La mondialisation impériale des monothéismes

On a relevé depuis longtemps, au moins depuis le philosophe existentialiste chrétien Karl Jaspers [1949], la coïncidence de l’apparition, vers la moitié du premier millénaire avant notre ère, de plusieurs grandes religions monothéistes ou dites « du Salut », ou encore « universalistes », ou au moins de nouvelles « sagesses ». On considère en effet que le judaïsme, dont est issu le christianisme (et qui tous deux déboucheront plus tard sur l’islam), est élaboré pour une grande part pendant la captivité des élites juives à Babylone au 6e siècle avant notre ère ; que le mazdéisme (qui a pu influencer le judaïsme pendant cette même captivité) éclot sans doute vers le 9e siècle mais prend son essor à la même époque ; que le prince Gautama fondateur du bouddhisme aurait en principe vécu entre 624 et 544 ; Mahâvîra fondateur du jaïnisme indien entre 599 et 527 ; Confucius entre 551 et 479, lui-même sensiblement contemporain de Lao Tseu mais aussi de Parménide et des débuts de la philosophie et de la science grecques.

Yves Lambert, dans sa stimulante synthèse posthume sur La Naissance des religions [2007], relève et argumente cette coïncidence, et rappelle aussi les contacts directs, historiques, culturels, commerciaux, voire militaires, qui ont mis en rapport ces différentes civilisations, notamment avec les conquêtes d’Alexandre ; il reprend partiellement la thèse de Jaspers, dite du « tournant axial universaliste » des religions du Salut. À côté de ce point de vue essentiellement historique, l’historienne des religions, et ancienne religieuse, Karen Armstrong [2009], a vu récemment dans cette coïncidence l’essor d’une nouvelle attitude au monde, soucieuse d’« éradiquer l’égoïsme » et de « promouvoir la spiritualité » –, une interprétation sans doute un peu irénique et insuffisamment fondée, et comme concluait Jean-François Dortier dans son compte-rendu de l’ouvrage en 2009 : « C’est peut-être une belle histoire, mais ce n’est pas vraiment de l’histoire. »

Du néolithique au polythéisme

Si l’on repart de l’hypothèse générale de Lambert, quant à une correspondance, certes complexe et sans liens simples de causes à effets, entre les formes sociales et les constructions religieuses, on peut vérifier à l’aide des données archéologiques que les sociétés agricoles néolithiques peu différenciées ne témoignent que d’activités religieuses centrées sur des cultes agraires domestiques, avec une prédominance des représentations féminines et un intérêt pour les ancêtres, ce que confirment les données ethnographiques sur des sociétés comparables (Dogons).

Lorsqu’apparaissent progressivement des sociétés inégalitaires et hiérarchisées, avec des chefferies puis des cités et des royaumes, les représentations féminines s’estompent au profit, comme en Europe à partir du 4e millénaire, de nouvelles images, hommes en armes, soleil, roue, cheval, char de guerre, barque, etc. Le spectaculaire disque d’or et de bronze trouvé récemment à Nebra, dans le nord de l’Allemagne, illustre ces thèmes, comme la maquette en bronze et or du char de Trundholm au Danemark, ou encore les gravures rupestres de Scandinavie (comme celles de Tanum en Suède) ou des vallées alpines (comme celles de la vallée des Merveilles dans le Mercantour, ou du Valcamonica en Italie), ou enfin les stèles en pierre de la Méditerranée occidentale. Au Proche-Orient, les premiers textes des premières villes, et leurs images, montrent un panthéon divin très hiérarchisé, sur le modèle des sociétés sous-jacentes ; c’est le polythéisme que nous trouvons ensuite dans les sociétés bien documentées de la Grèce et de Rome. Entre chefferies et royaumes, il n’y a ainsi qu’une différence de degré aussi bien dans l’organisation sociale que dans l’organisation religieuse, avec un clergé de plus en plus important et spécialisé, mais il n’y a pas de différence de nature.

Chefferies et États ou cités-États archaïques, en proie à des guerres constantes, se détruisent, se réduisent en esclavage et s’annexent les uns les autres, mais prétendent rarement imposer leur religion aux vaincus, même s’ils en détruisent les temples. Les victoires d’une armée sont en même temps celle de ses dieux ; elles ne prouvent pas que les dieux vaincus n’existent pas. Ou bien, comme le pense Jules César dans La Guerre des Gaules, en ce qui pourrait être une forme de pensée transitionnelle, ce sont les mêmes dieux qui sont partout adorés, mais sous des noms et avec des rituels différents.

La voie impériale

Tout autre est la vision politique qui apparaît peu à peu dans plusieurs régions de l’Eurasie au cours du premier millénaire avant notre ère : celle d’empire, voire d’empire universel. Un empire n’est pas seulement un (très) grand royaume ; il contient l’idée d’une conquête indéfinie, d’une vocation universelle. Il est frappant qu’à peu près au même moment, après l’épisode éphémère d’Alexandre, se forment l’Empire romain, l’Empire parthe (issu de l’Empire perse) et, à l’autre bout de l’Eurasie, l’Empire chinois des Hans, tandis qu’en Inde l’Empire kouchan succède à l’Empire maurya. Ces empires, contrairement aux royaumes ordinaires, ne se contentent pas d’agresser leurs voisins ou de leur résister. Ils prétendent les absorber dans une fuite en avant sans fin et les organiser en une entité unique fortement structurée et sous la domination d’un seul homme, l’empereur, lui-même divinisé ou à tout le moins représentant et mandataire du divin. Serait-ce un hasard si l’essor des empires coïncide avec celle des monothéismes et des « sagesses » universalistes, quelles que soient leurs formes ?

Dans un premier temps, l’Empire romain respecte le foisonnement des religions locales, se contentant d’imposer à tous les peuples dominés le culte de l’empereur divinisé. Mais bientôt se répand une nouvelle religion monothéiste, le christianisme, issu du succès d’une hérésie juive. D’abord combattu au 2e siècle, il est adopté par l’habile empereur Constantin dès 313, et imposé moins de 70 ans plus tard par Théodose, le dernier à régner sur tout l’empire, comme unique religion impériale, avec toutes les persécutions afférentes contre tous les autres cultes. L’idée d’un dieu (mâle) unique conforte et exprime celle d’un souverain unique à vocation universel. Elle va de pair, comme pour tous les autres monothéismes, avec le prosélytisme et l’intolérance. Les structures politiques de l’Antiquité romaine tardive s’appuient fortement sur la hiérarchie ecclésiastique, qui se perpétue sans encombre dans les nouvelles sociétés du Moyen Âge. Ces dernières se revendiquent d’ailleurs comme descendantes de l’Empire, Charlemagne se faisant représenter en empereur romain, sans parler plus tard de l’explicite Saint Empire romain-germanique et de la célèbre devise des Habsbourg AEIOU, Austriae Est Imperare Orbi Universo (ou en allemand : « Alles Erdreich ist Österreich untertan » : « L’empire du monde revient à l’Autriche »).

Ainsi une religion messianique où un prophète prédisait l’avènement imminent d’un monde meilleur devient en à peine deux siècles l’instrument même de la domination impériale de ce monde-ci. Ou pour reprendre, mais en l’étendant au bras séculier, la célèbre phrase du théologien excommunié et professeur au Collège de France Albert Loisy (1902) : « Le Christ a annoncé le Royaume, mais c’est l’Église qui est venue. » Serait-ce juste une ruse de l’histoire ?

L’idée d’un empire universel soutenue par le monothéisme fut une idée nouvelle, qui s’est faite lentement jour au cours du premier millénaire avant notre ère. On peut en voir les prodromes avec la réforme avortée, mais mal connue, d’Akhenaton en Égypte au 14e siècle avant notre ère, à l’un des moments où l’Empire égyptien connaissait sa plus grande extension. Sigmund Freud et d’autres y ont vu un premier monothéisme qui aurait pu influencer le judaïsme, une question qui reste controversée. Cette idée impériale suppose un nouveau rapport entre les individus et avec l’espace, tout comme la révolution néolithique supposait, sans qu’on puisse isoler causes et effets, un nouveau regard sur l’environnement et le monde naturel, un passage de l’immersion dans la nature à la volonté de la contrôler. Avec l’empire universel, on s’éloigne un peu plus des structures sociales et mentales des communautés villageoises originelles et de leurs solidarités autonomes. Certains insistent, comme Karen Armstrong, sur le nouveau statut de la personne que supposent ces nouvelles « sagesses ». Mais en réalité, avec ce déliement des solidarités communautaires traditionnelles, les sociétés humaines s’avançaient sans le savoir vers l’actuelle globalisation du monde, où les groupes et les « communautés de citoyens » semblent faire lentement mais irrémédiablement place à une multitude uniforme d’individus isolés, travailleurs et consommateurs, comme l’annonçait Karl Marx dès 1848.

Les États et les esprits

Bien sûr il faut nuancer. Les monothéismes véhiculent des morceaux des polythéismes antérieurs, ils admettent des divinités inférieures (les saints, la Vierge, les démons, les djinns, etc.), ils continuent certains cultes domestiques et certaines pratiques « païennes » (cultes des reliques, interdits alimentaires, mutilations rituelles, etc). Yves Lambert voit notamment au sein du judaïsme ces vestiges d’un état antérieur. Si l’on se déplace vers l’extrême Est, on observe comment la « sagesse » bouddhiste coexiste, comme au Japon, avec des pratiques rituelles polythéistes et très pragmatiques. Et il en va de même de l’Inde, de la Chine et des autres territoires bouddhistes, où l’on retrouverait aussi la contradiction relevée par Loisy entre une « théologie de la libération » et des systèmes politiques oppressifs se réclamant de la même pensée. De fait, les États officiellement bouddhistes n’ont pas moins, jadis comme maintenant encore, pratiqué la violence sur leurs sujets et sur leurs voisins que les États officiellement chrétiens ou musulmans. On objectera que les religions orientales ne sont pas des monothéismes au sens strict ; elles relèvent du moins de la nouvelle sagesse axiale.

Si les religions universalistes n’ont cessé de gagner du terrain depuis deux millénaires et demi, il n’en a cependant pas été de même pour les empires universels. Il y a bien une tendance globale des sociétés humaines vers des entités politiques de taille croissante, depuis les premières cités, construites par agglomération et synœcisme de villages antérieurs, qui à leur tour se fédèrent (Étrusques, Grecs) ou se conquièrent (Romains, Mésopotamie), puis évoluent en royaumes, et finalement en empires – à condition de donner de donner à l’« empire » une définition un peu stricte. Cette tendance globale même, au-delà de la croissance démographique qui l’accompagne, tient à des causes multiples, dont la volonté de puissance sans doute. La naissance des empires elle-même a fait l’objet d’un débat récent dans ce blog entre Jean-François Dortier http://blogs.histoireglobale.com/?p=67 et Philippe Beaujard http://blogs.histoireglobale.com/?p=97 autour des thèses de Peter Turchin. Cependant l’aboutissement ultime de cette tendance à l’accroissement, l’empire, reste fragile. Celui de Rome n’a duré que quatre siècles à peine même si Byzance survécut un millénaire de plus mais en constant rétrécissement, l’histoire de la Chine est faite d’une alternance d’unifications et d’éclatements, le Japon est régulièrement tenté par le repli, l’unité politique initiale de l’Islam n’a eu qu’un temps, tout comme l’Empire ottoman, etc. Les puissances européennes, s’annulant l’une l’autre sur leur propre continent, partirent fonder au nom de Dieu et du roi, avec soldats et missionnaires indissociablement, de vastes empires coloniaux au détriment du reste de la planète, mais qui bientôt s’effritèrent. Les quatre empires européens multinationaux (ottoman, autrichien, allemand et russe) se dissolvent après le premier conflit mondial dont leur instabilité était la cause ; seul survécut le quatrième, sous la forme de l’URSS puis de l’actuelle fédération. Et pourtant l’aspiration à l’Empire, de Bonaparte à Hitler ou Hirohito, sans parler de l’Union européenne en devenir, ne cesse de renaître ici ou là.

Comme leur nom l’indique, les religions du Salut promettent le salut, c’est-à-dire l’espoir d’un avenir meilleur, mais plus tard et dans l’au-delà, alors que les polythéismes antérieurs étaient plus attachés au bonheur pratique immédiat de ce monde-ci et se faisaient de l’au-delà une image assez triste et terne, bien décrite par les poètes grecs et romains. Il est difficile de ne pas mettre en rapport le contrôle plus strict sur les esprits que supposent empires universels et religions universalistes, leur prosélytisme et leur intolérance, avec ces promesses lointaines, qui ont pour premier effet concret de maintenir la soumission des sujets et la cohésion des systèmes politiques.

Tout n’est pas si simple, car il y a eu aussi dans le début de chacune des nouvelles sagesses une part de subversion. C’est que ces sociétés sont déjà suffisamment complexes pour porter leurs contradictions. Les systèmes religieux sont à la fois la garantie de l’ordre social établi et un recours pour les individus. L’accès direct et sans intermédiaire à la divinité, malgré l’encadrement des clergés, offre une possibilité de libération. C’est la voie ouverte à des formes moins ritualisées et plus personnelles du rapport au divin, qui mèneront des siècles plus tard aussi bien au désenchantement du monde, qu’à tous les bricolages néoreligieux contemporains, où chacun peut se confectionner en kit sa propre religiosité. Mais ceci est déjà une autre histoire.

JASPERS Karl [1949], Vom Ursprung und Ziel der Geschichte. München & Zürich ; traduction française : Origine et sens de l’histoire, Paris, Plon, 1954.

ARMSTRONG Karen [2009], La Naissance de la sagesse (900-200 avant Jésus-Christ). Bouddha, Confucius, Socrate et les prophètes juifs, Paris, Seuil ; traduit de l’anglais par Marie-Pascale d’Iribarne-Jaâwane, The Great Transformation : The world in the time of Buddha, Socrates, Confucius and Jeremiah, Atlantic Books, London, 2006.

DORTIER Jean-François [2009], « Bouddha, Confucius, Socrate et les autres » ; compte-rendu de Armstrong [2009], Sciences Humaines, n° 203, avril 2009, http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=23481 ; voir aussi DORTIER J.-F., compte-rendu de Lambert [2007], Sciences Humaines, n° 192, avril 2008, « La grande histoire des religions », http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=22121

LAMBERT Yves [2007], La Naissance des religions. De la préhistoire aux religions universalistes, Paris, Armand Colin.

LOISY Alfred [1902]. L’Évangile et l’Église, Paris, Alphonse Picard et fils.

TURCHIN Peter [2009], « A theory for formation of large empires », Jourmal of Global History, vol. 4, issue 2, pp.191-217, http://cliodynamics.info/PDF/Steppe_JGH_reprint.pdf

DORTIER J.-F. [2010]. « Comment naissent les empires ». Blog Histoire Globale : http://blogs.histoireglobale.com/?p=67

BEAUJARD Philippe [2010], « Comment naissent les empires (suite) », blog Histoire globale : http://blogs.histoireglobale.com/?p=97

EISENSTADT Shmuel N. [1986], The Origins and Diversity of Axial Age Civilizations, New York University Press.

Islamisation et constitution des élites africaines (8e-16e siècles). Note sur l’œuvre inachevée de Pierre-Philippe Rey

Sous l’impulsion de l’anthropologue marxiste Claude Meillassoux [1971], les études africanistes françaises ont profondément renouvelé dans les années 1970 l’abord des sociétés ouest-africaines et la question de leur historicité. Les travaux de Jean-Loup Amselle, Jean Bazin, Jean Copans, Catherine Coquery-Vidrovitch ou Emmanuel Terray ont en effet réarticulé les dynamiques endogènes des sociétés locales aux interconnexions économiques, politiques, religieuses et linguistiques déployées à l’échelle régionale, voire intercontinentale depuis l’Afrique occidentale. Les changements structurels sont alors apparus comme indissociables du commerce lointain d’esclaves, de produits vivriers (riz, igname, mil) et de biens précieux (or, cola, sel, textiles) entrepris par les diasporas marchandes berbères, mandingues ou européennes. Les processus d’étatisation, d’urbanisation et de marchandisation des sociétés ouest-africaines se sont ainsi avérés partie prenante aussi bien de la colonisation occidentale que de l’expansion pluriséculaire de l’islam en Afrique noire. Les transformations évolutives des formations politiques ont révélé alors des oscillations cycliques entre les confédérations de villages ou de tribus, les chefferies, les royautés et les grands empires. Une histoire globale de l’Afrique s’est ainsi esquissée au croisement des recherches ethnographiques et historiographiques.

Issus de cette veine africaniste, les travaux de Pierre-Philippe Rey* [1971 ; 1973] ont pris une inflexion singulière dans les années 1980, après s’être initialement intéressés aux modalités d’incorporation des sociétés d’Afrique équatoriale au système capitaliste contemporain (par la mise en exergue notamment de l’impact de la monétarisation des transactions matrimoniales sur la constitution d’un marché du travail et de produits vivriers au Congo). Pierre-Philippe Rey s’est lancé en effet dans un vaste et ambitieux projet de recherche qui, s’il n’a à ce jour abouti à aucune publication majeure, n’en a pas moins entraîné tout un ensemble de thèses universitaires, de séminaires de recherche, et de missions de terrains et de recueil d’archives et de documents d’époque, dont les quelques textes parus de sa main en 1989, 1994, 1998 et 2001 dans des ouvrages collectifs, certes secondaires (hommages académiques, numéros spéciaux de revues locales, publications grand public de l’Unesco), donnent cependant un aperçu suffisamment significatif pour être présenté et diffusé au regard de l’importance des deux idées centrales qui y sont exposées et défendues dans toute leur originalité heuristique.

Ce projet a cherché en effet à décrire et rendre intelligible sur des bases marxistes et hégéliennes le double processus d’islamisation et de rationalisation ayant touché conjointement l’Afrique du Nord et de l’Ouest entre le 8e et le 16e siècle. Son fil conducteur a été de s’intéresser en priorité aux « subjectivités collectives des classes dominantes africaines », c’est-à-dire aux projets de société qui ont été concrètement mis en œuvre par les élites dirigeantes et entrepreneuriales d’un bout à l’autre du Maghreb et de l’Afrique noire occidentale. L’unification culturelle de cet espace régional, tant sur le plan alimentaire, vestimentaire qu’architectural, accompagna ainsi l’affrontement de deux stratégies majeures au sein d’une seule et même « classe dominante » convertie à l’islam. Ces élites africaines participèrent en effet durant plus d’un millénaire à la propagation de l’islam et à la conversion éventuelle des populations locales, sur la base de deux stratégies radicalement opposées, tant au niveau des objectifs poursuivis en matière d’organisation de la production, de la distribution et de la consommation des richesses, que des choix valorisés quant à la constitution d’organisations politiques gouvernementales spécifiques. Selon Pierre-Philippe Rey, le premier type de stratégie fut élaboré dans le cadre de la doctrine khâridjite (essentiellement dans sa version ibadite) [1], tandis que le second relevait aussi bien de la doctrine sunnite que chiite.

La première idée centrale de cet africaniste découle ainsi d’une prise de position originale dans le débat sur l’islamisation de l’Afrique occidentale. La position dominante [Levtzion & Pouwels, 2000], tout en reconnaissant l’implication antérieure des tribus berbères sufrites et ibadites entre le 8e et le 11e siècle dans l’ouverture de routes commerciales transsahariennes et la construction de mosquées dans les villes marchandes des royaumes du Bilal-al-Sudan, attribue au mouvement almoravide et aux Arabes nomades sunnites l’islamisation de l’Afrique noire et notamment la création d’une diaspora mandingue convertie à l’islam au 11e siècle. Dans cette perspective, quel que soit le nombre antérieur de populations gagnées à l’islam par la « secte des sortants » (khâridjites), l’école malékite en Afrique du Nord et de l’Ouest, l’école shaféite en Afrique de l’Est, sont supposées avoir toutes deux monopolisé à l’échelle régionale au 2e millénaire les chemins de l’arabisation et de la conversion à l’islam parmi les sociétés subsahariennes, en liaison avec l’expansion des confréries soufies à partir du 13e siècle [2].

C’est à l’encontre de ce scénario historique que Pierre-Philippe Rey mobilise deux séries de faits et d’arguments. Il existe en effet des sources méconnues, telles les anciens livres de la secte d’al-Ibadiya, qui témoignent de relations durables établies entre les imamats khâridjites de Tripoli (756-761), de Tahert (776-909), de Sijilmasa (757-950) et les formations politiques du Bilal-al-Sudan, principalement celles du Ghana, de Gao et du Kanem [Lewicki, 1962] [3]. Ces relations, par le biais des ambassades, mais aussi par l’intermédiaire des échanges commerciaux (or et esclaves) le long des pistes Tahert-Sijilmasa-Awdagast-Gana à l’ouest, Tahert-Ouargla-Tademekka-Gao au centre et Tripoli-Zawila-Kawar-Kanem à l’est, ont entraîné l’islamisation d’une partie des populations sahéliennes intégrées à ces réseaux, et plus particulièrement celle des groupes soninké présents entre Awdagast et Gana [4].

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Figure 1- Les pistes caravanières vers le Bilal-al-Sudan, d’après Tadeusz Lewicki (1962)

Mais de surcroît, une relecture attentive des sources historiques connues, telles les chroniques des villes et les Voyages d’Ibn Battûta, établit l’existence entre le 11e et le 16e siècle d’un conflit et d’un affrontement récurrents des formes d’islamisation khâridjite, sunnite et chiite dans toute l’Afrique du Nord et de l’Ouest, mais aussi sur les côtes orientales africaines [Horton & Middleton, 2000]. Loin de s’être effacée à l’arrivée des Almoravides, des lignages sharifiens ou des confréries soufies, l’influence de la branche ibadite de l’islam khâridjite a perduré et s’est renforcée, aussi bien sur le littoral swahili (où Rafael da Conceiçao remarque qu’en dépit de son retrait éventuel du jeu économique et politique, les imams de Cabo Delgado, des Comores, de Zanzibar et de l’archipel de Lamu continuent d’être formés à Oman), que plus spécifiquement en Afrique occidentale, du fait de l’expansion de la diaspora marchande soninké à partir de la ville ibadite d’Awdagast au 11e siècle, et de l’échec relatif par ailleurs de la révolte berbère nekkariste au Maghreb menée par Abu Yazid contre les Fatimides au 10e siècle. Ainsi, l’islamisation des sociétés ouest-africaines par cette diaspora soninké – dénommée wangara par les géographes berbères et arabes –, au gré de ses migrations et implantations vers le sud-est (les Juula en zone malinké, les Yarse en pays mossi, les Hawsa dans les cités-États de Kano et Katsina…), s’est-elle opérée dans un rapport ambivalent au khâridjisme ou au sunnisme, selon la nature des rapports géopolitiques en jeu dans le contrôle des pistes caravanières (l’or étant soit destiné au Maroc malékite, soit aux villes et oasis ibadites, mozabites et nekkaristes du Maghreb oriental) [5]. Nombre de chroniques citadines (Kano, Katsina, Tademekka, Tumbuktu, etc.) mentionnent de la sorte une double islamisation consécutive à l’arrivée dans un premier temps de Wangara ibadites, et dans un second temps de Wangara malékites. Si un roi du Mali est converti à l’ibadisme à la fin du 12e siècle par un ascendant d’Al-Dardjini, le mansa Kankan Musa parti en pèlerinage à la Mecque au 14e siècle se reconnaît dans l’école juridique malékite. De même que le fondateur ibadite de l’Empire songhay (Sonni Ali) est détrôné par l’Askya Mohammed malékite appuyé par les tribus berbères Masufa contre lesquelles conspirent certains groupes juula [6]. C’est d’ailleurs pourquoi, soutient Rey, le contenu doctrinal de l’Islam juula professé par El Hadj Salim Suware au 15e siècle est si proche de l’ibadisme et est diffusé en priorité par les savants et lettrés musulmans disciples de Suware fuyant les ulemas de Tumbuktu après la prise de pouvoir de l’Askya Mohammed[7].

Aussi, ce qui structure véritablement au 2e millénaire l’histoire des principales formations politiques africaines occidentales (Ghana, Kanem, Mali, Songhay, cités hawsa et touareg, etc.), et orientales (Zimbabwe, Oman, cités swahili), ce sont les relations de compétition et de coopération de ces différentes élites islamisées pour le contrôle régional des routes commerciales et des technologies de production, de destruction et de communication. Les élites africaines subsahariennes se retrouvent ainsi de fait positionnées à l’interface des réseaux khâridjites, chiites et sunnites dans le commerce de l’or en provenance du Bilal-al-Sudan, de Nubie ou du grand Zimbabwe. La thèse centrale de Pierre-Philippe Rey est que les « luttes et les alliances entre ces fractions de classe dominante » sont à l’origine durant ce demi-millénaire de l’historicité des sociétés africaines, et se configurent selon deux types de stratégies radicalement opposées.

La première est propre au fonctionnement des réseaux musulmans ibadites, et est relative à la constitution de « fractions de classe hégémoniques », qui privilégient l’accumulation de l’or (thésaurisé en vue de l’accomplissement des idéaux de la secte), la transformation du monde matériel et l’exploitation de ses ressources, grâce à l’encouragement du progrès technique et scientifique et l’utilisation à ces fins des « classes dominées » – principalement les populations réduites en esclavage – (l’équivalent de ce que Marx appelle la soumission réelle des procès de travail, avec à la clef une transformation des rapports sociaux et des forces productives). Inversement, la seconde est propre aux réseaux musulmans sunnites (mais aussi chiites), et est relative à la constitution de « fractions de classes régnantes », qui privilégient la centralisation du pouvoir politique et le contrôle des populations sous leur gouvernement en utilisant à ces fins le monde matériel, les technologies et les ressources disponibles (ce que Marx appelle la soumission formelle des procès de travail). Si les élites portées par les réseaux ibadites jouent ainsi un rôle historique majeur dans l’ouverture de nouvelles routes commerciales caravanières et maritimes dans le Sahara et l’océan Indien et la diffusion du progrès scientifique et technique, les élites intégrées aux réseaux sunnites et chiites jouent un rôle non moins crucial dans le processus régional d’étatisation et la construction des grands empires subsahariens, en diffusant notamment les idéologies centralisatrices originaires de Mésopotamie.

Les élites ibadites ont ainsi construit en priorité leur statut sur le développement et la diffusion des savoirs et techniques nécessaires à l’aménagement et à la transformation des grands espaces maritimes et désertiques propices au commerce de longue distance. Elles ont ainsi encouragé l’urbanisation et le peuplement du Sahara et du Sahel (grâce au système d’irrigation des foggaras et aux oasis artificiels [8]), tout comme elles ont poussé à la maîtrise de la navigation et à la construction d’architectures portuaires et religieuses en Méditerranée (mozabites maghrébins), sur la mer Rouge et dans l’océan Indien (ibadites yéménites, omanais et zanzibarites [9]). Elles se sont impliquées directement dans les innovations technologiques, liées par exemple à l’extraction minière aurifère ou bien encore à la filature, au tissage et à la teinture du coton. Elles ont ainsi été à l’origine des premiers programmes de scolarisation, par la création notamment de réseaux d’écoles où, parallèlement à l’enseignement religieux, se transmettaient les connaissances astronomiques, mathématiques, médicales et géographiques participant du processus wébérien de « démagification du monde » [10]. Elles ont promu une éthique du travail et une forme d’ascétisme puritain hostiles au luxe et à la consommation ostentatoire, et favorables au réinvestissement productif et commercial du capital accumulé. Elles se sont de surcroît mobilisées à l’encontre de l’édification d’un État musulman centralisé au profit de formes plus tribales et démocratiques d’organisations gouvernementales, sur le modèle par exemple des assemblées claniques berbères (jemâa) ou des classes d’âge propres à certaines cités-États swahilies (waungwana). Convertis initialement par les missionnaires savants originaires de Bassorah en Perse, les réseaux ibadites occidentaux et orientaux firent preuve d’une certaine tolérance religieuse, et militèrent en faveur du caractère électif et non dynastique de l’imamat, suscitant ainsi une forme de créolisation culturelle et de nombreuses vocations locales attirées par la participation au commerce de longue distance (ce dont attestent les créations concomitantes d’une langue swahili en Afrique orientale et d’une langue azer, mélange de soninké, de berbère et d’arabe, en Afrique occidentale) [11].

De leur côté, les élites sunnites, voire chiites (à l’instar des dynasties shiraziennes sur les côtes orientales africaines), ont construit d’abord leur statut par la conquête guerrière, la négociation diplomatique et le développement des savoirs et techniques nécessaires à l’organisation logistique, militaire et administrative des formations étatiques plus ou moins centralisées qu’elles se sont efforcées de bâtir au cours des siècles, sur la base des stratifications sociales locales systématiquement ré-agencées sur un mode plus hiérarchique. Elles ont donc utilisé nombre de technologies de production, de destruction et de transport, sans pour autant chercher à transformer le désert (qu’elles connaissaient par ailleurs parfaitement) ou les espaces géographiques soumis à leur pouvoir territorial. Elles ont plutôt en effet encouragé les innovations institutionnelles susceptibles de leur faciliter le contrôle des structures sociales et ainsi, la supervision de la circulation et distribution des biens et services au sein de celles-ci, à l’image du système inter-clanique de relations de parenté à plaisanterie (senankuya) recomposé en un système de castes par le fondateur de l’Empire du Mali Sunjata Keita au 13e siècle, et repris depuis constamment lors des différents processus d’étatisation dans la région [Tamari, 2000]. Ainsi, au Sahara, si les tribus Sanhaja porteuses de la doctrine malékite (Lemtuna, Gudala, Masufa) sont réputées pour les formations politiques qu’elles ont édifiées à l’aide du commerce caravanier, les tribus Hawwara et Zanata ibadites sont reconnues pour leur peuplement du Hoggar associé à l’ouverture de nouvelles pistes caravanières.

Cette attention portée à l’ibadisme a conduit Pierre-Philippe Rey à soutenir une seconde thèse plus discutable, mais tout aussi digne d’intérêt, sur l’origine du rationalisme universaliste des Lumières associé aux œuvres de Pascal, Descartes, Spinoza et Leibniz sur le plan philosophique (idéaux scientifiques et valeurs rationalistes) et à la Révolution française sur le plan politique (idéaux démocratiques / émancipateurs et valeurs égalitaristes / méritocratiques). Ce serait en effet selon lui au Maghreb (parmi les Berbères Zenata et Hawwara) et en Afrique occidentale (parmi les Soninké), qu’émergerait pour la première fois, aux 8e et 9e siècles, une réactualisation de l’héritage antique, conjuguant le projet d’une action réfléchie et maîtrisée sur la nature (physis) et le gouvernement démocratique des hommes (isonomos) en dehors de tout principe de transcendance [Rey, 1998, p. 153]. La conversion à l’ibadisme de ces populations résulta en effet à l’origine du prosélytisme de cinq prédicateurs « propagateurs de la science » (hamallet el ilm), provenant de la province de Bassorah, carrefour commercial et religieux où se réalisait alors la synthèse des savoirs grecs, perses, indiens et malais. L’un de ces savants et gouverneur rebelle, en fondant la dynastie rustémide de Tahert, instaura un climat de tolérance au Maghreb, propice aux débats entre les théologiens et les philosophes des trois grands monothéismes, et favorisa ainsi la sécularisation et la transmission des connaissances techniques et scientifiques. Lewicki put ainsi recenser sur cette période dans les villes du Mzab, de Tahert et de Ouargla, plusieurs centaines de lettrés, d’intellectuels et de savants de confession chrétienne, musulmane ou juive (la diaspora radanite étant implantée jusqu’à Tumbuktu au 8e siècle). Contrairement au califat abbasside miné dans son œcuménisme par le débat entre philosophie et religion, en raison du rôle alloué à cette dernière dans la légitimation de la construction étatique impériale, l’imamat de Tahert par son antiétatisme démocratique et sa valorisation d’une forme d’ascèse intramondaine, sut allier le développement du commerce de longue distance et la diffusion du progrès technique et scientifique, en contribuant de surcroît par sa résistance à l’incorporation à l’Empire musulman abbasside, à favoriser l’émergence politique de l’émirat omeyyade d’al-Andalus, auquel il s’allia d’ailleurs contre les Aghlabides de Kairouan et les Idrissides de Fès partisans du califat unifié, après avoir protégé la fuite de son fondateur Abel Haman [12].

Dans ces conditions, le transfert de cette forme originelle du rationalisme universaliste en Andalousie au 9e siècle, et son autonomisation alors garantie au sein de l’islam par rapport à la révélation divine dans les œuvres d’Avicenne (Ibn Sina) au 10e siècle, puis d’Averroès (Ibn Rushd) au 12e siècle, peuvent apparaître comme une étape supplémentaire vers la constitution concomitante d’une science et d’un État modernes au 13e siècle dans le royaume de Sicile, dirigé par l’empereur allemand Frédéric II de Hohenstaufen, ouvertement athée. Opposé à la papauté chrétienne, Frédéric II impulsa véritablement en Europe à la fois l’institutionnalisation des universités comme lieux de production et de transmission des savoirs [13], la pratique de la raison d’État comme technique de gouvernement associée au développement du capitalisme [14], la diffusion des technologies industrielles liées au textile vers Bologne et l’Italie du Nord, et bien entendu la traduction et la diffusion en latin de l’averroïsme et de nombreux philosophes, médecins et savants grecs, musulmans ou juifs (Maïmonide, Ptolémée, Aristote, Galien, etc.) [15]. Pierre-Philippe Rey, en reconstituant cette « route de la rationalité universaliste » de l’imamat de Tahert au royaume de Sicile, via l’Andalousie omeyyade, suggère ainsi qu’il aurait pu alors se constituer en Europe et dans le monde méditerranéen au 13e siècle un espace culturel commun au-delà des divergences chrétiennes et musulmanes, si cette tentative allemande et sicilienne n’avait été écrasée par la fureur conjointe des papes et des princes saxons et anglo-saxons durant la mondialisation mongole.

Bibliographie

HORTON, Mark & MIDDLETON, John. [2000], The Swahili: The Social Landscape of a Mercantile Society, Oxford, Blackwell.

LEVTZION, Nehemia & POUWELS, Randall (dir.), [2000], The History of Islam in Africa, Oxford, James Currey.

LEWICKI, Tadeusz [1962], « L’État nord-africain de Tahert et ses relations avec le Soudan occidental à la fin du 8e et au 9e siècle », Cahiers d’Études Africaines 2(8), pp.  513-535.

MEILLASSOUX, Claude (dir.) [1971], The Development of Indigenous Trade and Markets in West Africa, London, Oxford University Press.

REY, P-P. [1971], Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme. L’exemple de la Comilog au Congo-Brazzaville, Paris, Maspero.

REY, P-P. [1973], Les Alliances de classes, Paris, Maspero.

REY, P-P. [1989], « Les classes sociales en Afrique de l’ouest de 750 à 1600 (conflits religieux internes à l’islam, compétition commerciale, succession et disparition des Empires) », in Jean-Marie BROHM (dir.), Une galaxie anthropologique. Hommage à Louis Vincent Thomas, Montpellier, Quel Corps ?, pp. 210-231.

REY, P-P. [1994], « La jonction entre réseau ibadite berbère et réseau ibadite dioula du commerce de l’or, de l’Aïr à Kano et Katsina au milieu du 15e siècle, et la construction de l’Empire songhay par Sonni Ali Ber », Revue de Géographie Alpine, numéro spécial, vol.1, pp. 111-136.

REY, P-P. [1998], « Les gens de l’or et leur idéologie. L’itinéraire d’Ibn Battûta en Afrique occidentale au 14e siècle », in Bernard SCHLEMMER (dir.), Terrains et engagements de Claude Meillassoux, Paris, Karthala, pp. 121-155.

REY, P-P. [2001], « L’influence de la pensée andalouse sur le rationalisme français et européen », in Doudou DIENE (dir.), Les Routes d’al-Andalus : patrimoine commun et identité plurielle, Paris, Unesco, pp. 111-118.

TAMARI, Tal. [2000], Les Castes de l’Afrique occidentale, Paris, Société d’Ethnologie.


* Cet anthropologue, ancien élève de l’école polytechnique, a fait toute sa carrière d’enseignant-chercheur à l’université Paris VIII où il est actuellement professeur.

[1] Les différentes « sectes » khâridjites, si elles sont réputées pour leur puritanisme moral et leurs valeurs égalitaristes et méritocratiques, le sont aussi pour leur fanatisme radical et leur devoir de révolte contre l’injustice politique. Cependant, il convient de différencier les courants extrémistes localisés en Mésopotamie et en Arabie, qui ont considéré le jihad comme sixième pilier de l’islam (tels les azraqites ayant pratiqué l’examen probatoire et justifié le meurtre religieux, ou bien les najadât ayant recouru explicitement aux armes pour la conquête du pouvoir), des courants modérés qui ont renoncé au jihad au Maghreb, au Yémen et à Oman, à l’instar des sufrites et des ibadites (dont parmi eux les nekkarites et les mozabites berbères). Ces derniers ont en effet condamné rigoureusement le meurtre politique et rejeté le massacre des femmes, des enfants et des infidèles, admis la dissimulation de la foi par prudence, mais aussi valorisé l’expression de celle-ci au travers des œuvres personnelles, mettant ainsi en avant l’importance des vertus individuelles et le traitement égalitaire de tous les croyants, indépendamment de leur naissance, de leur puissance, de leur origine ethnique ou de leur richesse.

[2] Le mouvement almoravide étant lui-même basé sur la conversion au sunnisme des tribus berbères islamisées sanhaja contrôlant alors une partie du commerce transsaharien qui assurait depuis trois siècles l’extraction de l’or nécessaire au système monétaire bimétallique de l’Empire musulman.

[3] Le royaume de Gao est mentionné par Al-ya’qubi vers 874. Le géographe arabe Al-Fazari mentionne de son côté à la fin du 8e siècle le terminus de ces routes commerciales ibadites transsahariennes à la capitale du Ghana, à l’embouchure du fleuve Sénégal et à la ville de Nahla au Bornou.

[4] Al-Zuhri assure même que la région située entre Gana et Tademekka est ibadite et liée à Ouargla dès l’époque du califat omeyyade au 8e siècle.

[5] Al-Bakri décrit ainsi en 1068 les habitants de Tademekka comme à la fois berbères et musulmans, recevant leurs céréales du pays des Noirs, et les payant en dinars d’or pur, de même qu’il souligne comment à Gao ce sont les barres de sel qui sont utilisées comme monnaie, dans une ville où est professé l’islam ibadite, et où le palais royal est un quartier séparé du marché par une mosquée.

[6] Les premiers Juula islamisant Kano sont des commerçants et lettrés khâridjites ayant ouvert, de Dia à Djenné, Bobo-dioulasso, Kong et Bighu, une route commerciale se refermant sur Kano et encerclant ainsi l’aire géographique contrôlée par les Masufa, héritiers des Almoravides. Ceux-ci contrôlent de leur côté de Sijilmasa à Takkeda les pistes transsahariennes orientées nord-sud et ouest-est. L’encerclement des Masufa devient total lors de la jonction de cette nouvelle piste ibadite au 15e siècle avec la piste de l’Aïr rejoignant le Fezzan et Ghadamès, anciennes zones d’influence des groupes Saghanogho ibadites (Rey, 1994, 1998).

[7] L’islam juula, centré sur Djenné et canonisé par Suware, devient officiellement une doctrine malékite à partir du 17e siècle, mais son contenu reste typiquement ibadite, notamment sur le plan politique (en accord avec la possibilité reconnue de dissimuler sa foi face à l’adversité) : refus de participer au pouvoir étatique, refus de la guerre sainte comme moyen de diffusion de l’islam, du charlatanisme et de la vénalité associés aux confréries soufies, importance accordée au savoir et à la scolarisation comme moyen de contrôle d’une aire géographique, justification de la foi par les œuvres personnelles, etc.

[8] Les communautés claniques ibadites et juives séfarades ont révolutionné au Maghreb la traversée et l’occupation du Sahara en instituant l’irrigation des jardins, grâce à des puits et des drains reliés par des canalisations souterraines, captant et stockant les eaux de la nappe phréatique dans des bassins.

[9] Le réseau commercial ibadite s’étendra, via le Yémen, Oman et Zanzibar, à l’océan Indien jusqu’en Asie du Sud (Malabar) et du Sud-Est (Malacca), pour se projeter ensuite en mer de Chine et en Chine du Sud à la rencontre des diasporas commerciales chinoises originaires du Fujian (cf. les Chinois malais dénommés Baba ou la ville portuaire « musulmane » de Canton).

[10] Contrairement à la tradition de type initiatique perpétuée par le mouvement qarmate chiite ismaélien, dont se sont inspirés autant le système du compagnonnage et des corporations en Europe que le système des castes en Afrique occidentale. Pour la dynastie Rustémide de Tahert, « toute ménagère se devait d’apprendre l’astronomie ».

[11] Pour les Saghanogho, imams juula de Kong (lors du passage de Binger), tout esclave capable de demander sa libération par écrit en arabe était immédiatement libéré (Rey, 1998, p. 153). Certains textes attestent ainsi d’un certain idéal méritocratique (« L’imam doit être le plus savant parmi vous, même si c’est un esclave noir ou une femme »).

[12] L’islamisation khâridjite initiale des groupes berbères dans la première moitié du 8e siècle, et leur résistance politique à l’incorporation à l’Empire musulman de la première dynastie des Omeyyades, déterminent ainsi probablement l’arrêt de l’expansion sunnite et arabe en Europe et en France, plus que ne le fit la bataille de Poitiers conduite par Charles Martel en 732. Les révoltes berbères ibadites contre les sunnites arabes en Afrique du Nord, entre 724 et la grande insurrection de 742, se sont en effet propagées à la péninsule ibérique au fur et à mesure de sa conquête par les armées omeyyades. Le fait que celles-ci aient été composées de troupes berbères récemment islamisées (ex. l’armée de Tarek Ibn Zyad) a ainsi failli provoquer l’expulsion des sunnites arabes hors d’Espagne par ces Berbères ibadites.

[13] La fondation d’une université à Naples et d’une cour au royaume de Sicile, où débattaient et étaient traduits en latin les plus brillants esprits chrétiens, juifs, grecs et musulmans de l’époque, dans les différents domaines des arts et des sciences, a servi de modèle au développement de la Sorbonne parisienne et des universités d’Oxford et de Cambridge. De même, l’implantation d’hôpitaux (maristan) fonctionnant comme de véritables écoles de médecine (ex. Salerne), stimulées en 1241 par l’autorisation de la dissection de cadavres humains, fit tâche d’huile en Europe avec la création de la première faculté de médecine à Montpellier en 1230, alimentée en traités médicaux à la fois par les docteurs juifs originaires de la péninsule ibérique émigrés à Lunel et Narbonne, et les grands chirurgiens de l’époque tel Roger de Palma de Salerne, ayant fui l’Italie du sud à la suite des attaques de la papauté contre les descendants de Frédéric II, et ayant rapporté à Montpellier les traités d’anatomie et de chirurgie d’Abu al Qasim.

[14] De par ses relations commerciales et diplomatiques avec la dynastie ayyubide du Caire et de Damas, Frédéric II put ainsi entrer librement et pacifiquement à Jérusalem du temps des croisades, où il fut intronisé roi.

[15] Frédéric II permit ainsi au neveu de son premier ministre, Thomas d’Acerra, par sa politique éclairée, de s’imprégner très tôt de culture musulmane à sa cour et à l’université de Naples. Ce neveu allait devenir sous le nom de saint Thomas d’Aquin à la fois le principal critique et diffuseur des théories averroïstes dans la chrétienté européenne.