventure des frères Vivaldi. Il s’agit d’un extrait de La Divine Comédie, écrite par Dante entre 1307 et 1321, soit quinze à trente ans après leur départ. C’est Edward Moore le premier, dans son article « Geography of Dante », qui fit l’hypothèse de voir une allusion à cette expédition dans le discours d’Ulysse, rencontré par Dante en enfer :

« Quand je me séparai de Circé, qui me tint
Plus d’une année caché, près de Gaëte,
– Avant qu’Énée ainsi ne l’eût nommée –

Ni la douceur d’un fils, ni la pitié
De mon vieux père, ou cet amour juré
Qui devait réjouir le cœur de Pénélope,

Ne purent vaincre au fond de moi l’ardeur
Que j’avais à me rendre un connaisseur du monde
Et des vertus et des vices humains.

Mais je repris la mer, la haute mer ouverte,
Sur une nef, avec cette poignée
D’amis qui ne m’avaient jamais abandonné.

Jusqu’à l’Espagne et jusqu’au Maroc
Je vis les continents, et l’île de Sardaigne
Et celles-là que baigne alentour notre mer.

Nous étions vieux et las, moi et mes compagnons,
Comme nous parvenions à cette gorge étroite,
Où Hercule parut et planta ses deux bornes,

Afin que nul n’osât se hasarder plus loin.
Je laissai donc Séville à la main droite,
À la gauche, déjà, Ceuta m’avait laissé.

“Mes frères, dis-je, ô vous qui, à travers cent mille
Dangers, êtes venus aux confins d’occident,
À cette extrême et tremblante veillée

De nos ardeurs, dont elle est le restant,
Ne vous refusez pas à faire connaissance,
En suivant le soleil, du monde inhabité.

Considérez quelle est votre origine :
Vous n’avez été faits pour vivre comme brutes,
Mais pour ensuivre et science et vertu.”

J’étais si fort excité mes amis,
Par ma simple harangue, au désir du voyage
Qu’à peine aurai-je pu, dès lors, les retenir.

Et, tournant désormais notre poupe au matin,
Des rames nous faisons des ailes au vol fou,
Et nous gagnons toujours du côté gauche.

Déjà la nuit contemplait les étoiles
De l’autre pôle, et le nôtre baissait
Tant qu’il ne montait plus sur la plaine marine.

Par cinq fois ranimées, autant de fois éteinte,
La face de la lune avait reçu le jour,
Depuis que nous avions franchi le pas suprême,

Quand se montra, bleui par la distance,
Un sommet isolé qui me parut plus haut
Qu’aucun des monts que j’avais jamais vus.

Notre première joie se tourna vite en pleurs :
De la terre nouvelle il naquit une trombe,
Qui vint frapper notre nef à l’avant.

Par trois fois dans sa masse elle le fit tourner :
Mais, à la quarte fois, la poupe se dressa
Et l’avant s’abîma, comme il plut à Quelqu’un,

Jusqu’à tant que la mer sur nous fût refermée. »[5]

L’hypothèse d’une telle lecture est motivée par le décalage pour le moins surprenant entre l’histoire du héros de l’Odyssée et le récit du personnage de Dante. Ce dernier, au lieu de rentrer en son île d’Ithaque, choisit au contraire de tourner le dos à la Méditerranée et de s’enfoncer dans l’Atlantique. Clairement, Ulysse n’est pas Ulysse. Il pourrait s’agir d’une simple allégorie de l’hubris, mais le lien avec les frères Vivaldi peut se justifier par la direction prise par cette nouvelle Odyssée. Ulysse dirige son navire vers l’est et tente lui aussi de contourner l’Afrique, au-delà de toute prudence, qui est une vertu cardinale.

L’échec de l’expédition des frères Vivaldi n’en a pas marqué pour autant la fin de ces expéditions. D’autres navigateurs génois se sont aventurés au-delà des Colonnes d’Hercule, le long des côtes de l’Afrique. Ainsi, en 1312, Lancelotto Malocello parvint aux Canaries, donnant son nom à l’une des îles, Lanzarote. Le nom apparaît sur la carte d’Angelino Dulcert, en 1339.

On pourrait également citer Jaume Ferrer, récemment identifié avec Giacomino Ferrar di Casa Maveri, citoyen de Majorque issu d’une famille génoise installée à la fin du 13e siècle, qui lui aussi disparut en mer. Dans l’angle inférieur gauche de l’Atlas catalan, daté de 1375 et attribué au cartographe majorquin Abraham Cresque, on peut voir un navire qui ressemble assez à une galère avec quelques marins à bord. L’image est accompagnée d’un court texte :

« Le bateau de Jaume Ferrer est parti pour la rivière de l’or le jour de saint Laurent, qui est le 10 août et c’était en l’année 1346. »

Là encore, il s’agit d’une attestation à peu près unique d’une expédition sans retour.

Atlas catalan_détail

Figure 1. Le navire de Jaume Ferrer, Atlas catalan, 1375 (Bnf)

Ces documents sont-ils des sources pour l’histoire globale ? Oui, incontestablement, dans la mesure où, même s’ils se situent dans la préhistoire de la globalisation, avant le tournant des 15e-16e siècles, ils illustrent un des mécanismes de mondialisation, à savoir le dépassement de l’horizon. Dans la mythologie gréco-romaine, le détroit de Gibraltar représentait les limites du monde (même si pour Ptolémée, le méridien d’origine passait par les îles Fortunées, c’est-à-dire les Canaries). Or la mondialisation tient en partie à l’audace d’aller « plus oultre ».

On a pu croire que la fameuse devise de Charles Quint faisait allusion aux explorations hispaniques outre-Atlantique et prenait à rebours une expression latine « non plus ultra ».  Il s’avère en réalité que la devise a été adoptée, en français, par Charles de Habsbourg en 1516, alors qu’il n’était que jeune duc de Bourgogne. Elle apparaît alors pour la première fois lors de la réunion du dix-huitième chapitre de l’ordre de la Toison d’Or, sur une stalle du chœur de l’église Sainte-Gudule, à Bruxelles, décrite par le poète flamand Jan Smeken. La formule lui aurait été soufflée par son médecin Luigi Marliano, humaniste italien. Son sens s’inscrirait davantage dans le contexte de la lutte contre l’islam. Quant à la forme latine « Plus Ultra », elle daterait de 1517.

Cependant, il est possible que Luigi Marliano ait été inspiré par Dante et le fameux discours d’Ulysse : più oltre non. Du moins est-ce l’hypothèse d’Earl E. Rosenthal [1971, 1793]. Mais d’autres éléments ont pu jouer. Rosenthal fait le lien avec la formule inscrite au dos du chariot portant la dépouille de Ferdinand II d’Aragon lors des funérailles organisées à Bruxelles en mars 1516 : Ulterius nisi morte, « Plus loin, sinon la mort ». Située au-dessous d’une pomme d’or représentant le globe, elle faisait référence à l’ampleur des conquêtes du Roi Catholique. Par cette devise « Plus oultre », Charles de Hasbourg inscrivait donc ses pas dans ceux de son grand-père. Elle incarnait bien à la fois l’audace d’aller plus loin et la prétention à l’empire universel.

Pour terminer cette lecture globale de la devise de Charles Quint, citons cet extrait d’un mémoire de Pedro Fernandes de Queirós adressé à Philippe III (1598-1621), dans lequel il raconte son exploration de l’archipel du Vanuatu en 1606 :

« J’ai donné à toute cette région le nom de Terre australe du Saint-Esprit, et j’ai imposé divers noms à une vingtaine d’îles nouvellement découvertes, j’ai pris possession de tout ce pays au nom de Votre Majesté en faisant ériger deux colonnes sur lesquelles on a gravé votre devise plus ultra, qui convenait si bien ici, on a aussi dressé une croix sur le rivage et un autel en l’honneur de Notre-Dame de Lorette, sur lequel le sacrifice de la messe a été célébré plus d’une fois. »[6]

 

Bibliographie

Voyages en Afrique noire d’Alvise Ca’da Mosto (1455 & 1456), trad. de l’italien et prés. par F. Verrier, Paris, Chandeigne, 2003 (2e éd. remaniée).

Petro Abano, 1565, Conciliator controversiarum, quæ inter philosophos et medicos versantur¸ Venise, Giunta.

d’Avezac M.-A., 1845, « Notices des découvertes  faites au Moyen-Âge dans l’océan Atlantique », Nouvelles Annales des voyages, Nouvelle série, Vol 4, pp. 20-58.

d’Avezac M.-A., 1859, L’Expédition génoise des frères Vivaldi à la découverte de la route maritime des Indes orientales au XIIIe siècle, Paris, Arthus Bertrand.

de Brosses C., 1756, Histoire des navigations aux terres australes, Paris, chez Griffon, deux volumes.

Dante, La Divine Comédie, trad. de l’italien, notes et commentaires d’H.Longnon,Paris, Garnier frères, 1962.

Fernández-Armesto F., 2007, Pathfinders. A Global History of Exploration, New York/Londres, W.W.Norton & Company.

Gråberg G., 1802, « Notizia Dell’Itinerario di Antoniotto Usodimare », Annali di geografia e di statistica, Vol. 2, pp. 280-291.

Hutchinson K., 2009, « The Antiquity of the “Injunction” Non Plus Ultra », Canadian Bulletin of Medical History, Vol. 26, n° 1, pp. 155-178.

Moore E., 1903, « The Geography of Dante », in Studies in Dantes, 3ème série, Oxford, Clarendon Press, pp. 109-143.

Rosenthal E., 1971, « Plus Ultra, Non plus Ultra, and the Columnar Device of Emperor Charles V », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 34, pp. 204-228.

Rosenthal E., 1973, « The Invention of the Columnar Device of Emperor Charles V at the Court of Burgundy in Flanders in 1516 », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 36, pp. 198-230.

 


Notes

[1] Le texte en latin est tiré de l’ouvrage Marie-Armand d’Avezac M.-A., 1859, L’Expédition génoise des frères Vivaldi à la découverte de la route maritime des Indes orientales au XIIIe siècle, Paris, Arthus Bertrand, p. 16. Trad. de VC.

[2] Petro Abano, Conciliator controversiarum, quæ inter philosophos et medicos versantur. L’édition utilisée est celle de 1565, Venise, Giunta, f°102r. Trad. de VC.

[3] Le texte en latin a été publié par Giacomo Gråberg A., 1802, « Notizia Dell’Itinerario di Antoniotto Usodimare », Annali di geografia e di statistica, Vol. 2, pp. 287-288. Trad. de VC.

[4] Le texte en latin a été publié par Giacomo Gråberg A., 1802, « Notizia Dell’Itinerario di Antoniotto Usodimare », Annali di geografia e di statistica, Vol. 2, pp. 290-291. Trad. de VC en tenant compte de la correction sur la date [d’Avezac 1945].

[5] Dante, La Divine Comédie, trad. de l’italien, notes et commentaires d’H.Longnon,Paris, Garnier frères, 1962, p.

[6] Mémoire de Pedro Fernandes de Queirós in Charles de Brosses C., 1756, Histoire des navigations aux terres australes, Paris, chez Griffon, vol. I, p. 338.

« Mondialisation », les aléas de la conscience contemporaine (3)

5. Les années 1990 : la mondialisation réinventée

L’analyse du nombre d’occurrences révèle qu’un nouveau palier est atteint au début des années 1990. La mondialisation devient le paradigme de référence pour comprendre le nouvel ordre mondial issu de la fin de la guerre froide (Amin, 1992 ; Moreau Defarges, 1993). Ceci se lit dans la transformation du mot « mondialisation ». Il devient sujet à prédicat, signe d’une essentialisation de la mondialisation. Autrement dit, on ne parle plus de « la mondialisation de quelque chose », mais tout simplement de « la mondialisation » per se :

« Mais la mondialisation est un phénomène de long terme. Son intensité n’était guère différente il y a quelques années quand l’extrême droite était jugée marginale et la France perçue comme sûre d’elle-même. » [1]

Comment l’avait déjà montré René-Éric Dagorn, « mondialisation » accède alors au rang de notion (Dagorn, 1999) – ce qui ne s’est jamais produit pour le terme de « planétarisation ». Mais cette cristallisation du sens se double d’un discours sur le mot lui-même qui oblitère complètement l’usage antérieur de celui-ci. La mondialisation est perçue comme un phénomène avant tout économique. Ainsi, en 1996, dans un compte-rendu d’un ouvrage collectif coordonné par François Chesnais :

« À l’heure où le mot “mondialisation” est mis à toutes les sauces, il convient de rappeler que ce processus a commencé voilà quinze ans, avec la mondialisation des flux financiers. » [2]

La voix d’André Fontaine semble impuissante lorsqu’il rappelle qu’en 1949 on parlait déjà de mondialisation :

« L’OCDE a beau avoir donné sa caution à cet anglicisme, le mot “globalisation” est trop… global pour avoir la précision géographique de son équivalent français “mondialisation”, néologisme au demeurant moins récent que beaucoup ne le croient. » [3]

Or cette mondialisation économique, « la mondialisation », provoque une crispation de plus en plus forte, doublée d’une montée de l’euroscepticisme après la signature du traité de Maastricht en 1992. Comme l’écrit très justement Jacques Lévy, en s’inspirant de François Perroux à propos du capitalisme, « mondialisation », en accédant au rang de notion, est devenu un « mot de combat » (Lévy, 2008). Ainsi, en 1994, Jean-Pierre Chevènement s’en prend au Parti socialiste, jugé trop mou :

« L’heure de la clarification a sonné. Pour engager le nécessaire travail de recomposition politique qui permettra de faire bouger les lignes, il est d’abord nécessaire d’opérer trois ruptures : rupture avec les appareils traditionnels, qui ont conduit la gauche dans l’impasse ; rupture avec les pratiques et les mentalités anciennes qui, privilégiant la forme sur le fond, consistent à négocier des places, des alliances sans principes, des collusions de circonstance ; rupture enfin avec l’idée que la politique ne peut plus rien – ou plus grand-chose – pour améliorer le sort des femmes et des hommes, et que l’interdépendance et la mondialisation libérale nous condamnent soit à subir et à tout accepter, soit à nous replier sur l’action locale du quartier ou de la commune. » [4]

En 1995, Zaki Laïdi souligne « le malaise de la mondialisation » :

« Or ce qui caractérise la mondialisation, c’est précisément le fait que personne ne parvient à lui donner sens, à la lier à une représentation collective, à l’objectiver. La mondialisation apparaît comme une somme de contraintes ou d’opportunités, mais non comme un projet ou une espérance.

On constate presque partout que l’ouverture sur le monde ne favorise pas spontanément une conscience d’appartenance au monde.

On ne s’investit pas dans la mondialisation comme on s’investit dans une idéologie à prétention universaliste. On constate presque partout que l’ouverture sur le monde ne favorise pas spontanément une conscience d’appartenance au monde. On n’hésitera pas à dire que la mondialisation tend aujourd’hui à détruire l’idée d’universalité ou de responsabilité mondiale. » [5]

Quelques mois plus tard, le mouvement social de novembre-décembre 1995 apparaît comme « la première révolte contre la mondialisation » [6]. Cette critique s’accompagne d’un contre-discours qui se cristallise dans le terme d’« antimondialisation » :

« La décennie élyséenne du Général a coïncidé avec un formidable développement de l’économie, du confort, de l’éducation, et le plein emploi a été atteint, qu’on avait toujours cru incompatible avec le système capitaliste.

La courbe de la croissance semblait alors ne jamais devoir s’arrêter. À l’inverse de ce qui se passe aux États-Unis, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, au Danemark, dans divers pays du tiers-monde, notamment en Asie, c’est de celle du chômage que l’on dit à présent la même chose. Que la tendance soit la même en Allemagne, en Suisse ou en Suède n’est qu’une faible consolation. Nombreux sont, au fond du cœur, les Français à en rendre l’étranger responsable, qu’il s’agisse des immigrants venus leur “voler leur travail”, des cultivateurs ou des industriels coupables d’inonder nos marchés de leurs produits à bas prix, ou des calculs de financiers sans âme, jamais tant heureux que lorsqu’ils voient monter en parallèle les cours de la Bourse et les statistiques des demandeurs d’emploi. D’où le réflexe antimaastrichtien et antimondialisateur du moment, que certains encouragent délibérément et que les autres prennent bien soin de ménager. » [7]

L’événement majeur de la fin de cette décennie est évidemment Seattle, lieu de rendez-vous « des guerriers de l’antimondialisation » [8].

Le grand paradoxe est bien l’acceptation de la mondialisation par le Parti socialiste. À l’occasion de la démission de Michel Campdessus de son poste de directeur général du FMI, en novembre 1999, Christian Sautter, alors ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, défend dans une tribune du Monde leur participation aux grandes instances économiques mondiales :

« Le mot mondialisation est devenu un pont aux ânes du discours politique. Les libéraux en font le slogan d’un marché devenu roi, les sceptiques, l’emblème de la “contrainte extérieure” des années 1970 et 1980, les illusionnistes, le symbole d’un combat de valeurs. La mondialisation n’est rien de tout cela. Elle est une réalité qu’il faut juger et maîtriser. Je pense que nous n’avons pas à regretter ce grand mouvement qui, depuis vingt ans, a transformé la planète. » [9]

Cependant, contre ce discours de l’acceptation, une autre idée de la mondialisation commence à émerger, comme le proclame Edgar Morin :

« Ce qui a surgi à Seattle, c’est la prise de conscience que le contrôle de la mondialisation ne peut s’effectuer qu’au niveau mondial. Elle comporte donc un autre type de mondialisation que celle du marché. Elle incorpore le souverainisme, mais en le dépassant. » [10]

On retrouve ici la problématique posée en 1949 par le mondialisme.

 

6. Les années 2000 : mondialisation et altermondialisation

Au début du 21e siècle, le discours sur la mondialisation s’enracine :

« Dans les années 1990, le mot mondialisation a fait florès et a permis de décrire les réalités nouvelles qui ont émergé, après la chute du mur de Berlin – à savoir la fin de la division de la planète en trois pôles (les économies occidentales, le bloc soviétique et le tiers-monde) qui s’était mise en place après la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi l’accélération des échanges, l’internationalisation de l’activité des entreprises, des marchés et des produits ainsi que la globalisation financière – qui se définit comme un processus d’interconnexion des marchés de capitaux aux niveaux national et international, conduisant à un marché unifié de l’argent, à l’échelle planétaire. » [11]

Et la théorie ne trouve guère de démentis : en 2002, Le Monde se fait l’écho du dernier numéro du magazine L’Histoire et reprend l’affirmation de Jean-Michel Gaillard, conseiller référendaire à la Cour des comptes : le mot “mondialisation” est récent, il est apparu au milieu des années 1980 comme traduction de l’américain « globalization » [12].

« La mondialisation » devient à elle seule un sujet à sondage :

« La France est, bien entendu, loin d’être le seul pays pour lequel la mondialisation pose un problème politique et où l’“entrée dans la mondialisation” est contestée par une partie de l’opinion publique. Cependant, la globalisation constitue un défi tout particulier pour ce pays pour au moins trois raisons. D’abord, elle menace directement la tradition “dirigiste” française, en raison de l’abandon qu’elle implique du contrôle de l’État sur l’économie – et donc sur la société. De plus, la mondialisation heurte les Français parce qu’ils sont, historiquement, extrêmement attachés à leur culture et à leur identité, lesquelles semblent aujourd’hui directement menacées par une mondialisation qui se confond souvent avec américanisation. Enfin, la globalisation est particulièrement difficile à accepter, car elle semble rendre encore plus élusive la quête d’un rôle international pour la France. Ainsi, lorsque, dans un sondage européen effectué avant le 11 septembre, on demanda aux personnes interrogées : “Qu’est-ce que le mot ‘mondialisation’ évoque d’abord pour vous ?”, 25 % des Français ont répondu “la domination des États-Unis”, contre seulement 8 % en Italie, 6 % en Grande-Bretagne, et à peine 3 % en Allemagne… » [13]

Mais la nouveauté est la dissimilation :

« Depuis l’émergence publique du mouvement de protestation contre la mondialisation néo-libérale à Seattle, fin novembre 1999, le mot mondialisation (ou globalisation) est utilisé un peu partout, à tort ou à raison… Mais que recouvre-t-il exactement ? Qui sont les acteurs et quel est l’enjeu de ce conflit ?

Ce questionnement est au cœur du film de Patrice Barrat diffusé dans “La Vie en face”. Globalisation : violence ou dialogue ? revient sur les origines et l’histoire de la mondialisation, pour mieux éclairer le rapport de forces qui se joue aujourd’hui entre les “pour” – organismes multilatéraux (Banque mondiale, Fonds monétaire international, OMC), gouvernements des pays riches, multinationales… – et les “contre” – multiples composantes d’un mouvement de protestation qui se mue en force de proposition et préfère dorénavant se qualifier de mouvement “pour une autre mondialisation”. L’idée est d’ “essayer de comprendre ce qui sépare les deux camps, et ce qui pourrait les rapprocher”. » [14]

L’antimondialisation se mue en une « altermondialisation » ‑ le terme apparaît dans Le Monde en juin 2002 [15]. Porto Alegre en devient le lieu symbolique [16]. Le mot entre dans le dictionnaire Larousse en 2004, date à partir de laquelle il cesse d’être employé dans Le Monde. Seuls demeurent les termes de l’engagement : « altermondialisme » et « altermondialiste ».

En 2010, c’est celui de « démondialisation » qui fait irruption, d’abord sous la plume d’Edgar Morin :

« Pour élaborer les voies qui se rejoindront dans la Voie, il nous faut nous dégager d’alternatives bornées, auxquelles nous contraint le monde de connaissance et de pensée hégémoniques. Ainsi il faut à la fois mondialiser et démondialiser, croître et décroître, développer et envelopper.

L’orientation mondialisation/démondialisation signifie que, s’il faut multiplier les processus de communication et de planétarisation culturelles, s’il faut que se constitue une conscience de “Terre-patrie”, il faut aussi promouvoir, de façon démondialisante, l’alimentation de proximité, les artisanats de proximité, les commerces de proximité, le maraîchage périurbain, les communautés locales et régionales.

L’orientation croissance/décroissance signifie qu’il faut faire croître les services, les énergies vertes, les transports publics, l’économie plurielle dont l’économie sociale et solidaire, les aménagements d’humanisation des mégapoles, les agricultures et élevages fermiers et biologiques, mais décroître les intoxications consommationnistes, la nourriture industrialisée, la production d’objets jetables et non réparables, le trafic automobile, le trafic camion (au profit du ferroutage).

L’orientation développement/enveloppement signifie que l’objectif n’est plus fondamentalement le développement des biens matériels, de l’efficacité, de la rentabilité, du calculable, il est aussi le retour de chacun sur ses besoins intérieurs, le grand retour à la vie intérieure et au primat de la compréhension d’autrui, de l’amour et de l’amitié.

Il ne suffit plus de dénoncer. Il nous faut maintenant énoncer. Il ne suffit pas de rappeler l’urgence. Il faut savoir aussi commencer par définir les voies qui conduiraient à la Voie. » [17]

 

Conclusion

Au terme de ce balayage rapide d’un demi-siècle d’archives du Monde qui permet d’élaborer un texte polyphonique sur la mondialisation, quelques grandes idées se dégagent. La première est la confirmation d’un basculement. La mondialisation, considérée initialement comme un horizon utopique d’une humanité s’acheminant vers l’accomplissement de son unité fondamentale, est devenue un processus essentiellement économique qui inquiète par sa capacité à déstabiliser les sociétés et à mettre en péril les économies nationales.

La deuxième idée est que la conscience contemporaine de la mondialisation a oblitéré son passé. Le discours selon lequel la mondialisation financière a constitué le moment fondateur de la mondialisation a été complètement accepté. Le livre de Romain Lecler, Sociologie de la mondialisation, est extrêmement révélateur de cette tendance. Alors même que son auteur entend, dans un premier chapitre, tracer l’« itinéraire d’une notion », le résultat apparaît en grande partie erroné.

Toutefois, mon intention n’est pas tant de dénoncer l’erreur sur l’histoire du mot « mondialisation » que d’interpeler sur un oubli collectif et sur une acceptation d’un discours. Nonobstant, les articles du journal Le Monde ne constituent qu’un reflet fragmentaire de la production intellectuelle française depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et ce travail de recherche sur l’usage du mot « mondialisation » autant que sur les analyses du processus de mondialisation mériterait d’être poursuivi et étendu. Il appelle une relecture, dans tous les sens du terme.

La mondialisation est en soi un processus qui s’étire dans le temps parce qu’il ne cesse de se renouveler dans ses formes et surtout dans ses moyens techniques, et qui se diffuse dans l’espace en intégrant toujours plus de monde. La mondialisation est une lente transition d’une cospatialité des êtres humains sur Terre à une coprésence globale, qui aboutit à une situation de mondialité par laquelle le Monde est devenu le site de l’humanité (Retaillé, 2012). L’avènement du Monde n’a cessé d’être proclamé au fil du siècle passé, en dernière date par Michel Lussault, dont c’est le titre du dernier ouvrage (Lussault, 2013). Quand commence véritablement « l’âge global » ? Il est difficile d’établir un seuil ; pourtant, on peut penser que la Seconde Guerre mondiale a marqué un « moment global », dans la mondialisation elle-même et dans la prise de conscience de celle-ci. Ce n’est pas un hasard si le terme de « globalization » apparaît aux États-Unis en 1943.

Bibliographie

Archives du Monde, disponibles en ligne.

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Lévy J. (dir.), 2008, L’Invention du monde. Une géohistoire de la mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po.

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Perroux F., 1954, L’Europe sans rivages, Paris, PUF.

Retaillé D., 2012, Les Lieux de la mondialisation, Paris, Le Cavalier Bleu Éditions.

Teilhard de Chardin P., 1949, La Place de l’homme dans la nature. Le groupe zoologique humain, Paris,.

Teilhard de Chardin P., 1955, Le Phénomène humain, Paris, Seuil.


Notes

[1] Jacques Lesourne, « Une France frileuse », Le Monde, 8 avril 1992.

[2] « La mondialisation financière. Genèses, coût et enjeux », Le Monde, 26 novembre 1996.

[3] André Fontaine, « Faire face à la mondialisation », Le Monde, 21 février 1996.

[4] Jean-Pierre Chevènement, « Il saut se bouger ! », Le Monde, 10 mars 1994.

[5] Zaki Laïdi, « Le malaise de la mondialisation », Le Monde, 31 août 1995.

[6] Erik Izraelewicz, « La première révolte contre la mondialisation », Le Monde, 7 décembre 1995.

[7] André Fontaine, « Sortir de la nostalgie », Le Monde, 31 mai 1997.

[8] Laurence Caramel, « Les citoyens se donnent rendez-vous à Seattle », Le Monde, 23 novembre 1999.

[9] Christian Sautter, « Une mondialisation citoyenne », Le Monde, 11 novembre 1999.

[10] Edgar Morin, « Le XXIe siècle a commencé à Seattle », Le Monde, 7 décembre 1999.

[11] « Modèles », Le Monde, 21 janvier 2003.

[12] Pierre-Antoine Delhommais, « La planète est toujours un village », Le Monde, 15 novembre 2002. Cf. Jean-Michel Gaillard, « Comment la planète est devenue un village », L’Histoire, n° 270, novembre 2002, p. 33.

[13] Philip Gordon et Sophie Meunier, « L’ouverture au monde », propos recueillis par Alain Beuve-Méry et Serge Marti, Le Monde, 16 avril 2002.

[14] Thérèse Marie Deffontaines, « Les deux mondialisations », Le Monde, 26 janvier 2002.

[15] Michel Noblecourt et Nicolas Weill, « En attendant la refondation », Le Monde, 8 juin 2002.

[16] Serguei, « Porto Alegre, sommet contre la guerre », Le Monde, 24 janvier 2003.

[17] Edgar Morin, « Éloge de la métamorphose », Le Monde, 10 janvier 2010.

« Mondialisation », les aléas de la conscience contemporaine (2)

3. Les années 1970 : une mondialisation inquiète

Le début des années 1970 constitue incontestablement un tournant majeur dans l’histoire des relations internationales de la seconde moitié du 20e siècle. La crise s’installe, et comme l’écrit l’éditorialiste du Monde Pierre Drouin, elle est planétaire :

« La conscience d’une “planétarisation” économique s’est considérablement ravivée à l’occasion de la secousse énergétique. […] Un voile s’est déchiré grâce à la crise énergétique. On a dit, après les événements de 1968 : “Rien ne sera plus comme avant.” C’est aussi vrai cette fois-ci. Pour d’autres raisons. La vulnérabilité de l’Occident est apparue crûment, et l’assurance qu’il déployait sur la manière de sécréter la richesse en est fortement ébranlée. Ce qui conduira ses dirigeants, par la force des choses, à réfléchir sérieusement sur d’autres styles de croissance. Et à considérer que l’on vit sur “une seule Terre”, où les bonnes cartes ne sont pas toutes du même côté. » [1]

Le président de la République française Valéry Giscard d’Estaing également, dans un discours prononcé le 24 septembre 1974, à la cérémonie de clôture du colloque « Biologie et devenir de l’homme », s’interroge sur l’avenir :

« Dès lors, nous assistons à un changement progressif dans les mentalités : alors que le siècle dernier avait été caractérisé par le passage du problème de l’individu au problème des classes sociales, notre siècle sera sans doute marqué par le passage du problème des classes sociales à celui des classes mondiales, c’est-à-dire de l’espèce humaine. À nous de préparer la morale nouvelle qui en gouvernera la conduite, à nous d’inventer la morale de l’espèce au seul niveau où ce soit possible : celui du monde. Vous savez peut-être que pour moi, cette prise de conscience globale des problèmes de l’espèce est une des données qui doivent éclairer les grandes évolutions politiques et sociales. Or, nous assistons actuellement à une évolution surprenante : le phénomène de la mondialisation qui résulte normalement de l’évolution de nos sociétés se manifeste effectivement, parce que tout événement qui concerne un homme se répercute à notre époque sur les autres hommes, mais il se manifeste de manière inacceptable  la mondialisation de la violence précède celle de la pensée. » [2]

Les transformations sociales perturbent. En 1975, le géographe Maurice Le Lannou définit la « mondialisation de l’économie » comme « l’extension sans bornes des grands thèmes de la consommation, c’est-à-dire d’une sociologie de la jouissance et du loisir qui multiplie les clients éventuels de la firme » [3], et fait de la mondialisation une source d’inégalités et de tensions :

« Ces appétits nouveaux, bien légitimes, viennent donc paradoxalement accentuer les inégalités entre les nations. Ils renforcent la position des grands entrepreneurs industriels, qui ont soin de les entretenir par ce prodigieux moyen de domination qu’est la publicité, et ils appauvrissent les pays retardés en multipliant et en orientant leurs besoins. » [4]

Maurice Le Lannou s’interroge ainsi sur la possibilité d’une résistance à la mondialisation dans un compte-rendu du livre de Calogero Mùscara, La Société déracinée, sans pour autant vouloir céder à une vision rétrograde :

« Refaire l’homme-habitant ne veut pas dire restituer un âge d’or. Des cadres nouveaux ont été imposés aux sociétés humaines par un progrès qui conduit à la communication de masse et à la gigantisation. Il ne s’agit que de résister aux développements excessifs qui font du progrès lui-même un gaspillage, une pollution ou une injustice. » [5]

Plaidant pour l’enracinement des hommes, Maurice Le Lannou en profite pour défendre un certain enseignement de l’histoire et de la géographie, du passé et du lieu, contre la proposition de René Haby en faveur d’un enseignement peut-être plus conceptuel des « sciences humaines ».
En 1980, Maurice Le Lannou prolonge et réaffirme sa réflexion contre la mondialisation et la destruction des traditions :

« Beaucoup a été dit, et souvent fort bien, sur ces énormes mouvements qui bouleversent la physionomie traditionnelle du monde et singulièrement de notre Occident. L’urbanisation galopante, la “rurbanisation” – moins sournoise que jamais – des plats pays, les colossales migrations de travail qui tendent à devenir des transferts irréversibles, les cohortes fiévreuses du tourisme : en voilà les plus voyants. Tout cela sous le signe d’une mondialisation qui est devenue la marque péremptoire des économies et des sociologies de notre temps. En fin de compte, c’est la fin des espaces nuancés, des sociétés différentes, d’une image du monde complexe et bigarrée qui justifiait la géographie de naguère.

[…]

Ces processus de démantèlement du local et de mondialisation des affaires et des esprits apparaissent au gros de nos contemporains comme autant de libérations. Le mot n’est pas de moi, car je n’y crois guère. Libération à l’égard des milieux naturels ? Elle ne serait véritable que si les libertés acquises ne devaient se payer d’un prix fort lourd. On a beaucoup parlé de ressources pillées, de patrimoine sacrifié, de pénurie promise, pour peu que les hommes cessent d’inventer. Il faudrait mettre davantage en lumière le rôle des délocalisations dans la genèse des pollutions et à l’origine de ces catastrophes qui sont l’équivalent moderne, abondamment augmenté, des calamités naturelles d’autrefois. Beau travail pour une géographie active et appliquée ; physique et humaine, qui ne donnerait pas toute sa foi au technocrate !

Libération, nous dit-on aussi, quant à la condition humaine, politique, économique, morale. Je n’en crois rien. Il me semble que l’ancienne entente des hommes et des lieux garantissait aux premiers infiniment plus de liberté que ne leur en apporte l’actuel divorce, et que les pseudo-libérations d’aujourd’hui, par le démembrement des vieilles communautés éprouvées, les font retomber dans d’autres servitudes. Le renoncement aux vrais ensembles de naguère est singulièrement favorable à la mise en œuvre de pouvoirs occultes, anonymes et lointains qui, sous couleur de se rapporter à l’universel, échappent à l’humain. Des logiques totalitaires se substituent aux leçons tirées des lieux.
Libérations ? Je me demande plutôt si l’ère des dominations ne vient pas de s’ouvrir. » [6]

Sur le plan économique, le développement de l’industrie textile dans plusieurs pays d’Asie commence à se faire ressentir. En 1978, la journaliste Véronique Maurus développe une analyse critique de la mondialisation de la production et du marché textile qui pourrait aboutir à une condamnation du secteur en France si aucune mesure politique n’est prise [7].

En cette même année 1978, Gérard Delfau, membre du secrétariat national du Parti socialiste, dénonce la mondialisation comme stade ultime du capitalisme, et fait référence au Manifeste du parti communiste, souvent cité encore aujourd’hui comme une des premières analyses de la mondialisation :

« Il me semble que nos nations occidentales ont atteint avec les années 60 la pointe extrême du capitalisme, tel que Marx l’avait, par anticipation, décrit. La concentration du capital, s’appuyant sur le développement du machinisme, met en cause le droit au travail et fait de couches entières de jeunes des chômeurs hors statut social. La mondialisation des marchés, annoncée dès le Manifeste (1848), a sécrété, au-delà des États, ces phénomènes singuliers que sont les multinationales, et dont seul un poète, R.-V. Pilhes, dans L’Imprécateur, a su nous faire éprouver l’obscure menace.

La loi du marché, enfin, grignote tout ce qui est encore en dehors des circuits habituels de production : l’eau, l’air, la terre, l’éducation, l’information, les loisirs, sont devenus objets de spéculation, matière à publicité. On ne sait plus très bien où commence et où finit l’exploitation que la grande masse subit, tellement le temps et l’espace sont devenus valeurs d’échange. Et cela, pour nos pays de vieille civilisation industrielle.

Le gâchis est à une autre dimension pour des continents entiers comme l’Afrique et l’Amérique du Sud, où le pillage aboutit, souvent, au génocide. Mais de ces excès naît une protestation diffuse, qui vient chez nous s’ajouter aux formes classiques de la revendication sociale. L’écologie, un certain féminisme, les associations d’usagers, la mise en cause du rôle que jouent, dans nos vies, médecins et conseillers en tous genres, la critique du gaspillage, l’espoir, encore balbutiant, d’un nouveau modèle de croissance, ne me paraissent pas antagonistes de la grève traditionnelle. » [8]

La référence à l’ouvrage de René-Victor Pihles, L’Imprécateur, est intéressante car elle n’est pas unique (cf. billet antérieur). Le livre, paru en 1974, narre comment un homme, par ses imprécations, ébranle le siège social parisien de la multinationale américaine Rosserys and Mitchell. Une phrase, souvent citée, est censée résumer l’esprit de la mondialisation industrielle des Trente Glorieuses qui s’achèvent :

« Or c’était le temps où les pays riches, hérissés d’industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l’homme depuis des millénaires : faire du monde une seule et immense entreprise. » [9]

Plutôt qu’un effondrement, on redoute surtout une « France à deux vitesses » :

« Le bouleversement économique et la politique menée depuis sept ans ont accentué le phénomène. Les contrats à temps partiel se multiplient dans le même temps où fleurissent les sociétés d’intérim. Du fait de la mondialisation des marchés, le fossé se creuse de plus en plus entre les entreprises actives sur les marchés extérieurs, disposant des méthodes de gestion les plus modernes et des cadres les plus “performants”, et les autres. Et ce, avec la bénédiction, voire l’appui, du gouvernement, dont la stratégie, plus ou moins avouée, consiste à aider les forts. Ce qui est vrai pour l’industrie l’est aussi pour l’agriculture. » [10]

Une dualité s’instaure : la mondialisation économique peut être subie, elle peut être aussi voulue. En 1978, François Grosrichard paraphrase ainsi une étude de la Datar, Villes internationales et villes mondiales :

« Le néologisme de “mondialisation” s’est appliqué vers les années 60 à des phénomènes aussi différents que la conquête spatiale, la dissuasion nucléaire, la crise des valeurs, les firmes multinationales, les moyens d’Information, la circulation des hommes, des marchandises ou des capitaux. Pourquoi ne s’appliquerait-il pas aussi aux cités ? Quand une grande ville se plie aux nouvelles caractéristiques de révolution économique internationale, mais surtout lorsqu’elle est capable d’anticiper ces mouvements, de les accompagner et d’en profiter, alors, elle accède au statut de ville mondiale. » [11]

Le paragraphe est riche d’enseignements. D’une part, le mot « mondialisation » n’est plus perçu, à la fin des années 1970, comme un néologisme ; d’autre part, il est déjà question de « villes mondiales », avec une analyse assez précise, portant sur des études de cas, et ce avant les travaux de Saskia Sassen généralement considérés comme fondateurs. La mondialisation, définie comme l’extension de l’internationalisation de la marchandise, de l’internationalisation du capital financier et de l’internationalisation de la production, et comme la combinaison de ces trois processus grâce au rôle moteur des grandes firmes multinationales, est considérée comme un processus essentiellement urbain :

« Face à ce mouvement de mondialisation, et à cause de lui, quelques villes jouent ou vont jouer un rôle mondial en ce sens qu’elles sont ou deviennent le lieu singulier de la définition d’un ordre socio-économique mondial et le moteur privilégié de sa diffusion. » [12]

Et François Grosrichard de conclure en s’interrogeant :

« À une époque où les responsables de l’aménagement du territoire semblent tous et presque exclusivement versés dans les dossiers, certes difficiles, de la France rurale, des provinces oubliées et des villages où il ne reste que des pierres, il n’était pas inopportun qu’on témoigne à nouveau quelque intérêt pour les villes. En effet, il serait dangereux, sur ce chapitre, de laisser la réflexion et la doctrine s’appauvrir en vieillissant. Dans quelques années, huit Français sur dix vivront dans des villes et dans leurs banlieues. Et comment croire qu’une nation peut tenir son rang dans le monde sans un réseau de grandes villes aux multiples renoms ? »

Le propos se retrouve sous la plume d’Henri Tezenas du Montcel, professeur de gestion des ressources humaines à l’université Paris-Dauphine et ancien collaborateur d’André Giraud, ministre de l’Industrie entre 1978 et 1981 :

« La mondialisation des échanges interdit l’isolement et contraint au renouvellement des méthodes de production et des fabrications elles-mêmes. » [13]

Il faut s’adapter !

Toutefois, dans ce contexte marqué par une défiance assez générale, on trouve une résurgence du mondialisme, défendu en 1977 dans les pages du Monde par Robert Mallet, alors recteur de l’académie de Paris :

« La population du globe en croissance exponentielle (malgré les chutes de natalité des pays dits développés, cause supplémentaire de conflits et d’invasions possibles), le gaspillage éhonté des ressources de la Terre, qui seront épuisées dans quelques décennies (malgré l’exploitation des fonds marins tout aussi épuisables que les continents émergés), la répartition anarchique des profits (le tiers de la population mondiale se partageant les 7/8e des richesses de la planète), l’aggravation continue du paupérisme des plus pauvres et de l’analphabétisation des moins instruits (les rapports de l’Unesco l’ont révélé), la prolifération des armes nucléaires (on dispose actuellement de quoi détruire un million d’Hiroshima), tout cela provoque d’immenses problèmes qu’aucun État, ni même aucun groupe d’États, ne saurait avoir la capacité de régler, tant pour sa gouverne qu’au nom de l’intérêt commun.

Ajoutons à ces facteurs de mondialisation subis dans l’involontaire communauté des épreuves toutes les raisons de se mondialiser dans le partage pas davantage prémédité mais bénéfique des sciences et des techniques appliquées à la santé, à l’information, à toutes les formes de communication. Nous assistons donc à une double mondialisation irrésistible : celle des problèmes qui n’ont pas encore trouvé de solutions, et celle des solutions qui ont déjà été adoptées par les forces des choses, autrement dit sous l’emprise de nécessités auxquelles aucune nation ne pouvait se soustraire. » [14]

La mondialisation est clairement définie comme un processus général, inéluctable, mais profondément ambivalent quant à ses conséquences. Quoi qu’il en soit, il semble alors qu’il n’y a pas d’autre choix que d’accepter cette situation nouvelle de l’humanité, « maintenant que nous y sommes… » [15].

 

4. Les années 1980 : la mondialisation financière

Le début des années 1980 commence par le « cri d’alarme » de Michel Charzat contre « la mondialisation sauvage » de l’économie française, « la déchirure du tissu industriel » [16]. Ce à quoi le gouvernement socialiste tente d’apporter une réponse :

« M. Jacques Delors reconnaît le fait de la mondialisation de l’économie, souhaite que la France ait des sociétés multinationales, et qu’elle investisse à l’étranger. Il se prononce contre l’idée d’une “économie duale” (où la France serait divisée en secteurs hautement compétitifs et industries moins performantes) et se prononce pour une “économie en continu” où tous les agents économiques sont utiles. “On ne peut bâtir le progrès social sur le sable économique.” C’est là une idée force du nouveau ministre dont les maîtres mots sont aujourd’hui : effort, rigueur, efficacité. »[17]

Position confirmée par le discours-programme de Pierre Mauroy :

« Notre pays est aujourd’hui engagé dans une nouvelle phase de mutations industrielles et technologiques. Les dures lois de la concurrence et de la productivité s’imposent à une économie ouverte qui s’insère dans la mondialisation des échanges. À nous de dominer le progrès, de dominer la machine. À nous de les mettre enfin au service de l’homme. À nous d’aller à l’idéal et de comprendre le réel. » [18]

Mais le doute n’est pas loin, comme dans cette autre déclaration de Jacques Delors dans une interview donnée au « Club de la presse » sur Europe 1 :

« Il faut bien savoir que chaque fois qu’on assume une tâche quotidienne, elle ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt des grands défis des années 80, qui se résument à trois : la mondialisation de l’économie avec l’émergence de nouveaux compétiteurs ; une troisième révolution industrielle pour laquelle les pays européens ont cinq à dix ans de retard sur les États-Unis et le Japon ; la fin d’une période ou d’un modèle de régulation économique qui avait fait merveille pendant vingt-cinq ans dans les pays européens, avec des limites selon chaque pays. » [19]

Mais la mondialisation ne se réduit pas à l’économie :

« La mondialisation de l’information, des déplacements et surtout de la science introduit, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la possibilité et la nécessité d’une éthique non plus communautaire mais universelle, qui s’adresse, au-delà des particularismes ou des convictions locales, à l’espèce humaine elle-même. C’est cette éthique transcendante, visant à définir et à protéger les droits élémentaires de la personne humaine au regard de la révolution biologique et médicale, qui devrait inspirer le Comité. » [20]

La mondialisation est un fait général, que Maurice Le Lannou ne cesse de condamner :

« La mondialisation on dirait mieux la planétarisation des idées, des désirs, des vouloirs, et, de manière regrettable, des démarches spirituelles et intellectuelles d’une humanité qui, naguère encore, ne tenait pour vrai et pour désirable que ce qui était commandé ou suggéré par l’époque et par le lieu. Il faut aujourd’hui, pour convaincre les hommes, frapper vaste et fort. L’idée doit valoir pour le monde entier, et de plus en plus l’universel se confond avec l’univers. »[21]

« Mais nous sommes arrivés au temps des ruptures plus violentes. La mondialisation rapide des économies et des mœurs, fruit (ou cause ?) de la dislocation des communautés élémentaires et des délocalisations qui suppriment l’indigène et ruinent les solidarités proches de naguère, fait que le paysage, désormais enjeu et objet de conflit, cesse partout d’être banal, c’est-à-dire familier, pour devenir le siège d’une exploitation profitable. » [22]

Mais comme le rappelle André Fontaine, le Monde reste divisé :

« Le drame spécifique de notre époque, c’est que dans son aspiration à un ordre universel, aux dimensions du “village planétaire” cher à Marshall McLuhan, que justifie la mondialisation croissante des communications de toute nature, l’humanité se soit fragmentée en deux empires rivaux qui s’effrayent l’un l’autre et, faute de pouvoir écraser l’adversaire sans risquer l’anéantissement, se chipent sournoisement des pions. » [23]

Il n’en reste pas moins qu’un aspect plus particulier caractérise cette nouvelle période : la mondialisation financière. L’expression apparaît pour la première fois dans le journal Le Monde en 1987 à l’occasion de la privatisation de la Société générale [24].

En 1988, François Rachline s’interroge sur la remise en question du pouvoir des États :

« La transnationalisation des firmes et la mondialisation financière permettent aux entreprises et aux banques de se jouer des mesures gouvernementales en jouant des différentiels que les États font immanquablement naitre : différentiels d’intérêts et d’inflation bien sûr, mais aussi différentiels de réglementations. » [25]

La question de la gouvernance mondiale est ainsi reposée par Michel Beaud, professeur d’économie, fondateur en 1983 du Gemdev :

« Puisque la finance est incapable à elle seule de produire les régularités économiques permettant le jeu des mécanismes stabilisateurs de marché, une autorité centrale et un prêteur en dernier ressort sont indispensables. Ce rôle a, jusqu’à présent, été pour l’essentiel assumé par les autorités étatiques et bancaires nationales, mais, dans le contexte actuel de globalisation financière et de mondialisation, il devient écrasant : qui donc va désormais pourvoir le prendre en charge ? » [26]

Mais il ne peut que constater l’inertie contemporaine :

« Ainsi, comme pour les risques globaux environnementaux, nous nous trouvons avec la triple dynamique d’expansion, d’“archéisation” et de mondialisation financières, devant des risques tels que devrait être mise en place une capacité de gouvernance mondiale. Au lieu d’y œuvrer, les autorités en exercice en sont réduites à gérer une coopération dont l’efficacité tient principalement à la confiance que se doivent de placer en elle les acteurs financiers internationaux. » [27]

On notera au passage l’usage du mot « globalisation », mot français qui, au sens de « mondialisation », est cependant considéré comme un anglicisme, calqué sur le mot « globalization ». Celui-ci n’est d’ailleurs jamais utilisé dans Le Monde, et la seule référence qu’on puisse trouver, est une mention de l’article de Theodore Levitt, « The Globalization of Markets », paru en 1983 dans la Harvard Business Review [28].

De fait, l’expression « globalisation financière » s’impose comme une forme spécifique de la mondialisation à partir de la fin des années 1980. Il n’est pas tellement surprenant de trouver la première occurrence en 1988 dans un article de Christian de Boissieu [29], dont la carrière d’universitaire et d’analyste financier se déroule de part et d’autre de l’Atlantique, aux États-Unis et en France.

Notes

[1] Pierre Drouin, « Une “bonne” secousse ? », Le Monde, 29 décembre 1973.

[2] « “C’est à nous d’inventer une morale de l’espèce”, affirme M. Giscard d’Estaing », Le Monde, 26 septembre 1974.

[3] Maurice Le Lannou, « La géographie. L’ordre économique et la morale », Le Monde, 15 décembre 1975.

[4] Ibid.

[5] Maurice Le Lannou, « “La société déracinée” », Le Monde, 30 août 1976.

[6] Maurice Le Lannou, « La fin des paroisses », Le Monde, 24 juillet 1980.

[7] Véronique Maurus, « Textile : il ne suffit pas d’accepter l’inévitable », Le Monde, 24 janvier 1978.

[8] Gérard Delfau, « En ce printemps mouillé de la gauche… », Le Monde, 19 juin 1978.

[9] René-Victor Pilhes, 1974, L’Imprécateur, Paris, Seuil.

[10] « La France à deux vitesses », Le Monde, 13 novembre 1980.

[11] François Grosrichard, « Une étude de la DATAR. Un renom mondial pour la province ? », Le Monde, 3 mars 1978.

[12] DATAR, 1977, Villes internationales et villes mondiales, Paris, La Documentation française, p. 21.

[13] Henri Tezenas du Montcel, « Rénover la politique industrielle », Le Monde, 13 novembre 1979.

[14] Robert Mallet, « Ne pas être mondialiste, voilà l’utopie ! », Le Monde, 9 juillet 1977.

[15] Jean Provencher, « Maintenant que nous y sommes… », Le Monde, 7 juillet 1979.

[16] F.R. « Vive le plan… et l’investissement », Le Monde, 8 octobre 1980.

[17] Pierre Drouin, « Ministres et ministres délégués Économie et finances M. Jacques Delors : effort, rigueur et efficacité », Le Monde, 25 mai 1981 : citations extraites d’une interview donnée par Jacques Delors à l’Usine nouvelle, 14 mai 1981.

[18] « Le discours-programme de M. Mauroy », Le Monde, 10 juillet 1981.

[19] « Nous devons avoir la hantise du déclin déclare M Jacques Delors », Le Monde, 26 janvier 1982.

[20] Dr Escoffier-Lambiotte, « M. Mitterrand installe le Comité national d’éthique », Le Monde, 3 décembre 1982.

[21] Maurice Le Lannou, « Le décalage entre la science et la vie », Le Monde, 6 janvier 1984.

[22] Maurice Le Lannou, « Paysage et marginalité », Le Monde, 28 août 1984.

[231] André Fontaine, « Le temps de la vengeance », Le Monde, 9 novembre 1984.

[24] François Renard, « La Société Générale privatisée. Face à la mondialisation financière », Le Monde, 16 juin 1987.

[25] François Rachline, « La crise financière et les États débordés », Le Monde, 6 janvier 1988.

[26] Michel Beaud, « Brumes financières », Le Monde, 18 décembre 1990.

[27] Ibidem.

[28] Didier Pourquery, « À l’affût du consommateur européen », Le Monde, 15 octobre 1988.

[29] Christian de Boissieu, « L’innovation financière dans les pays en développement. Une nécessité à gérer », Le Monde, 3 mai 1988.