L’histoire globale contre l’eurocentrisme

Notre vision de l’histoire, en France comme dans l’essentiel du monde occidental, est profondément imprégnée d’un ensemble de significations qui ne font généralement pas débat. Nous concevons ainsi la « révolution industrielle » comme un pas technique décisif, franchi par les Européens grâce à quelques inventeurs de génie, et leur permettant d’entrer de plain-pied dans la phase proprement capitaliste de l’histoire économique. Nous imaginons pareillement que les « grandes découvertes » du 15e siècle ont signé les tout premiers débuts d’une histoire économique du monde, menée par Vasco de Gama, la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, plus tardivement par l’entreprise coloniale britannique en Inde et la pénétration occidentale de l’espace chinois. Si nous remontons jusqu’au Moyen Âge, nous sommes persuadés qu’une révolution agricole autonome et unique a bien eu lieu en Europe, nous donnant un avantage définitif sur les autres civilisations, dans le cadre d’un système féodal qui, aux dires des marxistes, serait aussi le fondement spécifique de nos succès ultérieurs. Et bien entendu, nous sommes spontanément convaincus que ces réussites s’enracinent dans l’invention grecque de la démocratie et de l’esprit scientifique, l’élaboration romaine du droit et de l’administration, la constitution de l’État carolingien ou le génie des cités-États italiennes…

Autrement dit, nous ne concevons pas spontanément de moteur, autre qu’occidental, à l’histoire économique du monde… Même si nous nous souvenons que les Chinois ont inventé le papier et la boussole, savons pertinemment que nos chiffres sont d’origine arabe (en fait indienne), nous faisons comme si ces premiers pas étaient sans réelle importance, l’Europe ayant seule permis une utilisation systématique des rares intuitions des autres. Dans cette perspective, nous concevons immédiatement l’Europe comme étant la seule à se moderniser, par ses moyens propres, la seule à connaître une sorte de « progrès naturel », la seule finalement à faire son histoire… Symétriquement, le reste du monde est implicitement vu comme stagnant, empêtré dans la tradition, incapable d’un développement autodynamique. Dans le pire des cas, il y a donc opposition entre une Europe rationnelle, dotée d’institutions permettant le progrès, soucieuse de croissance économique et une non-Europe irrationnelle, centrée sur la jouissance immédiate, peu tentée par l’effort et l’accumulation. C’est ce que Blaut [1993] traduit par l’idée d’une « histoire tunnel » : le temps de l’histoire se déroulerait linéairement, à l’intérieur des frontières européennes, l’extérieur du tunnel n’étant pas pris en considération, voire rejeté dans la stagnation, le chaos ou la magie… Dans le meilleur des cas, le reste du monde ne se voit pas nécessairement attribuer ces carences, mais il n’est considéré comme rationnel que provisoirement et partiellement (cas de la Chine à l’époque des Song, autour du 11e siècle), ne connaîtrait de croissance qu’avortée et, pour ce qui compte vraiment, ne ferait que subir les effets de la trajectoire européenne… L’histoire du reste du monde n’est donc spontanément que la succession des conséquences de l’essor occidental sur des sociétés trop peu dynamiques pour l’infléchir…

Certes, le jugement porté sur ces événements et leurs conséquences n’est pas nécessairement positif chez les historiens de l’économie et les essayistes. L’histoire critique du colonialisme ou les écrits historiques relevant de la théorie de l’impérialisme ont clairement marqué que l’influence de l’Europe a été d’abord prédatrice, violente et spoliatrice, en dépit de la diffusion de techniques et d’institutions susceptibles de servir le reste du monde, voire d’être retournées contre les puissances dominantes. Mais, quel que soit le jugement porté, l’appréhension de l’histoire reste fondamentalement la même : l’Europe se situe toujours du côté des causes et le reste du monde du côté des effets.

Comment expliquer cet eurocentrisme ? Sans doute évidemment par la tendance naturelle de tout groupe social à n’accorder d’importance qu’à sa propre histoire conçue comme centrale et éventuellement influente sur celles des autres. Les ethnologues ont abondamment documenté cette tendance spontanée et peut-être universelle des sociétés humaines. L’ethnocentrisme serait ainsi une condition de l’identité personnelle et sociale des membres de tout groupe constitué [Goody, 2006, p. 5], indépendamment même de la taille de ce dernier.

Il est cependant possible de considérer que  l’eurocentrisme va au-delà d’un tel penchant. Pour Hobson [2004, p.219-280], l’ethnocentrisme européen se serait radicalisé, entre 16e et 19e siècles, par la construction d’une identité européenne négative, c’est-à-dire contrastant trait pour trait, d’abord avec l’identité musulmane, puis avec les identités indienne, persane ou chinoise, que l’Europe commence pourtant par admirer. L’opposition, par exemple, entre une démocratie enracinée peu à peu en Europe, mais considérée par ailleurs comme un héritage de la Grèce ancienne, et un « despotisme oriental » immuable, contribuerait à cimenter l’identité européenne, tout en « expliquant » les supposés retards de l’Asie [ibid., p. 228]. Un second contraste entre une Europe scientifique, rationnelle, tournée vers les valeurs de l’esprit et donc indépendante et adulte, en face d’un Orient émotionnel, superstitieux, tourné vers les valeurs du corps et finalement dépendant et infantile, viendrait compléter cette première opposition [ibid., p. 229]. En conséquence la formation d’une identité européenne « implicitement » raciste, c’est-à-dire attribuant ces différences, non directement aux gènes, mais à la culture, aux institutions et à l’environnement [ibid., p. 220] serait à la base du discours colonialiste et impérialiste, donc de pratiques justifiées idéologiquement au nom de la propagation des valeurs de la civilisation. En un mot, pour Hobson, « leur identité construite poussait les Britanniques vers l’impérialisme, pas simplement par qu’ils le pouvaient, mais surtout parce qu’ils croyaient qu’ils le devaient » [ibid., p. 239].

Le patrimoine idéologique français recèle aussi de beaux exemples de cet eurocentrisme, comme en témoigne cet étonnant discours qu’on a un peu honte d’extirper des œuvres de Victor Hugo [Zorn, cité par Rist, 1996, pp. 87-88] et qui fut prononcé lors d’un banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage :

« La destinée des hommes est au Sud […]. Le moment est venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a, à côté d’elle, l’Afrique […]. Au 19e siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au 20e siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème ; l’Europe le résoudra.

Allez, peuples ! Emparez-vous de cette terre ! Prenez là ! À qui ? À personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez là ! Où les rois apportaient la guerre, apportez la concorde ! Prenez la non pour le canon mais pour la charrue ! Non pour le sabre, mais pour le commerce ! Non pour la bataille, mais pour l’industrie ! […] Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales ! Changez vos prolétaires en propriétaires ! Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ! Croissez, cultivez, colonisez, multipliez ! Et que sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’esprit divin s’affirme par la paix et l’esprit humain par la liberté ! »

Il y aurait à méditer longuement sur un texte où l’essentiel des traits de l’eurocentrisme se trouvent réunis : seuls les Blancs sont initialement des hommes ; la mission civilisatrice va de soi ; l’Afrique est prenable car elle n’appartient à personne, comme si elle était vide d’hommes et de pouvoirs indigènes ; l’économie africaine n’existe pas et les habitant ne sont pas censés y produire ; le despotisme local sera étouffé par le développement… Mais ce qui frappe le plus au final, c’est l’ingénuité apparente de son auteur, sa capacité à dire sans connaître, à affirmer sans avoir vu, à se fier aux images spontanées qui lui viennent à l’esprit sans interrogation aucune sur leur genèse. Bien sûr nous ne pourrions plus applaudir au discours du grand homme, mais on comprend, en le lisant, combien il est important de traquer cet eurocentrisme dans nos visions spontanées de l’histoire, encore et surtout aujourd’hui.

Certes, dira-t-on, l’histoire scientifique ne recèle pas, ou plus, de pareils travers. Cela n’est pas si sûr. Il suffit pour s’en convaincre de lire avec attention les écrits d’un Braudel, historien admirable et novateur, à qui nous devons évidemment beaucoup, mais dont Goody a bien montré les nombreux préjugés eurocentriques et les contradictions lourdes dans une étude particulièrement serrée et malheureusement dévastatrice [2007, pp. 180-211]. Plusieurs historiens anglo-saxons ont fait l’objet d’un traitement similaire et n’en sont pas sortis indemnes, notamment Landes et Diamond [Blaut, 2000]. L’histoire économique quantitative est elle aussi touchée : la thèse de Maddison d’une stagnation du revenu par tête chinois, après 1300, est ainsi franchement contredite par les travaux des historiens de l’économie de ce pays.

Corriger l’eurocentrisme est fondamental pour trois raisons immédiates. C’est d’abord évidemment permettre à l’histoire des peuples discrédités d’exister enfin en tant que telle, pour elle-même, hors des pièges de « l’histoire tunnel ». Cela paraît simple mais ça ne l’est absolument pas. Car précisément, même sans tomber dans l’histoire tunnel, nous avons tendance à analyser l’histoire propre des autres en cherchant les différences ou similitudes avec la trajectoire connue par l’Europe, prise implicitement comme référence. On s’efforce par exemple de rechercher l’existence d’un féodalisme japonais ou chinois, à partir des critères propres à la définition du féodalisme européen, s’interdisant ainsi de comprendre des structures économiques originales avec des concepts qui leur seraient spécifiques. On reste prisonnier de la trajectoire marxiste : féodalisme, transition au capitalisme sous les formes du capital marchand et proto-industriel, puis capitalisme industriel. Dans ce cadre, on se prive par exemple d’une compréhension de l’histoire économique chinoise, laquelle relèverait peut-être d’un développement original de la petite production marchande, dans le cadre d’une « raison d’État » par ailleurs totalement spécifique.

Corriger l’eurocentrisme, c’est ensuite montrer la part, souvent considérable, des sociétés non Européennes, dans la constitution de l’économie globale, dans la circulation des produits, des techniques, des idées et des institutions. C’est accepter l’hypothèse que l’Europe, au moins jusqu’au 15e siècle, est économiquement marginale et peu intéressante en regard des richesses qui sont créées et commercialisées sur les routes de l’Asie ou du Proche-Orient. Quelle ne fut pas la surprise, par exemple, de Vasco de Gama, débarquant à Calicut et constatant que les biens qu’il apporte en cadeau sont ouvertement méprisés par ses interlocuteurs !… C’est aussi et surtout tracer les chemins, les acteurs et les logiques de ces circulations, de ces interactions transculturelles qui ont fait l’histoire économique globale.

Critiquer l’eurocentrisme doit permettre enfin de mieux comprendre les ressorts des économies européennes, en dehors des images souvent avantageuses ou exagérées qui nous ont été inculquées. La difficulté essentielle ici réside en ce que les historiens de l’économie, souvent en toute bonne foi, constatant une supériorité évidente aujourd’hui de l’Occident, cherchent naturellement à trouver la clé de cette supériorité. Or, partant du constat de la supériorité de l’Ouest et de l’infériorité de l’Est, il est tentant de considérer que cette différence est là depuis toujours et que l’Est n’a rien pu apporter de décisif en la matière. En conséquence la supériorité de l’Ouest ne peut se trouver que dans quelque avantage spécifique, sans doute très ancien. Ainsi, dès qu’une singularité européenne se fait jour, elle est aisément prise comme point de départ et facteur causal : inventivité technique de la révolution industrielle, éthique protestante du 16e siècle, esprit de la Renaissance, concurrence dynamique entre royautés dès le Moyen Âge, etc. Il ne vient pas spontanément à l’esprit que le ou les facteurs explicatifs peuvent résulter précisément d’une interaction entre l’Europe et d’autres économies, à un moment plus avancées.

En ce sens, le projet de l’histoire globale apparaît parfaitement clair. Il y a cependant loin de la coupe aux lèvres… Nous verrons prochainement que les pièges de l’entreprise sont nombreux : risque de substituer un centrisme à un autre, danger de dépréciation systématique de l’entreprise occidentale, incapacité à penser le comparatisme en histoire. Comme nous le verrons, le problème méthodologique posé est tout sauf simple.

Une première version de ce texte est parue dans Philippe Norel, L’histoire économique globale, Paris, Seuil, 2009.


BLAUT J. [1993], The Colonizer’s Model of the World, New York and London, Guilford Press.

BLAUT J. [2000], Eight Eurocentric Historians, New York and London, Guilford Publications.

GOODY J. [2007], The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press.

HOBSON J. [2004], The Eastern Origins of Western Civilisation, Cambridge, Cambridge University Press.

RIST G. [1996], Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po.

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