L’origine du consommateur moderne

Il est humain de consommer. Il tombe sous le sens que nous avons besoin pour survivre de nourriture, de vêtements et d’un toit. Mais au-delà, même les personnes les plus pauvres ont besoin de consommer quelque chose en sus de ce qui assurerait leur survie, un petit objet de confort ou de plaisir, de distinction ou de décoration, qui indique leur statut ou signifie leur salut. Riches ou pauvres, nous sommes tous des consommateurs. Adam Smith lui-même l’affirme dans sa Richesse des nations : « La consommation est la seule fin et la seule raison d’être de toute production. » Mais si la consommation est universelle et aussi vieille que l’humanité, à quel moment peut-on dire que le consommateur moderne fait son apparition dans l’histoire ?

Cette question est mal posée, seraient tentés de dire la plupart des économistes. Le consommateur moderne, diraient-ils, est tout simplement apparu en même temps que la production moderne. Lorsque la technologie, les institutions, le commerce et l’empire ont convergé pour enclencher la révolution industrielle, le nouveau monde des marchandises a accouché du consommateur. La loi de Say, selon laquelle l’offre crée sa propre demande, ne dit sans doute pas le dernier mot sur le sujet, mais elle traduit bien le penchant naturel des économistes lorsqu’ils veulent expliquer le comportement des consommateurs.

Si les historiens prennent en général la question plus au sérieux, ils se révèlent fort indisciplinés à l’heure d’y répondre. Ils prétendent en effet avoir repéré une « révolution de la consommation » à de multiples moments de l’histoire : les uns la situent à la Renaissance, d’autres pendant les décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale. Combien de fois, à entendre les historiens, les Européens n’ont-ils pas quitté l’éden de la consommation traditionnelle pour s’engager fatalement, irrévocablement, dans l’engrenage du matérialisme moderne ? On ne peut pourtant perdre son innocence qu’une seule fois…

Le luxe, ennemi de la vertu

Je défends quant à moi l’idée que la transition essentielle vers la consommation moderne est survenue lorsque l’on a cessé de considérer que le désir universel pour le confort (ou la moindre peine) et le plaisir (ou la stimulation) étaient nécessairement un danger pour la morale individuelle, pour l’intégrité de l’État ou de la société. Tant les traditions anciennes que la tradition chrétienne considéraient la poursuite du « luxe » comme l’ennemi de la vertu. Non seulement une telle quête était presque toujours entachée d’un hédonisme coupable, mais encore ses conséquences néfastes pour la morale individuelle n’étaient pas compensées par un quelconque bénéfice économique pour la collectivité, puisque la consommation de produits de luxe prenait typiquement la forme de services domestiques ou de coûteuses importations exotiques. La quête du confort et du plaisir hédoniste apparaissait en outre d’autant plus vaine que, pour la plupart des gens, il existe un point de satiété au-delà duquel le confort finit par ennuyer et où l’on ne ressent plus de plaisir physique additionnel.

La consommation moderne implique cependant une réorientation de notre quête de confort et de plaisir. Au lieu du simple confort physique, nous recherchons le « confort social » que nous procurent des biens susceptibles d’affirmer notre respectabilité, de nous conférer un statut social plus élevé ou d’améliorer notre bon goût. Au lieu du plaisir physique, nous consacrons notre énergie au plaisir mental qui dérive, bien que de manière évanescente, de la mode, de la nouveauté et de l’action même de rechercher de nouvelles sources de stimulation. Ce type de consommation est insatiable, la quête dont il est l’objet, infinie. Peuvent s’y engager autant les riches que les pauvres, car il existe des objets de désir accessibles à tous les porte-monnaie.

Le consommateur moderne n’est évidemment pas apparu du jour au lendemain. Il est le produit d’un processus historique qui s’est déroulé pendant le long 18e siècle dans le monde atlantique (l’Europe du Nord et les colonies d’Amérique du Nord). Point essentiel, les nouvelles pratiques de consommation ne sont pas le pur produit de la révolution industrielle. Bien au contraire, elles ont précédé d’un siècle l’essor des usines et de la machine à vapeur.

Leur émergence s’explique fondamentalement par une évolution graduelle de l’économie familiale. Ces pratiques ont vu le jour lorsque les familles nord-européennes ont modifié la répartition des rôles en leur sein, mis les femmes et les enfants au travail, afin d’accéder à de nouveaux biens de consommation, apparus avec l’essor du commerce et le développement des marchés. Cet effort des familles pour acquérir de nouveaux produits a donné lieu à une véritable « révolution industrieuse ». Dans les campagnes, les paysans spécialisèrent leur production agricole et consacrèrent l’hiver à la fabrication de produits textiles destinés au marché. Dans les villes, les femmes des artisans ouvrirent des boutiques et des tavernes. Au final, les journées de travail s’allongèrent, ainsi que le nombre de jours travaillés dans l’année.

Les notables, nobles ou bourgeois des villes, n’étaient pas obligés quant à eux de travailler plus pour participer à la consommation moderne. Pour comprendre l’origine de leur intérêt pour la mode ou leur disposition à cultiver le bon goût, on gagne à se tourner vers Montesquieu, qui met ces penchants sur le compte des nouveaux espaces sociaux de la société urbaine. En renforçant le rôle des femmes en tant qu’arbitres sociaux, en rendant la vie sociale plus anonyme, ceux-ci ont, selon Montesquieu, accru la valeur sociale de l’émulation et de la politesse. Plus généralement, partout où la vie commerciale commençait à dominer, la réputation et le succès de chacun se mirent à dépendre du regard des autres. Au lieu d’inciter les individus à se mettre sans cesse en avant et à afficher un luxe extravagant, l’amour-propre conduisait désormais à la modération et à l’examen de soi, et de là à une consommation dont la raison d’être était la sociabilité et la respectabilité.

Les nouveaux consommateurs du long 18e siècle ont changé la façon dont ils s’habillaient. Ils ont reconfiguré et remeublé leurs maisons, se sont mis à consommer des breuvages et des mets inédits. Et pour tout cela, ils dépendaient plus du marché et moins du travail domestique qu’auparavant. Il est certain que les changements les plus drastiques ont été rendus possibles par le commerce intercontinental avec l’Asie et le Nouveau Monde. Vers le milieu du 18e siècle, un peu partout en Europe du Nord, il n’était pas rare de trouver, particulièrement dans les villes, des gens tout à fait ordinaires habillés de chemises en coton et déjeunant du café ou du thé sucré et des toasts, servis dans une porcelaine qui, si elle ne provenait pas de Chine, en imitait le style. Et il était fréquent qu’ils digèrent leur repas en fumant une pipe de tabac. Le pain mis à part, tous ces ingrédients étaient d’origine non européenne. Deux siècles plus tôt, ils étaient fort rares ou littéralement introuvables.

L’intégration à un monde de marchandises

Les historiens tendent généralement à considérer que la demande de tels produits s’explique par elle-même : dès lors que le commerce et les empires coloniaux les rendaient disponibles, n’était-il pas naturel que tout le monde désire du sucre, du café, du thé, des vêtements de coton et du tabac ? Les choses ne sont pourtant pas si simples. En premier lieu, ces produits n’ont été adoptés que lentement dans de nombreuses contrées européennes, et encore ne se sont-ils pas diffusés partout. Ils n’étaient pas aussi irrésistibles qu’on peut le penser. En délaissant leur déjeuner de crêpes ou de porridge poussés avec de la bière, et en optant à la place pour le thé sucré et le pain, les familles devaient prendre une décision délibérée. Alors que les aliments traditionnels pouvaient être entièrement élaborés chez soi, consommer du thé, du sucre et même du pain de blé exigeait de gagner de l’argent car ces denrées devaient être achetées. Bref, loin d’être simplement ajoutés à des habitudes antérieures, les nouveaux biens de consommation supposaient l’intégration des familles à un « monde de marchandises », une intégration porteuse de changements majeurs dans leur mode de vie.

Les marchandises exotiques n’étaient pas les seuls biens de consommation susceptibles de modifier substantiellement les comportements. Des produits aussi courants que les boissons alcoolisées ou le pain connurent également des évolutions notables durant le 18e siècle.

De l’héritier au consommateur

La consommation de bière et de vin – généralement produits localement, voire à domicile – tendait à décliner en Angleterre, aux Pays-Bas et à Paris. Pendant ce temps, les alcools distillés comme le gin, le whisky, le rhum ou le cognac, tous issus du commerce international, connaissaient un véritable boom. Avec le café et le thé, les spiritueux transformèrent la consommation de boissons, ainsi que les formes de sociabilité qui lui étaient attachées en Europe depuis des siècles.

Il en est de même du pain de blé. En Europe de l’Ouest, sa consommation était généralement réservée aux élites et aux populations urbaines – les autres n’en jouissaient que lors des grandes occasions. La majorité de la population s’en tenait à des farines plus rustiques, au porridge et aux crêpes. Le pain de blé n’était pas seulement plus coûteux, mais également périssable, sans compter que sa fabrication exigeait un savoir-faire considérable, généralement réservé aux boulangers. Dès la moitié du 18e siècle, les populations du Sud de l’Angleterre, du Nord de la France et de l’Ouest des Pays-Bas achetaient pourtant leur pain chez le boulanger. La hausse des prix du grain qui survint par la suite ne suffit pas à réduire leur attachement à ce nouveau type de « fast-food ».

Les changements les plus importants que connut le monde matériel du 18e siècle furent probablement l’accélération de la vitesse avec laquelle une mode remplaçait la précédente, ainsi que la réduction de la durée de vie d’objets quotidiens comme la vaisselle et les meubles. Auparavant, les membres de toutes les catégories sociales vivaient leur vie entière au milieu d’objets qu’ils avaient non seulement hérités, mais qu’ils léguaient à leurs descendants. Plus que des consommateurs, ils étaient des héritiers. Cela changea cependant significativement au 18e siècle lorsque les artisans commencèrent à fabriquer des produits à la mode à des prix abordables.

Auparavant, les biens à la mode étaient réservés aux riches. Les fabricants proposaient toujours la meilleure qualité possible et, comme les frontières sociales étaient rarement transgressées, la mode changeait lentement. Au cours du 18e siècle, on vit cependant apparaître un « luxe populaire », soit des versions plus économiques de produits de luxe comme les parapluies, les boîtes à tabac, les éventails ou les bas. Fleurirent également des céramiques, des meubles et des vêtements qui attiraient le chaland en leur proposant de la mode à prix modestes. De tels produits requéraient de nouvelles matières premières et de nouvelles techniques. Les biens fabriqués étaient moins durables qu’auparavant, ils jouaient moins le rôle de patrimoine que l’on pouvait transmettre à ses descendants, étant désormais valorisés pour leur apparence et leur utilité immédiate. En remplaçant leur chope d’étain et leur assiette de bois par du verre et de la céramique, ils échangeaient le solide et le durable contre la mode et la fragilité.

Comment peut-on expliquer les nouveaux comportements de consommation du 18e siècle ? Il ne faut y voir ni le résultat des usines et des technologies de la révolution industrielle, ni celui d’une hausse soudaine des revenus des consommateurs. L’explication réside plutôt dans la combinaison de marchés plus intégrés fournissant une plus grande diversité de produits, et de familles devenues plus industrieuses, travaillant et se spécialisant pour le marché afin de participer aux nouvelles formes de consommation. C’est ainsi que la révolution industrieuse a préparé le terrain pour la révolution industrielle. En définitive, le nouveau consommateur a donc précédé le nouveau producteur.

Jan de Vries est titulaire de la chaire Sidney Hellman Ehrman d’histoire et d’économie à l’université de Californie (Berkeley). Figure de référence de l’histoire économique contemporaine, il a notamment publié The Industrious Revolution: Consumer Behaviour and the Household Economy (1650 to the Present), Cambridge University Press, 2008.

Article traduit par Xavier de la Vega, initialement publié dans « Consommer. Comment la consommation a envahi nos vies », Sciences Humaines, Grands Dossiers, n° 22, mars-avril-mai 2011.