L’histoire-tunnel en diapositives : l’Atlas historique d’Edward Quin

Dans mon précédent billet, j’évoquai la scission qui s’était peu à peu faite, à partir du 16e siècle, entre la géographie ancienne et la géographie moderne. Les Grandes Découvertes rendirent rapidement obsolètes la géographie des Anciens, qui devenait ainsi un outil pour l’histoire. C’est ainsi, par exemple, qu’après Abraham Ortelius, Pierre Bertius publiait en 1618 un Theatrum geographiæ veteris, dans lequel il reproduisait l’édition en grec et en latin de la Géographie de Ptolémée avec les annotations de Mercator, ainsi que d’autres œuvres, comme la Table de Peutinger ou l’Itinéraire d’Antonin. La compilation d’œuvres cartographiques passées, d’abord sans ordre chronologique, mettait en lumière le progrès des connaissances cartographiques européennes et aboutit à la « géographie triomphante » du 19e siècle déjà évoquée. Mais ce croisement de l’histoire et de la géographie fut l’occasion d’une autre innovation : l’atlas historique [Hofmann, 2000 ; Goffart, 2003].

Le principe fondamental d’un ouvrage géographique dont le feuillettement même supplée la narration historique a été utilisé pour la première fois en 1651, dans le livre de Philippe de La Rue, La Terre Sainte, mais à une échelle très modeste, puisqu’il n’est composé que de six cartes, ordonnées selon le temps, de l’Exode jusqu’à « la Sourie [Syrie] d’aujourd’hui ». On retrouve le même procédé en 1705 dans le livre de Nicolas de La Mare, Traité de police, où l’auteur retrace en huit plans l’histoire de la ville de Paris, de l’époque romaine au présent. Le premier Atlas explicitement qualifié d’« historique » parut en 1705, à Amsterdam, d’un auteur anonyme, « M.C««««« », probablement Zacharie Châtelain, un huguenot ayant fui la répression de la fin du règne de Louis XIV. Toutefois, si le titre est nouveau, le contenu ne l’est guère et n’est constitué que d’une présentation conventionnelle des pays du monde. En 1705 également, parut une double carte intitulée Theatrum historicum ad annum christi quadringentesimu, « Théâtre historique en 400 de l’ère chrétienne », divisée en une Pars occidentalis et une Pars orientalis. Elle était l’œuvre de Guillaume de L’Isle (1675-1726). Comme celui-ci l’annonçait en marge, « cette carte doit être accompagnée de quelques autres, qui serviront toutes ensemble à faire voir l’état du monde connu dans les différents temps » ; mais une mort quelque peu prématurée n’a pu permettre l’achèvement de cet atlas. Dans les années 1730-1740, le cartographe Johann Matthias Hase (1684-1742), ou Johannes Hasius, réalisa plusieurs ouvrages géographico-historiques qui s’apparentent à des atlas. En 1739, il publia à Nuremberg une Regni Davidici et Salomonaei descriptio geographica et historica, una cum delineatione Syriae et Aegypti pro statu temporum sub Seleucidis et Lagidis regibus mappis luculentis exhibita, et probationibus idoneis instructa ; et en 1742, Phosphorus historiarum, vel Prodromus theatri summorum imperiorum : « Lumière de l’histoire, ou Prodrome du théâtre des plus grands empires ». Témoin également de cette dynamique historico-cartographique, un manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France, daté de 1747 et attribué à Gilles Robert de Vaugondy (1688-1766), qui s’intitule Atlas des révolutions du globe [*]. L’ouvrage est composé de 66 cartes occupant chacune une double page et couvrant l’Eurasie, de l’Espagne à la Corée. La réalisation en reste cependant assez grossière avec de nombreuses fautes. Enfin, notons, également à l’état de manuscrit, l’œuvre de Michel Picaud de Nantes, par ailleurs inconnu, réalisée en 1763 sur la base d’un mémoire rédigé par un certain Dupré un Atlas des révolutions de l’univers représentées en trente cartes, et qui mériterait une étude approfondie.

Les atlas historiques se multiplièrent au cours du 19e siècle et s’imposèrent comme un genre en soi, bien établi aujourd’hui. Christian Grataloup dans Lieux d’histoire a souligné l’intérêt à étudier ce type d’ouvrages pour le discours géohistorique dont ils sont porteurs [Grataloup, 1996]. Parmi les atlas du début du 19e siècle, l’un se démarque par l’originalité du traitement graphique. Publié en 1830, il a été réalisé par Edward Quin (1794-1828). Le dessein de l’auteur est clairement de proposer un nouveau support à l’enseignement de l’histoire grâce à un ensemble de cartes réalisées à la même échelle afin de montrer la continuité d’un récit mondial qui est celui de l’extension de la domination européenne.

« L’idée directrice de ce volume est de présenter l’histoire connue du Monde comme un tout, plutôt que sous la forme de fragments ; et comme un ensemble cohérent et uniforme, au lieu de parties dessinées selon des proportions variables, et des plans différents, voire opposés.

Quel a été le système commun dans l’instruction de la jeunesse en ce qui concerne cette partie du savoir humain ? Habituellement, on met dans les mains d’un jeune étudiant une Histoire de la Grèce, une autre de Rome, peut-être une de l’Angleterre, et parfois un ou deux volumes d’Histoire universelle, qui, de par son caractère compressée, n’a que peu d’intérêt. Il arrive même que ces récits puissent être accompagnés de quelques cartes, chacune dessinée selon une échelle différente, et se rapportant à une période différente. Et après avoir traversé cette courte formation, dont il est à craindre qu’elle comprenne tout ce que le plus grand nombre des écoliers reçoit, quelles idées de l’histoire du Monde l’écolier garde-t-il ? […]  En bref, quelle idée générale peut-il avoir des grandes lignes de l’histoire, quand son attention a été dirigée seulement vers un ou deux points de la surface terrestre, et ce durant une période donnée ?

Il n’est pas souhaitable de sous-évaluer ou de rejeter le fait de présenter à la jeunesse des histoires magnifiques et animées de la Grèce antique et de Rome. Mais dans le même temps, il faut concéder que les passages intéressants ne sont que des fragments, et que si l’attention de l’élève est occupée complètement ou en partie avec eux, il est probable qu’il ne conçoive qu’une idée très imparfaite ou erronée de l’histoire universelle. »[1]

Pour pallier cet enseignement fragmentaire, à la fois discontinu et difforme, Edward Quin proposait une série de vingt-et-une cartes réalisées selon la même échelle, mais partiellement couvertes de nuages noirs selon une logique de dévoilement afin de montrer l’élargissement progressif de la Civilisation, confondue avec une histoire européenne. Les choix graphiques explicitent cette dichotomie civilisation / barbarie :

« Il y a toujours eu, à chaque âge du monde, des parties de la terre non pas inconnues, mais classées, par leur manque de civilisation, de gouvernement régulier, et aux limites connues et reconnues, sous le terme général de pays barbares. Telle était la Scythie durant toute l’Antiquité, tel est l’intérieur de l’Afrique aujourd’hui.

Maintenant, en distinguant les royaumes successifs de la terre dans nos cartes par des couleurs appropriées, il était évidemment impossible d’assigner une couleur distincte à ces parties. Les couleurs que nous avons utilisées généralement pour désigner et distinguer un État ou un Empire d’un autre, et à montrer leurs limites respectives et l’étendue de leur domination, étaient inutilisables pour les déserts peuplés de tribus n’ayant aucune forme stable de gouvernement, ou d’existence politique, ou de limites territoriales connues. Ces types de pays cependant, nous les avons couverts de la même manière à toutes les périodes par un ombrage olivâtre, que l’œil de l’étudiant repérera vite sur les marges de toutes les cartes, et qui désigne à travers toute l’œuvre, les pays barbares et non civilisés auxquels nous avons fait allusion. »[2]

L’atlas se présente ainsi :

Quin, 1830, An Historical Atlas

Figure 1. L’Atlas historique animé (cliquez pour agrandir), légende des cartes en annexe, David Rumsey Map Collection.

L’animation donne à voir l’atlas comme aucun feuilletage ne pourrait le faire et révèle véritablement l’intention de son auteur : un discours géohistorique du monde. Le terme de « géohistoire » n’est pas un abus ici ; l’auteur lui-même souligne sa volonté de combiner les deux disciplines, ce qui est au demeurant le propre des atlas historiques :

« Chaque carte successive combine donc, en un seul regard, à la fois la Géographie et l’Histoire de l’âge auquel elle se réfère, montrant par son étendue les limites du monde connu, et par ses couleurs les empires respectifs en lesquels le monde est distribué. » [3]

Reste l’originalité même de cet atlas, à savoir le choix de masquer une partie des cartes par des nuages. L’auteur s’en explique dans la préface :

« En faisant ainsi, nous n’oublions pas que les faits réels de la géographie de la terre à ces périodes sont les mêmes qu’aujourd’hui, que la Chine et l’Amérique existaient autant à l’époque de Cyrus qu’à présent, bien qu’inconnues de la plus grande partie des êtres humaines civilisés. Aussi, nous ne devons pas omettre ces pays de nos cartes, bien qu’ils n’eussent pas d’existence, et pourtant nous n’avons pas à les montrer, comme formant une partie du monde connue à l’âge délimité. »[4]

Cette présentation appelle deux critiques. La première est inspirée de la réflexion séminale de Christian Grataloup, à l’orée de Lieux d’histoire :

« L’intention est de ne point se satisfaire d’une sorte de projection de diapositives : l’Histoire produisant de nouvelles configurations géohistoriques que des images, des cartes, enregistrent et donnent à voir. Peut-être les configurations mêmes sont-elles des facteurs de ces changements comme elles peuvent l’être des permanences. Cette hypothèse de l’espace en tant qu’acteur, nous allons l’éprouver. »[5]

La géographie n’est pas simplement l’« œil de l’histoire », pour reprendre l’expression d’Abraham Ortelius, elle ne se limite pas au travail cartographique et à la simple localisation des lieux de l’histoire. La spatialisation doit au contraire aboutir, parfois par l’abstraction et par l’expression schématique, à une véritable géographicisation de l’analyse historique, c’est-à-dire à la mise en lumière des différents facteurs (espaces, milieux, territoires) et des différents acteurs (individus, groupes sociaux, États…) qui constituent le système spatial d’un lieu. De ce point de vue, un atlas historique est un outil pratique, mais il n’est que cela.

La deuxième critique s’appuie sur la réflexion d’un autre géographe, James M. Blaut, développée dans The Colonizer’s Model of the World. L’Atlas historique de Quin fournit en effet une magnifique illustration de ce que Blaut a appelé l’« histoire-tunnel », fondée sur une logique dedans/dehors.

« C’est l’idée que le Monde a un intérieur et un extérieur. Jusqu’à présent, l’histoire mondiale a été, pour l’essentiel, l’histoire de l’intérieur. L’extérieur a été, généralement, considéré comme sans importance. L’histoire et la géographie historique, telles qu’elles ont été enseignées, écrites et pensées par les Européens jusqu’à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, et encore (comme nous le verrons) à bien des égards aujourd’hui, se situent, en quelque sorte, dans un tunnel de temps. Les murs imaginaires de ce tunnel sont les limites de la Grande Europe. L’histoire consiste à chercher, dans un sens ou dans l’autre, à l’intérieur de ce tunnel temporel européen et à décider de ce qui arrive, où, quand et pourquoi. “Pourquoi” évidemment implique des connexions avec des événements historiques, mais seulement les événements qui se situent dans le tunnel européen. À l’extérieur de ces murs, tout semble réduit à une tradition immuable, sans temps, sans changement. J’appellerai cette manière de penser “la vision historique tunnel”, ou tout simplement “l’histoire tunnel”. »[6]

Au final, l’Atlas historique de Quin est autant un document pour l’historiographie globale que pour l’histoire globale. D’une part, il montre comment s’est écrit un Grand Récit de la civilisation européenne, un « roman civilisationnel » qui continue de former l’arrière-plan de l’appréhension occidentale de l’histoire du Monde. D’autre part, ce récit cartographique participe de l’histoire globale elle-même comme discours justificateur de l’impérialisme européen. Ce billet complète donc bien le précédent dans l’étude de la place de la cartographie européenne dans ce « vol de l’histoire » dénoncé par Jack Goody [Goody, 2010].

Alors bien sûr, aujourd’hui, ce document doit être pris avec la distance qui s’impose et qui sied à l’historien. Deux siècles, ou presque, après, cet atlas est un objet d’histoire. L’Europe a tourné la page de la colonisation. C’est un fait. Pourtant, comparons un instant ce récit géohistorique aux programmes actuels de collège.

Classe de sixième
I. L’Orient ancien
II. La civilisation grecque
III. Rome
IV. Les débuts du judaïsme et du christianisme
V. Les empires chrétiens du haut Moyen Âge
VI. Regards sur les mondes lointains
Classe de cinquième
I. Les débuts de l’islam
II. L’Occident féodal, XIe – XVe siècle
III. Regards sur l’Afrique
IV. Vers la modernité, fin XVe – XVIIe siècle
Classe de quatrième
I. L’Europe et le monde au XVIIIe siècle
II. La Révolution et l’Empire
III. Le XIXe siècle
Classe de troisième
I. Un siècle de transformations scientifiques, technologiques, économiques et sociales
II. Guerres mondiales et régimes totalitaires (1914-1945)
III. Une géopolitique mondiale (depuis 1945)
IV. La vie politique en France

Dans le détail, le contenu de l’enseignement est bien sûr différent, mais dans ses grandes lignes, si on laisse de côté l’histoire du 20e siècle qui ne peut pas être prise en compte dans la comparaison, le récit s’inscrit dans la même logique. On observe même des reculs, comme l’attention portée aux invasions mongoles et à la « pax mongolica » ; lorsqu’on voit toute l’importance accordée aujourd’hui à un événement comme la mort de Tamerlan en 1405 [Darwin, 2007], on peut émettre ne serait-ce qu’un regret…. Tout juste, a-t-on fait un peu de place à des « regards », c’est le terme utilisé, vers l’extérieur du tunnel : la Chine, l’Afrique. Et pourtant, ce petit pas de côté a été critiqué, l’Inspection générale a été attaquée, accusée de brader l’histoire nationale[7]. Ceci rappelle, il y a près d’un demi-siècle, les difficultés à mettre en œuvre le programme de terminale de 1957, modifié en 1959, qui était défini par l’étude de plusieurs civilisations : le monde occidental, le monde communiste européen, le monde musulman, le monde de l’océan Indien et de l’océan Pacifique, le monde africain noir. Ceci avait été l’occasion pour Fernand Braudel de rédiger un chapitre de manuel, « Une grammaire des civilisations » [Braudel, 1963], qui connut un regain de notoriété après sa réédition à part en 1987. Mais à l’époque, ce programme fut rapidement allégé des questions portant sur les civilisations extra-européennes dès 1966-1967 pour des raisons soi-disant d’évaluation [Legris, 2010].

On prend alors conscience de l’ampleur de la tâche pour ceux qui voudraient renouveler l’enseignement de l’histoire en France, ouvrir les fenêtres et y faire entrer un peu de globalité ; et pas seulement par l’extrémité du temps présent : la mondialisation est un processus beaucoup plus ancien et les intrications des sociétés, multiséculaires. L’histoire globale se doit de dissiper ces nuages qui continuent d’obscurcir notre vision pour permettre la « déclosion du monde » [Mbembe, 2010].

Annexe : légende des cartes

1) Carte recouverte de nuages montrant la terre connue de la Création jusqu’au Déluge, 2348 av. J.-C. (1646 Anno Mundi). Première période. L’Éden est montré à travers les nuages avec le mont Ararat et la Terre de Nod.

2) Carte recouverte de nuages montrant la terre connue du Déluge, 2348 av. J.-C., jusqu’à l’Exode des Israélites, 1491 av. J.-C. (de 1656 A.M. à 2513). Deuxième période. Au travers des nuages, la carte montre en couleurs les empires et les pays: l’Empire Assyrien, la Syrie, Canaan et l’Égypte.

3) Carte recouverte de nuages montrant la terre connue de l’Exode des Israélites, 1491 av. J.-C., jusqu’à la fondation de Rom, 753 av. J.-C. (de 2513 A.M. à 3251). Troisième période. Au travers des nuages, sont visibles en couleurs les régions précédentes ainsi que l’Asie Mineure, la Grèce et l’Italie.

4) Carte recouverte de nuages montrant la terre connue de la fondation de Rome, 753 av. J-C., jusqu’à la mort de Cyrus, 529 av. J.-C. (de 3251 A.M. à 3475). Quatrième période. Au travers des nuages, est visible en couleurs la Méditerranée, de l’Italie jusqu’à la Perse.

5) Carte avec des nuages laissant voir la terre connue de la mort de Cyrus, 529 av. J.-C., jusqu’à celle d’Alexandre de Macédoine, 323 av. J.-C. (de 3475 A.M. à 3681). Cinquième période. En couleurs avec l’Empire macédonien en cramoisi.

6) Carte avec des nuages laissant voir la terre connue de la mort d’Alexandre de Macédoine, 323 av. J.-C., jusqu’à la partition de l’Empire, 301 av. J.-C. (de 3681 A.M. à 3703). Sixième période. En couleurs avec la plus grande partie en bleu montrant l’étendue de l’Empire.

7) Nuages laissant voir la terre connue de la partition de l’Empire d’Alexandre, 301 av. J.-C., jusqu’à la fin de la Troisième Guerre punique. Septième période. En couleurs s’étirant de l’Espagne et du Maroc jusqu’à la Chine. La Grande Muraille de Chine est visible.

8 ) Nuages laissant voir la terre connue de la fin de la Troisième Guerre punique, 146 av. J.-C., jusqu’à la naissance du Christ (de 3853 A.M. à 4004). Huitième période. En couleurs s’étirant de l’Irlande et du Maroc jusqu’à la Chine. L’Empire romain est visible en jaune, l’Empire parthe en vert, l’Hindoustan en gris et la Chine en marron clair.

9) La Terre connue des Européens visible à travers des nuages de la naissance du Christ jusqu’à la mort de Constantin, 337 apr. J.-C. En couleurs de la Scandinavie et du Maroc jusqu’à la Corée.

10) La Terre connue des Européens visible à travers des nuages de la mort de Constantin, 337 apr. J.-C., jusqu’à la division de l’Empire romain en deux, à la mort de Théodose, 395 apr. J.-C. En couleurs, couvrant de la Scandinavie et du Maroc jusqu’à la Corée. L’Empire romain d’Occident et l’Empire romain d’Orient sont montrés par des couleurs différentes.

11) La Terre connue à travers des nuages de la division de l’Empire romain en deux, à la mort de Théodose, 395 apr. J.-C., jusqu’à la dissolution de l’Empire d’Occident, 476 apr. J.-C. Onzième période. L’Empire romain d’Occident est maintenant identifié en pourpre comme les « Nations nordiques ».

12) Le monde connu à travers des travers de la dissolution de l’Empire d’Occident, 476 apr. J.-C., jusqu’à la mort de Charlemagne, 814 apr. J.-C. Douzième période. Trois empires sont identifies: l’Empire de Charlemagne (jaune), l’Empire grec (jaune-vert) et l’Empire mahométan (vert).

13) Le monde connu montré à travers des nuages de la mort de Charlemagne, 814 apr. J.-C., jusqu’à la dissolution de son empire, 912 apr. J.-C. Treizième période. Des pays en Europe commencent à émerger et la masse terrestre au-dessus de la Scandinavie est montrée pour la première fois.

14) Le monde connu montré à travers des nuages de la dissolution finale de l’Empire de Charlemagne, 912 apr. J.-C., jusqu’à la Première Croisade, 1100 apr. J.-C., Quatorzième période. La carte est dominée par l’Empire germanique, les États mahométans et la Chine. Le Groenland peut être vu dans le coin supérieur gauche.

15) Le monde connu montré à travers des nuages du commencement des Croisades, 1100 apr. J.-C., jusqu’à la division de l’Empire mongol, à la mort de Kubilaï, 1292 apr. J.-C. Quinzième période. L’Empire de Kubilaï khan, en vert olive, domine plus de la moitié de la carte, s’étendant de la Hongrie jusqu’à la Mongolie et la mer de Chine.

16) La carte dépliée montre des nuages aux angles et décrit le monde connu depuis la division de l’Empire mongol, 1294 apr. J.-C., jusqu’à la découverte de l’Amérique, 1498 apr. J.-C. Seizième période. L’Afrique est montrée en entier pour la première fois et la côte oriental de l’Amérique, du Newfoundland jusqu’au bord septentrional de l’Amérique du Sud. Les Indes occidentales sont montrées en bleu.

17) La carte dépliée montre des nuages aux angles et décrit le monde connu depuis la découverte de l’Amérique, 1498 apr. J.-C., jusqu’à la mort de Charles V de Germanie, 1551 apr. J.-C. Dix-septième période. L’Amérique du Sud et les parties orientales et méridionales de l’Amérique du Nord ne sont plus couvertes de nuages. Les Philippines sont aussi visibles.

18) Des nuages sont seulement visibles en bordure de la carte, qui décrit le monde connu depuis la mort de Charles V de Germanie, 1558 apr. J.-C., jusqu’à la restauration des Stuarts en Angleterre, 1660 apr. J.-C. Dix-huitième période. L’Australie est incluse ainsi que les baies d’Hudson et de Baffin (avec d’importantes distorsions). La partie septentrionale de la Sibérie a été découverte.

19) Le monde entier est visible, sans nuage, pour la première fois. Les divisions politiques sont montrées depuis la restauration des Stuarts en Angleterre, 1660 apr. J.-C., jusqu’à l’indépendance des États-Unis d’Amérique, 1783 apr. J.-C. Dix-neuvième période. La région septentrionale du Canada n’a pas été explorée et a été laissée en blanc.

20) Le monde connu depuis l’indépendance des États-Unis d’Amérique, 1783 apr. J.-C., jusqu’à la plus extension de l’Empire français, 1811 apr. J.-C. Douzième période.

21) Le monde connu depuis la plus grande extension de l’Empire français, 1811 apr. J.-C., jusqu’à la fin de la paix générale, 1828 apr. J.-C. Vingt-et-unième période.


Bibliographie

Blaut J.M., 1993, The Colonizer’s Model of the World. Geographical Diffusionism and Eurocentric History, New York, The Guilford Press.

Braudel F., 1963, « Une grammaire des civilisations », in Baille S., Braudel F. & Philippe R., Le Monde actuel. Histoire et civilisations, Paris, Belin, pp. 143-475 ; réédition : Braudel F., 1987, Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud/Flammarion.

Darwin J., 2007, After Tamerlane. The Global History of Empire, Londres, Allen Lane.

Goffart W.A., 2003, Historical Atlases. The First Three Hundred Years, 1570-1870, , Chicago/Londres, University of Chicago Press.

Goody J., 2010, Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, trad. de l’anglais par F. Durand-Bogaert, Paris, Gallimard [éd. orig. 2006].

Grataloup C., 1996, Lieux d’histoire. Essai de géohistoire systématique, Montpellier, GIP / Reclus.

Hofmann C., 2000, « La genèse de l’atlas historique en France (1630-1800) : pouvoirs et limites de la carte comme “œil de l’histoire” », Bibliothèque de l’école des chartes, Vol. 158, N°1, pp. 97-128.

Legris P., 2010, L’Écriture des programmes d’histoire en France (1944-2010). Sociologie historique d’un instrument de politique éducative, thèse de doctorat, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, disponible sur le site Hal-SHS.

Mbembe A., 2010, Sortir de la grande nuit, Paris, La Découverte.

Quin E., 1830, An Historical Atlas, Londres, L.B. Seeley & Sons.


Notes

[1] Edward Quin, 1830, An Historical Atlas, Londres, L.B. Seeley & Sons, p.1.

[2] Ibid.

[3] Ibid., p. 2.

[4] Ibid., p. 1

[5] Christian Grataloup, Lieux d’histoire. Essai de géohistoire systématique, GIP Reclus, Montpellier, 1996, p. 9.

[6] James M. Blaut, 1993, The Colonizer’s Model of the World. Geographical Diffusionism and Eurocentric History, New York, The Guilford Press, p. 5.

[7] Patricia Legris, « L’introduction controversée des civilisations extra-européennes dans les programmes d’histoire », sur le site Aggiornamento Histoire Géographie.

La géographie triomphante du 19e siècle : Louis Vivien de Saint-Martin

Au début du 19e siècle, même si le monde était déjà globalement reconnu, le sentiment fut très vif d’un immense progrès des connaissances géographiques européennes et c’est en faveur de celui-ci que le géographe danois installé en France Conrad Malte-Brun (1775-1826) plaidait avec énergie en 1807 lorsqu’il créa les Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire. Dans l’éditorial du premier numéro, il soulignait l’étendue très vaste des connaissances contemporaines, tout en regrettant un certain retard de la géographie française en matière de publication, et défendait la nécessité de promouvoir l’activité géographique :

« Les préjugés des Anciens ont disparu ; les bornes qui resserraient le Monde, sont tombées de toutes parts ; il n’y a plus de Colonnes d’Hercule ; la fabuleuse Inde et l’obscure Thulé ne sont plus les extrémités de la terre. Plus hardi, plus actif, l’esprit humain embrasse, dans une seule et vaste idée, toutes les contrées du Monde, avec toutes leurs productions variées et avec les innombrables Nations qui les habitent. »[1]

Cependant, on peut penser avec Paul Claval que cette « histoire de la géographie comme épopée de la découverte de la Terre » a quelque peu souffert de son lien avec l’entreprise coloniale (Claval, 2007) et demeure aujourd’hui quelque peu ignorée. C’est le cas par exemple du géographe Louis Vivien de Saint-Martin (1802-1897), qui reprit l’entreprise de Conrad Malte-Brun, en dirigeant à partir de 1840 les Nouvelles annales des voyages et des sciences géographiques.

Vivien de Saint-Martin

Figure 1. Vivien de Saint-Martin, par Alexandre Quinet (fin 19e siècle), BNF.

On lui doit l’œuvre peut-être la plus emblématique de cette « histoire géographique », l’Histoire des découvertes géographiques des nations européennes dans les diverses parties du monde. Entamée en 1845, elle resta cependant inachevée, étouffée par l’ampleur du sujet.

« Cette activité infatigable que l’homme d’Europe porte dans toutes les voies ouvertes à la curiosité humaine, a eu en effet l’Univers entier pour théâtre. Tout ce que l’homme peut rechercher et découvrir, tout ce qui lui est donné de savoir et de connaître, l’Européen a voulu le rechercher et le savoir. Sa pensée audacieuse s’est élancée dans les incommensurables profondeurs du monde immatériel, son regard a sondé les espaces infinis où gravitent les astres, ses pas ont sillonné dans tous les sens l’habitation terrestre que Dieu lui a donnée pour domaine. Les mers qui couvrent de vastes parties du Globe ont été pour lui d’impuissantes barrières ; des constructions flottantes, œuvres de son génie, l’ont transporté vers les contrées et sous les climats qui semblaient lui devoir rester à jamais étrangers. Il n’a été arrêté ni par les glaces du pôle ni par les feux du tropique ; sa curiosité, qui semble s’accroître à chaque découverte, l’a conduit partout où habitent d’autres hommes. Il a recherché sous chaque climat les productions du sol pour en enrichir sa propre patrie. Il a mesuré et décrit tous les pays qu’il a visités. Il s’est élevé sur les plus hautes montagnes pour y observer les phénomènes de l’atmosphère qui nous enveloppe ; il est descendu dans les entrailles mêmes de la terre pour en connaître la formation et en rechercher l’origine. La Nature tout entière, dans sa vaste étendue et dans son infinie diversité, est ainsi devenue pour l’Européen un immense champ d’études qu’a fécondé sa haute intelligence, et dont les limites se reculent incessamment devant lui.

Parmi toutes les nations et toutes les races qui partagent avec l’Européen l’habitation du Globe, lui seul donc a porté sa pensée et ses investigations au-delà des bornes étroites de sa contrée natale. Les peuples mêmes les plus anciennement civilisés de l’Asie, les Hindous et les Chinois, n’ont jamais étendu leurs connaissances bien loin au-delà des mers ou des montagnes qui les bornent : pour eux, tout l’univers est dans leur patrie. La patrie de l’Européen, c’est le monde. »[2]

« Au milieu de la variété de tons et de tableaux qu’il comporte, ce magnifique ensemble a néanmoins son unité qui est en même temps pour l’esprit une direction et un point de repos : cette unité, c’est le résultat même de ces explorations multipliées dont il faut raconter les incidents ; c’est la connaissance du Globe terrestre. C’est là le lien commun qui réunit et fait converger vers un même centre les innombrables rayons de ce cercle immense. Suivre à la fois dans le temps et dans l’espace la marche quelquefois lente et comme assoupie, quelquefois brusque et rapide, des événements de toute nature, des voyages, des recherches, des explorations et des découvertes qui ont élevé graduellement les connaissances géographiques des nations savantes au point où elles sont arrivées aujourd’hui ; montrer d’une manière impartiale quelle a été la part de chaque peuple dans ce résultat final ; faire ressortir la mutuelle influence des grandes découvertes géographiques sur le progrès de la civilisation générale et du progrès des civilisations sur l’avancement des découvertes, et rechercher quelle action exerce cette double cause sur le bien-être individuel des peuples et sur la destinée générale de l’humanité ; étudier de ce point de vue et l’histoire géographique de la Terre dans son ensemble le plus général, et successivement celle de chaque région en particulier ; exposer enfin, comme dernier résultat, le tableau bien complet des notions de toute nature que l’Europe possède aujourd’hui sur les pays et les peuples des autres parties du Monde qu’elle a découvertes ou explorées, c’est-à-dire sur l’Asie, l’Afrique, le Nouveau-Continent et l’Océanie : tel est le plan qui nous paraît convenir à un travail de cette nature ; tel est celui que nous nous sommes tracé. »[3]

En 1874, Vivien de Saint-Martin reprit son projet initial et publia un Atlas dressé pour l’Histoire de la géographie et des découvertes géographiques depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Composé de 13 cartes, il retrace l’évolution des connaissances géographiques depuis Homère, et donne tout à la fois à voir une histoire de la cartographie et une certaine histoire de l’Europe. Les quatre cartes suivantes sont extraites de cet ouvrage (David Rumsey Map Collection).

Vivien de Saint-Martin_1874_Monde héroïque

Figure 2. Géographie aux temps héroïques de la Grèce (Planche Ibis), d’après Homère et Hésiode.

Vivien de Saint-Martin_1874_Monde connu des Anciens

Figure 3. Le monde connu des anciens au deuxième siècle de notre ère (Planche V), d’après Ptolémée, même si celui-ci n’est pas nommé.

Vivien de Saint-Martin_1874_Monde connu au XIIIe

Figure 4. Le monde connu au XIIIe siècle (Planche VIII), que Vivien de Saint-Martin considère comme étant la juxtaposition de « trois grandes coupes historiques » : « l’Empire Mongol, qui comprenait la majeure partie de l’Asie ; le Monde Arabe, ou Monde Musulman, embrassant le Sud-Ouest de l’Asie et les parties alors connues de l’Afrique ; le Monde Chrétien, c’est-à-dire l’Europe moins les parties orientales envahies par les Mongols ».

Vivien de Saint-Martin_1874_Planisphere

Figure 5. Planisphère, sur la projection de Mercator (Planche XII), qui représente le monde actuel, c’est-à-dire tel qu’il est connu à la fin du XIXe siècle. On notera que la carte est centrée sur le Pacifique, ce qui est relativement fréquent à l’époque, contrairement à ce qu’on pourrait croire aujourd’hui, et ce qui atténue en partie l’eurocentrisme de l’auteur.

Cependant, si l’œuvre de Vivien de Saint-Martin apparaît aujourd’hui comme une des œuvres emblématiques du discours eurocentriste du 19e siècle, à quand peut-on faire remonter cette vision du monde ? On retrouve là un des débats historiographiques majeurs de l’histoire globale [Blaut, 1993 ; Goody, 2010], et je tenterai de montrer ici que l’histoire de la cartographie peut apporter un certain éclairage.

Le discours triomphaliste de la géographie du 19e siècle est une amplification de la césure entre « géographie ancienne » et « géographie moderne » formalisée au siècle précédent, mais dont l’origine se trouve au 15e siècle, marqué par deux événements contraires : la redécouverte de la Cosmographie de Ptolémée d’une part, la « découverte de l’Amérique » d’autre part. Si le titre du livre du grand géographe grec était connu, on n’en trouvait aucun manuscrit dans la Chrétienté latine. Aussi l’enthousiasme fut-il grand au début du 15e siècle lorsque des exemplaires de la Cosmographie [Le titre Géographie fut traduit par Cosmographie car le mot même de « géographie » n’était pas usité, car quasi inexistant en latin. Il n’a commencé à devenir commun en français qu’au fil du XVIe siècle.] de Ptolémée commencèrent à circuler en Europe sur la base du manuscrit grec que Manuel Chrysoloras avait apporté à Florence en 1397 en provenance de Byzance et de la traduction en latin que réalisa Jacopo Angeli vers 1409. Toutefois, celle-ci ne comprenait aucune carte. Le plus ancien exemplaire d’un manuscrit latin avec des cartes est celui conservé à la bibliothèque de Nancy, qui fut copié en 1418 sur ordre du cardinal Fillastre de Reims après le concile de Constance, mais dont les cartes ne furent ajoutées qu’en 1427. De même, la première édition imprimée de Ptolémée, qui date de 1475, à Vicence, ne comporte pas les cartes, au contraire de l’édition de Bologne de 1477 (Edson, 2007).

Pourtant, paradoxe de l’histoire, cet opus majeur de la géographie antique, en soi sans doute déjà dépassé pour décrire le monde du 15e siècle, est réapparu un siècle à peine avant les Grandes Découvertes. Or celles-ci ont profondément modifié la vision européenne du globe et ont rendu le texte de Ptolémée quasiment obsolète. Dès 1482, de nouvelles cartes, représentant le Nord de l’Europe, sont ajoutées ; et dans l’édition de Strasbourg de 1513, on compte ainsi vingt « nouvelles cartes » (tabulæ novæ). Un demi-siècle plus tard, la séparation introduite entre « ancien » et « nouveau » est accentuée par Abraham Ortelius dont son Theatrum orbis terrarum (1570). Celui-ci, en effet, ne comprend plus que des cartes du monde contemporain, tandis que les cartes anciennes sont regroupées à part dans un ouvrage publié ultérieurement, le Parergon (1579). On notera d’une part, le sous-titre de l’ouvrage : Veteris geographiæ aliquot tabulæ, « Quelques tableaux d’ancienne géographie » ; d’autre part, l’invention (déguisée en reprise) de l’aphorisme : Historiæ oculus geographia, « la Géographie est l’œil de l’Histoire », sous-entendu : la géographie ancienne. Entre-temps, cette disjonction avait déjà conduit Ortelius à publier en 1578 un livre des correspondances toponymiques entre passé et présent, la Synonymia geographica. À partir de là, les ouvrages se multiplient. En 1618, Pierre Bertius publie un Theatrum geographiæ veteris, dans lequel il reproduit l’édition en grec et en latin de la Géographie de Ptolémée avec les annotations de Mercator, ainsi que d’autres œuvres, comme la Table de Peutinger et l’Itinéraire d’Antonin, dont la valeur de documents historiques est évidente. Dix ans plus tard, en 1628, Bertius publie une Geographia vetus ex antiquis et melioris notæ scriptoribus (« Géographie ancienne d’après les meilleurs auteurs antiques »). En 1768, Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville publie à son tour une Géographie ancienne abrégée.

Parallèlement à cela, les géographes publièrent des ouvrages de « géographie moderne » tenant compte des connaissances accumulées au fil des explorations. Ce fut précisément le mérite de Bourguignon d’Anville de blanchir les cartes modernes en les expurgeant de toute information héritée et non actualisée. Le clivage ne fit ainsi que s’accroître. Loin de toute « renaissance », la comparaison entre les anciens et les modernes affirmait la grandeur de ces derniers et révélait par l’image cartographique le progrès européen et la domination de l’Europe sur le Monde. Les géographe du 19e siècle croient triompher en parvenant à un horizon aperçu dès le 16e siècle. La « grande divergence » avant d’être réelle fut imaginée et s’ancre dans une modification de la conception spatiale européenne (Besse, 2003).

Bibliographie

Besse J.-M., 2003, Les Grandeurs de la Terre. Aspects du savoir géographique à la Renaissance, Paris, ENS éditions.

Blaut J.M., 1993, The Colonizer’s Model of the World: Geographical Diffusionism and Eurocentric History, New York, The Guilford Press.

Capdepuy V., 2010, Entre Méditerranée et Mésopotamie. Étude géohistorique d’un entre-deux plurimillénaire, Thèse de doctorat, Université Paris Diderot, Annexe 1 « De la géohistoire ».

Claval P., 2007 (2e éd.), Épistémologie de la géographie, Paris, Armand Colin.

Edson E., 2007, The World Map, 1300-1492. The Persistence of Tradition and Transformation, Baltimore, Johns Hopkins University Press.

Goody J., 2010, Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, trad. de l’anglais par F. Durand-Bogaert, Paris, Gallimard [éd. orig. 2006].

Malte-Brun C., 1807, « Discours préliminaire sur la nature et le but de cet ouvrage », Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, tome 1, n° 1, pp. 3-15.

Vivien de Saint-Martin L., 1845, Histoire des découvertes géographiques des nations européennes dans les diverses parties du monde, Paris, Arthus-Bertrand.

Vivien de Saint-Martin L., 1874, Atlas dressé pour l’Histoire de la géographie et des découvertes géographiques depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Paris, Hachette.


Notes

[1] Conrad Malte-Brun, « Discours préliminaire sur la nature et le but de cet ouvrage », Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, 1807, tome 1, n° 1, p. 6.

[2] Louis Vivien de Saint-Martin, 1845, Histoire des découvertes géographiques des nations européennes dans les diverses parties du monde, Paris, Arthus-Bertrand, tome 2, préface, pp. ix-x. À noter qu’il n’existe pas de tome 1, et que la préface du tome 2 définit donc l’objet de l’œuvre.

[3] Louis Vivien de Saint-Martin, 1845, Histoire des découvertes géographiques des nations européennes dans les diverses parties du monde, Paris, Arthus-Bertrand, p. xx.

L’histoire globale contre l’eurocentrisme

Notre vision de l’histoire, en France comme dans l’essentiel du monde occidental, est profondément imprégnée d’un ensemble de significations qui ne font généralement pas débat. Nous concevons ainsi la « révolution industrielle » comme un pas technique décisif, franchi par les Européens grâce à quelques inventeurs de génie, et leur permettant d’entrer de plain-pied dans la phase proprement capitaliste de l’histoire économique. Nous imaginons pareillement que les « grandes découvertes » du 15e siècle ont signé les tout premiers débuts d’une histoire économique du monde, menée par Vasco de Gama, la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, plus tardivement par l’entreprise coloniale britannique en Inde et la pénétration occidentale de l’espace chinois. Si nous remontons jusqu’au Moyen Âge, nous sommes persuadés qu’une révolution agricole autonome et unique a bien eu lieu en Europe, nous donnant un avantage définitif sur les autres civilisations, dans le cadre d’un système féodal qui, aux dires des marxistes, serait aussi le fondement spécifique de nos succès ultérieurs. Et bien entendu, nous sommes spontanément convaincus que ces réussites s’enracinent dans l’invention grecque de la démocratie et de l’esprit scientifique, l’élaboration romaine du droit et de l’administration, la constitution de l’État carolingien ou le génie des cités-États italiennes…

Autrement dit, nous ne concevons pas spontanément de moteur, autre qu’occidental, à l’histoire économique du monde… Même si nous nous souvenons que les Chinois ont inventé le papier et la boussole, savons pertinemment que nos chiffres sont d’origine arabe (en fait indienne), nous faisons comme si ces premiers pas étaient sans réelle importance, l’Europe ayant seule permis une utilisation systématique des rares intuitions des autres. Dans cette perspective, nous concevons immédiatement l’Europe comme étant la seule à se moderniser, par ses moyens propres, la seule à connaître une sorte de « progrès naturel », la seule finalement à faire son histoire… Symétriquement, le reste du monde est implicitement vu comme stagnant, empêtré dans la tradition, incapable d’un développement autodynamique. Dans le pire des cas, il y a donc opposition entre une Europe rationnelle, dotée d’institutions permettant le progrès, soucieuse de croissance économique et une non-Europe irrationnelle, centrée sur la jouissance immédiate, peu tentée par l’effort et l’accumulation. C’est ce que Blaut [1993] traduit par l’idée d’une « histoire tunnel » : le temps de l’histoire se déroulerait linéairement, à l’intérieur des frontières européennes, l’extérieur du tunnel n’étant pas pris en considération, voire rejeté dans la stagnation, le chaos ou la magie… Dans le meilleur des cas, le reste du monde ne se voit pas nécessairement attribuer ces carences, mais il n’est considéré comme rationnel que provisoirement et partiellement (cas de la Chine à l’époque des Song, autour du 11e siècle), ne connaîtrait de croissance qu’avortée et, pour ce qui compte vraiment, ne ferait que subir les effets de la trajectoire européenne… L’histoire du reste du monde n’est donc spontanément que la succession des conséquences de l’essor occidental sur des sociétés trop peu dynamiques pour l’infléchir…

Certes, le jugement porté sur ces événements et leurs conséquences n’est pas nécessairement positif chez les historiens de l’économie et les essayistes. L’histoire critique du colonialisme ou les écrits historiques relevant de la théorie de l’impérialisme ont clairement marqué que l’influence de l’Europe a été d’abord prédatrice, violente et spoliatrice, en dépit de la diffusion de techniques et d’institutions susceptibles de servir le reste du monde, voire d’être retournées contre les puissances dominantes. Mais, quel que soit le jugement porté, l’appréhension de l’histoire reste fondamentalement la même : l’Europe se situe toujours du côté des causes et le reste du monde du côté des effets.

Comment expliquer cet eurocentrisme ? Sans doute évidemment par la tendance naturelle de tout groupe social à n’accorder d’importance qu’à sa propre histoire conçue comme centrale et éventuellement influente sur celles des autres. Les ethnologues ont abondamment documenté cette tendance spontanée et peut-être universelle des sociétés humaines. L’ethnocentrisme serait ainsi une condition de l’identité personnelle et sociale des membres de tout groupe constitué [Goody, 2006, p. 5], indépendamment même de la taille de ce dernier.

Il est cependant possible de considérer que  l’eurocentrisme va au-delà d’un tel penchant. Pour Hobson [2004, p.219-280], l’ethnocentrisme européen se serait radicalisé, entre 16e et 19e siècles, par la construction d’une identité européenne négative, c’est-à-dire contrastant trait pour trait, d’abord avec l’identité musulmane, puis avec les identités indienne, persane ou chinoise, que l’Europe commence pourtant par admirer. L’opposition, par exemple, entre une démocratie enracinée peu à peu en Europe, mais considérée par ailleurs comme un héritage de la Grèce ancienne, et un « despotisme oriental » immuable, contribuerait à cimenter l’identité européenne, tout en « expliquant » les supposés retards de l’Asie [ibid., p. 228]. Un second contraste entre une Europe scientifique, rationnelle, tournée vers les valeurs de l’esprit et donc indépendante et adulte, en face d’un Orient émotionnel, superstitieux, tourné vers les valeurs du corps et finalement dépendant et infantile, viendrait compléter cette première opposition [ibid., p. 229]. En conséquence la formation d’une identité européenne « implicitement » raciste, c’est-à-dire attribuant ces différences, non directement aux gènes, mais à la culture, aux institutions et à l’environnement [ibid., p. 220] serait à la base du discours colonialiste et impérialiste, donc de pratiques justifiées idéologiquement au nom de la propagation des valeurs de la civilisation. En un mot, pour Hobson, « leur identité construite poussait les Britanniques vers l’impérialisme, pas simplement par qu’ils le pouvaient, mais surtout parce qu’ils croyaient qu’ils le devaient » [ibid., p. 239].

Le patrimoine idéologique français recèle aussi de beaux exemples de cet eurocentrisme, comme en témoigne cet étonnant discours qu’on a un peu honte d’extirper des œuvres de Victor Hugo [Zorn, cité par Rist, 1996, pp. 87-88] et qui fut prononcé lors d’un banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage :

« La destinée des hommes est au Sud […]. Le moment est venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a, à côté d’elle, l’Afrique […]. Au 19e siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au 20e siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème ; l’Europe le résoudra.

Allez, peuples ! Emparez-vous de cette terre ! Prenez là ! À qui ? À personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez là ! Où les rois apportaient la guerre, apportez la concorde ! Prenez la non pour le canon mais pour la charrue ! Non pour le sabre, mais pour le commerce ! Non pour la bataille, mais pour l’industrie ! […] Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales ! Changez vos prolétaires en propriétaires ! Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ! Croissez, cultivez, colonisez, multipliez ! Et que sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’esprit divin s’affirme par la paix et l’esprit humain par la liberté ! »

Il y aurait à méditer longuement sur un texte où l’essentiel des traits de l’eurocentrisme se trouvent réunis : seuls les Blancs sont initialement des hommes ; la mission civilisatrice va de soi ; l’Afrique est prenable car elle n’appartient à personne, comme si elle était vide d’hommes et de pouvoirs indigènes ; l’économie africaine n’existe pas et les habitant ne sont pas censés y produire ; le despotisme local sera étouffé par le développement… Mais ce qui frappe le plus au final, c’est l’ingénuité apparente de son auteur, sa capacité à dire sans connaître, à affirmer sans avoir vu, à se fier aux images spontanées qui lui viennent à l’esprit sans interrogation aucune sur leur genèse. Bien sûr nous ne pourrions plus applaudir au discours du grand homme, mais on comprend, en le lisant, combien il est important de traquer cet eurocentrisme dans nos visions spontanées de l’histoire, encore et surtout aujourd’hui.

Certes, dira-t-on, l’histoire scientifique ne recèle pas, ou plus, de pareils travers. Cela n’est pas si sûr. Il suffit pour s’en convaincre de lire avec attention les écrits d’un Braudel, historien admirable et novateur, à qui nous devons évidemment beaucoup, mais dont Goody a bien montré les nombreux préjugés eurocentriques et les contradictions lourdes dans une étude particulièrement serrée et malheureusement dévastatrice [2007, pp. 180-211]. Plusieurs historiens anglo-saxons ont fait l’objet d’un traitement similaire et n’en sont pas sortis indemnes, notamment Landes et Diamond [Blaut, 2000]. L’histoire économique quantitative est elle aussi touchée : la thèse de Maddison d’une stagnation du revenu par tête chinois, après 1300, est ainsi franchement contredite par les travaux des historiens de l’économie de ce pays.

Corriger l’eurocentrisme est fondamental pour trois raisons immédiates. C’est d’abord évidemment permettre à l’histoire des peuples discrédités d’exister enfin en tant que telle, pour elle-même, hors des pièges de « l’histoire tunnel ». Cela paraît simple mais ça ne l’est absolument pas. Car précisément, même sans tomber dans l’histoire tunnel, nous avons tendance à analyser l’histoire propre des autres en cherchant les différences ou similitudes avec la trajectoire connue par l’Europe, prise implicitement comme référence. On s’efforce par exemple de rechercher l’existence d’un féodalisme japonais ou chinois, à partir des critères propres à la définition du féodalisme européen, s’interdisant ainsi de comprendre des structures économiques originales avec des concepts qui leur seraient spécifiques. On reste prisonnier de la trajectoire marxiste : féodalisme, transition au capitalisme sous les formes du capital marchand et proto-industriel, puis capitalisme industriel. Dans ce cadre, on se prive par exemple d’une compréhension de l’histoire économique chinoise, laquelle relèverait peut-être d’un développement original de la petite production marchande, dans le cadre d’une « raison d’État » par ailleurs totalement spécifique.

Corriger l’eurocentrisme, c’est ensuite montrer la part, souvent considérable, des sociétés non Européennes, dans la constitution de l’économie globale, dans la circulation des produits, des techniques, des idées et des institutions. C’est accepter l’hypothèse que l’Europe, au moins jusqu’au 15e siècle, est économiquement marginale et peu intéressante en regard des richesses qui sont créées et commercialisées sur les routes de l’Asie ou du Proche-Orient. Quelle ne fut pas la surprise, par exemple, de Vasco de Gama, débarquant à Calicut et constatant que les biens qu’il apporte en cadeau sont ouvertement méprisés par ses interlocuteurs !… C’est aussi et surtout tracer les chemins, les acteurs et les logiques de ces circulations, de ces interactions transculturelles qui ont fait l’histoire économique globale.

Critiquer l’eurocentrisme doit permettre enfin de mieux comprendre les ressorts des économies européennes, en dehors des images souvent avantageuses ou exagérées qui nous ont été inculquées. La difficulté essentielle ici réside en ce que les historiens de l’économie, souvent en toute bonne foi, constatant une supériorité évidente aujourd’hui de l’Occident, cherchent naturellement à trouver la clé de cette supériorité. Or, partant du constat de la supériorité de l’Ouest et de l’infériorité de l’Est, il est tentant de considérer que cette différence est là depuis toujours et que l’Est n’a rien pu apporter de décisif en la matière. En conséquence la supériorité de l’Ouest ne peut se trouver que dans quelque avantage spécifique, sans doute très ancien. Ainsi, dès qu’une singularité européenne se fait jour, elle est aisément prise comme point de départ et facteur causal : inventivité technique de la révolution industrielle, éthique protestante du 16e siècle, esprit de la Renaissance, concurrence dynamique entre royautés dès le Moyen Âge, etc. Il ne vient pas spontanément à l’esprit que le ou les facteurs explicatifs peuvent résulter précisément d’une interaction entre l’Europe et d’autres économies, à un moment plus avancées.

En ce sens, le projet de l’histoire globale apparaît parfaitement clair. Il y a cependant loin de la coupe aux lèvres… Nous verrons prochainement que les pièges de l’entreprise sont nombreux : risque de substituer un centrisme à un autre, danger de dépréciation systématique de l’entreprise occidentale, incapacité à penser le comparatisme en histoire. Comme nous le verrons, le problème méthodologique posé est tout sauf simple.

Une première version de ce texte est parue dans Philippe Norel, L’histoire économique globale, Paris, Seuil, 2009.


BLAUT J. [1993], The Colonizer’s Model of the World, New York and London, Guilford Press.

BLAUT J. [2000], Eight Eurocentric Historians, New York and London, Guilford Publications.

GOODY J. [2007], The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press.

HOBSON J. [2004], The Eastern Origins of Western Civilisation, Cambridge, Cambridge University Press.

RIST G. [1996], Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po.