L’Antiquité en héritage

Voici le texte introductif du hors-série Sciences Humaines Histoire n° 9, « Rome Athènes : que nous ont-elles transmis ? » – en kiosques pour décembre 2020 et janvier 2021.

On raconte qu’au commencement, il y eut les ténèbres, la barbarie. Les historiens d’antan voyaient en cette ère les âges obscurs de la Grèce. Du 12e au 8e siècle avant notre ère, ce moment précédait l’époque classique, celle d’une gloire dont nous aimons nous penser les héritiers. Le Soleil de la civilisation, dit-on, se leva alors avec Homère. Un poète à l’existence moins que certaine, une œuvre réelle qui transforme en épopées le sac de la ville de Troie et l’errance misérable d’un migrant nommé Ulysse. Le ton était donné, on reconnaît l’écho des mythes d’origine.

Nous sommes partis en quête de ces sources, de cette Antiquité grandiose qui fut celle des cités-États telle Athènes, avant d’être celle de Rome, République puis Empire. Nous avons questionné les récits fondateurs. Que devons-nous vraiment à ces civilisations? Ont-elles été si exceptionnelles que des siècles après leur disparition, nous désirions penser qu’elles demeurent en nous, dans nos façons de philosopher, de parler en public, de négocier le politique, de faire la guerre, de soigner nos corps, de gérer nos ressources, de dire le droit, voire d’imaginer notre fin ?

Annie Collognat, professeure de lettres classiques, ouvre le bal avec un personnage aussi énigmatique qu’Homère : Pythagore, un touche-à-tout végétarien connaissant les secrets de l’univers. De ses enseignements, et des réflexions des innombrables penseurs qui lui succédèrent, nous pouvons évidemment retenir tout un spectre de maximes pour bien vivre, prêt à l’emploi. Compilé dans un rayon « sagesses antiques », il prend trop souvent la poussière dans nos bibliothèques, juste à côté du foisonnant rayon « développement personnel », qui pourtant n’en est trop souvent que la pâle continuation.

Toutes ces préoccupations pour une vie bonne, visant à bien se connaître pour ne jamais outrepasser ses limites, pour trouver un « juste milieu », portent en elles un idéal, un humanisme fondamental qu’il importe de redécouvrir. Car tout se passe comme si nous nous soucions comme d’une guigne des recommandations prodiguées par ces Anciens. Nous consumons notre existence dans un tourbillon d’activités, nous oublions de réfléchir, nous nous trouvons démunis face à la mort faute d’y avoir pensé… Oui, décidément, la redécouverte de la sagesse antique est plus que jamais une nécessité.

Marcel Detienne (1935-2019), helléniste et anthropologue, s’attache à comprendre si les Grecs croyaient, ou non, en leurs mythes. Il rappelle qu’en Grèce, il y eut un avant et un après Platon. Le philosophe athénien met au centre une conception de la vérité rationnelle, absolue, qui n’admet pas la contradiction – une chose est vraie ou non – et qui s’oppose ainsi à la vérité rituelle du mythe. Nous percevons aujourd’hui le mythe comme une vérité, immuable. Pour les Grecs de l’Antiquité, le mythe donnait forme aux connaissances partagées et évoluait avec la société. Mythe et vérité sont deux formes de pensée qui coexistent, chez les Grecs comme chez nous. On peut croire au Minotaure ou aux extraterrestres, tout en sachant que la Crète est à une semaine de navigation et que des hommes ont marché sur la Lune. Le mythe n’est ni faux ni vrai, et Platon en était conscient, lui qui soulignait que « le mythe ne doit pas être cru, mais utilisé politiquement ». Une sentence plus que jamais d’utilité, en ces temps de fake news ?

Nous avons demandé à l’historienne Sarah Rey de se mesurer à une idée commune : le paganisme aurait-il été plus tolérant que le monothéisme, qui sous sa forme chrétienne l’a supplanté en Occident à partir du 4e siècle ? En un sens, oui, puisque le polythéisme impliquait la cohabitation des dieux, qu’il ne défendait pas de vérité absolue et se souciait peu du blasphème. Seul comptait le rite, qu’il fût bien accompli, et à Rome que les citoyens rendent un culte à l’État. Professeur honoraire au Collège de France, John Scheid illustre ce cas de figure avec un dieu inattendu, Jules César, divinisé quelques semaines avant sa mort.

Pierre Judet de la Combe, directeur de recherches à l’Ehess, nous offre un plaidoyer passionné pour l’apprentissage de langues que d’aucuns disent « mortes ». Le latin et le grec ont en commun d’aider la pensée à sortir des rails de l’efficience du langage. Ils offrent un antidote précieux à cette idée qui fait de la langue un outil ne servant qu’à communiquer (pour vendre des lessives, des smartphones ou des candidats à des élections). Et si l’on prolonge la démarche, une fois happé par le jeu de la version, captivé par ces réflexions du passé, on rentre dans une nouvelle dimension : celle de l’épaisseur historique des langues. Comprendre comment ont évolué les racines, pourquoi les mots ont changé de sens avec les époques, c’est se libérer de l’impression que le monde est en l’état où il ne pourrait qu’être. Une langue de plus dans la tête, c’est un outil d’émancipation de plus pour l’esprit.

Cyril Delhay, professeur d’art oratoire, nous livre dans un abécédaire les figures clés des techniques de rhétorique, recueil précédé d’un plaidoyer pour réveiller les mânes des anciens orateurs, apprendre à vivre un discours, à l’incarner quand on le déclame. On se prend à rêver. De Périclès à Cicéron, combien de mots changèrent les destins des peuples ? Aujourd’hui, alors que le besoin de changer le monde démange nombre d’entre nous, la rhétorique mérite définitivement que l’on s’intéresse à elle.

C’est en Grèce qu’est née l’alchimie liant la démocratie et la politique. Ces deux pratiques, même si elles sont désignées par des mots grecs renvoyant respectivement au pouvoir du peuple et à l’organisation de la cité, n’ont évidemment pas été inventées dans la Grèce d’il y a vingt-cinq siècles. Mais elles y ont fusionné au point de produire des régimes particulièrement performants dans leur capacité à faire adhérer des populations à un projet. À travers l’histoire d’Athènes, le journaliste Jean-Marie Pottier nous conte cette genèse. On verra vivre cette cité-État dans ses paradoxes, son modèle reposant sur l’appropriation du travail d’une foule d’esclaves et l’exclusion des femmes. Athènes fut tellement puissante qu’elle constitua un véritable empire maritime avant d’être défaite par sa rivale Sparte.

Si cette expérience démocratique dura moins de deux siècles, elle n’en imprégna pas moins durablement les esprits. Certains de ses ingrédients sont néanmoins tombés dans l’oubli : ainsi du tirage au sort, permettant de s’assurer que les mêmes personnes ne s’accaparent toujours la « chose publique »… Un processus récemment remis au goût du jour en France, lorsqu’il s’est agi de désigner les 150 participants à la Convention citoyenne pour le climat.

Res publica, ou la chose publique en latin. Voici le tour de Rome d’entrer en scène. Royauté à l’origine, devenue Répu- blique pour les cinq siècles qui précèdent notre ère. Une République longtemps insubmersible, fondée sur une expérience originale de checks and balances, poids et contrepoids permettant aux plus riches et aux héritiers aristocratiques d’influer sur le système, tout en garantissant aux moins biens dotés l’exercice d’une part du pouvoir politique. Le cocktail évolua en fonction des coteries et des nécessités, mais il fit de Rome une communauté soudée à même de s’imposer à l’Italie, puis à la Méditerranée entière. La République précéda l’Empire, elle le construisit même, au moins du point de vue de l’hégémonie territoriale. L’analogie avec les États-Unis, pays qui a pris Rome comme modèle lorsqu’il construisit ses intitutions il y a plus de trois siècles, avant d’exercer un quasi-monopole de l’hyperpuissance à la fin du 20e siècle, est tentante. Au point que nombreux sont les essayistes d’outre-Atlantique à poser la question : « Sommes-nous Rome ? » Mais de quelle Rome s’agit-il ? Toutes pourraient être pertinentes : une République qui voit se délabrer la part démocratique des institutions ? Un empire sur le point d’être défié par une puissance émergente (la Perse au 3e siècle, la Chine aujourd’hui) ? Ou un monde bousculé, où de nouvelles idéologies reconfigurent les fondements des sociétés (le christianisme au 4e siècle, le capitalisme dérégulé aujourd’hui) ?

Dans une interview menée par notre collaborateur Régis Meyran, l’historien François Hartog revient sur le passage du mythe à l’histoire comme discipline scientifique, cette transition entre les épopées d’Homère et les Enquêtes, Historia, d’Hérodote, au 5e siècle avant notre ère. C’est déjà une histoire « à parts égales », puisqu’Hérodote s’intéresse autant au point de vue des non-Grecs, les Barbares, qu’à celui des Grecs. Bientôt Thucydide, en théoricien d’une histoire du présent, narrera l’affrontement entre Sparte et Athènes, dont il a été le témoin direct. Suivront Polybe, qui s’efforcera de comprendre pourquoi les Romains ont vaincu les Grecs, et Denys d’Halicarnasse, qui voudra convaincre les Romains de ce que les Grecs les ont conquis par leur culture. Surgira une histoire « universelle » centrée sur Rome, celle de Tite-Live. Histoire nationale, connectée, globale, subalterne… Dans les débats entre tenants de diverses formes historiographiques aujourd’hui, chacun y retrouvera un saint patron, qui l’aura symboliquement précédé dans sa démarche.

Pour Jean-Vincent Holeindre, professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas, ce sont la force et la ruse, incarnées par les figures mythiques du guerrier Achille et du stratège Ulysse, qui se combinent pour mener à la victoire. Si l’histoire ne se répète pas, les réflexions guerrières de l’Antiquité ont toujours une charge instructive.

Yann Le Bohec, à travers l’histoire du millénaire que dura la puissance militaire de Rome, nous expose les deux faces du succès romain. Côté armées, Rome a élaboré par étapes un dispositif de combat extrêmement efficient et adaptable, l’infanterie lourde des légionnaires. Sur le versant politique, elle avait devancé le diagnostic du stratège prussien Carl Von Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » Les Romains surent stabiliser leur conquête de l’Italie en accordant, fait sans précédent dans l’histoire, la nationalité romaine aux peuples vaincus au lieu de les réduire en esclavage. Ils firent ensuite de cette citoyenneté, et de la prospérité qu’apportait la paix, un puissant ciment social, à la source de la formidable résilience de leurs institutions.

Au 19e siècle fut inventée l’expression de « miracle grec », sous la plume d’Ernest Renan, ébloui par le faste que laissait deviner le spectacle des ruines de l’Athènes antique. Cet itinéraire, que trace Jean-François Dortier à travers les lieux de savoir de la Grèce antique, est buissonnant. Il y eut quatre pôles majeurs du savoir grec, autant de manières d’étudier le monde: l’école de Milet (Asie centrale, côte de l’actuelle Turquie), où au 6e siècle avant notre ère apparurent philosophie, alphabet et monnaie, école symbolisée par la figure du savant polymathe Thalès ; le Sud de l’Italie (dit la Grande Grèce car ses côtes étaient parsemées de cités hellènes), où enseignaient alors Pythagore à Crotone, puis Parménide à Élée, initiateur de la métaphysique ; l’Athènes du 4e siècle avant notre ère, avec Platon et Aristote ; enfin Alexandrie d’Égypte et sa bibliothèque, phare de la science antique sous la dynastie des Ptolémée – en ce dernier lieu officièrent Ératosthène et Claude Ptolémée, pères de la géographie… Il est instructif de noter que trois des quatre lieux du savoir grec furent, in fine, hors de la Grèce que nous connaissons aujourd’hui.

« Être utile ou du moins ne pas nuire. » On a retenu d’Hippocrate et de Galien, les deux géants de la médecine antique, des maximes, un vocabulaire, mais aussi une tradition morale et les bases d’une démarche scientifique : « À une époque où la religion et la magie tenaient encore tant de place et où la maladie, vécue comme une souillure, était souvent considérée comme un châtiment envoyé par les dieux, Hippocrate a imposé la vision d’une médecine résolument rationnelle dont les savoirs doivent être basés sur une méthode », nous apprend Véronique Boudon-Millot, directrice de recherche au CNRS. Elle complète : « C’est en effet parce qu’il a confiance en son médecin que le malade pourra à la fois accepter des traitements difficiles sans désobéir et surtout tout lui dire sans rien cacher. » Quant à l’idée de ne pas nuire, elle est extraite d’un ouvrage d’Hippocrate titré… Épidémies.

En historien, Christian-Georges Schwentzel s’attaque au genre de l’art. Il souligne à quel point les canons de la statuaire gréco-romaine imprègnent encore nos représentations en matière d’érotisme, de rapports entre les sexes : dans l’art antique, le corps de l’homme est mis en scène nu, sans apprêts, car la virilité est supposée se suffire à elle-même. Alors que le corps de la femme est soit voilé sans pourtant dissimuler, soit saisi en plein déshabillage. Ces représentations ont « pour vocation de satisfaire des désirs de domination masculine » ; elles se prolongent jusqu’à nos jours, par exemple dans certains clichés des publicités contemporaines.

Véronique Chankowski, professeure d’histoire et d’économie antiques, met en scène un débat. Il oppose les tenants d’une économie libérale, qui revendiquent les marchands de l’Antiquité comme précurseurs, aux militants de l’économie dirigée, qui insistent sur les contrôles exercés sur les échanges par les institutions antiques. La controverse a évolué, épousant les évolutions économiques du 20e siècle. Les parallèles sont facilités en ce qu’on trouve dans l’Antiquité, pour la première fois, les éléments de base des économies modernes : monnaie, investissements publics, philanthropie, mise en place d’échanges inégaux, prolétarisation, monopoles, contrôle du change, développement urbain, banques privées, prêt à intérêt et hypothèques, le tout chapeauté par des instances démocratiques…

L’historien et juriste Aldo Schiavone nous embarque au fil de l’histoire étonnante de notre droit moderne, issu en droite ligne d’une codification tardive du droit romain. Un colossal malentendu fit accroire que ce droit recelait des principes entrés dans nos imaginaires, qui ont façonné notre société depuis la Renaissance. Nous aurions inventé par accident un ordre normatif supposément universel, suite à un usage orienté des efforts de mise en ordre du droit entrepris par l’empereur byzantin Justinien au 6e siècle de notre ère. Cet héritage a bouleversé le monde, en créant un nouvel imaginaire du droit, celui des personnes physiques ou morales.

À la fin de cette histoire, nous reviendrons sur un autre imaginaire, celui de la chute. L’effondrement de l’Empire romain d’Occident est la matrice de toutes les peurs de fin des civilisations. Il n’y manque rien de ce qui fait le sel d’un péplum hollywoodien ou des journaux du JT : hordes de barbares incendiant les villes, flots de réfugiés apeurés, économie qui s’écroule, un changement climatique pour faire bonne mesure. Mais avant de se plonger dans ce décor de fin du monde reconstitué au prisme de nos angoisses, il faut prendre le temps de savourer l’apparition d’un monde nouveau au fil de ce hors-série. Car la chute, si chute il y eut, fut précédée d’un millénaire hors du commun, qui nous a forgés tels que nous sommes.

 

Introduction to Cataclysms

2020, 11/11 – Publication announcement: Cataclysms. An environnemental History of Humanity, Katherine Throssel translated, University of Chicago University Press. Introduction following… Editor’s page with table of contents here https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/C/bo38182653.html

The desire to write this book first began to take shape as I was sitting on the edge of a hot volcanic pool near Yamanouchi, a village deep in the Japanese Alps.

At first sight the place seems idyllic – if you overlook its theme-park-like name, Jigokudani, or Hell Valley. Perhaps you already know of this park and the Japanese snow monkeys who live here, now immortalized in numerous documentaries and photographs. The pool is where the monkeys bathe. Once, bathing might have been a perfectly spontaneous event for them, but these simian ablutions have become a boon for tourism. So now the snow monkeys are gently encouraged to take a dip.

I arrive early in the afternoon. Some young monkeys are playing. They dive into the water, swimming and squabbling. The biggest one delights in dunking the smaller ones under the watchful but sporadic eye of a few adults, until the game goes too far, and an older female intervenes with a growl and a smack. It could almost be a human kindergarten. The monkeys hold the visitors’ gaze, their eyes heavy with all the emotions we normally think of as reserved for our own kind.

Tourist photos of this place are ubiquitous but misleading. They are generally taken in winter, in the snow, with the monkeys huddled together in the hot water while a tempest rages. They hint at a place lost in time, inaccessible, in the depths of a lost valley. It seems so “natural.”

In reality, the snow falls on concrete. The pool was artificially built in an easy-to-access location – easy, that is, if the gaijin (foreigner) has mastered the subtle dance of Japanese driving. It is only a ten-minute walk from the car park up to the house of the park’s guards, where a small fee will grant you entry to the gorge that leads to the pool.

Two hundred monkeys live here. A peaceful tribe. The afternoon stretches out, marked only by the cavorting of the young ones. At the end of the day, it becomes clear why they stay by the pool. Two employees appear, carrying a large crate of apples. The macaques converge on them, organizing themselves in concentric circles. A few punches are thrown. A large male moves forward, insistent, toward the humans.

He will be the first to be fed, but not without also being served a reminder that he is inferior to his feeders. The two employees reinforce the group hierarchy and impose themselves as superior, while also ensuring that no one is forgotten. They throw the apples violently, like baseballs, smashing them on the rocks and on the concrete. The monkeys run in all directions. Some jump into the water. The dominants gobble down the fruit while the subordinates fight for the scraps.

The sun is setting. The monkeys are also going, climbing up the cliffs. This is nature Japanese-style. There is no overt trace of human intervention, yet it is totally artificial, anthropized, shaped entirely by human hands. It is a striking analogy for our planet today.

 

The saga of Monkey

This book is like a film. It relates how humans have progressively transformed the planet, creating peaceful places and urban hells. It also recounts how nature, distorted, has retaliated: in return for the metamorphoses it has been subjected to, it has reshaped humans’ bodies and minds.

It is blockbuster material. The narrative covers three million years, conservatively speaking. Of course, given just a few hundred pages, we will be staging key scenes and focusing on pivotal stories. And we have cast some actors to bring this planetary drama to life.

The main character is Monkey, because, of all the animals, he is the closest to us. We are, after all, “naked apes” (1). The figure of Monkey provides a condensed vision of humanity as a whole. He is also a major mythological character in both China and India, two of the historically most important cultures on the planet.

In China, Monkey, known as Sun Wukong, is the protagonist in Journey to the West (2), a picaresque sixteenth-century novel that is more popular in China than its Western equivalents – Pantagruel, Gargantua, Gulliver’s Travels – are in Europe. Journey to the West has two parts. The first puts Monkey center stage. He is a peasant among supernatural beings, destined to embody the underdog, a rube who must live in the shadows, a stable boy to the gods. But Monkey has a cunning mind. He tricks his way into learning sorcery and steals a magic sword from the Dragon King. Something like a Star Wars light saber, this twenty-foot-long iron bar can be shrunk to the size of an embroidery needle. He breaks into the Heavenly Peach Garden, whose peaches bestow everlasting life, and eats them all. Furious that the secret of immortality has been lost, the gods send their most powerful armies to punish the thief. But to no avail. Monkey cannot be captured; the heavenly peaches have given him astronomical power and he gives a good beating to any immortal who comes near.

Only the intervention of Buddha puts an end to Monkey’s antics. As punishment for his wanton ways, Buddha orders him to as the bodyguard for a young monk who is traveling into the west (to India) to revive the sacred word of Buddhism at its source. Overcome with remorse, Monkey accepts. This pilgrimage constitutes the second part of the book, which is just as rich in social satire and fantastical battles as the first. At the service of pious humanity, Monkey and his companions strike down all the chimerical forces that nature throws in their path.

In India, Monkey takes the form of Hanuman, King of the Monkeys; he has enormous strength, can lift mountains, and leap as far as Sri Lanka in a single bound. In the epic poem Ramayana, Hanuman helps the god Rama rescue his wife Sita, who has been abducted by the demon Ravana. This monkey-god is extremely popular because he symbolizes the wisdom of the people, defends peasants, and incarnates the generosity of those who have nothing other than their word. The monkey weeps not for himself, but for others, holds an old Indian proverb.

These two Monkey figures provide a perfect metaphor for humankind – who is, as we will see, a hyper-predator who has become the unlawful king of the Earth. Yet we also owe our special status to our acute sense of empathy that enhances cooperation between humans. Monkey is an animal whose vitality has been boosted by culture. It is through collaboration that humanity can move mountains, alter the vegetation of continents, and fly through the skies from London to Japan.

Moreover, using Monkey as a metaphor for humanity helps us remember a fundamental premise: humans are animals. We are animals who consider ourselves exceptional, and yet today we struggle to define just what sets us apart. We have culture. But other animals demonstrate culture. Tools? Cognition? We are not alone in these either. Humanity is above all characterized by the scale on which these qualities have been applied; no other species can alter nature to the same extent.

Our story will therefore be that of Monkey, a concentrated essence of humankind. We must keep in mind that Monkey is always a trickster – like Loki, the mischievous Scandinavian god of fire, or Prometheus, the polytechnic Titan who gave humans fire and tricked the gods out of the tastiest morsels of sacrificial meat. In punishment for these crimes, Zeus chained Prometheus to a mountain top, where every day a giant eagle would devour his liver and every night his liver would grow back again.

Prometheus is often held up as a tutelary deity personifying our technical age, marked by the industrial revolution of fire. He is the reflection of a humanity that must pay for the liberation of the terrestrial forces of coal and oil in suffering which sometimes gnaws at its organs, like some endocrine-disrupting eagle.

Monkey’s saga is made up of seven Revolutions (detailed below), each of which is the object of one of our chapters. These seven Revolutions are capitalized because they are major evolutionary processes (3), predated by long periods of adaptation. The succession of these Revolutions has progressively become faster and faster, as the cumulative effects of human culture have made themselves felt. It took five to seven million years to amass the effects of the Physiological Revolution that transformed a frugivorous, quadrupedal primate into an omnivorous, bipedal, tool-using human. Hundreds of thousands of years then paved the way for the Cognitive Revolution, while tens of thousands of years (and a global heatwave) provided the prerequisites for the Agricultural Revolution. The Moral Revolution began over a few thousand years, and the Energy Revolution emerged in a few hundred. The Digital Revolution that followed took only a few decades. The next, the Evolutive Revolution will take only a few years. In fact, it is already here.

Monkey has initiated an extraordinary acceleration of time itself.

The scene is set: the whole planet and its different environments. Monkey, the lead actor, has signed on without hesitation. The screenwriter is yours truly, professional journalist, lecturer and teacher in world history, submerged in this discipline for more than a decade. But there can be no film without a script. How can we trace the history of the world over three million years? We need a method – global history – and a field – world environmental history.

 

Toward a global history

Global history can be defined as a method that allows us to explore the field of world history, all the different pasts of humanity, from its tentative beginnings in Africa three million years ago to the globalization we see today (4). It is the living tool that allows us to produce this world history, and it is brought to life by four strands of DNA: 1) global history is trans-disciplinary; it brings together other disciplines in equal measure, including economics, demographics, archeology, geography, anthropology, philosophy, social sciences, and evolutionary biology; 2) It analyzes the past over the long term; 3) It encompasses a broad space; 4) It plays out on different levels, both temporal and spatial. It produces a narrative that opens the door wide to humanity’s varied pasts, emphasizing a biographical anecdote, for example, before looking at its global implications. Could the lost harvest of a peasant in 1307 be attributed to a global cold snap? And what might that cold period tell us about global warming today?

I have written an in-depth review of the Anglophone studies in world history, published as a book, combining different historiographic approaches, and this increased my awareness of the importance of the natural environment in human history (5). If Monkey is an actor in his own story, the environment is its stage and determines its possibilities.

 

Toward an environmental narrative

Environmental history was officially born in the United States in the 1970s, although it is possible to trace its origins much further back, first to Montesquieu and then to Aristotle and his Chinese contemporaries. American authors also emphasize the fundamental role of Anglophone pioneers, such as George Perkins Marsh. In Man and Nature (1864), this linguist documented the impact of human action on the lands of the ancient Mediterranean civilizations and deduced that deforestation was the systematic prelude to desertification. By way of conclusion, he called (even then) for the restoration of ecosystems, forests, soils, and rivers. And he prayed for the advent of a humanity that would collaborate with nature rather than destroy it. In 1915, the geographer Ellsworth Huntington diagnosed the aridification of Asia in Civilization and Climate; he also noted that, in the past, variations in climate have led to the destruction of civilizations.

In the period after the Second World War, the geographer William M. Thomas edited the book Man’s Role in Changing the Face of the Earth (1956), which documents the extent of the environmental change produced by humans from prehistory to today. A little later on, Roderick F. Nash set about demonstrating the social evolution of the perception of nature in America, in his book Wilderness and the American Mind (1967). In the same year, the geographer Clarence J. Glacken published his landmark work Traces on the Rhodian Shore, a monumental history of human attitudes toward nature in the West, from antiquity to the eighteenth century. Environmental history was officially baptized in 1972 by the historian Alfred W. Crosby Jr, with his book The Columbian Exchange (see Chapter 9). By a happy coincidence, the same year saw Nash establish the first chair of environmental history at the University of California, Santa Barbara. The benefit of continuing in this intellectual direction was confirmed in 1976 by the historian William H. McNeill with Plagues and Peoples, a masterful analysis of microbes as a driving force in history (see Chapter 8).

Since then, publications in this area have abounded. In addition to work in North America, certain European historians, especially British, sometimes Swiss, German, Dutch, Italian, and more recently French (6), are also involved in this movement. South Africa, India, and Australia have also established solid traditions in this field, but the environmental histories of China, Japan, Russia, or the Islamic world still remain largely the domain of American historians.

Schematically speaking, environmental history can take three main forms: one that aims to bring nature into history, to historicize it; one that studies the impact of humankind on the environment, which is particularly in demand today as societies fight environmental damage; and, finally, one that looks at the impact of the environment on humanity – for example, in terms of health or the trajectories of societies. The discipline is by nature eclectic. It incorporates social sciences and geography, as well as physical and biological sciences. But it sometimes struggles to reconcile these different forms and is often accused of overreaching. This book, for example, will look at wars, religions, political ideologies, and economics because these products of human societies are not only subjects for the social sciences, they are also ways of interacting with our surroundings. Religions and political ideologies dictate the ways in which we engage with the environment, the economy exploits natural resources, and war leaves biotopes battered and scarred.

 

A film on human-nature relations

Clearly, a book like this cannot exhaustively cover the three-million-year history of the whole world. Choices had to be made. Certain scenes illustrate global processes. Chapter 12, for example, will focus on forests in the modern era; at other points in the book they will be mentioned only in passing, even though their evolution has always been crucial for humanity. Elephants will often be in the spotlight, while salmon will not – yet both of these animals have things to teach us about humans’ relationships with nature. Africa will be mentioned only rarely, because the environmental historiography provides us with few sources on it. China, India, and Europe, the decisive spaces of global history as it is written today, provide our regular backdrops.

Before we go any further, let us state the obvious. Like any animal, a human organism has three obsessions. Number one, finding food, to ensure short-term survival. Number two, sleeping, to ensure medium-term survival. Number three, reproduction, to ensure long-term survival.

I am going to spoil the suspense right away and reveal the thesis that underpins this book. As with all animals, evolution pushes us to have as many descendants as possible, regardless of their quality of life. We live in societies of incomparable wealth and comfort, yet we are not programmed to make rational choices in terms of food, nor to force ourselves to exercise. If we were, obesity would run less rampant. Nature, seen through the magnifying glass of evolutionism, is laughing at us individuals. All that matters to it is the perpetuation of the species, its expansion. Individuals matter for their multiplication, not for their qualities. In view of obsession number three, human history reads like Monkey’s success story, with the expansion of the population to a genuinely incredible scale. But what if the trickster has tricked us? What if we have signed a pact with the devil? Will there not be a price to pay at the end of the story?

Monkey has achieved an unprecedented feat – we have transformed our surroundings in a way that was previously unimaginable. But although we can radically alter our environment, we can never be free of its influence. Like Prometheus, we have usurped the power of the gods, in the form of energy, only to discover that it is destroying us from the inside. Monkey has overcome epidemics; we now live longer and better lives. But we pay for it in cancers, diabetes, and heart disease, much of which is caused by the invisible modifications we have inflicted on the environment.

All books must be selective, and I do not think that there is a right way to explore history, particularly when working on very large temporal, disciplinary, and spatial scales. Much as there is no neutral journalism, there is no historian presenting “real history.” All history is written out of the subjective experience of its author. I have therefore tried to avoid the pitfalls of “tunnel history,” denounced by the geographer James M. Blaut, in which we use the present to explain why – in light of the past – we could not possibly be elsewhere than where we are. If history were that deterministic, mathematicians would have long since had the absolute monopoly on the production of historical knowledge. History is malleable. At any moment, it could have led to other trajectories. It is important to understand that. The realm of possibilities remains open as far as the environment is concerned. The state of the world may have been quite different if in 1048 the embankments of the Yellow River had been reinforced enough to resist the devastating floods that carried away the Song Dynasty (see chapter 7). If in 2009 US President Barack Obama had chosen, as Iceland did, to consider the banks responsible for compensation after the financial crisis, our present may have been very different (7). The point here is not to produce counterfactual history (8), but to bear in mind that we can always shape our future. I simply hope that by presenting certain key elements from our long, shared history with mother nature, we will be able to think more clearly about the future that we desire, in the hope that we can make the vital decisions that are needed to achieve it.

The trailers are over, the lights have gone down. The film opens with the African savanna, where our story begins…

 

The seven Revolutions

The Physiological Revolution (also called anatomical, around 3 million years ago): emergence of the Homo species and of tools, bipedalism, running, throwing objects, omnivorous feeding, global expansion. Monkey becomes human (Chapter 1).

The Cognitive Revolution (also called symbolic, between 500,000 and 100,000 BCE): fire, art and language, domination of the environment and extinction of all the Homo species except sapiens. Monkey becomes a hunter (Chapter 2).

The Agricultural Revolution (also called the Neolithic, begins nearly 12,000 years ago): leads to the domestication of nature and a demographic boom. Monkey becomes a farmer (Chapter 3).

The Moral Revolution (also called axial, 2,500 years ago): societies become connected over long distances, generating collective groups – empires and religions – that aspire to universality, collaborating more effectively to exploit their surroundings, and inventing money to boost their interactions. Monkey finds religion (Chapter 5).

The Energy Revolution (also called industrial, around the year 1800): the choice to burn fossil fuels for energy pushes humanity onto a new trajectory. Like the preceding ones, this revolution is multifaceted. Depending on the discipline and on which component is emphasized, it can be read as scientific, military, economic, or demographic. What is important is its effect: the unification of the world under European hegemony, followed by the profound modification of the global environment, and the beginning of the Anthropocene. Monkey becomes a worker (Chapter 13).

The Digital Revolution (also called the media revolution, around the year 2000): communication technologies enable intricate connections over the whole planet in real time. Monkey becomes a communicator (Chapter 16).

The Evolutive Revolution (also called demiurgic, over the course of the twenty-first century). Two main trends coexist: 1) the “great convergence” of NBIC technologies – nanotechnology, biotechnology, information technology and cognitive science – leads to the emergence of new entities (augmented humans, cyborgs, artificial intelligence, etc.) who will replace or coexist with humanity; 2) the inability of humanity to change its behavior will alter the planet’s environment to the point where humans will involuntarily be transformed into “mutants” adapted to the new ecological situation of the Anthropocene. Monkey will become either a god, or a mutant (Chapter 17). The future, by definition unpredictable, should fall somewhere between these two extremes. Or perhaps it will combine them? It is easy to imagine super-rich elites able to indefinitely prolong their precious existence with exorbitantly expensive technology, while common mortals suffer the burden of increasing environmental degradation.

 

 

 

(1) To use the expression coined by zoologist Desmond Morris, The Naked Ape.

(2) Wu Cheng’en, Journey to the West.

(3) These Revolutions are also chrononyms, specific periods which, much like geographic areas (which are attributed capital letter by virtue of the fact that they are toponyms), have a specific location – temporal rather than spatial.

(4) For a presentation of the methodological approaches, see Testot (ed.), L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le Monde

(5) Testot, La Nouvelle Histoire du Monde, Sciences Humaines Éditions, 2019. The most remarkable contributions in this area include, Harari, Sapiens. A brief History of Humanity; Diamond, Guns, Germs, and Steel: The Fate of Human Societies; Morris, Why the West rules – for now.

(6) A new generation of French scholars emerged in the wake of the pioneering studies on the climate by Emmanuel Le Roy Ladurie: Grégory Quenet, Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, François Jarrige, Thomas Le Roux, Jean-François Mouhot, among others.

(7) Scenario evoked in Klein’s book, This Changes Everything: Capitalism vs. the Climate.

(8) For French perspectives on counterfactual history, see Deluermoz, Singaravelou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futures non advenus. See also, Besson, Synowiecki (eds.), Ecrire l’histoire avec des si.

 

Règlements de compte à O.K. Global

Dans un récent article qui porte sur le livre d’Alan Mikhail, God’s Shadow : Sultan Selim, His Ottoman Empire, and the Making of the Modern World, Sanjay Subrahmanyam s’en est pris assez rudement et de façon totalement gratuite à Romain Bertrand, alors même qu’il n’y a strictement aucun rapport avec l’ouvrage en question. Simple professeur de lycée, je n’oserai me comparer à eux, mais il y a des jours, toutefois, où on apprécie d’être très très loin de ces querelles qui dissimulent mal, derrière le débat scientifique, des enjeux de postes et de pouvoir. Mais l’envers des coulisses, même si cela peut avoir son intérêt dans la construction des savoirs, ne m’intéresse guère. Je constate simplement que Sanjay Subrahmanyam, parvenu au sommet de l’Olympe, foudroie les éventuels concurrents.

Romain Bertrand fait-il mal de l’histoire globale ? C’est la question posée par Sanjay Subrahmanyam. Enfin, ce n’est pas vraiment une question, mais bien une affirmation sans nuances : « une compilation hétéroclite de contenus non digérés extraits des travaux d’universitaires spécialisés, le tout enveloppé dans un emballage politiquement correct de tiers-mondisme ». L’attaque ainsi portée a surpris plus d’un lecteur. Sanjay Subrahmanyam qualifie Romain Bertrand de « politologue », rabaissant la valeur de ses travaux et lui déniant jusqu’au statut d’historien. N’étant pas moi-même reconnu comme tel, je ne porterai aucun jugement sur le travail de Romain Bertrand, même si j’en apprécie la teneur et l’écriture et que je n’y voie rien de « farfelues ». Que je ne sois pas toujours d’accord avec lui est sans rapport et participe juste du débat normal entre chercheurs. Là où je me permets de rendre publique mon indignation tient au prétexte de cette attaque personnelle : l’histoire globale. Pour deux raisons.

La première est que Sanjay Subrahmanyam ne fait pas d’histoire globale. Certes, il a été élu au Collège de France à une chaire « d’histoire globale », mais cette titulature est celle qui a été donnée par les administrateurs, et non par Sanjay Subrahmanyam lui-même : « histoire connectée » était tout simplement moins parlant pour le grand public. Comme je le rappelais à propos de sa leçon inaugurale, Sanjay Subrahmanyam n’a jamais caché sa réticence, voire son hostilité à l’égard de ce courant historiographique, arguant que seul le travail sur les archives compte. Pourtant, il me paraît acquis qu’il est absurde d’opposer histoire globale et analyse d’archives, de nier l’existence de sources permettant d’écrire une histoire de la globalité. On me rétorquera qu’il n’est peut-être pas nécessaire de faire soi-même de l’histoire globale pour critiquer un autre historien. Soit.

La deuxième raison est que Romain Bertrand ne fait pas non plus d’histoire globale. Là encore, ce n’est pas un scoop. Romain Bertrand, pour exactement les mêmes raisons que Sanjay Subrahmanyam, a toujours affirmé sa réserve, voire son dédain pour une histoire qu’il perçoit comme stratosphérique quand il aime à se mettre à hauteur des hommes et des femmes, à essayer de les comprendre par l’étude minutieuse des textes. C’est son talent. Romain Bertrand est un ardent défenseur de la microhistoire, à l’occasion un pourfendeur de la macrohistoire, si tant est qu’il faille associer macrohistoire et histoire globale. L’histoire connectée qu’il a promue, notamment dans le désormais très célèbre Histoire à parts égales, s’inscrit dans le prolongement de l’ethnohistoire de Nathan Wachtel et de Marshall Sahlins, et s’apparente en réalité aux propres travaux de Sanjay Subrahmanyam – ce qui est de toute évidence une des clefs de cette violente apostrophe. Néanmoins, les ouvrages de Romain Bertrand peuvent être utilisés par les tenants de l’histoire globale, notamment par sa démarche, qui vise à remettre en question l’européocentrisme traditionnel et à renouveler autant qu’à démultiplier les points de vue sur les faits. J’avais écrit un compte rendu en ce sens à propos de son livre Le long remords de la conquête, qui me semblait pouvoir être défini comme un « Montaillou mondialisé », mais cette lecture n’est pas le fait de Romain Bertrand lui-même. L’œuvre échappe pour partie à son auteur, ainsi va l’histoire.

Bref, l’attaque de Sanjay Subhramanyam est inacceptable et totalement injuste, pour Romain Bertrand, critiqué dans sa pratique professionnelle, et pour l’histoire globale elle-même.

Manger à la Renaissance

Pour la rentrée scolaire, mise en ligne d’un document pédagogique :

Plan détaillé d’une conférence en deux parties,

durée : une heure, incluant échanges avec le public,

délivrée pour le Conseil départemental de l’Yonne

au château de Maulnes en avril 2017

Par Laurent Testot, guide-conférencier et journaliste

  1. I : L’art de la table, sauce hiérarchique
  2. II : De viande et de sucre, le goût Renaissance

 

Dans un premier temps, l’art de la table. Rappeler que la table reflète la hiérarchie sociale. Celui qui régale a une position dominante, manifestée par son emplacement (plus haut, mieux assis…) ; la hiérarchie se reflète également dans les rituels de service, la vaisselle, les surprises gustatives…

Dans un second temps, que consomme-t-on ? Interaction avec le public pour introduire la seconde partie : Quels aliments connaît-on au Moyen Âge ? Pourquoi la Renaissance s’enrichit de tant de nouveautés comestibles ? Qu’appelle-t-on Échange colombien ? D’où viennent les épices ? À quel prix mange-t-on du sucre en Europe ? Et dans quel ordre consomme-t-on tous ces produits ?

Pour finir : Vous prendrez bien une tasse de chocolat aztèque ?

 

 

 

Bienvenue, gentes dames et messires. Merci de vous presser si nombreux pour cette conférence sur l’alimentation à la Renaissance.

Au menu du jour, cinq services apportés dans l’heure qui vient, en un festin roboratif.

1) Une mise en bouche pour rappeler qu’un repas est d’abord une question de pouvoir ;

2) un mijoté pour comprendre en quoi le 16e siècle fut un moment fondateur pour l’alimentation des Temps modernes ;

3) un rôt pour apprendre comment s’organisait une tablée Renaissance ;

4) un entremets, pièce montée de victuailles pour récapituler ce que l’on pouvait trouver sur une tablée Renaissance ;

5) et le dessert, où nous évoquerons le sucre, qui acquiert à la Renaissance son statut contemporain de drogue.

museo Correr Venezia

 

Acte 1) mise en bouche : service de rappel des usages politiques de l’alimentation

De tout temps, le repas est une occasion pour les puissants de ce monde de se montrer. En Mésopotamie, quand les premiers souverains se font portraiturer, par exemple sur le coffre dit étendard d’Ur, on les voit se livrer à deux activités : premièrement le roi, plus grand que tous les autres, écrasant de son mépris des prisonniers de guerre ; deuxièmement le roi, plus grand que tous les autres, écrasant ses courtisans sous une débauche de nourriture.

Au Moyen Âge en Europe, la chose n’a pas changé. Depuis la fin de l’Empire romain d’Occident, le banquet est diplomatie tout autant que mise en scène des inégalités. Le repas solennel permet de consolider l’édifice social des liens féodaux. Le vassal, nourri copieusement, confirme son appui docile à son suzerain. À cette occasion, celui qui régale se doit de le faire dans l’abondance de denrées. Un festin obéit à trois règles : être interminable, amener à ingérer quantité de nourriture, pousser à engloutir quantité de boisson. Mais cela va à l’encontre des prescriptions de l’Église, qui incite à faire preuve de modération. On évolue vers un compromis. À partir du 12e siècle, on introduit du raffinement à table. Les danses, musique, poèmes, chants, acrobaties rythment les services. Manger devient spectacle, qui peut se dérouler sous les yeux de non-mangeurs, assemblés debouts, courtisans de second rang, ou même du peuple. Alors que le pouvoir d’État s’affirme contre l’Église, le repas devient grandiose. L’objectif est de mettre en scène la puissance du prince. Sa richesse aussi. On consomme fortes épices dès que finances le permettent. Poivre, macis, gimgembre et autre cannelle viennent d’immensément loin, des Indes dit-on, et atteignent des prix exorbitants. Plus on en met et plus on en jette – ce qui incidemment implique que contrairement à une légende tenace, on n’épice pas pour masquer le goût de la viande avariée. Car il serait infiniment moins coûteux d’acheter de la viande fraîche que de l’inonder d’épices.

En sus d’être chères, les épices ont deux vertus. Première vertu : ce sont des produits auxquels on attribue la capacité d’améliorer le corps de celui qui les consomme, ce que l’historien Christopher Bayly appelait des produits biomoraux. L’alimentation s’inscrit toujours dans une vision du monde. Les épices sont nourriture et médicaments, on leur attribue la faculté de transformer les qualités de la nourriture comme elles en transforment la saveur. Depuis l’Antiquité, on imagine l’univers comme constitué de quatre éléments : CE SONT [Demander au public] ??? Les 4 cercles : Terre, eau, air, feu. « La grande chaîne de l’être » hiérarchise les aliments selon l’élément auquel ils sont associés.

Les nobles sont sensés avoir l’estomac délicat. Le vilain peut se nourrir de terre, l’élément le moins noble : racines telles que panais et carottes, éventuellement viande de bœuf. Le chrétien se nourrit d’eau les jours de Carême et de fête, jusqu’à 160 dans l’année : poissons, mais aussi oiseaux d’eau (canard, oie) et même lapin (qui à l’état fœtal est associé au poisson, alors que le lièvre sera volaille), castor et baleine. Le noble vise l’air : tous les oiseaux, du paon à la perdrix, sont conviés à sa table. La chair en est souvent transformée, civilisée en pâtés de toutes sortes. Au Moyen Âge européen, la gastronomie noble est faite d’aliments cuisinés, malaxés, transformés. Car il faut civiliser la nourriture par la cuisson – donc le feu. Seconde vertu : l’usage des épices permet aussi de rechausser la saveur perdue au bouillon. Car Aristote recommandait de faire bouillir la viande, considérant que cette opération l’éloignait davantage de la crudité que ne l’aurait fait le rôti. Cela n’empêche pas la noblesse de préférer le rôt au bouillon, avec des risques.

CONTE du moine qui voulait sa volaille tout de suite (inspiré des fabliaux médiévaux, où la gloutonnerie d’un clerc le pousse à tenter de dévorer une poularde avant qu’elle soit cuite – pour se rendre compte qu’il mord dans le Diable).

Manger blanc (obtenu de poisson, mie de pain, amandes…) est une obsession française, en lien avec les lys immaculés de la royauté et la lumière de Dieu. Si le blanc est pureté, le vert fertilité (jus d’épinard, oseille, poireau, persil, sauge…), le noir est puissance (pain brûlé pour colorer le gibier, quand la viande d’élevage est rougie à la racine d’orcanette), le jaune sagesse (safran, jaune d’œuf…), le doré et l’argenté incarnant le luxe et le faste.

Le Moyen Âge aime les goûts acide et épicé, aigre-doux (cannelle-gingembre plus que poivre, le cumin est méprisé). On recourt à force verjus (jus de raisin vert) pour l’acidité, et aux vins blancs. Les sauces de vin sont épaissies à la mie de pain. On dénombre jusqu’à 200 épices, clous de girofle, cannelle, poivre, noix de muscade, safran, anis, gingembre, jusqu’aux glandes sexuelles séchées de castor… La maniguette, dite graine de paradis, est une addiction française. Toute épice est chaude, car elle provient du jardin d’Éden, donc réfère au feu, élément le plus noble.

Hiérarchie des légumes, de la terre à l’air : bulbe, racine, légumes à feuilles, légumes tiges.

On s’inscrit dans cette cuisine des métamorphoses chère aux Romains : la bonne table est celle où l’on ne peut pas deviner ce que l’on va manger. Le poisson est apprêté comme la viande, ou l’inverse. Pâtés et tourtes permettent de sculpter des animaux autres que ceux dont la chair a servi à la confection du plat, ou à abriter des surprises : vous fendez votre pâté et un oiseau s’en envole.

Résumons : au Moyen Âge, comme à la Renaissance, le repas des puissants, le banquet sert à confirmer les rapports sociaux de domination. Le suzerain régale ses dépendants. Mais alors que les sociétés deviennent plus riches, plus densément peuplées, les rapports se complexifient. Progressivement, le banquet devient représentation du pouvoir, reflet des hiérarchies, théâtre de la domination. La Renaissance est à cet égard une période charnière, et ce mouvement vers le repas spectacle atteindra son apogée sous le règne de Louis XIV, dans la seconde moitié du 17e siècle.

 

Tapisserie Fructus Belli_Le dîner du Général v. 1547 par Jean Baudouyn 4 x 8 m Bruxelles

ACTE 2) Mijoté : en quoi le 16e siècle fut un moment fondateur pour l’alimentation des Temps modernes

Nous allons nous arrêter au 16e siècle, moment de la Renaissance française, marqué par la fascination de l’Italie. Pays riche, car ses cités-États, Venise, Gênes, Milan, Florence…, sont en contact avec les puissances musulmanes. Elles sont donc les intermédiaires privilégiés, entre Islam et Chrétienté, de ce commerce des épices. L’Italie du quattrocento, notre quinzième siècle, c’est l’Italie modèle de la Renaissance. Nos rois y sont allés faire la guerre, s’endetter, s’y cultiver. La Renaissance mêle selon diverses temporalités cinq phénomènes globaux porteurs de transformations : 1) diffusion du modèle italien (art, architecture militaire et civile…) ; 2) redécouverte des écrits antiques (Apicius), essor de l’humanisme, et nouvelles idées à travers Bartolomeo Sacchi dit Platine (De l’honnête volupté, 1474), Bartolomeo Scappi (Opera dell’arte del cucinare – Ouvrage sur l’Art de cuisiner, 1570), et Érasme (De civiliae morum puerilium, Savoir-vivre à l’usage des enfants, 1530). Diététique, recueils de recettes, manières de table : Faire lire sur les manières de table, par le public, les FICHES Erasme 1 à 5) ; 3) imprimerie ; 4) Réforme et contre-Réforme ; 5) « découverte » des Amériques et accès direct à l’Asie.

Et tous ces bouleversements commencent avec la nourriture. En 1533, Catherine de Médicis, héritière d’une richissime dynastie marchande, épouse le deuxième fils de François Ier, Henri, vous savez, celui qui ne doit pas hériter. Elle a 14 ans, un physique désavantageux que l’on attribue à ses origines roturières, mais une promesse de dot qui a levé toutes les réticences. Et elle a de bonnes manières italiennes, car l’Italie est alors le foyer de la civilisation. Normal, elle est le dernier intermédiaire du commerce des épices – là où ça marge le plus.

La légende prête beaucoup à Catherine de Médicis. Elle serait venue d’Italie accompagnée d’une escouade de cuisiniers, et elle aurait introduit moultes nouveautés à son banquet de noce. En avez-vous entendu parler ? Les sucreries (LISTES 1 et 2) auraient fait sensation [sabayon = vin blanc + jaune d’œuf + épices] ; cotignac [gelée de coing au vin]. Et elle aurait amené la fourchette (qui ne s’imposera que deux siècles plus tard, car les clercs sont longtemps unanimes : Dieu a donné une main à l’homme pour qu’il se nourrisse, et c’est blasphème d’utiliser autre chose que ladite main pour se nourrir), avec une étiquette de la table qui se serait imposée à toutes les cours royales d’Europe. Catherine de Médicis, issue d’une société cultivée, influencée par la tradition néoplatonicienne et la pensée d’Erasme, permet de donner un visage à un phénomène global, la révolution gastronomique de la Renaissance française. Deviennent à la mode les artichauts, les brocolis, jusqu’alors inconnus, et les petits pois et asperges, jusqu’ici méprisés des nobles. On rapporte même que le futur Henri II, exalté par sa découverte de l’artichaut, faillit en mourir d’indigestion – ce qui est aussi dit de Catherine de Médicis plus tard, mais témoigne plus d’une hostilité de ceux qui rapportent l’anecdote que de réalité historique : il s’agit de souligner la goinfrerie excessive de la personne visée, donc sa nature de pécheresse.

Petit banquet Lucas Van Valckenborch & Georg Flegel ©Slezke Museum_fin XVIe

ACTE 3) Rôts pour apprendre comment s’organisait une tablée Renaissance

Traditionnellement, la table est dressée en U. Un côté demeure libre pour le service. « Mettre la table », c’est poser une belle nappe blanche (lin, chanvre, voire coton) sur des planches posées à même des tréteaux – le luxe est dans la nappe, qui acompagne une noblesse nomade. S’il y a beaucoup de convives, nous ferons ça dans une grande salle de réception comme ici à Maulnes, ou dans la prairie si le temps est agréable. Au bout de la table siège l’hôte, puissance invitante, sur un trône, sous un dais, surélevé, bref mis en valeur… En qualité de convive, plus on est proche de l’hôte et plus on est puissant et mieux on mangera. Chaque rang mange un aliment inférieur, et voit sa dose de viande divisée par moitié. Prenons le Ménagier de Paris (v. 1390). Pour les petits riches : poussins, pilets, chapons, coqs, gélines, canards, pigeons, oies ; pour les moyens riches : bécasses, pluviers, cailles, alouettes, grives, pies ; pour les grands riches : cygnes, hérons, paons, grues, cigognes, cormorans, butors… Est viande ce qui permet de se nourrir. Est potage ce qui cuit en pot. Chaque service comprend plusieurs plats, tous servis en même temps. Plus on est puissant et plus on sera servi chaud – les cuisines sont souvent loin, et garder un plat au chaud implique des risques d’incendie, donc on ne fait cet effort que pour l’élite des élites.

Reprenons les éléments de cette révolution, décrivons ce qui serait devant nous : en guise de couverts (un terme de l’époque), le couteau (personnel), au besoin la cuillère (de service). L’assiette ? On va passer du tranchoir de pain sur tailloir à l’écuelle à tondo en métal argent (photo d’une pièce des années 1530’), puis à la faïence (rappeler l’histoire de Bernard Palissy et de son émail blanc). Signaler la présence des petits pains blancs ; de la serviette (qui complète la longière ou nappe sur laquelle on s’essuiera les doigts) pour protéger la fraise, serviette qui avoisine le format 1 m x 1 m, souvent nouée en forme d’animal. Un verre remplace désormais gobelet et hanap (mention des verriers de Saint-Germain-en-Laye).

À la Renaissance, évolution importante, assiette, couteau, cuillère et verre sont individualisés. Les bancs cèdent la place à des chaises, tabourets, ployants. Le dressoir devient buffet puis crédence, pour exposer belle vaisselle et vins. Comme en hau lieu, on virt dans la peur du poison, les nefs puis les cadenas vont symboliser pouvoir et protection. N’oublions pas la salière, car le sel symbolise la présence de Dieu, la plus belle est pour le souverain. Et rappelons, pour le contexte historique (Maulnes a été habité brièvement à partir de la fin de l’an 1569) que c’est à Henri III que l’on doit cet effort de codification de l’étiquette.

Au 16e siècle, la décoration de table devient toujours plus théâtrale. Vaisselle riche, fleurs à foison, fontaines de table (bouteille enserré dans des plaques de céramiques ou de métal précieux, équipées d’un robinet à sa base), innombrables sculptures en sucre, serviettes parfumées et pliées en forme d’animaux, nappes toujours plus riches, par exemple tissées en damas. Ordinairement trois repas : le déjeuner est servi une heure après le lever du soleil ; le dîner est servi en fin de matinée ; le souper en fin d’après-midi. Les repas sont centrés sur les spectacles, ou entremets, tels des cortèges d’animaux cuits recouverts de leurs poils ou de leurs plumes, des spectacles pyrotechniques…

Récapitulons le service à la française : on se lave d’abord les mains au-dessus du bassin, à l’aide d’une aiguière maniée par les serviteurs. Puis les plats arrivent par vagues.

Service 1 : fruits de saison, échaudés (pains à la viande), saucisses, pâtés, avec vins liquoreux (muscat, hypocras : vin chaud aromatisé à la cannelle, au gingembre et au poivre. Le vin blanc, dit-on, « ouvre » les voies digestives. La vision du corps humain, héritée de l’Antiquité, est celle d’un récipient parcouru de flux.

Service 2 : potages (viandes, gibiers et volailles mijotés en pot, servis avec des légumes).

Service 3 : rôts, soit viandes cuites à la broche, si possible oiseaux volant haut. Les jours maigres, poissons bouillis, à la broche ou cuits au four.

Service 4 : entremets, c-à-d spectacles.

Service 5 : desserte, soit préparations à base de fruits (poires, nèfles ou coing cuits dans du vin), de compotes, de flans, de tartes, de crèmes, de beignets… Hypocras, vin rouge ferme les voies digestives. Puis on se relave les mains, les serviteurs enlèvent les tables pour permettre de danser, et quelques privilégiés filent dans la chambre de l’hôte déguster avec lui un boutehors (vin rouge épicé avec fruits confits et autres douceurs…).

 

PAUSE PÉDAGOGIQUE

Mariage paysan Peter Brueghel le Vieux 1567 ©Musée d’Art et d’Histoire Vienne

 

Acte 4) entremets : pièce montée de victuailles.

À votre avis, quels aliments aurait-on trouvé sur une table de l’élite française de la Renaissance, telle que la tablée de Monsieur le duc d’Uzès ?

Viandes : bouillies toujours, mais désormais de plus en plus, pour les viandes grasses (porc, mouton, le maigre étant bœuf ou porc salé) dont on doit ôter l’excès d’humidité, rôties, frites, grillées, mijotées à petit feu, avec tous les ustensiles qui peuvent se concevoir, tel le basset tourne-broche. Réhabilitation des animaux d’élevage (démographie), sauf porc – si ce n’est lard, saindoux et jambon. Désaffection progressive des oiseaux (héron, paon, etc., peu nourrissants, près du ciel, dominant la terre, chauds et humides, mise en scène cygne). Au 16e siècle, la cuisine française reste très médiévale dans ses principes et dans son apparat. On aime les éléments spectaculaire, les pièces montées, les grands oiseaux reconstituées à partir de volailles démembrées, la perdrix truffant la poularde qui elle-même truffe le paon, le petit cochon de lait baignant dans le miel, l’énorme pâté en croûte qui une fois fendu laisse échapper une volée d’oiseaux… On adore les surprises, les goûts inattendus, les saveurs marquées à grand renfort d’épices. Poisson (dont hareng et morue, mais on classe aussi comme poisson aussi baleine, castor, phoque, marsouin, lapin). Redécouverte du foie gras, des abats… Fromages.

Légumes : réhabilitation et découverte (issus de la terre donc méprisés, ce que les médecins du Moyen Âge s’étaient empressé de justifier à grand renfort d’arguments diététiques fantaisistes). Cardon (protestant). Asperges deviennent à la mode.

Fruits : incluent les artichaut ; aussi les melons et fraises, tout juste réhabilités, plus petits et moins sucrés que nos melons et fraises ; c’est l’arrivée depuis la lointaine Chine des citrons et oranges, amères, puis douces). On en fait confitures et gelées, compotes, fruits confits et pâtes de fruit. Ces fruits sont dits froids et humides, ils sont donc consommés en début de repas (l’estomac est considéré comme un chaudron). Ils passent au 16e siècle à la fin du repas – sauf melons, figues et mûres. Ils peuvent aussi, de tout temps, être associés à autres services (sucré-salé, amer-sucré).

Épices : cruciales, mais en perte de vitesse. Saveurs privilégiées. Sauces maigres. Saindoux, huile, beurre.

Beaucoup de vin, ne serait-ce que pour parfumer l’eau. Pain et vin sont symboliques. Cidres et bières prennent leur essor, en détrônant les pommés, poirées et cervoise.

Nourriture paysanne : mal connue, idem Moyen Âge, avec 2 certitudes : 80 % de céréales (seigle et orge plutôt que bled – froment –, arrivée du sarrasin en zones ingrates, partout des mélanges de céréales tel le méteil, pain noir et rassis pour la soupe contre pain blanc pour le tranchoir, châtaignes en montagne, millet dans le sud, cède devant le maïs…), légumes secs et choux, poireaux, salades, blettes, pois, fèves, vesces, gesses, lentilles, raves, panais, carottes, oignons, aulx, herbes sauvages, quelques produits laitiers et de moins en moins de viande (et toujours bouillie) ; population double. Pommes, poires, cerises, prunes, noix.

Aliments du Nouveau Monde : peu d’impact (sauf dinde, et mode du piment, un peu maïs). Ex. pomme de terre et tomate, surprenant par rapport à ce qui se passe dans le reste du monde (manioc, patate douce…). La dinde est adoptée, évoquant le paon. Haricots (ressemblant au phaséol, dolique, mongette) et maïs (assimilé au bled) sont néanmoins cultivés sous Henri IV dans le Sud-Est.

Le tout servi en olla podrida, comme on dit en Espagne, pot-pourri de bien bouilli. On amoncelle tout ce qu’on peut, volailles, viandes, abats, charcuteries, légumes, fruits, mélangés, épicés à loisir, et surtout pièces montées de sucre. Décrire le repas de noce d’Henri IV avec Marie de Médicis (lire p. 63 BIRLOUEZ). Insister sur 1600 comme date-clé : Giovanni Pastilla assure la promotion de son bonbon multicolore avec anis, amande, etc., et Olivier de Serres publie son Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, le premier traité d’agronomie en français (1024 p.)

 

Noces de Cana Jacopo Robusti Le Tintoret 1561 église Santa Maria della Salute, Venise

5) et le dessert, tout de sucre, qui acquiert à la Renaissance son statut de drogue.

Lors des services, on se doit de proposer de tout, à profusion. Et on retrouve du sucre partout. C’est nouveau. La cuisine médiévale privilégiait les saveurs acides, le sucre était une épice, rare et chère, un médicament souverain contre nombre de maux, de la fièvre quarte (paludisme) à l’impuissance. À la Renaissance, le sucre devient infiniment plus commun, et meilleur marché. Il conserve ses fonctions de médicament, tout en envahissant toutes les recettes. La noblesse s’en goinfre. Tout plat servi doit cuire dans le sucre, et même briller d’un supplément sucre, saupoudré à la dernière minute par les serviteurs.

Le sucre est chaud et humide, il favorise la digestion = bonne santé. Décrire le banquet tout-de-sucre vénitien d’Henri III. Évoquer Michel de Notre-Dame, ça vous dit quelque chose ? Oui Nostradamus et son Excellent et moult utile opuscule à tous nécessaire qui désirent avoir cognoissance de plusieurs exquises réceptes, 1555, en deux parties : cosmétiques puis confitures)… Eau-de-vie, galette des rois et sorbets sont des héritages arabes. Les conséquences géopolitiques de ce brassage biologique sont ni plus ni moinsq que la création du Monde moderne.

Conclusion : C’est à la Renaissance que s’est façonnée l’alimentation contemporaine, sur des bases médiévales et antiques : renouveau de la cuisine aristocratique, codification des manières de table, irruption massive du sucré. J’espère que vous regarderez désormais vos assiettes différemment.

 

Nous allons conclure sur une dégustation de trois recettes de chocolat : à l’aztèque, à l’espagnole, à la française.

 

1) Xocoátl, cacao en poudre 100 % dissous dans de l’eau, un peu de vanille (arôme à défaut de gousse), relever au piment, épaissir (les Aztèques utilisaient de la fécule de maïs, maïzena, en mettre peu mais faire bouillir pour réduire ou mieux remplacer par fécule de pomme de terre voire tapioca…) jusqu’à atteindre la consistance d’une sauce encore liquide, servir à température ambiante. Les Européens le trouvent trop « exotique ». Ils essaient de « civiliser » cette boisson…

250 cl d’eau, 4 cc de chocolat en poudre 100 %, 4 pincées de piment, 1 cc de maïzena + 3 cc de fécule de pomme de terre (bien délayer au préalable), 1 cc d’extrait de vanille.

2) recette du chocolat civilisé : ils remplacent piment et vanille par des ingrédients connus, des épices, notamment poivre et cannelle, en option badiane (anis étoilé), muscade, clou de girofle…

3) recette du chocolat européen : ils finissent par rajouter lait (diluer avec eau, peut-être utiliser lait de chèvre ?) et sucre (miel ou mieux sucre de canne brut), et on obtient notre habituelle boisson. Pour le servir au goût Renaissance, rajouter de la poudre d’amande.

 

 

 

Pour prolonger ce voyage dans le temps, deux livres indispensables :

BIRLOUEZ Éric, Festins princiers et repas paysans à la Renaissance, Rennes, Ouest-France Éditions, 2014.

LEFÈVRE Denis, Des racines et des gènes. Une histoire mondiale de l’agriculture, Paris, Rue de l’Échiquier, 2 vol., 2018.

 

Comprendre le monde d’après – esquisse de prospective globale

Depuis quinze ans, je m’emploie à populariser en France une méthode d’analyse de l’histoire à grande échelle, l’histoire globale. Et cette discipline, face au monde d’incertitudes dévoilé par la pandémie de covid-19, se révèle précieuse. Ne serait-ce que parce que, outillée pour déployer tous types d’outils transdisciplinaires, elle se retrouve moins démunie que des analyses exclusivistes face à l’irruption de cygnes noirs, ces événements imprévus qui bouleversent les meilleurs scénarios prospectifs – le Covid-19 étant aujourd’hui le cygne noir par excellence.

La Global History est une histoire élargie développée par les historiens nord-américains, au premier rang les regrettés William H. McNeill et Alfred Crosby Jr. Je la définis (1) comme une méthode permettant d’explorer le champ de l’histoire mondiale – l’histoire mondiale se définissant quant à elle comme l’ensemble des passés de l’humanité, de ses débuts balbutiants en Afrique voici trois millions d’années à la globalisation contemporaine (2). L’histoire globale est l’outil qui permet de produire cette histoire mondiale. C’est un outil vivant, animé par quatre brins d’ADN :

1) L’histoire globale est transdisciplinaire. Elle associe à parts égales les autres disciplines des sciences humaines, telles l’économie, la démographie, l’archéologie, la géographie, l’anthropologie, la philosophie, les sciences de la société, la biologie évolutionniste…

2) L’histoire globale analyse le passé sur la longue durée.

3) L’histoire globale porte ses regards sur un espace élargi.

4) L’histoire globale joue sur les échelles, temporelles comme spatiales. Elle restitue un récit qui ouvre grand des fenêtres sur les passés du genre humain, mettant par exemple la focale sur une anecdote biographique, avant de s’ouvrir aux implications globales de cet événement. La facilité narrative qui en découle n’est pas le moindre de ses atouts pédagogiques.

Comment appliquer cette méthode à notre avenir proche ? Commençons par cerner ce que nous savons d’à peu près certain de l’état physique du monde, avant de questionner ces acquis au regard des sciences humaines. D’innombrables articles ont été publiés dans les revues scientifiques ces dernières années (3), et convergent dans un diagnostic : le futur se présente sous de sombres auspices. Le climat, c’est inscrit dans nos émissions, passées et toujours présentes, de gaz à effet de serre, passera la limite des 1,5°C (en référence aux températures mesurées à la fin du 19e siècle) vers 2030, et celle des 2°C dans la décennie 2040. C’est cataclysmique, il faudra faire avec les conséquences, et ne pas aller au-delà – c’est-à-dire diminuer de moitié nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, des trois quarts d’ici 2050. Faute de quoi, nous aurons à gérer un monde dont l’habitabilité ira en se dégradant, et qui ne pourra en tout cas pas accueillir dans des conditions de vie décentes les 10 +/- 1 milliards de personnes supposées y vivre dans la seconde moitié du 21e siècle.

Le même constat vaut pour les écosystèmes, en voie d’effondrement planétaire, avec une défaunation colossale (en très gros, plus de la moitié des animaux sauvages, de l’éléphant au bousier en passant par le hareng, ont disparu en moins d’un demi-siècle de la surface de la Terre et des profondeurs des océans !), un recul massif des surfaces boisées et des zones humides… Ce sont des phénomènes sans précédent, qui mettent en danger les équilibres fondamentaux de la vie sur Terre.

S’y ajoutent les craintes sur les disponibilités en pétrole et terres rares, avec des pénuries prévisibles dans un avenir proche – or ces ressources conditionnent nos capacités présentes à faire face aux problèmes, et tout simplement à nourrir l’humanité (4). Faut-il rappeler qu’aujourd’hui, pour produire une calorie alimentaire en agriculture industrielle, nous dépensons en moyenne pour du pain 10 calories d’hydrocarbures (nécessaires à la fabrication d’engrais azotés et de produits de traitements sanitaires, aux transports, à la culture, etc.) ? Nous mangeons littéralement du pétrole, quand les réserves de celui-ci ne sont pas infinies.

À me confronter depuis quinze ans à l’histoire environnementale, à l’obsédante question de savoir comment l’humanité avait face à des crises de survie dans le passé, j’ai retenu un postulat fondamental : ce qu’il est possible de faire sera fait, à partir du moment où on le rend formulable. Un excès de technique, rendu possible par des croyances, des sociétés articulées autour de ces croyances, nous mène à la situation présente. Et les problèmes résultant de cette situation sont pour l’instant abordés avec la même boîte à outils : on va les « solutionner », s’activer à les dissoudre dans la technologie. Cela entraînera des programmes de géoingénierie (pour tenter de pallier les effets du réchauffement planétaire), et de forçage génétique (pour essayer, de façon dérisoire, de sauver les écosystèmes), tout en nous maintenant avec persistance dans des impasses telles la combustion massive de carburants fossiles (avec comme horizon un réchauffement climatique toujours plus destructeur), et la diffusion à terme suicidaire des pesticides et autres substances chimiques (ayant comme résultat d’aggraver encore l’effondrement des écosystèmes).

Et je formule une contre-hypothèse : si on change les priorités en modifiant les postulats des croyances, nous pourrions dévier cette trajectoire entropique.

 

Le Covid-19 mène à plusieurs enseignements :

1) ce virus témoigne d’abord des atteintes à la biodiversité : il est issu, comme l’essentiel des pandémies antérieures, d’un stress environnemental lié à l’expansion humaine dans des milieux naturels, résumé par une équation simple : urbanisation massive de l’Asie orientale + consommation carnée de plus en plus importante = effet boomerang. Et il montre l’adaptabilité du vivant (oui, je présume qu’un virus est vivant, même si ce n’est qu’un bout d’ADN) : pour survivre, il lui a fallu trouver un hôte qui ne soit pas en voie de disparition : d’un point de vue évolutif, les pathogènes encore planqués dans la nature ont tout à perdre à rester dans leurs milieux d’origine en voie d’effondrement, et tout à gagner à infester l’homme et ses dépendants, végétaux et animaux. Ce n’est pas leur attribuer une volition, simplement analyser les conséquences de cette science qu’est l’évolution : une infime partie des pathogènes mis en danger d’extinction par nos comportements s’adaptent efficacement à la nouvelle donne, la solution la plus efficiente consistant à nous infecter, ou à infecter nos dépendants. Nous leur facilitons la tâche, d’abord en laissant se multiplier les foyers d’antibiorésistance, et surtout en simplifiant le vivant, ne laissant se multiplier que des souches de bétail, de céréales et autres, sans aucune diversité génétique, hautement vulnérable à une infection.

2) Le Covid-19 montre la complexité infinie et la vulnérabilité de notre civilisation. Il a suffi de quelques échanges biologiques sur un marché chinois, dans une ville dont tout le monde ou presque ignorait alors le nom, pour obliger en six mois 4 milliards de personnes à vivre cloîtrées chez elles – quand elles le peuvent – et pour voir les indices boursiers perdre un tiers de leur volume en deux mois. Il montre aussi que les choix politiques peuvent influer sur ces vulnérabilité : en faisant tourner la planche à billets, les banques centrales ont réussi à regonfler les marchés financiers, quand l’incertitude où ils se trouvent aurait dû les amener à plonger.

3) Le Covid-19 montre la densité des connexions économiques : là où la peste au 14e siècle a mis une décennie à circuler de la Chine à la France, il y a fallu quelques mois. Et les frontières ont cruciales dans son extension.

4) Il exacerbe les inégalités entre pays, et à l’intérieur des pays (scolaires, accès aux soins, cadre de vie…) – un classique de l’histoire des épidémies : plus on est pauvre et plus on est vulnérable aux aléas.

5) Il pousse à abdiquer la liberté au nom de la sécurité collective.

En résumé, le Covid-19 procède à une radiographie express des faiblesses de notre civilisation mondialisée : la Chine continue à dissimuler des informations et à placer ses pions dans le jeu du soft power ; les États-Unis persistent dans leur effacement de la scène internationale, accélérant un basculement géopolitique en faveur de l’Asie ; les États-Unis, le Brésil, l’Inde et quelques autres sont toujours livrés aux incohérences de gouvernements populistes ; la censure règne plus que jamais en Iran, en Égypte, mais aussi en Chine et plus insidieusement ailleurs, toujours sous les formes culturellement acceptées ; la rigueur dogmatique du néolibéralisme montre ses limites, obligeant à un retour de l’État en matière sécuritaire, économique, sanitaire ; et les damnés de ce monde (en Afrique, en Asie du Sud, dans les pays en guerre…) restent les plus impactés, dans l’indifférence générale.

 

Entre le rouge et le vert

Une fois rappelé que nous sommes dans une incertitude absolue, car la situation est inédite, soulignons un autre élément fondamental, qui vaut pour les limites évoquées ci-dessus comme pour les prévisions sur la suite des événements. Les sciences exactes posent des limites, qui permettent de construire des modèles, des cadres simplificateurs et conceptuels permettant à la pensée de se structurer : par exemple, si on envoie tant de gaz à effet de serre dans l’atmosphère dans un laps de temps déterminé, on réchauffe la planète de tant de fractions de °C à tel horizon.

Hélas ! À peine formulée, l’équation perd son sens. Car les sciences humaines se sont déjà mises en mouvement et ont changé les cadres du futur. Celui-ci n’était pas désirable, et la science politique, comme l’économie, la sociologie, joue sur les paramètres, les altère, change les cadres d’exercice de cette prévision. En d’autres termes, le monde prévisionnel est celui d’un horizon physiquement établi, mais brouillé par nos décisions humaines. Pour en rendre compte, il faut poser le cadre avec les sciences exactes, puis faire tourner des modèles impliquant l’ensemble des sciences humaines pour modéliser nos réactions qui vont altérer les données de ce cadre. Cela vaut pour le climat comme pour le pétrole. Par exemple, en recourant massivement à du pétrole de schiste, les États-Unis ont déplacé dans le temps une limite physique, celle du peak oil, de la disponibilité en hydrocarbure bon marché, de ≈ 2006 à ≈ 2025. Ils ont d’ailleurs plutôt transformé un pic en plateau.

Il en est de même pour le coronavirus. D’un strict point de vue biologique, il aurait pu tuer davantage dans nos pays développés. Mais nos sociétés se sont organisées pour limiter son impact, et le pic épidémiologique est devenu plateau afin de permettre aux infrastructures de santé, souvent fragilisées par des années de rigueur budgétaires, de tenir le choc.

Résumons ce qui rend difficile toute prévision sur le coronavirus. En sciences exactes : la progression est non modélisable faute de données, car nous avons à faire à un nouveau pathogène ; et en sciences humaines, les mesures de confinement planétaires sont inédites et bouleversent au quotidien les projections épidémiologiques.

Une fois prises ces précautions liminaires, quelles sont les trajectoires plausibles ?

Deux scénarios se dégagent à l’échelle mondiale, à l’horizon de quelques années, avec toutes les incertitudes posées, du plus plausible au moins probable, le futur devant se situer quelque part entre ces deux pôles.

1) scénario rouge, Business as usual : d’ici quelque temps, le virus est traquable (tests permettant d’identifier rapidement si on a été affecté), bientôt « vaccinable », bref contrôlable, ce qui autorise au moins les pays développés à lever les restrictions de déplacement. L’économie en sort fortement affectée : les indices boursiers ont connu une forte rétraction, ils ont été perfusés à plusieurs reprises par des émissions généreuses des banques centrales. Le cours du pétrole est resté au plus bas, il faut le déstocker d’urgence, les énergies renouvelables ont vu leur prix croître.

Premier effet, celui de l’appel d’air : la relance à tout prix, quitte à carboner massivement. C’est l’option retenue par les dirigeants sur l’ensemble de la planète. La Chine, l’Inde, plus largement l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine ont encore un potentiel de croissance pour au moins une décennie. La classe moyenne mondiale devrait continuer à augmenter (je rappelle que nous étions 3 milliards à épargner en ce monde à la fin 2019, soit trois fois plus qu’il y a vingt ans, et que l’OCDE prévoyait 4 milliards à l’horizon 2030). Bref, le capitalisme se remet de cette fièvre passagère, et qui plus est avec une pêche d’enfer. Stratégie du choc exposée par Naomi Klein, il y a eu des victimes, le capitalisme spéculatif rebondit sur le désastre et continue à prospérer selon son être : le bonheur pour demain, si vous placez « correctement » votre argent dans un futur désirable – villes nouvelles, énergies vertes à foison, bientôt optimisation génétique de vos rejetons, qui sait ?

Quant au Monde ? Il repart vers la sinistre trajectoire que vous connaissez : on atteint les 1,5°C en 2030, après une décennie de dégradations objectives des conditions de vie sur Terre. Il est probable que c’est seulement alors que les États et les opinions publiques se mettront en tête pour de bon que ce serait suicidaire de continuer, et entre-temps ceux qui le pouvaient auront accru les moyens de contrôler leur population, merci l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux en auxiliaires des appareils de sécurité des États. Le temporaire de l’état d’urgence Covid-19 sera devenu la norme. De toute façon il sera alors bien trop tard pour éviter les 2°C vers 2040, ce qui justifiera des tentatives à grande échelle de tenir le climat sous contrôle : géoingénierie et forçage génétique pour permettre à une fraction plus ou moins importante de l’humanité de survivre. Inutile de détailler (sauf pour en faire un récit dystopique et répulsif), c’est ce dont ne voulons pas. Ce futur est malheureusement le plus probable, car il roule sur les rails de l’inertie collective. À cet horizon, tout le monde persiste dans son être, y compris vous, lecteur, vous retrouverez demain votre quotidien d’avant-crise, éventuellement un peu dégradé. Avec la perspective de futures et pires dégradations…

2) Scénario vert, les humains gardent le contrôle. Ça commence dès demain. Les épidémiologistes, qui ont coaché les États pour leur permettre de faire face aux conséquences de leur imprévoyance face à ce virus, sont rejoints par les climatologues et écologues. Ils conviennent de ce que le système actuel est mortifère pour la planète, et des équipes transdisciplinaires (faisant collaborer sans hiérarchie de savoir des chercheurs de diverses disciplines) parviennent à convaincre une majorité des États, organisations transnationales, ONG et opinions publiques du bien-fondé de certaines mesures : cela peut aller de l’application du principe pollueur-payeur pour rendre l’agriculture industrielle moins intéressante que l’agro-écologie, au surenchérissement des énergies carbonées, à la mise en place de revenu universel de base…

Tous les ingrédients ont été largement expérimentés et débattus, à l’échelle locale, et font l’objet d’une multitude de travaux. Reste que ces solutions sont trop souvent axées sur le local, et qu’elles peinent à faire système, surtout à l’échelle planétaire. Pour qu’un programme véritablement global soit appliqué, il faut changer les mentalités, convaincre une part cruciale de l’humanité que l’économie ultralibérale mène le monde dans le gouffre.

Les points de blocage immédiats : en droit international, cela implique que l’économie passe derrière l’écologie ; en croyance, que l’on admette que consommer n’est pas le bonheur (ce sera le plus dur) et que l’on réhabilite les vertus de l’empathie sur la compétition. En découleraient ou accompagneraient notamment ces mutations de la pensée le respect de l’animal, une bien moindre consommation de produits carnés permettant la réhabilitation de larges pans des écosystèmes sur Terre, une rémunération faite aux gouvernements pauvres pour les services écosystémiques rendus par des milieux qu’ils protègeraient désormais au lieu de les détruire (la forêt tropicale au Brésil, en Afrique, en Indonésie…, le pergélisol en Sibérie…) jusqu’à arriver à un point d’équilibre dynamique propre à préserver le peu qui n’a pas été détruit, et à l’amener à prospérer. 50 % pour le sauvage, 50 % densément civilisé, le projet half-Earth esquissé par Edward O. Wilson et d’autres (5). Ce serait déjà possible en terme de récit : 2030, 30 % de surfaces protégées (c’est déjà dans les cartons de l’Onu, sauf qu’il convient de donner de l’épaisseur à la notion de protection : vue par notre gouvernement, qualifie un endroit où on chasse des espèces protégées d’oiseaux, mais qui est heureusement sauvegardé des abus du touriste, contraint de ne pas quitter les sentiers balisés), 40 % en 2040, et pour 2050…

L’avenir tel que je peux l’imaginer avec ma cognition d’humain limité est un curseur posé entre ces deux pôles, le rouge du business as usual, le vert du garder-le-contrôle, avec énormément d’inconnues. Et je sais parfaitement que le scénario vert va à l’encontre de notre inconscient : aujourd’hui, en économie et par contamination dans toutes les projections programmatiques de notre futur, créer de la valeur, c’est prélever des ressources naturelles et donc accélérer l’entropie. C’est ce nœud gordien là qu’il faudra trancher si nous voulons qu’une humanité digne survive.

 

(1) Pour l’exposé des approches méthodologiques en histoire globale, je renvoie le lecteur intéressé à TESTOT Laurent (dir.), L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le Monde, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, rééd. 2015.
(2) Pour l’exposé de cette histoire sous l’angle environnemental, voir TESTOT Laurent, Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Paris, Payot, 2017, rééd. 2018.
(3) Pour un résumé de ces études, voir le très utile abstract compilé par WALLENHORST Nathanaël, La Vérité sur l’Anthropocène, Paris, Le Pommier/Humensis, 2020.
(4) Voir pour un panorama, voir AILLET Laurent et TESTOT Laurent (dir.), Collapsus. Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète, Paris, Albin Michel, 2020.
(5) WILSON O.E., Half-Earth. Our Planet’s Fight for Life, New York/Londres, Liveright Publishing Corporation, 2016 ; pour l’attractivité et la faisabilité en France, voir l’indispensable ouvrage de COCHET Gilbert et DURAND Stéphane, Réensauvageons la France, Arles, Actes Sud, 2018.

 

NB de début juillet 2020 : cet article a été rédigé début avril 2020 pour répondre à des sollicitations de groupes de réflexion… Je le publie ici car je le juge quelque peu intemporel, même s’il reste marqué dans certains passages par le moment de sa rédaction. L.T.