« Mondialisation », les aléas de la conscience contemporaine (1)

En avril dernier, l’ouverture des archives du journal Le Monde depuis 1944 a constitué un micro-événement de la recherche contemporaine. Il était enfin possible d’explorer en plein texte les occurrences de certaines notions, de certains mots. Une analyse rapide m’a ainsi permis de rédiger un texte sur le terme de « mondialisation » et de prolonger un travail de recherche antérieur. Longue anthologie raisonnée plus que véritable article scientifique, ce texte sera publié en plusieurs billets. Voici le premier.

 

Introduction

Le mot « mondialisation », en français, est moins récent qu’on le croit, puisque la première occurrence attestée remonte à 1916 (Capdepuy, 2011). En pleine guerre mondiale, Paul Otlet constatait déjà une interconnexion de l’humanité, sa mobilité et son interpénétration :

« Aujourd’hui la terre entière est devenue le territoire où s’exerce l’activité humaine et celle-ci ne se laisse plus enserrer ni comprimer dans les limites arbitraires des frontières de chaque pays. Ce n’est plus seulement un échange de produits ou une circulation d’idées ; c’est une colonisation des uns chez les autres, des uns par les autres. » [1]

Et il évoquait la nécessité d’une gestion mondiale des ressources terrestres :

« Un droit nouveau doit remplacer alors le droit ancien pour préparer et organiser une nouvelle répartition. La “question sociale” a posé le problème à l’intérieur ; “la question internationale” pose le même problème à l’extérieur entre peuples. Notre époque a poursuivi une certaine socialisation de biens. […] Il s’agit, si l’on peut employer cette expression, de socialiser le droit international, comme on a socialisé le droit privé, et de prendre à l’égard des richesses naturelles des mesures de “mondialisation”. » [2]

À partir de cette date, l’emploi du mot peut être tracé, en pointillé, jusqu’aux années 1990, moment où la mondialisation véritablement s’impose dans le discours. La récente mise en ligne des archives du journal Le Monde depuis sa création en 1944 offre une ressource nouvelle permettant d’affiner cette recherche et de tester l’hypothèse selon laquelle la mondialisation, du moins en France, a connu une révolution axiologique : l’enthousiasme du milieu du 20e siècle semble céder progressivement le pas à l’inquiétude et la mondialisation, définie initialement comme un progrès de l’humanité en marche vers plus d’unité, devient une processus subi et un sujet d’inquiétude.

Le comptage du nombre d’articles dans lesquels le mot « mondialisation » est employé donne un premier aperçu sur un usage qui apparaît régulier depuis 1949 – ce qui confirme d’emblée le fait que ni le mot français ni son usage ne datent des années 1980. Toutefois, et c’est le second constat, l’emploi de ce terme ne se développe véritablement qu’à partir des années 1990, confortant l’idée communément admise que le discours sur la mondialisation est récent. Ceci pose assez bien le problème de l’écart entre une conscience relativement ancienne de la mondialisation et l’émergence assez récente d’un discours paradigmatique, et appelle une réflexion critique à la croisée de la métagéographie et de la métahistoire dans la mesure où la notion de mondialisation porte un discours à la fois sur la géographie et sur l’histoire du Monde.

La lecture des articles où le mot « mondialisation » est usité amène à élaborer une chronologie au sein de laquelle peuvent être distingués des moments de sens. Le découpage par décennies pourra paraître arbitraire, il a surtout l’avantage d’une certaine neutralité. Les périodes ainsi distinguées ne doivent pas être considérées comme autant de champs-levés, mais bien comme des moments où de nouveaux usages émergent, où des nouveaux brins sont ajoutés à la tresse du sens.

 

1. L’après-guerre : la mondialisation citoyenne

Les années qui succèdent à la fin de la Seconde Guerre mondiale donnent lieu à un discours pacifiste et internationaliste spécifique : le mondialisme. Ce courant, quelque peu oublié, a duré jusqu’aux années 1970 (Haegler, 1972) et fut néanmoins assez important pour qu’un volume de la collection « Que sais-je ? » lui soit consacré, en 1977, rédigé par Louis Périllier et Jean-Jacques L. Tur.

Plusieurs articles du Monde, entre 1949 et 1952, couvrent quelques événements suscités par ce mondialisme. Ainsi, le premier article où le mot « mondialisation » apparaît date du 17 juin 1949. Il y est question d’un appel lancé par le maire de la commune britannique de Chelmsford, située à 50 km au nord-est de Londres, et adressé aux autres représentants municipaux des soixante-dix villes qui ont déjà proclamé leur « mondialisation ». L’objectif était d’organiser des « élections-pilotes » en vue de préparer la Constituante de 1950.

D’autres articles suivirent. Plusieurs tournent autour de la figure de Garry Garis, ancien pilote de l’US Air Force pendant la guerre, qui s’engagea dans le pacifisme dès la fin de celle-ci. Il fut connu notamment pour avoir campé dans les jardins du Trocadéro à Paris et pour avoir interrompu, le 19 novembre 1948, une séance de l’Assemblée générale des Nations Unies au palais de Chaillot en lisant la « déclaration d’Oran » ‑ un texte coécrit avec Albert Camus :

« Messieurs le président et les délégués,

Je vous interromps au nom des peuples du Monde qui ne sont pas représentés ici. Bien que mes mots pourraient ne pas être entendus, notre besoin commun d’un ordre et d’une loi mondiale ne peut plus être ignoré.

Nous, le peuple, voulons une paix que seul un gouvernement mondial peut donner.

Les États souverains que vous représentez nous divisent et nous conduisent à l’abîme de la guerre totale.

J’en appelle à vous pour ne plus nous tromper par l’illusion de l’autorité politique.

J’en appelle à vous pour convoquer immédiatement une assemblée mondiale constituante afin de dresser le drapeau autour duquel tous les hommes pourront se rassembler, le drapeau d’une véritable paix, d’un gouvernement uni pour un monde uni. […] » [3]

À la fin de l’année, il fonda le mouvement des Citoyens du Monde. En 1949, à l’initiative de Robert Sarrazac, Cahors se proclame ville citoyenne du Monde et en février 1950, Le Monde reprend l’annonce faite par 230 communes du Lot de leur « mondialisation » :

« Le texte de la charte de “mondialisation” comporte essentiellement l’affirmation du principe que la sécurité et le bien-être de chaque ville sont liés à la sécurité et au bien-être de toutes les communes du monde, menacées de destruction par la guerre totale, ainsi que la revendication d’un pouvoir fédéral mondial démocratique, émanant d’une Assemblée constituante de peuples désignée à raison d’un délégué par million d’habitants.

La charte admet enfin que les villes ou territoires mondialisés ne renient en aucune manière leurs droits et leurs devoirs à l’égard de la région et de la nation auxquelles elles appartiennent. » [4]

Ceci amène André Fontaine, au mois d’avril 1950, à proposer une réflexion sur le mondialisme par rapport au contexte de guerre froide : comment mondialiser un Monde coupé en deux ?

« Il n’en reste pas moins qu’en dehors du gouvernement mondial on voit mal quel dénominateur commun pourrait encore réunir l’Est et l’Ouest. Proclamer sa conviction que seule l’unité mondiale peut permettre d’entreprendre une exploitation rationnelle et une distribution équitable des ressources du globe et éviter en fin de compte la guerre, ce n’est pas refuser de défendre les valeurs auxquelles on est attaché. L’idéologie mondialiste est sans doute la forme la plus positive du pacifisme. Il n’est à aucun degré un défaitisme ; le pire défaitisme c’est le désespoir. » [5]

Après 1950, le mot « mondialisation », qui était resté lié au mouvement mondialiste, disparaît des articles du Monde, et il faut attendre 1959 pour qu’il commence de nouveau à être utilisé ; mais le sens n’est plus tout à fait le même.

 

2. Les années 1960 : une mondialisation banalisée

En novembre 1961, dans le contexte de la crise de Berlin, André Fontaine expose la politique des États-Unis, et notamment la proposition du sénateur Mansfield de faire de Berlin une ville libre, ce qu’il lie implicitement avec le mouvement mondialiste :

« Pour l’ancien repaire de Hitler, ce ne serait pas un mauvais aboutissement que de servir de terrain d’expérience à la première tentative de mondialisation. »[6]

Mais les choses bougent. En juin 1959 déjà, François Hetman pose le problème de la balance commerciale de la France : « La France doit-elle exporter autant que l’Allemagne ? », et parle dans le corps de l’article de « la “mondialisation” des exportations » [7]. La présence de guillemets pourrait être interprétée sinon comme la marque d’un néologisme, du moins comme la trace d’un déplacement de sens. Le mot continue ici à désigner une action, mais il entre dans le vocabulaire économique, notamment par les écrits de François Perroux [8]. Plusieurs articles du Monde s’en font l’écho et reprennent incidemment le mot. Ainsi, en 1960, dans une citation extraite de l’Univers économique et social, tome de l’Encyclopédie française dirigé par Gaston Berger et François Perroux :

« […] la multiplication des monographies qui ne permet pas, à elle seule, de comprendre le monde moderne : les liens étroits – heureux par de nombreux côtés – entre hommes d’affaires et économistes, qui risquent de faire oublier à ces derniers l’ampleur de vues nécessaire à l’élaboration des projets gouvernementaux ; enfin la localisation des phénomènes économiques, alors que partout agissent les forces visant à la mondialisation des problèmes économiques et à l’unité du monde » [9].

Ou encore dans un article de 1962 rendant compte d’un numéro de la revue Comprendre, consacré à « la question internationale », auquel François Perroux a contribué :

« François Perroux surtout a maintes fois établi qu’à travers des régimes divers l’humanité est en marche vers un État post-capitaliste et post-communiste, où la plus grande œuvre de l’homme sera enfin rendue possible. Ici, en des pages précises et passionnantes, il établit le diagnostic de l’économiste : la conquête spatiale exige le contrôle plurinational des investissements et, par conséquent, la coordination plurinationale des plans de développement ; elle entraîne la socialisation et même, à plus ou moins brève échéance, la mondialisation de l’économie. » [10]

Comme dans les cas précédents, la mondialisation désigne une action définie par une intentionnalité et portée par un acteur, le plus souvent collectif, et non l’interrelation croissante des différentes parties du Monde, qui est chaque fois constatée, mais jamais nommée.

Dans cet ordre d’idée, au début des années 1960, on débat d’une possible « mondialisation du Marché commun » [11], qui consisterait à étendre la coopération économique européenne par la signature de traités avec d’autres pays ou d’autres organisations internationales (Commonwealth par exemple). Cependant, le sens peu à peu s’affaiblit, se banalise. La mondialisation n’est plus qu’une extension à l’échelle mondiale. Le géographe Maurice Le Lannou utilise le terme en 1963 à l’occasion de la parution du livre de Pierre George, Précis de géographie rurale ; il y parle de la nécessaire « mondialisation des préoccupations de l’agriculture » [12].

La mondialisation est simplement une généralisation de dimension mondiale. Cela peut s’appliquer aussi bien à la guerre du Viêtnam… :

« Ces deux versions du drame vietnamien, celle de la “localisation” et celle de la “mondialisation” de son enjeu, sont présentées au public au gré des circonstances. Il est clair que beaucoup d’officiels américains flottent entre les deux, la première leur paraissant d’un réalisme trop placide, et la seconde d’un idéalisme conduisant tout droit à la croisade permanente. » [13]

… qu’au gaullisme, comme dans ce billet ironique de Robert Escarpit :

« La stature et l’intelligence du général de Gaulle dépassent manifestement le cadre modeste de nos préoccupations nationales. La mondialisation du gaullisme vaut à notre pays un prestige inégalé. Nous n’avons aucune raison de nous priver de cet avantage. Créons donc un poste de président itinérant et nommons-y notre grand homme. Et puis, entre petites gens, essayons de faire le reste. » [14]

Le mot en rencontre parfois un autre, celui de « planétarisation », forgé par Teilhard de Chardin, mais lui aussi banalisé (et employé jusqu’à aujourd’hui) :

« Ainsi, par un paradoxe à proprement parler tragique, un siècle après les plus grandes espérances, non seulement nous ne connaissons en fait d’universel que la planétarisation des conflits et la mondialisation de la peur, mais aucun pays, aucun système, ne se fait des rapports internationaux une idée à la fois assez claire et assez cohérente pour fonder une action précise à long terme. » [15]

En 1967, Jean Lacroix développait une réflexion sur le sens de l’histoire inspirée précisément par l’œuvre de Teilhard de Chardin (1949, 1955). La mondialisation dessinait l’horizon de l’humanité planétaire :

« La socialisation est toujours dangereuse, inquiétante. La synthèse entre l’unité et la liberté est difficile. Tout le drame de l’histoire est de sauver la personne dans l’avènement de l’humanité totale, de cette mondialisation dont nous vivons le douloureux enfantement. » [16]

Mais en 1968, le terme « mondialisation », employé par François Mitterrand dans le sens banal d’extension à l’échelle mondiale, est associé à une analyse négative :

« L’Europe libérale est une contradiction dans les termes. La mondialisation du capitalisme enlève à l’avance toute consistance à l’expression politique de cette Europe-là. » [17]

À la fin des années 1960, l’inquiétude commence à pointer.

 


Notes

[1] Paul Otlet, 1916, Les Problèmes internationaux et la Guerre, les conditions et les facteurs de la vie internationale, Genève/Paris, Kundig/Rousseau, p. 76.

[2] Ibid., p. 337.

[3] http://www.worldgovernment.org/gov.html#oran, trad. de l’anglais par l’auteur.

[4] Le Monde, 17 février 1950.

[5] André Fontaine, « Le “mondialisme” », Le Monde, 3 avril 1950.

[6] André Fontaine, « Contre-attaque », Le Monde, 24 novembre 1961.

[7] François Hetman, « La France doit-elle exporter autant que l’Allemagne ? », Le Monde, 22 juin 1959.

[8] J’avais déjà signalé l’usage qu’il faisait du mot « mondialisation » dans L’Europe sans rivages, paru en 1954. Indiquons également que dans le Trésor de la langue française la première occurrence attestée de « mondialisation » est attribuée à François Perroux, Économie du XXe siècle, 1964.

[9] « Le tome de l’Encyclopédie française consacré aux questions économiques et sociales a été remis à M. Joxe par MM. Berger et Perroux », Le Monde, 28 avril 1960.

[10] Jean Lacroix, « La question internationale », Le Monde, 18 juillet 1962.

[11] L’expression, qui apparaît dans un article de Jean-Marie Domenach, « Les choix de l’Europe », Esprit, n° 314, février 1963, est citée dans un compte-rendu d’Yves Florenne, « Choix et chances de l’Europe », Le Monde, 16 mars 1963.

[12] Maurice Le Lannou, « Géorgiques du temps présent », Le Monde, 29 mars 1962.

[13] Alain Clément, « La politique de la Maison Blanche est approuvée par le Congrès et l’opinion publique », Le Monde, 12 février 1965.

[14] Robert Escarpit, « Étoiles filantes », Le Monde, 22 février 1965.

[15] Jean Charbonnel, « La légende et l’héritage », Le Monde, 27 avril 1970.

[16] Jean Lacroix, « Teilhard et le drame humain », Le Monde, 8 mai 1967.

[17] François Mitterrand, « Mobiliser l’économie », Le Monde, 1er mars 1968.

Nehru, un autre regard sur l’histoire du monde

Lorsqu’on évoque les origines de l’histoire globale, on cite généralement des historiens étatsuniens, comme Leften S. Stavrianos, William H. McNeill, ou bien encore Marshall G.S. Hodgson (cf. le billet de Chloé Maurel) ; au-delà, on inscrit l’histoire globale dans la lignée des histoires universelles, de Bossuet à René Grousset, pour s’en tenir à des auteurs français. Parfois, on rappelle l’ouvrage de H.G. Wells, The Outline of History, paru en 1920. Mais un livre est souvent passé sous silence alors même qu’il occupe une place remarquable. Il s’agit de l’ouvrage de Jawaharlal Nehru, Glimpses of World History – « Regards sur l’histoire du monde », traduit en français en 1986, dans une édition malheureusement difficile à trouver, sous le titre Lettres d’un père à sa fille. L’ouvrage, paru en 1934, est en effet composé de près de deux cents lettres écrites par Nehru à sa fille Indira entre 1930 et 1933, alors qu’il était détenu dans les prisons britanniques. Le livre rencontra un succès assez important et connut de nombreuses rééditions, et réécritures. L’édition sur laquelle je me suis appuyée est celle parue en 1947, aux couleurs du nouvel État indien.

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Figure 1. Glimpses of World History, 1re édition américaine, 1947

Parmi toutes ces lettres, j’en ai choisi trois afin de donner un aperçu sur ces Glimpses – en anglais, et en français (en espérant que la traduction ne soit ni fautive ni trop maladroite). Ce billet s’inscrit donc à la croisée de l’historiographie et de l’histoire elle-même, dans la mesure où l’émergence d’un regard historique global en Inde au début des années 1930 paraît doublement intéressant : et pour la compréhension de la genèse de l’histoire globale, et pour l’étude de la conscience de la mondialisation.

On imagine cependant le scepticisme vaguement goguenard de certains lecteurs face à une telle affirmation et la suspicion d’anachronisme. Sur quels critères peut-on en effet considérer que l’ouvrage de Nehru appartient à une histoire globale qui s’ignore encore en tant que telle ? Certes, la notion de « global history » ne date que du milieu des années 1940, mais on peut incontestablement reconnaître dans Glimpses of World History quelques traits constitutifs de l’histoire globale, à savoir :

– l’envergure mondiale de la réflexion ;

– la vision de l’histoire sur la longue durée, appuyée sur le présent et ouverte sur l’avenir ;

– le constat de la mondialisation comme processus d’interrelation croissante entre les hommes grâce aux progrès technique ;

– le rejet d’une historiographie exclusivement nationale ;

– la remise en question d’une écriture de l’histoire qui contribuerait à l’hégémonie des puissances dominantes.

Il reste qu’on ne peut pas aborder le livre de Nehru comme n’importe quel livre d’histoire. D’une part, parce qu’il ne s’agit pas initialement d’un livre, mais bien de lettres destinées à l’éducation d’Indira, née en 1917, et qui a donc au moment où elle reçoit ses lettres, entre 13 et 16 ans. D’autre part, parce qu’on ne peut pas ignorer l’engagement politique de Nehru, qui fut élu pour la première fois secrétaire général du parti du Congrès en 1923 et qui participa au mouvement de désobéissance civile initié par Gandhi en 1930 – ce qui lui valut d’être emprisonné et lui donna l’occasion d’écrire ces lettres.

Sur la formation de la pensée historique globale de Nehru, trois facteurs peuvent être mis en avant. Le premier est évidemment l’éducation britannique que Nehru a reçue lors de son séjour en Angleterre entre 1905 et 1912. Nehru fut étudiant successivement à Harrow, puis à Trinity College, et enfin à Inner Temple. C’est durant ses années d’études qu’il se familiarisa notamment avec les idées de la Fabian Society. En 1912, il fut admis à son examen de droit et rentra en Inde où il devint avocat à la haute cour d’Allahabad.

Le deuxième facteur, ce sont les voyages effectués par Nehru, au moment de ses études, puis en 1926-1927 lors d’un séjour avec sa famille en Suisse, à Genève, où il apprécia les rencontres et les discussions suscitées par la présence de la Société des Nations. Dans une lettre à son collègue Syed Mahmud, il écrit :

« Genève est pleine de toutes sortes de cours spéciaux et de lectures, et je participe à nombre de ces conférences. Dans l’ensemble, elles sont intéressantes et comme les conférenciers appartiennent à différentes nationalités européennes, la variation de leurs points de vue est intéressante. » [1]

En 1927, Nehru fut également désigné comme le représentant du Parti du Congrès à la conférence fondatrice de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale.

Nehru fait référence à ses voyages (Lettre 145) lorsqu’il se souvient avoir vu le premier avion voler au-dessus de la tour Eiffel et qu’il rappelle à Indira leur présence à l’arrivée de Charles Lindbergh après sa traversée de l’Atlantique en 1927. Il souligne que si pour Indira, se déplacer en avion peut être une évidence, pour l’avoir fait elle-même plusieurs fois, cela reste une révolution très récente pour l’humanité ; et Nehru ne cache pas son enthousiasme, révélant ici aussi sa croyance en la modernité technique et sa foi dans le progrès, malgré ses doutes sur la moralité des êtres humains. Les moyens modernes de communication, la télégraphie et l’aviation, doivent rapprocher les hommes. La mondialisation, comme décloisonnement de l’humanité, est gage d’un avenir meilleur. Sur ce point, Nehru a été fortement influencé par l’internationalisme des penseurs du 19e siècle.

Le troisième facteur est constitué par les lectures de Nehru à l’occasion de sa détention. Comme il l’écrit dans la première préface de Glimpses of World History, il prit tôt l’habitude de prendre des notes des livres qu’il lisait en prison. Cependant, le seul que Nehru mentionne est le livre de H.G. Wells, Outline of World History. On retrouve dans le livre de Nehru la même foi dans le progrès de l’humanité, qui constitue selon lui l’axe central de l’histoire (Lettre 2). On retrouve également l’importance accordée à la coopération. Cependant, alors que Wells anticipe l’avènement d’un gouvernement mondial unique, Nehru développe une vision d’une monde uni mais multipolaire, et on ne peut pas s’empêcher de penser à son engagement international après l’indépendance de l’Inde, à Bandung en 1955, puis à Belgrade en 1961. Malgré tous les brassages, pacifiques ou violents, de l’histoire, les civilisations peuvent perdurer. À ses yeux, la Chine et l’Inde en sont les deux exemples vivants.

On notera cependant un européocentrisme persistant dans la place qu’il accorde à l’Égypte, à la Babylonie, à la Grèce, même s’il ne manque pas de souligner qu’au moment où les grandes civilisations font leurs premiers pas, l’Europe en est encore à la barbarie. De fait, Nehru ne cache pas son espoir que l’histoire poursuive son cours, que l’Europe redevienne un petit cap de l’Asie et que l’Asie soit à nouveau prédominante (Lettre 4).

Ces quelques lignes n’entendent évidemment pas faire le tour de l’œuvre de Nehru. Ce billet se veut avant tout comme une invitation à la lecture, et aussi, un peu, au voyage.

Lettre 2, 5 janvier 1931 (en anglais, en français)

Lettre 4, 8 janvier 1931 (en anglais, en français)

Lettre 145, 22 mars 1933 (en anglais, en français)

 

Post-scriptum

Pour une utilisation possible d’une autre lettre dans le cadre du programme de terminale, cf. le site académique de La Réunion.

 

Bibliographie

Michele L. Langford, 2005, Deconstructing Glimpses of World History: An Analysis of Jawaharlal Nehru’s Letters to his Daughter, Thesis, Miami University, Oxford.

Patrick Manning, 2003, Navigating World History: Historians Create a Global Past, New York, Palgrave MacMillan.

Jawaharlal Nehru, 1947, Glimpses of World History, New York, The John Day Company (1ère éd. américaine, d’après l’édition revue et corrigée de 1939).

Jawaharlal Nehru, 1986, Lettres d’un père à sa fille, trad. par Anne Chaymotty, New Delhi, Conseil indien pour les relations culturelles.

 


Notes

[1] Jawaharlal Nehru, Selected Works of Jawaharlal Nehru, éd. par S. Gopal, New Delhi, Orient Longman, 1972, vol. 2, p. 240, cité par Langford, 2005.

De l’européocentrisme dans la nomenclature des océans, et de la Révolution française

Il a beaucoup été question de l’invention des continents, un peu moins des océans. Un article coécrit avec Christian Grataloup, à paraître cette semaine dans le dernier numéro de Monde(s), entend corriger cela. Toutefois, un point évoqué à l’intérieur de celui-ci m’a semblé mériter un petit éclairage complémentaire dans la perspective de l’histoire globale.

Monde(s)

Figure 1. Monde(s), n°3, « Invention des continents », sous la direction d’Isabelle Surun et de Hugues Tertrais

Pour faire droit, rappelons simplement que le découpage de l’espace maritime qui fait de la Terre une « planète bleue » repose essentiellement sur une convention, même si on pourra contester que celle-ci n’est pas purement nominaliste et prend appui sur des éléments bien réels. Cette convention tient aujourd’hui en un livre, publié par l’Organisation hydrographique internationale, dont la troisième et dernière édition remonte à 1953, et dont la nouvelle mouture en préparation ne devrait guère changer le système global. On compte actuellement cinq océans : l’océan Atlantique, l’océan Indien, l’océan Pacifique, l’océan Arctique et l’océan Austral – sept pour être précis, l’océan Atlantique et l’océan Pacifique étant divisés en deux par l’équateur. Or ce Pentateuque aquatique trouve sa constitution à la fin du 18e siècle, lors de la Révolution française.

Ce siècle fut celui des grandes explorations dans les mers du Sud : Bougainville, Cook, La Pérouse… Moins connue est la circumnavigation réalisée par Étienne Marchand à bord du navire « La Solide » entre 1790 et 1792. Cet oubli s’explique sans doute par les motifs de cette entreprise. Initialement, il ne s’agissait nullement d’une de ces grandes expéditions scientifiques comme celles menées par les marins susnommés. Son but était beaucoup plus mercantile. Le projet était de s’approvisionner en fourrures de loutres de mer et autres animaux, auprès des Indiens de la baie de Nootka (Nord-Est de l’Amérique), de revendre celles-ci en Chine et de revenir en France avec un chargement de thé, de soie et de porcelaine. Ce qui rappelle, si nécessaire, la place de la Chine dans le commerce mondial au 18e siècle (cf. le billet de la semaine dernière sur La Chine et le Monde), et le problème de la balance des paiements auquel étaient confrontés les Européens. Les commerçants marseillais voulaient imiter les marchands anglais qui commençaient tout juste à s’implanter dans la région au détriment des Espagnols (affaire de Nootka, 1790).

Le Solide

Figure 2. Expédition du Solide (Cliquez pour agrandir)

Sur le plan commercial, l’expédition française fut un échec. La concurrence des marchands anglais, l’accord signé entre Catherine II et l’empereur de Chine accordant l’exclusivité de l’importation de fourrures aux Russes, la Révolution française rendaient le contexte trop difficile. En revanche, le voyage aboutit à l’écriture de quatre volumes au contenu scientifique non négligeable, ce qui peut justifier de classer finalement ce voyage avec les précédents. C’est un passage du quatrième volume qui a retenu mon attention.

On connaît l’œuvre de la Révolution française en matière de redéfinition des cadres spatio-temporels, on sait moins que celle-ci s’étendit aux étendues océaniques et à la question de leur dénomination. Charles Pierre Claret, comte de Fleurieu, ancien ministre de Louis XVI, participa à l’expédition menée par Étienne Marchand. Devenu simple citoyen, il fut membre du Bureau des longitudes créé en 1795. Or, en 1799, Fleurieu proposa une nouvelle nomenclature hydrographique du globe, qui, après examen, fut acceptée et proposée comme nouveau référentiel :

« Le citoyen Fleurieu, membre du bureau des longitudes, ayant accompagné d’une Carte générale, la relation qu’il publie du Voyage de Marchand, navigateur marseillais, autour du Monde, a changé, dans cette carte, la division hydrographique du globe, et la nomenclature générale et particulière de l’hydrographie.

Un mémoire détaillé accompagne la relation : le citoyen Fleurieu y expose les motifs qui ont décidé les changements qu’il s’est permis.

Le bureau des longitudes, après avoir entendu la lecture du mémoire, a cru devoir nommer les citoyens Méchain, Bougainville et Buache, commissaires pour l’examiner et lui en rendre compte : et, d’après le rapport des commissaires, le bureau des longitudes approuve les changements proposés par le citoyen Fleurieu.

Il est de toute évidence que l’ancienne division hydrographique est inexacte, incomplète, et induit en erreur par son expression même. La nouvelle donne une vision juste, claire, et présente à tous les peuples, quelque position qu’ils occupent sur le globe, des dénominations également exactes.

A l’égard des changements qui regardent les terres inconnues aux anciens, et donc la découverte est due à la navigation moderne ; ces changement ont le mérite de rendre à chacun des découvreurs ce qui lui est dû. […]

En conséquence, le bureau des longitudes invite les géographes et les professeurs d’hydrographie à prendre en considération et la nouvelle division hydrographique et les autres changements qui enrichissent la carte du citoyen Fleurieu. »[1]

En quoi consiste cette révolution de la toponymie océanique ? Au 18e siècle, l’usage était encore fréquent de parler d’« océan Occidental », d’« océan Oriental » ou d’« océan Septentrional », conformément à la vision antique d’un Océan unique découpé en fonction des points cardinaux. Mais ceci n’avait évidemment de sens que par rapport à l’Europe. Certes, d’autres noms existaient : « mer Atlantique », « mer Éthiopique » (pour l’Atlantique Sud ou bien l’océan Indien), « mer des Indes », tous trois issus de la géographie grecque, et « mer Pacifique » ou « mer du Sud », inventés au début du 16e siècle, mais l’usage restait confus. Néanmoins, parler d’« océan Occidental » pour désigner l’Atlantique alors que cet océan se trouvait à l’est de l’Amérique pouvait apparaître absurde et c’est bien ce qu’écrivait déjà Edward Wells en 1706 :

 « Le globe terraqué est composé de deux grandes parties, la terre et la mer. Je dois commencer par la description de cette dernière, car elle englobe et délimite la première.

La mer a été distinguée par les Anciens en fonction des quatre coins du monde, en océans septentrional, méridional, oriental et occidental. Et bien que cette même distinction pourrait encore servir, un autre continent, entre-temps, a été découvert à côté de celui-ci connu depuis longtemps, et situé de telle façon que le vieil océan Occidental est son océan Oriental, et vice versa ; aussi, pour éviter toute ambiguïté, semble-t-il plus commode d’appeler la mer située entre la côte Ouest du Vieux Continent et la côte Est du Nouveau Continent, océan Atlantique, nom tiré du célèbre Mont Atlas sur la côte la plus occidentale de Afrique, et donné par les Anciens eux-mêmes pour autant qu’ils connaissaient l’océan Occidental. »[2]

Cette critique ne semble guère avoir été entendue, et il fallut donc attendre la fin du siècle et le mémoire de Fleurieu pour qu’elle trouve de l’écho.

 « Mon premier objet a été de ramener la division hydrographique, la division des mers, à des principes pris dans la nature, et de réformer les qualifications, les désignations, les dénominations vicieuses, que le hasard des circonstances, une prédilection de territoire, et le plus souvent l’ignorance, ont fait imposer aux différentes portions de la grande masse des eaux. »[3]

 « Les Européens qui ont tout fait à cet égard, ont rapporté tout à l’Europe ; et, selon eux, le Monde entier doit aboutir à ce centre : ainsi, ils ont appelé Océan Occidental, la partie de l’Océan qui est situé à l’occident par rapport à l’Europe. Mais depuis qu’à l’occident de cet Océan, il existe à notre connaissance une autre terre ; depuis que l’Europe et l’Afrique y ont successivement versé une partie de leur population ; exigerons-nous des hommes qui l’habitent, qu’ils donnent le nom d’Océan Occidental, d’Océan où le soleil se couche [Sol occidens], à la Mer où ils voient le soleil se lever [Sol oriens] ? »[4]

Fleurieu balaie vigoureusement cet européocentrisme entaché d’erreurs pour adopter un point de vue qu’il souhaite global :

 « Le géographe ne doit appartenir ni à un continent ni à l’autre ; il doit, pour ainsi dire, planer sur le globe, et, en le voyant tourner au-dessous de lui, attacher à chaque partie de l’Océan qui environne de ses eaux les deux masses terrestres, des dénominations qui puissent convenir également aux situations de toutes les contrées, et à tous les peuples de la Terre. Effaçons donc sans ménagement, des noms que l’ignorance, le hasard, les circonstances, le préjugé territorial, ont introduits ; des noms que le temps et l’habitude semblaient autoriser, mais que ni l’habitude ni le temps, qui ne justifient pas ce qui est absurde et incongru, ne peuvent avoir consacrés de manière à les rendre indélébiles. »[5]

La posture apparaît si radicale qu’il serait presque tentant de la qualifier anachroniquement de « post-moderne ». Cependant, sur la table rase d’une géographie hypercritique, quelle carte dessiner ? Fleurieu opère avec méthode et en revient aux concepts scientifiquement définis. Il constate ainsi qu’il n’y a qu’un seul océan et que deux continents :

 « Quand on considère le globe terrestre sous un point de vue général, on voit que la portion de sa surface qui fut destinée à être l’habitation des hommes, est partagée en deux continents, en deux grandes îles, dont l’une comprend dans ses limites, l’Europe, l’Asie et l’Afrique, et l’autre présente les deux Amériques liées par un isthme étroit qui résiste à l’action continue des eaux : je ne parle pas des îles formées en groupes ou éparses, qui se trouvent jetées dans les intervalles ; ce ne sont pas des limites de l’Océan […]. »

« L’Océan est un, universel ; ses eaux, d’un pôle à l’autre, et sur toute la circonférence du globe, se communiquent et se maintiennent en équilibre. »

« Le globe terrestre ne présente proprement que deux îles et un océan »[6]

Fleurieu finit donc par considérer que ces deux grands continents constituent un cloisonnement de l’océan mondial et qu’il y a donc deux océans. L’un est l’océan Atlantique. L’autre, Fleurieu refuse les termes de « mer du Sud » et de « mer Pacifique », jugés impropres, et propose de l’appeler Grand Océan. Il englobait dans ce dernier l’océan Indien, qu’il préférer désigner comme le grand golfe de l’Inde. Enfin, au Nord et au Sud, il adopta les cercles polaires pour distinguer un océan glacial Arctique et un océan glacial Antarctique.

Fleurieu_1798_Carte hydrogaphique

 Figure 3. Carte hydrographique réalisée par Beautemps-Beaupré, An v, d’après la nomenclature de Fleurieu (BnF)

Fleurieu concluait son mémoire avec une certaine note de scepticisme, doutant que sa nomenclature soit reprise.

 « La défaveur que porte avec soi l’idée d’une innovation, surtout quand elle attaque des dénominations que le temps semble, en quelque sorte, avoir consacrées, s’est si souvent offerte à ma pensée dans le cours du long examen auquel je me suis livré, que j’aurais hésité à proposer mes idées, si la nécessité d’une réforme ne se faisait péniblement sentir à celui qui, occupé de l’histoire des navigations, promène sans cesse ses regards sur la surface de ces plaines liquides dont l’homme, ambitieux d’accroître son domaine, osa tenter de franchir et franchit l’immense étendue. Il est si rare de combattre avec succès un usage enraciné ! Si cependant on veut considérer que je n’ai fait , pour ainsi dire , que remettre chaque chose à sa place; peut-être ne sera-t-on point arrêté par l’idée d’une innovation qui n’est qu’en apparence ; peut-être n’y verra-t-on qu’une réforme naturelle, nécessaire pour se mieux entendre en géographie, pour s’entendre partout et toujours. J’ose croire que, si la force de l’habitude peut céder à la raison, les géographes des différentes nations seront amenés, du moins insensiblement, à adopter une division et une nomenclature hydrographiques qui, n’étant celles d’aucun temps, d’aucun pays, d’aucun peuple, en particulier, conviennent également à tous les peuples, à tous les pays, à tous les temps, et doivent être invariables, comme les principes qui leur servent de fondements. »[7]

L’œuvre de Fleurieu fut le point de départ de nombreux débats au cours du 19e siècle, mais surtout, au regard de cet horizon d’une géographique universelle qui serait de nulle part, on ne peut constater que la remise en question par Fleurieu de l’européocentrisme ne lui permet pas réellement de s’en échapper. La nature comme référence absolue et débarrassée de tout prisme culturel est une utopie. Reste donc la convention, ce qui fut l’objet des discussions de la commission réunie à Londres en 1845, de la conférence hydrographique internationale de 1919, puis du Bureau hydrographique international fondé en 1921, et devenu par la suite l’Organisation hydrographique internationale.

Au-delà, l’absence de solution sub speciae eternitatis ne doit pas étouffer la radicalité de la critique qui doit sous-tendre l’écriture de toute histoire globale et qui donne toute sa légitimité à une entreprise de métahistoire et de métagéographie comme mise à nu des implicites, narratifs ou naturalistes.

 

Bibliographie

Voyage autour du Monde, pendant les années 1790, 1791, et 1792, par Étienne Marchand, Paris, Imprimerie de la République, 1800, 4 vol.

Christian Grataloup, 2009, L’invention des continents. Comment l’Europe a découpé le Monde, Paris, Larousse.

Christian Grataloup et Vincent Capdepuy, 2013, « Continents et océans : le pavage européen du globe », Monde(s), n° 3, pp. 29-52.

Martin W. Lewis et Kären E. Wigen, 1997, The Myth of Continents. A Critique of Metageography, Berkeley, University of California Press.

Olivier Serret, « L’océan mondial de la planète bleue », M@ppemonde, n° 97, 2010.

Edward Wells, 1706, A Treatrise of Antient and Present Geography, Londres, A. & J. Churchill.

 


Notes

[1] « Extrait du procès-verbal des séances du bureau des longitudes du 14 ventôse, an VIII de la République » in : Voyage autour du Monde, pendant les années 1790, 1791, et 1792, par Étienne Marchand, Paris, Imprimerie de la République, 1800, Vol. 4, n.p.

[2] Edward Wells, 1706, A Treatrise of Antient and Present Geography, Londres, A. & J. Churchill, p. 13.

[3] Charles Fleurieu, « Observations sur la division hydrographique du globe et changements proposés dans la nomenclature générale et particulière de l’hydrographie », in : Voyage autour du Monde, op. cit., Vol. 4, p. 2.

[4] Ibid., p. 3.

[5] Ibid., p. 8.

[6] Ibid., pp. 8-9

[7] Ibid., p. 73

1974, L’Imprécateur

Dans l’analyse de la mondialisation contemporaine, un rôle majeur est accordé aux firmes transnationales (FTN), ou, comme on les a d’abord appelées, les firmes multinationales. Même si on rappelle souvent que la VOC, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, était déjà à sa manière une firme multinationale, ce type d’entreprises ne commence véritablement à s’imposer qu’à partir des années 1960. La notion est alors un peu flottante, comme l’atteste l’introduction de cet article de Stephen Hymer, paru dans la Revue économique en 1968 :

« Quelle est, d’abord, la nature de la “chose” ? Pour la désigner, les étiquettes ne manquent pas : investissement direct, International Business, International Firm, International Corporate Group, Multinational Firm, Multinational Enterprise, Multinational Corporation, Multinational Family Group, World Wide Enterprise, grande entreprise plurinationale, grande entreprise multinationale, grande unité interterritoriale, grande unité pluriterritoriale ou, pour reprendre une expression du ministre français des Affaires étrangères : “la société géante américaine”. » [1]

Les firmes multinationales sont des acteurs clés de la transnationalisation du capitalisme. Non seulement elles remettent en question l’internationalisation orchestrée par les États, mais leur puissance semble rivaliser avec celle de ces derniers. En 1974, Xavier Browaeys, dans une « Introduction à l’étude des firmes multinationales », cite un article de Lester Brown que je n’ai pas pu retrouver [2], et écrit :

« Dans la même optique un auteur américain a classé, pour l’année 1966, les nations selon leur produit national brut et les entreprises d’après le volume de leurs ventes. Parmi les cent plus grandes entités économiques, on trouve cinquante et une entreprises. General Motors vient au 13e rang, presque à égalité avec la Suède, IBM et Chrysler avec la Corée du Sud ou les Philippines, Volkswagen avec l’Irlande et Goodyear avec le Maroc. » [3]

Or, c’est dans ce contexte qu’en 1974 René-Victor Pilhes publie un roman, L’Imprécateur. Le récit, au passé, relate dans une autobiographie où la fiction se confond avec l’onirisme, la chute, réelle autant que métaphorique, du siège social parisien de « la firme géante, multinationale et américaine, Rosserys & Mitchell » ‑ expression qui constitue le leitmotiv du roman :

« Rosserys & Mitchell était l’un des joyaux de cette civilisation. Grâce à ses engins, des travaux surhumains avaient été effectués dans le monde entier, du blé poussait là où Moïse sous ses pas soulevait de la poussière. Des millions d’écoliers apprenaient que, s’ils travaillaient bien en classe, ils auraient plus tard une chance d’être engagés par une firme semblable à Rosserys & Mitchell-International. Aux jeunes générations, on disait : “Le jour où le monde ne sera plus qu’une seule et même entreprise, alors, personne n’aura jamais plus faim, personne n’aura jamais plus soif, personne ne sera jamais plus malade.”

Ainsi étaient façonnés les esprits dans le monde industrialisé lorsque survint un accident dans la firme française de cette compagnie géante, américaine et multinationale.

Or c’était le temps où les pays riches, hérissés d’industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l’homme depuis des millénaires : faire du monde une seule et immense entreprise. »[*]

Le fond du roman est une réflexion sur le management. Le narrateur est le directeur des ressources humaines de la firme française et son récit est celui de la folie qui s’empare de la direction et des principaux cadres de l’entreprise suite à une série d’incidents. Le réalisme y cède peu à peu la place au burlesque comme lors de cette réunion secrète du staff constitué des douze principaux cadres, nouveaux chevaliers de la table ronde, au cours de laquelle le narrateur s’emporte dans une des nombreuses diatribes qui ponctuent le roman :

« Oh, vous, Seigneur, qui avait daigné favoriser la naissance et la multiplication des sociétés géantes, multinationales et américaines, accordez-nous les forces nécessaires à les préserver ! Grâce à elles, les biens et les marchandises fabriqués en ce bas monde s’accroissent et bientôt pourvoiront à la nourriture, à l’habillement, au confort et au loisir de toutes les créatures humaines que vous avez créées à votre image ! Grâce à elles, Seigneur, les finances internationales sont saines, les femmes et les hommes du monde entier, par-delà les frontières, au-delà des égoïsmes nationaux et des fanatismes religieux, se tiennent par la main, se sentent solidaires et s’aiment fraternellement. Car c’est un fait, Seigneur, que depuis que ces sociétés existent et étendent leur influence, le monde n’a jamais connu un tel sursaut d’honnêteté et de justice. C’est un fait, Seigneur, que ceux qui président aux destinées de ces sociétés n’ont jamais été aussi proches de vos apôtres et que jamais hommes n’ont incarné si parfaitement votre bonté et votre magnanimité. Seigneur, ces sociétés, parce qu’elles font le bien de par notre pauvre monde, parce qu’elles utilisent l’argent à soulager les souffrances des peuples malades ou affamés, sont l’objet de la haine des méchants et envieux. Voici, Seigneur, qu’il se pourrait que la propagation planétaire du bonheur soit compromise par les agissements des envoyés de Satan. Je vous prie instamment de veiller à ce que l’œuvre pacifique et désintéressée de ces sociétés multinationales, qui n’ont pour unique et cher désir que de panser les blessures, apaiser les colères, caresser les petits enfants déshérités, ne soit pas détruite par les forces du mal. Seigneur, vous qui avez chassé les marchands du temple, expulsez de nos murs les démons ! Puissent votre bonté divine et votre infinie puissance favoriser l’expansion et la croissance des compagnies géantes, américaines et multinationales qui apportent du pain à ceux qui ont faim, de l’eau à ceux qui ont soif, de l’ombre à ceux qui ont chaud, de la chaleur à ceux qui ont froid, et que se dressent, partout où il n’existe encore que terres arides et brûlées, de nombreux immeubles de verre et d’acier, et que leurs trésoriers soient protégés par vous de la vindicte obscurantiste des destructeurs ! Seigneur, je bois à votre toute-puissance et vous demande de bien vouloir pardonner leurs erreurs à douze cadres d’état-major, vos humbles serviteurs, qui, en se réunissant ici, cette nuit, tentent avec leurs modestes moyens de repousser l’envahisseur et de parer à son offensive hideuse et païenne. Buvons ! » [*]

Au-delà des qualités littéraires du roman, celui-ci constitue, on le devine ici, une source intéressante à une métahistoire et à une métagéographie de la globalité. Derrière la parodie et le suspens de l’intrigue, en effet, se révèle une réalité : la mondialisation. Le mot n’apparaît pas dans le texte, mais ce n’est pas un hasard si le roman est cité en exergue d’une étude de la DATAR portant sur les métropoles dans la mondialisation et parue en 1977. Mondialisation et multinationales apparaissent intrinsèquement liées.

À côté de cela, on trouve, évoqués, pêle-mêle, la question des délocalisations :

« Lorsque survinrent les événements relatés ici, Rosserys & Mitchell avait entrepris de construire des usines non point dans les pays assez riches pour acheter eux-mêmes les engins fabriqués et emballés sur leur sol, mais au contraire dans les pays pauvres et démunis de denrées pour la raison que les salaires payés aux ouvriers de ces pays étaient moins élevés qu’ailleurs. » [*]

L’émergence du Japon :

« Buvons au Japon, réjouissons-nous de l’érection massive des immeubles de verre et d’acier qui honorent et embellissent cet archipel béni des dieux ! » [*]

L’assassinat d’Allende (avec une allusion au rôle d’ITT) :

« Des millions de jeunes filles et de jeunes gens des pays industrialisés, dégoûtés des assassinats perpétrés par ces puissances financières internationales et de leur insolence politique, écœurés de payer si cher la liberté de consommer, tournaient innocemment leurs espoirs vers des socialismes travestis et d’impitoyables dictatures. Les démocraties de ce temps-là paraissaient à bout de souffle. Ainsi, un pays d’Amérique du Sud qui s’appelait le Chili fut un jour poignardé dans le dos par les financiers de Wall Street et leurs complices des beaux quartiers de Santiago. » [*]

La crise pétrolière :

« Les Seven Majors sont les maîtres d’œuvre de l’ensemble de ces activités ! Que vont-elles devenir maintenant que les Arabes veulent s’emparer des puits ? Et nous, sans pétrole, qu’allons-nous devenir ? » [*]

La nature dissymétrique des échanges :

« Je mis à profit mon déjeuner pour lire le journal. Je m’attardai sur les commentaires suscitées par la pénurie naissante de pétrole et les menaces qui pesaient sur le zinc, le cuivre, la bauxite et même le phosphate. Ainsi, l’Occident, entraîné par l’Amérique du Nord, avait en somme vécu au-dessus de ses moyens. Et, si les habitants des pays industrialisés avaient connu une amélioration spectaculaire de leur niveau de vie, ce n’était donc pas seulement dû à leur intelligence, à leur travail, à leur habileté, mais aussi pour une bonne part en raison du faible prix qu’ils avaient payé leurs matières premières. Voilà qui expliquait l’affamation quasi générale d’une immense partie du monde et la prospérité, le gâchis de l’autre partie. » [*]

Le traitement informatique des données :

« Nous-mêmes, dressés là, au cœur de l’Histoire de France, nous jetions en pâture à nos ordinateurs des milliers de données déjectant des milliers de résultats et de probabilités pesant lourd sur l’économie du Mexique et de la Côte-d’Ivoire. » [*]

La remise en question de la croissance :

« Nous sommes voués en effet à fabriquer n’importe quel produit pourvu qu’il soit nouveau, faute de quoi notre système est ainsi fait qu’il s’écroulera à la moindre faiblesse, au plus petit raté. L’industriel qui, l’année prochaine, ne trouvera pas son nouveau produit et son nouveau marché est condamné. Trouvez-vous cela normal, d’inventer sans cesse non pour satisfaire les besoins mais pour nourrir la machine économique ? Trouvez-vous normal que nos managers ou nos fonctionnaires des Finances parlent sans cesse de clignotants et de tableaux de bord ? La société économique serait-elle donc une espèce de Boeing 727 ? Aurait-on oublié que, si un avion vole, c’est pour transporter des passagers d’un point à un autre et que cela seul en justifie la fabrication ? Et que, s’il convient, certes, de surveiller son tableau de bord et ses clignotants, c’est uniquement pour veiller à ce qu’il ne s’écrase pas, et que cela est dans la nature des choses mais ne constitue pas un objectif ? Le but d’un avion n’est pas de voler, Brignon, cela, c’est simplement sa fonction. Nous sommes victimes de l’orgueil et du manque d’imagination conjugués des économistes des vingt dernières années, voilà ce que je voulais vous dire, Brignon. » [*]

Ces éléments sont autant de petites touches impressionnistes d’un tableau plus vaste dont le sens se perçoit évidemment mieux a posteriori, avec le recul de l’historien. L’anachronisme est un récif qu’on se gardera autant que possible d’éviter. Il ne s’agit pas de lire dans un roman de 1974 la réalité du Monde actuel. Certains éléments sont clairement datés. Il n’en demeure pas moins que René-Victor Pilhes y saisit la mondialisation à l’œuvre dans sa dimension entrepreneuriale et capitaliste, et révèle également par ses imprécations l’inquiétude que celle-ci fait déjà surgir. Dans l’histoire de la mondialisation contemporaine et de sa perception, on peut déceler à travers ce roman un basculement crucial qui a conditionné l’analyse qui en a été faite dans les années 1990.

« Et l’heure de vérité sonna enfin pour les principaux cadres de Rosserys & Mitchell-France. Ils étaient dans le vif du sujet. Cette fois, il n’était plus question de marges, de marchés, de cash-flow, de devises, de pétrole, de zinc, d’exportation. Il était question de l’homme, des hommes qu’ils étaient sous leur déguisement présomptueux de technocrates énergiques et savants tirant le char du monde postindustriel. Ils avaient à résoudre le paradoxe suivant : comment, à l’ère des ordinateurs, du télétraitement, de la gestion intégrée, de la direction par objectifs, se pouvait-il qu’un haut responsable américain proposât de créer un tribunal spécial au sein de l’entreprise afin de juger un collaborateur dans les sous-sols et de le punir ? Les sociétés multinationales, ces mécaniques fameuses qui gommaient les frontières, écrasaient de leur poids de malheureuses nations pauvres et bâillonnées, sécrétaient-elles par surcroît le fascisme à l’intérieur ? Interdire la révolution ou la démocratie aux pays pauvres, distiller le fascisme dans les nations riches, cela par le truchement de leurs puissantes firmes du monde entier, étaient-ce les deux missions qu’elles s’assignaient ? Certes, la première avait été depuis longtemps mise au jour, mais la deuxième ? Elle était moins apparente, plus subtile. L’étranglement du Chili, le monde l’avait vu. Il avait appris le meurtre un beau matin avec la même stupeur qu’il avait éprouvée en apprenant l’entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie. Mais le poison, progressivement, patiemment inoculé dans l’âme des jeunes cadres hollandais, allemands, français, espagnols, italiens, japonais ou autres, travaillant dans leurs filiales soumises à une loi spéciale, acquérant des réflexes spécifiques, ce poison-là était tout aussi dangereux et préparait de vastes ravages dans les démocraties occidentales. » [*]

Post-scriptum. Dans un article paru le 4 mai dernier dans Le Monde, la journaliste cite Marcel Gauchet : « L’année 1974 marque l’entrée dans la mondialisation. On découvre la puissance exportatrice du Japon, le premier “tigre” asiatique. Le choc du flottement des monnaies est à l’origine de l’économie financière spéculative pour équilibrer les changes. » 1974 ne marque en aucun cas l’entrée dans la mondialisation, mais elle est l’année où les Européens comprirent qu’ils en avaient perdu les rênes. L’Imprécateur en est l’immédiate expression.

Bibliographie

DATAR, 1977, Villes internationales et villes mondiales, Paris, La Documentation française.

Browaeys X., 1974, « Introduction à l’étude des firmes multinationales », Annales de Géographie, Vol. 83, n° 456, pp. 141-172.

Hymer S., 1968, « La grande “corporation” multinationale », Revue économique, Vol. 19, n° 6, pp. 949-973.

Pilhes R.-V., 1974, L’Imprécateur, Paris, Éd. du Seuil.


Notes

[1] Stephen Hymer, 1968, « La grande “corporation” multinationale », Revue économique,  Vol. 19, n° 6, p. 949.

[2] Lester Brown, “The Nation State, the multinational corporation and the changing order”, publié dans Government U.S.A in the Year 2000, New York, 1970.

[3] Xavier Browaeys, 1974, « Introduction à l’étude des firmes multinationales », Annales de Géographie, Vol. 83, n° 456, p. 141.

La grammaire des civilisations

À l’occasion de récents débats radiophoniques, sur France Culture et sur Radio Goliard[s], une référence est revenue : la Grammaire des civilisation de Fernand Braudel, modèle d’un enseignement géohistorique et d’histoire globale.

On le sait, l’ouvrage aujourd’hui connu sous ce titre, est la réédition, après la mort de Braudel, d’un manuel scolaire paru en 1963 ; ou plus exactement, d’une partie de ce manuel. Celui-ci, destiné aux classes terminales, aux propédeutiques et aux classes préparatoires aux Grandes Écoles, était l’œuvre de Suzanne Baille, de Fernand Braudel et de Robert Philippe. Or il s’avère que le titre choisi pour la réédition de 1987 est assez discutable puisqu’il ne s’applique à l’origine qu’aux trois premiers chapitres de la partie rédigée par Braudel, sur les 24 qui la composent. « Une grammaire des civilisations » ne constituait initialement qu’une sorte d’introduction théorique et c’est par synecdoque que ce titre est devenu celui du tout. Le livre aurait dû en réalité s’intituler : Jadis, hier et aujourd’hui, les grandes civilisations du monde actuel.

Le monde actuel

Figure 1. Le monde actuel, 1963

 

1) Une histoire au long cours

D’emblée, le titre originel mettait le point sur une des originalités de ce manuel. Il ne s’agissait pas d’un manuel d’histoire, ou pas d’une histoire comme on continue d’imaginer celle-ci. Ce que souligne l’introduction : « Histoire et temps présent ». L’aujourd’hui est le point de départ et le point d’aboutissement de cette analyse historique. Or le temps présent occupe une place majeure dans la pensée de Braudel, et il ne pouvait qu’être sensible à cette nouvelle temporalité des programmes. Certes, en 1950, il avait exprimé une certaine méfiance à propos de la capacité de l’historien à penser le présent :

« Privilège immense ! Qui saurait, dans les faits mêlés de la vie actuelle, distinguer aussi sûrement le durable et l’éphémère ? Pour les contemporains, les faits se présentent trop souvent, hélas, sur un même plan d’importance, et les très grands événements, constructeurs de l’avenir, font si peu de bruit – ils arrivent sur des pattes de tourterelles, disait Nietzsche – qu’on en devine rarement la présence. » [1]

Mais dès 1955, il précisait sa réflexion :

« vous savez bien que la limite entre le monde des morts et le monde des vivants se déplace à chaque instant, qu’il n’y a pas de limite entre passé et présent, si bien que l’histoire et la sociologie devraient toujours collaborer, alors qu’elles se heurtent quelquefois comme des visions différentes du monde.

[…] Il faut donner sa pleine signification à la très forte remarque de Lucien Febvre : l’histoire n’est pas seulement l’étude du passé, mais aussi l’étude du temps présent. » [2]

Si Fernand Braudel n’est pas l’instigateur des nouveaux programmes adoptés en 1957, contrairement à une affirmation souvent répétée, Lucien Febvre a de toute évidence influencé le mouvement de réforme dont ils sont l’aboutissement (Legris, 2011), et Braudel s’en est littéralement emparé.

À croire les auteurs, ce manuel se découperait en trois explications successives : un premier livre consacré à l’histoire récente, « Le monde de 1914 à nos jours », un deuxième portant sur l’histoire lointaine, « Jadis, hier et aujourd’hui, les grandes civilisations du monde actuel », et un troisième sur les grands problèmes du monde actuel, « Demain. Le monde en devenir ». En réalité, le livre deuxième, plus de 330 pages sur les quelques 530 du livre, occupe une place de poids et brouille cette tripartition. Le titre lui-même le dit, l’analyse de Fernand Braudel porte à la fois sur le présent, sur hier, sur le passé lointain, et sur le futur. C’est une « télé-histoire », comme il l’écrit à plusieurs reprises, et celle-ci transcende le temps, s’enfonçant dans le passé le plus reculé et se tournant, certes avec quelques hésitations, vers l’avenir. Les quelques livres indiqués en fin d’introduction portent tous sur cette dimension :

– Daniel Halévy, Essai sur l’accélération de l’histoire, Paris, Self, 1948 ;

– Émile Callot, Ambiguïtés et antinomies de l’histoire, Paris, Rivière, 1962 (avec un accent mis sur le chapitre vi, « L’histoire anticipée ») ;

– Jean Fourastié, La civilisation de 1975, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1953 ;

– Jean Fourastié et Claude Vimont, Histoire de demain, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1956.

Pour Braudel, « la civilisation est ainsi la plus longue des histoires » [3]. Toutefois, elle n’est pas toute l’histoire ; et on retrouverait là une mise en garde bien connue des historiens de la globalité :

« Dans ces conditions, n’acceptons pas trop vite que l’histoire des civilisations soit “toute l’histoire”, comme disait le grand historien espagnol Rafaël Altamira (1951) et, bien avant lui, François Guizot (1855). C’est toute l’histoire, sans doute, mais vue dans une certaine perspective, saisie dans ce maximum d’espace chronologique possible, compatible avec une certaine cohésion historique et humaine. » [4]

 

2. Les sciences de l’homme

En introduction, les auteurs de ce manuel avertissent :

« Le nouveau programme d’histoire des Classes Terminales pose des problèmes difficiles. Il se présente comme une explication du monde actuel tel qu’il se révèle, en termes souvent obscurs, tel qu’on ne peut le comprendre aux lumières multiples d’une histoire qui ne fait fi d’aucune des sciences sociales voisines : géographie, démographie, économie, sociologie, anthropologie, psychologie… » [5]

Plus loin, Fernand Braudel le répète :

« On ne peut définir la notion de civilisation qu’aux lumières jointes de toutes les sciences de l’homme, y compris l’histoire. Mais il ne sera pas encore franchement question de celle-ci au cours du présent chapitre.

C’est par rapport aux autres sciences de l’homme que l’on essaiera cette fois de définir le concept de civilisation, en faisant appel tour à tour à la géographie, à la sociologie, à l’économie, à la psychologie collective. » [6]

Là encore, ceci n’est pas le seul fait de Fernand Braudel, mais le résultat d’une réforme discuté depuis une dizaine d’années. En 1952, l’UNESCO crée un comité international d’experts en charge de promouvoir l’enseignement des sciences sociales en France. Parmi eux, Louis François est un acteur actif de cette ouverture de l’histoire-géographie :

« Il est évident qu’aujourd’hui notre enseignement doit donner à l’élève tout ce qui lui permettra de comprendre les conditions de l’existence de l’homme, ce qui nécessitait évidemment des notions de sciences humaines […]. Il ne s’agit pas d’introduire une nouvelle matière de type social studies, mais bien d’intégrer à l’enseignement littéraire, historique, géographique, des notions de sciences sociales qui donneront aux élèves des ouvertures sur le monde contemporain qui les aideront à la comprendre, et qui leur permettront de mieux se situer. » [7]

Ce programme intellectuel est aussi celui qui est défendu par la VIe section de l’EPHE, créée en 1947, et dirigée par Fernand Braudel à partir de 1956. Comme il l’écrivait en 1951 :

« Pour nous, il n’y a pas de sciences humaines limitées. Chacune d’elles est une porte ouverte sur l’ensemble du social et qui conduit dans toutes les pièces et à tous les étages de la maison.

[…]

Tout cloisonnement des sciences sociales est une régression. Il n’y a pas d’histoire une, de géographie une, d’économie politique une ; il y a un groupe de recherches liées et dont il ne faut pas desserrer le faisceau. » [8]

Aux yeux de Braudel, il n’y a pas plus d’homo geographicus que d’homo economicus. La différence entre les sciences sociales n’est qu’une question de point de vue et de méthode. Ce qui aboutit à la « maison des sciences de l’homme », fondation créée en 1963 et dirigée par Fernand Braudel jusqu’à sa mort en 1985.

On comprend ainsi pourquoi une méprise a pu s’insinuer dans les esprits à propos de la paternité de ce nouveau programme de terminale. Il aurait pu être l’œuvre de Braudel.

 

3. Un Monde pavé de civilisations

L’approche des civilisations doit donc être multidimensionnelle. Dans le cadre de ce billet, on s’en tiendra cependant à la seule dimension géographique.

« Les civilisations sont des espaces » [9]

« Les civilisations (quelle que soit leur taille, les grandes comme les médiocres) peuvent toujours se localiser sur une carte. Une part essentielle de leur réalité dépend des contraintes ou des avantages de leur logement géographique. » [10]

Pourtant, si on trouve de nombreuses cartes à l’intérieur de ce manuel, il n’y en a aucune donnant une vision d’ensemble, globale, de ces civilisations. On est obligé de l’imaginer à partir de la classification qui est donnée de chapitre en chapitre.

Liste des civilisations :

1. Les civilisations non-européennes

1.1. L’Islam et le monde musulman

1.2. Le continent noir « l’Afrique Noire, ou mieux les Afrique Noire »

1.3. L’Extrême-Orient

1.3.1. La Chine

1.3.2. L’Inde

1.3.3. Indochine, Indonésie, Philippines, Corée : « un Extrême-Orient maritime »

1.3.4. Japon

2. Les civilisations européennes

2.1. L’Europe

2.2. L’Amérique

2.2.1. L’Amérique latine

2.2.2. Les Etats-Unis

2.2.3. L’univers anglais (Canada, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande)

2.3. L’autre Europe (U.R.S.S.)

Aires de civilisation (Braudel)

Figure 2. « Les civilisations du monde actuel » (d’après Braudel, 1963)

Le choix de ne pas donner de limites à ces civilisations est une manière ici de respecter l’absence de carte, qui est peut-être due à cette difficulté, voire à l’impossibilité, à délimiter les espaces civilisationnels. Il y aurait peut-être un refus braudélien de donner à voir un pavage de civilisations, au contraire de la fameuse carte réalisée dans les années 1990 par Samuel Huntington. Néanmoins, il ne faudrait pas considérer que ces espaces sont flous dans la pensée de Braudel :

« chaque civilisation est liée à un espace aux limites à peu près stables ; d’où, pour chacune d’elles, une géographie particulière, la sienne, qui implique un lot de possibilités, de contraintes données, certaines quasi permanentes, jamais les mêmes d’une civilisation à l’autre. »[11]

La grammaire des relations entre civilisations est assez simple. Soit l’échange et la composition :

« La fixité des espaces solidement occupés et des frontières qui les bornent n’exclut pas la perméabilité de ces mêmes frontières devant les multiples voyages des biens culturels qui ne cessent de les franchir. »[12]

Soit la confrontation, « les chocs de civilisations » :

« Le raisonnement, jusqu’ici, suppose des civilisations en rapport pacifique les unes avec les autres, libres de leurs choix. Or les rapports violents ont souvent été la règle. Toujours tragiques, ils ont été assez souvent inutiles à long terme. »[13]

Le meilleur exemple qu’il donne est celui-ci de la colonisation :

« Le colonialisme, c’est par excellence la submersion d’une civilisation par une autre. Les vaincus cèdent toujours au plus fort, mais leur soumission reste provisoire, dès qu’il y a conflit de civilisations. »[14]

 

4. Civilisations et mondialisation

Le terme de « mondialisation » est encore rare au début des années 1960 et Fernand Braudel ne l’a semble-t-il jamais employé. Pourtant l’idée est là et elle constitue sans doute la problématique centrale de sa réflexion sur le « monde actuel ».

« Au singulier, civilisation ne serait-ce pas aujourd’hui, avant tout, le bien commun que se partagent, inégalement d’ailleurs, toutes les civilisations, “ce que l’homme n’oublie plus” ? Le feu, l’écriture, le calcul, la domestication des plantes et des animaux ne se rattachent plus à aucune origine particulière ; ils sont devenus les biens collectifs de la civilisation.

Or ce phénomène de diffusion de biens culturels communs à l’humanité entière prend dans le monde actuel une ampleur singulière. Une technique industrielle que l’Occident a créée, s’exporte à travers le monde entier qui l’accueille avec frénésie. Va-t-elle, en imposant partout un même visage : buildings de béton, de verre et d’acier, aérodromes, voies ferrées avec leurs gares et leurs haut-parleurs, villes énormes, qui, peu à peu, s’emparent de la majeure partie des hommes, va-t-elle unifier le monde ? “Nous sommes à une phase, écrit Raymond Aron, où nous découvrons à la fois la vérité relative du concept de civilisation et le dépassement nécessaire de ce concept… La phase de civilisation s’achève et… l’humanité est en train, pour son bien ou pour son mal, d’accéder à une phase nouvelle”, celle, en somme, d’une civilisation capable de s’étendre à l’univers entier.

Cependant la “civilisation industrielle” exportée par l’Occident n’est qu’un des traits de la civilisation occidentale. En l’accueillant, le monde n’accepte pas, du même coup, l’ensemble de cette civilisation, au contraire. Le passé des civilisations n’est d’ailleurs que l’histoire d’emprunts continuels qu’elles se sont faits les unes aux autres, au cours des siècles, sans perdre pour autant leurs particularismes, ni leurs originalités. Admettons pourtant que ce soit la première fois qu’un aspect décisif d’une civilisation particulière paraisse un emprunt désirable à toutes les civilisations du monde et que la vitesse des communications modernes en favorise la diffusion rapide et efficace. C’est dire seulement, croyons-nous, que ce que nous appelons civilisation industrielle s’apprête à rejoindre cette civilisation collective de l’univers dont il était question, il y a un instant. Chaque civilisation en a été, en est, ou en sera bouleversé dans ses structures.

Bref, en supposant que toutes les civilisations du monde parviennent, dans un délai plus ou moins court, à uniformiser leurs techniques usuelles et, par ces techniques, certaines de leurs façons de vivre, il n’en reste pas moins que, pour longtemps encore, nous nous retrouverons, en fin de compte, devant des civilisations très différenciées. Pour longtemps encore, le mot de civilisation gardera un singulier et un pluriel. Sur ce point, l’historien n’hésitera pas à être catégorique. »[15]

On ne peut s’empêcher de penser ici à l’œuvre de Paul Vidal de la Blache, dont on sait par ailleurs qu’elle a tant influencé l’école des Annales, et Fernand Braudel en particulier. Vidal de la Blache, dans le Tableau de la géographie de la France, décrit « la France d’autrefois ». L’ouvrage sert d’introduction à L’histoire de la France depuis les origines jusqu’à la Révolution, collection dirigée par Ernest Lavisse. Or les temps ont changé, en ce début du XXe siècle, la France est prise dans deux mouvements majeurs, l’industrialisation et la mondialisation, qui ne peuvent qu’en affecter la physionomie et que Vidal de la Blache n’ignore pas :

« Lorsque se produisent de grandes révolutions économiques, comme celles que les découvertes du XIXe ont amenées dans les moyens de transport, quels habitants du globe pourraient se flatter d’échapper à leurs conséquences ? »[16]

Cependant, cette problématique géographique des permanences et des mutations, posée à l’orée du XXe siècle, Vidal de La Blache tend quelque-peu à l’esquiver en privilégiant les structures du temps long, sans en faire la démonstration puisque son ouvrage ne traite pas de la France contemporaine. Il s’agit seulement d’une sorte de confiance placée dans le territoire national et affirmée avec force dans la conclusion du livre. Les fondements géographiques de la France demeurent les mêmes et garantissent en quelque sorte son adaptation :

« Nous croyons fermement que notre pays tient en réserve assez de ressources pour que de nouvelles forces entrent en jeu et lui permettent de jouer sa partie sur un échiquier indéfiniment agrandi, dans une concurrence de plus en plus nombreuse. Nous pensons aussi que les grands changements dont nous sommes témoins n’atteindront pas foncièrement ce qu’il y a d’essentiel dans notre tempérament national. La robuste constitution rurale que donnent à notre pays le climat et le sol est un fait cimentée par la nature et le temps. »[17]

Si le temps long de la nation est déterminé par les structures fondamentales de son espace, le temps court de l’histoire se réduit alors à n’être qu’un épiphénomène :

« Lorsqu’un coup de vent a violemment agité la surface d’une eau claire, tout vacille et se mêle ; mais, au bout d’un moment, l’image du fond se dessine de nouveau. »[18]

Et Vidal de La Blache de conclure :

« L’étude attentive de ce qui est fixe et permanent dans les conditions géographiques de la France doit être ou devenir plus que jamais notre guide. »[19]

Le temps de la géographie ne serait donc pas celui du présent, mais celui par excellence de l’immobilité, le temps de ce qui échappe au temps. « La mondialisation n’est-elle qu’un coup de vent qui agite la surface du globe ? » Telle serait finalement la question que pose Fernand Braudel à une histoire globale qui s’ignore encore, et à laquelle il apporte une réponse très proche de celle de Paul Vidal de la Blache :

« Le machinisme, avec ses innombrables conséquences, est à coup sûr capable de tordre, détruire et reconstruire mainte structure d’une civilisation. Non pas toutes. Il n’est pas, à lui seul, une civilisation. L’affirmer serait prétendre que l’Europe d’aujourd’hui est née tout à neuf, au temps de sa Révolution Industrielle qui n’a pas manqué, pour elle aussi, d’être un choc brutal. Alors qu’elle plonge bien au delà, par toutes ses racines. C’est en songeant aux nations d’Europe, que l’on peut se permettre de douter fortement du pouvoir du machinisme à unifier ou à uniformiser l’univers. Participant déjà à une civilisation d’ensemble, celle de l’Occident chrétien et humaniste, entraînées presque au même moment, il y a déjà plus d’un siècle, dans la même aventure de l’industrialisation, dotées des mêmes techniques, de la même science, d’institutions analogues, de toutes les formes sociales du machinisme, ces nations auraient dû perdre, il y a belle lurette, ces formes particularités qui permettent de parler d’une civilisation française, allemande, anglaise, méditerranéenne… Or il suffit à un Français de traverser la Manche, à un Anglais d’aborder le continent, à un Allemand de gagner l’Italie, pour qu’ils se persuadent, sans mal, qu’industrialisation n’est pas uniformisation. Incapable de détruire les particularismes régionaux, comment la technique annihilerait-elle les puissantes personnalités que sont les grandes civilisations, fondées sur des religions, des philosophies, des valeurs humaines et morales foncièrement différentes ? »[20]

On comprend mieux ainsi en quoi le dernier livre de Fernand Braudel, dont Christian Grataloup écrivait qu’il avait « le charme d’un grenier ancien », n’est pas en contradiction avec tout le reste de son œuvre. L’attachement à la longue durée de l’identité nationale et de l’identité civilisationnelle n’était pas pour lui contradictoire avec la nécessité épistémologique et historiographique d’« ouvrir les fenêtres ». Sans forcément partager toutes les analyses de Braudel, on peut s’entendre sur cette leçon que l’histoire nationale et l’histoire globale ne sont pas antithétiques. Ce que certains « historiens de garde » n’ont malheureusement pas compris.

 

Bibliographie

Braudel F., 1950, « Pour une économie historique », Revue économique, Vol. 1, n° 1, p. 37-44.

‑‑‑, 1951, «  a géographie face aux sciences humaines », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 6, n° 4, p. 485-492.

‑‑‑, 1958, « Histoire et Sciences sociales. La longue durée », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 13, n° 4, p. 725-753.

‑‑‑, 1963, « Une grammaire des civilisations », in Baille S., Braudel F. & Philippe R., Le monde actuel. Histoire et civilisations, Paris : Belin, pp. 143-475 ; 1987, Grammaire des civilisations, Paris : Arthaud/Flammarion.

‑‑‑, 1997, Les ambitions de l’Histoire, Paris : Éditions de Fallois.

Legris P., 2010, L’écriture des programmes d’histoire en France (1944-2010), thèse de doctorat, Paris Panthéon-Sorbonne : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00579269/

Vidal de La Blache Paul, 1994 (1903), Tableau géographique de la France, Paris : La Table Ronde.

 

Notes

[1] Fernand Braudel, « Pour une économie historique », Revue économique, Vol. 1, n° 1, p. 38.

[2] Fernand Braudel, 1997, Les ambitions de l’Histoire, Paris : Éditions de Fallois, p. 167.

[3] Fernand Braudel, 1963, « Jadis, hier et aujourd’hui, les grandes civilisations du monde actuel », in Baille S., Braudel F. & Philippe R., Le monde actuel. Histoire et civilisations, Paris : Belin,p. 166

[4] Ibid., p. 167.

[5] Ibid., p. 3.

[6] Ibid., p. 153.

[7] Louis François, Comité « Éducation », Compte-rendu sommaire de la réunion du 12 janvier 1954, 19 janvier 1954, AN, F1717809, f° 4, cité par Patricia Legris, 2010, p. 109.

[8] Fernand Braudel, 1951, « La géographie face aux sciences humaines », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 6, n° 4, p. 491, 492

[9] Fernand Braudel, « Jadis… », p. 153.

[10] Ibid., p. 153.

[11] Ibid., p. 154.

[12] Ibid., p. 154.

[13] Ibid., p. 166.

[14] Ibid., p. 166.

[15] Ibid., p. 148.

[16] Paul Vidal de La Blache, 1994, Tableau de la géographie française, Paris : La Table Ronde (éd. originale 1903), p. 546.

[17] Ibid., p. 547.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Fernand Braudel, « Jadis… », p. 211.