L’Orphelin de la Chine

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Figure 1. Anicet Lemonnier, Lecture de la tragédie de “l’Orphelin de la Chine” de Voltaire dans le salon de madame Geoffrin, (Photo RMN-Grand Palais – D. Arnaudet)

 

Le tableau est célèbre. Commandé par Joséphine de Beauharnais, exposé en 1814, il fixe a posteriori la scène mondaine du Paris des Lumières. Elle n’en est pas moins totalement fictive, et même assez peu vraisemblable [Lough, 1992]. Le peintre a rassemblé dans le salon de madame Geoffrin, des ministres comme Turgot et Malesherbes, des figures de l’aristocratie comme le maréchal duc de Richelieu, des savants et des philosophes : Buffon, D’Alembert, Helvetius, Montesquieu, Turgot, Diderot, Quesnay, Rousseau, l’abbé Raynal, Marivaux… tous réunis sous le buste de Voltaire, dont l’acteur Lekain lit précisément une pièce, L’Orphelin de la Chine.

Pourquoi cette pièce ? Celle-ci, quelque peu oubliée de nos jours, fut représentée pour la première fois le 20 août 1755 à la Comédie-Française. Un contemporain, dans une lettre anonyme, raconte le succès immédiat que la pièce rencontra, notamment l’acte II, dont certains vers furent très applaudis :

 « Idamé
[…]
Hélas ! Grands & petits, & sujets, & monarques,
Vainement distingués par de frivoles marques,
Égaux par nature, égaux par le malheur ;
Tout mortel est chargé de sa propre douleur ;
Sa peine lui suffit.

Zamti
Trahissez à la fois
Et le Ciel & l’Empire & le sang de nos rois.

Idamé
Je ne dois point mon sang en tribut à leur cendre.
Va, le nom de sujet n’est pas plus saint pour nous
Que les noms si sacrés & de père & d’époux,
La nature & l’hymen, voilà les lois premières ;
Les devoirs, les liens des nations entières :
Ces lois viennent des dieux, le reste est des humains. » [1]

On reconnaît là quelques grands principes du siècle, mais ce qui attirera davantage l’historien du global est l’inspiration chinoise. Dans une lettre dédicatoire au maréchal duc de Richelieu, publiée en guise de préface au texte de la pièce, Voltaire explique qu’il a trouvé son inspiration dans une pièce chinoise, L’Orphelin de la famille Zhao, composée par Ji Junxiang au 13e siècle, traduite partiellement par le jésuite Joseph de Prémare et publiée par Jean-Baptiste Du Halde dans le troisième volume de la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, paru en 1735. L’intrigue originelle se passe dans la Chine des Printemps et Automnes, Voltaire l’a transposée au moment où Gengis Khan conquiert Pékin, en 1215, tout en soulignant la référence à l’installation de la dynastie mandchoue en 1644.

« Cette pièce chinoise fut composée au quatorzième siècle, sous la dynastie même de Gengis Khan. C’est une nouvelle preuve que les vainqueurs tartares ne changèrent point les mœurs de la nation vaincue ; ils protégèrent tous les arts établis à la Chine ; ils adoptèrent toutes ses lois.

Voilà un grand exemple de la supériorité naturelle que donnent la raison & le génie sur la force aveugle & barbare ; & que les Tartares ont deux fois donné cet exemple. Car lorsqu’ils ont conquis encore ce grand Empire au commencement du siècle passé, ils se sont soumis une seconde fois à la sagesse des vaincus ; & les deux peuples n’ont formé qu’une nation gouvernée par les plus anciennes lois du monde : événement frappant qui a été le premier but de mon ouvrage. » [2]

L’admiration de Voltaire pour la Chine va d’abord à la pérennité de sa civilisation et à la morale confucéenne. La pièce, dont le drame est protéger le dernier rejeton de l’empereur chinois tué par les soldats mongols, montre la conversation du barbare Gengis Khan à la civilisation.

Acte I, Pékin est tombé aux mains des Mongols, Zamti, un mandarin se lamente :

« Le malheur est au comble ; il n’est plus, cet Empire,
Sous le glaive étranger j’ai vu tout abattu.
De quoi nous a servi d’adorer la vertu !
Nous étions vainement, dans une paix profonde,
Et les législateurs & l’exemple du monde.
Vainement par nos lois l’univers fut instruit ;
La sagesse n’est rien, la force a tout détruit.
J’ai vu des brigands la horde hyperborée,
Par des fleuves de sang se frayant une entrée,
Sur les corps entassés de nos frères mourants,
Portant partout le glaive, & les feux dévorants. » [3]

E’tan, attaché à Zamti, est accablé. Les Mongols sont de véritables barbares, des nomades étrangers à la civilisation urbaine :

« On prétend que ce roi des fiers enfants du Nord,
Gengis Khan, que le Ciel envoya pour détruire,
Dont les seuls lieutenants oppriment cet Empire,
Dans nos murs autrefois inconnu, dédaigné,
Vient toujours implacable, & toujours indigné,
Consommer sa colère & venger son injure.
Sa nation farouche est d’une autre nature
Que les tristes humains qu’enferment nos remparts.
Ils habitent des champs, des tentes, & des chars ;
Ils se croient gênés dans cette ville immense.
De nos arts, de nos lois, la beauté les offense.
Ces brigands vont changer en d’éternels déserts
Les murs que si longtemps admira l’univers. » [4]

Mais au terme de quelques péripéties, Gengis Khan reconnaît sa défaite morale :

« J’ignorais qu’un mortel pût se dompter lui-même :
Je l’apprends ; je vous dois cette gloire suprême.
Jouissez de l’honneur d’avoir pu me changer.
[…]
Je fus un conquérant, vous m’avez fait un roi.
(à Zamti)
Soyez ici des lois l’interprète suprême ;
Rendez leur ministère aussi saint que vous-mêmes ;
Enseignez la raison, la justice, & les mœurs.
Que les peuples vaincus gouvernent les vainqueurs,
Que la sagesse règne & préside au courage.
[…]

Idame’
Qui put vous inspirer ce dessein ?

Gengis
Vos vertus. » [5]

Le mot de la fin résume à lui seul la sinophilie confucianiste que Voltaire partage avec d’autres philosophes du temps, notamment Leibnitz. Le confucianisme est perçu comme une forme de déisme et comme une morale fondée sur le droit naturel [Cheng, 2009-2010].

« Les lois & la tranquillité de ce grand Empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble & le plus sacré, le respect des enfants pour les pères. À ce respect ils joignent celui qu’ils doivent à leurs premiers maîtres de morale & surtout à Con-fu-tze nommé par nous Confucius, ancien sage, qui cinq cent ans avant la fondation du christianisme, leur enseigna la vertu. » [6]

Cette réflexion est extraite du Siècle de Louis XIV, paru en 1752, dont le dernier chapitre est entièrement consacré aux « Disputes sur les cérémonies chinoises » (cf. texte en annexe). La querelle des rites est née en Europe à la fin du 17e siècle lorsque l’adaptation pratiquée par les jésuites a été remise en question. Ce sont les franciscains et les dominicains qui, à partir de 1634, dénoncent cette politique d’« accommodation » prônée dès la fin du 16e siècle par Matteo Ricci. Le christianisme tel qu’il serait pratiqué en Chine, avec des rites rendus aux ancêtres, au Ciel et à Confucius, ne serait qu’idolâtrie. Au cours des décennies suivantes, plusieurs décrets sont pris par différents papes. En 1704, le pape Clément XI interdit les pratiques chinoises. Ceci a pour conséquence en 1717 que l’empereur de Chine interdit la prédication chrétienne dans le pays et en 1723 que les missionnaires en soient expulsés. Voltaire ne peut s’empêcher d’ironiser sur la prétention d’une Europe intolérante et divisée à imposer sa « sagesse » à la Chine.

« L’empereur Camhi ne se refroidit pas pour les jésuites, mais beaucoup pour le christianisme. Son successeur chassa tous les missionnaires, & proscrivit la religion chrétienne. Ce fut en partie le fruit de ces querelles & de cette hardiesse, avec laquelle des étrangers prétendaient savoir mieux que l’empereur & les magistrats, dans quel esprit les Chinois révèrent leurs ancêtres. » [7]

Durant cette période, plusieurs ouvrages majeurs sur la Chine furent publiés, parmi lesquels : le Sinicæ historiæ decas prima de Martino Martini, en 1658 ; le Confucius sinarum philosophus, sive scientia sinensis latine exposita, de Philippe Couplet, en 1687 ; les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, de Louis Le Comte, en 1696 ; ou plus tard, la Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l’Empire de la Chine, de Jean-Baptiste Du Halde, en 1735. Or un des points problématiques est l’ancienneté de l’histoire chinoise [Pinot, 1932]. Déjà, en 1584, Juan Gonzalez de Mendoza avait établi une généalogie des rois de Chine remontant à 2600 av. J.-C., soit deux ou trois siècles avant la date biblique du Déluge (2349). En 1658, Martino Martini, d’après les annales chinoises, fixa le début du règne du premier roi de Chine en 2952 av. J.-C., tout en mentionnant un déluge vers 3000 av. J.-C. La solution avancée par les jésuites est que l’ancêtre des Chinois doit être le fils ou le petit-fils de Noé, que la langue chinoise, étant donnée sa grande permanence, doit être la langue des premiers hommes, la Lingua Adamica, et que les anciens textes chinois doivent être la manifestation la plus pure de la volonté divine. La civilisation chinoise ne pouvait donc qu’être supérieure à la civilisation européenne. En 1700, les livres de Le Comte examinés par une commission de la faculté de théologie de la Sorbonne sont censurés. Mais ceci ne met pas fin à l’accueil favorable dont profite le confucianisme en Europe, bien au contraire.

L’accommodation du christianisme en Chine par les jésuites se retourne paradoxalement contre l’universalité du christianisme et aboutit à une relativisation de la place de l’Europe. Dans l’introduction à l’Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint, paru dans une première version en 1753, Voltaire en vient à remettre en question le roman civilisationnel qui faisait commencer l’histoire européenne en Terre Sainte et explique ainsi son choix de commencer par un chapitre consacré à la Chine :

« Avant de considérer l’état où était l’Europe vers le temps de Charlemagne, & les débris de l’Empire romain, j’examine d’abord s’il n’y a rien qui soit digne de mon attention dans le reste de notre hémisphère. Ce reste est douze fois plus étendu que la Domination Romaine, & m’apprend d’abord que ces monuments des empereurs de Rome, chargés des titres de Maîtres & de Restaurateurs de l’Univers, sont des témoignages immortels de vanité & d’ignorance, non moins que de grandeur.

Frappés de l’éclat de cet Empire, de ses accroissements & de la chute, nous avons dans la plupart de nos histoires universelles traité les autres hommes comme s’ils n’existaient pas. La province de la Judée, la Grèce, les Romains se sont emparés de toute notre attention ; & quand le célèbre Bossuet dit un mot des mahométans, il n’en parle que comme d’un déluge de barbares. Cependant beaucoup de ces nations possédaient des arts utiles, que nous tenons d’elles : leurs pays nous fournissaient des commodités & des choses précieuses, que la nature nous a refusées ; & vêtus de leurs étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie, nous nous sommes fait avec trop d’injustice une loi de les ignorer. »[8]

Si on revient à L’Orphelin de la Chine, on retrouve cette révolution métahistorique dans l’épître au maréchal duc de Richelieu, à propos du théâtre :

 « La tragédie chinoise qui porte le nom de l’Orphelin, est tirée d’un recueil immense de pièces de théâtre de cette nation. Elle cultivait depuis plus de trois mille ans cet art, inventé un peu plus tard par les Grecs, de faire des portraits vivants des actions des hommes, & d’établir de ces écoles de morale, où l’on enseigne la vertu en action & en dialogues. Le poème dramatique ne fut donc longtemps en l’honneur que dans ce vaste pays de la Chine, séparé & ignoré du reste du monde, & dans la seule ville d’Athènes. Rome ne le cultiva qu’au bout de quatre cents années. » [9]

Cependant, cette provincialisation de l’Europe est relative, car la Chine a, entre-temps, été devancée :

 « Comment les Chinois, qui au quatorzième siècle, & si longtemps auparavant, savaient faire de meilleurs poèmes dramatiques que tous les Européens, sont-ils restés toujours dans l’enfance grossière de l’art, tandis qu’à force de soins & de temps notre nation est parvenue à produire environ une douzaine de pièces, qui, si elles ne sont pas parfaites, sont pourtant fort au-dessus de tout ce que le reste de la Terre a jamais produit en ce genre. Les Chinois, comme les autres Asiatiques, sont demeurés aux premiers éléments de la poésie, de l’éloquence, de la physique, de l’astronomie, de la peinture, connus par eux si longtemps avant nous. Il leur a été donné de commencer en tout plus tôt que les autres peuples, pour ne faire ensuite aucun progrès. Ils ont ressemblé aux anciens Égyptiens, qui ayant d’abord enseigné les Grecs, finirent par n’être pas capables d’être leurs disciples.

Ces Chinois chez qui nous avons voyagé à travers tant de périls, ces peuples de qui nous avons obtenu avec tant de peine la permission de leur apporter l’argent de l’Europe, & de venir les instruire, ne savent pas encore à quel point nous leur sommes supérieurs ; ils ne sont pas assez avancés, pour oser seulement nous imiter. Nous avons puisé dans leur histoire des sujets de tragédie, & ils ignorent si nous avons une histoire. » [10]

Dans deux précédents billets, j’avais attiré l’attention sur le regard critique que certains Européens, au 18e siècle, pouvaient porter sur la place de l’Europe dans le Monde, remettant en question, déjà, l’européocentrisme [cf. La découverte de l’Amérique, une erreur ? et Psalmanazar, le prétedendu Formosan]. On pourrait utiliser ces réflexions anciennes en appui de nos préoccupations contemporaines et comme une confirmation de la nécessité de sortir de l’européocentrisme. Et rien ne peut empêcher de goûter au plaisir du texte voltairien.

Toutefois, si on s’en tient à une analyse plus strictement historienne, on peut se demander s’il n’y a pas un moment critique entre la première mondialisation européenne, caractérisée par les « grandes découvertes », et la deuxième mondialisation européenne, qui est celle de la colonisation. Le passage de la sinophilie à la sinophobie peut être analysé comme le signe de cette transformation du système global comme de la société européenne [Hung, 2003]. L’œuvre de Voltaire, quoique favorable à la civilisation chinoise, amorce un basculement vers l’idée que le progrès est désormais du côté de l’Europe. Deux ouvrages majeurs marquent en 1748 cette rupture dans la perception européenne de la Chine : L’Esprit des lois de Montesquieu, où la Chine est donnée en exemple de despotisme, et Le Voyage autour du monde de George Anson, où l’auteur relate l’impuissance chinoise face à la marine britannique. Mais ceci est une autre histoire…

 

Annexe

Chapitre 35. Disputes sur les cérémonies chinoises

« Ce n’était pas assez pour l’inquiétude de notre esprit, que nous disputassions au bout de dix-sept cent ans sur des points de notre religion ; il fallut encore que celle des Chinois entrât dans nos querelles. Cette dispute ne produisit pas de grands mouvements ; mais elle caractérisa plus qu’aucune autre, cet esprit actif, contentieux & querelleur qui règne dans nos climats.

Le jésuite Matthieu Ricci, sur la fin du dix-septième siècle, avait été un des premiers missionnaires de la Chine. Les Chinois étaient & sont encore en philosophie & en littérature à peu près ce que nous étions il y a deux-cent ans. Le respect pour leurs anciens maîtres leur prescrit des bornes qu’ils n’osent passer. Le progrès dans les sciences est l’ouvrage de la hardiesse de l’esprit & du temps. Mais la morale & la police étant plus aisées à comprendre que les sciences, & s’étant perfectionnées chez eux quand les autres arts ne l’étaient pas encore ; il est arrivé que les Chinois, demeurés depuis plus de deux-mille ans à tous les termes où ils étaient parvenus, sont restés médiocres dans les sciences & le premier peuple de la terre dans la morale & dans la police, comme le plus ancien.

Après Ricci, beaucoup d’autres jésuites pénétrèrent dans ce vaste Empire ; & à la faveur des sciences de l’Europe, ils parvinrent à jeter secrètement quelques semences de la religion chrétienne, parmi les enfants du peuple, qu’ils instruisirent comme ils purent. Des dominicains, qui partageaient la mission, accusèrent les jésuites de permettre l’idolâtrie en prêchant le christianisme. La question était délicate, ainsi que la conduite qu’il fallait tenir à la Chine.

Les lois & la tranquillité de ce grand Empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble & le plus sacré, le respect des enfants pour les pères. À ce respect ils joignent celui qu’ils doivent à leurs premiers maîtres de morale & surtout à Con-fu-tze nommé par nous Confucius, ancien sage, qui cinq cent ans avant la fondation du christianisme, leur enseigna la vertu.

Les familles s’assemblent en particulier à certains jours, pour honorer leurs ancêtres ; les lettrés en public, pour honorer Con-fu-tzé. On se prosterne, suivant leur manière de saluer les supérieurs, ce qui dans toute l’Asie s’appelait autrefois adorer. On brûle des bougies & des pastilles. Des colao, que les Espagnols ont nommé Mandarins, égorgent deux fois l’an, autour de la salle où l’on vénère Con-fu-tzé des animaux dont on fait ensuite des repas. Ces cérémonies sont-elles idolâtriques ? sont-elles purement civiles? reconnaît-on ses pères & Con-fu-tzé pour des dieux ? sont-ils même invoqués seulement comme nos saints ? est-ce enfin un usage politique, dont quelques Chinois superstitieux abusent ? c’est ce que des étrangers ne pouvaient que difficilement démêler à la Chine, & ce qu’on ne pouvait décider en Europe.

Les dominicains déférèrent les usages de la Chine à l’inquisition de Rome en 1645. Le Saint-Office, sur leur exposé, défendit ces cérémonies chinoises, jusqu’à ce que le pape en décidât.

Les jésuites soutinrent la cause des Chinois & de leurs pratiques, qu’il semblait qu’on ne pouvait proscrire, sans fermer toute entrée à la religion chrétienne, dans un Empire si jaloux de ses usages. Ils représentèrent leur raisons. L’inquisition en 1656 permit aux lettrés de révérer Con-fu-tzé & aux enfants chinois d’honorer leurs pères, en protestant contre la superstition, s’il y en avait.

L’affaire étant indécise & les missionnaires toujours divisés, le procès fut sollicité à Rome de temps en temps ; & cependant les jésuites qui étaient à Pékin, se rendirent si agréables à l’empereur Camhi en qualité de mathématiciens, que ce prince, célèbre par sa bonté & par ses vertus, leur permit enfin d’être missionnaires & d’enseigner publiquement le christianisme. II n’est pas inutile d’observer, que cet empereur si despotique & petit-fils du conquérant de la Chine, était cependant soumis par l’usage aux lois de l’Empire ; qu’il ne put de sa seule autorité permettre le christianisme, & qu’il fallut s’adresser à un tribunal ; & qu’il minuta lui-même deux requêtes au nom des jésuites. Enfin en 1692 le christianisme fut permis à la Chine, par les foins infatigables & par l’habileté des seuls jésuites.

II y a dans Paris une maison établie pour les missions étrangères. Quelques prêtres de cette maison étaient alors à la Chine. Le pape, qui envoie des vicaires apostoliques dans tous les pays qu’on appelle les parties des infidèles choisit un prêtre de cette maison de Paris, nomme Maigrot, pour aller présider en qualité de vicaire à la mission de la Chine ; & lui donna l’évêché de Conon, petite province Chinoise dans le Fokien. Ce Français, évêque à la Chine, déclara non seulement les rites observés pour les morts, superstitieux & idolâtres, mais il déclara les lettrés athées. Ainsi les jésuites eurent plus alors à combattre les missionnaires leurs confrères, que les mandarins & le peuple. Ils représentèrent à Rome, qu’il paraissait assez incompatible que les Chinois fussent à la fois athées & idolâtres. On reprochait aux lettrés de n’admettre que la matière ; en ce cas il était difficile, qu’ils invoquassent les âmes de leurs pères & celle de Con-fu-tzé. Un de ces reproches semble détruire l’autre, à moins qu’on ne prétende qu’à la Chine on admet le contradictoire, comme il arrive souvent parmi nous. Mais il fallait être bien au fait de leur langue & de leurs mœurs, pour démêler ce contradictoire. Le procès de l’Empire de la Chine dura longtemps en cour de Rome. Cependant on attaqua les jésuites de tous côtés.

Un de leurs savants missionnaires, le père le Comte, avait écrit dans ses mémoires de la Chine, “que ce peuple a conservé pendant deux mille ans, la connaissance du vrai Dieu ; qu’il a sacrifié au créateur dans le plus ancien temple de l’univers ; que la Chine a pratiqué les plus pures leçons de la morale, tandis que l’Europe était dans l’erreur & dans la corruption”.

II n’était pas impossible que le père le Comte eût raison. En effet, si cette nation remonte, par une histoire authentique & par une suite de trente-six éclipses vérifiées, jusqu’au temps où nous plaçons ordinairement le déluge ; il n’est pas hors de vraisemblance, qu’elle ait conservé la connaissance d’un être suprême & unique, plus longtemps que d’autres peuples. Cependant, comme on pouvait trouver dans ces propositions quelque idée qui choque un peu les idées reçues, on les attaqua en Sorbonne. L’abbé Boileau frère de Despréaux, non moins critique que son frère & plus ennemi des jésuites, dénonça en 1700 cet éloge des Chinois comme un blasphème. L’abbé Boileau était un esprit vif & singulier, qui écrivait comiquement des choses sérieuses & hardies. Il est l’auteur du livre des flagellants & de quelques ouvrages de cette espèce. II disait qu’il les écrivait en Latin, de peur que les évêques ne le censurassent ; & Despréaux son frère disait de lui, s’il n’avait été docteur de Sorbonne, il aurait été docteur de la comédie italienne. II déclama violemment contre les jésuites & les Chinois, & commença par dire, que l’éloge de ces peuples avait ébranlé son cerveau chrétien. Les autres cerveaux de l’assemblée furent ébranlés aussi. Il y eut quelques débats. Un docteur nommé le Sage opina, qu’on envoyât sur les lieux douze de ses confrères des plus robustes, s’instruire à fond de la cause. La scène fut violente ; mais enfin la Sorbonne déclara les louanges des Chinois, fausses, scandaleuses, téméraires, impies & hérétiques.

Cette querelle, qui fut vive, envenima celle des cérémonies ; & enfin le pape Clément onze envoya l’année d’après un légat à la Chine. Il choisit Thomas Maillard de Tournon, patriarche titulaire d’Antioche. Le patriarche ne put arriver qu’en 1705. La cour de Pékin avait ignoré jusque là, qu’on la jugeait à Rome & à Paris. L’empereur Camhi reçut d’abord le patriarche de Tournon avec beaucoup de bonté. Mais on peut juger quelle fut sa surprise, quand les interprètes de ce légat lui apprirent que les chrétiens, qui prêchaient leur religion dans son Empire, ne s’accordaient point entre eux, & que ce légat venait pour terminer une querelle dont la cour de Pékin n’avait jamais entendu parler. Le légat lui fit entendre que tous les missionnaires, excepté les jésuites, condamnaient les anciens usages de l’Empire ; & qu’on soupçonnait même sa majesté Chinoise & les lettrés d’être des athées, qui n’admettaient que le ciel matériel. Il ajouta qu’il y avait un savant évêque de Conon, qui lui expliquerait tout cela, si sa majesté daignait l’entendre. La surprise du monarque redoubla, en apprenant qu’il y avait des évêques. Mais celle du lecteur ne doit pas être moindre, en voyant que ce prince indulgent poussa la bonté jusqu’à permettre à l’évêque de Conon de venir lui parler contre la religion, contre les usages de son pays, & contre lui-même. L’évêque de Conon fut admis à son audience. Il savait très peu de chinois. L’empereur lui demanda d’abord l’explication de quatre caractères peints en or au dessus de son trône. Maigrot n’en put lire que deux ; mais il soutint que les mots king-tien, que l’empereur avait écrits lui-même fur des tablettes, ne lignifiaient pas adorez adorez le seigneur du ciel. L’empereur eut la patience de lui expliquer, que c’était précisément le sens de ces mots. II daigna entrer dans un long examen. II justifia les honneurs qu’on rendait aux morts. L’évêque fut inflexible. On peut croire, que les jésuites avaient plus de crédit à la cour que lui. L’empereur, qui par les lois pouvait le faire punir de mort, se contenta de la bannir. II ordonna, que tous les Européens, qui voudraient rester dans le sein de l’Empire, viendraient désormais prendre de lui des lettres-patentes, & subir un examen.

Pour le légat de Tournon, il eut ordre de sortir de la capitale. Dès qu’il fut à Nankin, il y donna un mandement, qui condamnait absolument les rites de la Chine à l’égard des morts, & qui défendait qu’on se servît du mot dont s’était servi l’empereur, pour signifier le dieu du ciel.

Alors le légat fut relégué à Macao, dont les Chinois font toujours les maîtres quoiqu’ils permettent aux Portugais d’y avoir un gouverneur. Tandis que le légat était confiné à Macao, le pape lui envoyait la barrette ; mais elle ne lui servit qu’à le faire mourir cardinal. Il finit sa vie en 1710. Les ennemis des jésuites leur imputèrent fa mort. Ils pouvaient se contenter de leur imputer son exil.

Ces divisions, parmi les étrangers qui venaient instruire l’Empire, décréditèrent la religion qu’ils annonçaient. Elle fut encor plus décriée, lorsque la cour, ayant apporté plus d’attention à connaître les Européens, sut que non feulement les missionnaires étaient ainsi divisés, mais que parmi les négociants qui abordaient à Canton, il y avait plusieurs sectes ennemies jurées l’une de l’autre.

L’empereur Camhi ne se refroidit pas pour les jésuites, mais beaucoup pour le christianisme. Son successeur chassa tous les missionnaires, & proscrivit la religion chrétienne. Ce fut en partie le fruit de ces querelles & de cette hardiesse, avec laquelle des étrangers prétendaient savoir mieux que l’empereur & les magistrats, dans quel esprit les Chinois révèrent leurs ancêtres. Ces disputes, longtemps l’objet de l’attention de Paris, ainsi que beaucoup d’autres nées de l’oisiveté & de l’inquiétude, se sont évanouies. On s’étonne aujourd’hui, qu’elles aient produit tant d’animosités ; & l’esprit de philosophie, qui gagne de jour en jour, semble assurer la tranquillité publique. »

M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley, pp. 408-

 

Bibliographie

Anonyme, 1755, Lettre à Madame de *** sur l’Orphelin de la Chine, tragédie nouvelle de M. de Voltaire, s.l.

Cheng A., 2009-2010, Cours au collège de France, « Confucius revisité : textes anciens, nouveaux discours (suite) », résumé annuel.

Du Halde, J.-B., 1735, Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, Paris, chez Le Mercier, 4 vol.

Hung, H.-F., 2003, « Orientalist Knowledge and Social Theories: China and the European Conceptions of East-West Differences from 1600 to 1900 », Sociologial Theory, Vol. 21, n° 3, pp. 254-280.

Lough J., 1992, « À propos du tableau de Lemonnier : “Une soirée chez Madame Geoffrin” », in : Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 12, pp. 4-18.

Pinot V., 1932, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France (1640-1740), Paris, Paul Geuthner.

M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le Siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley.

Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert.

 

Notes

[1] Anonyme, 1755, Lettre à Madame de *** sur l’Orphelin de la Chine, tragédie nouvelle de M. de Voltaire, s.l., p.

[2] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, épître, p. 4.

[3] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, pp. 12-13.

[4] Ibid., p. 15

[5] Ibid., p. 62.

[6] M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le Siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley, pp. 408-409.

[7] Ibid., p. 412.

[8] Voltaire, 1753, Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint, La Haye, chez Jean Neaulme, Introduction, n.p.

[9] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, épître, p. 4.

[10] Ibid., pp. 6-7.

Une réflexion au sujet de « L’Orphelin de la Chine »

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