Histoire globale et genèse de la finance européenne

Les trois siècles qui précèdent la révolution industrielle ne relèvent pas, au sens strict, de ce que l’on nomme aujourd’hui mondialisation économique. Cette dernière est historiquement matérialisée, du moins aux yeux de la plupart des économistes, par deux périodes spécifiques, dans les années 1860-1914 d’une part, depuis le milieu des années 1980 d’autre part. Il a néanmoins été montré que ces deux phases particulières révèlent des régularités sous-jacentes, éventuellement beaucoup plus anciennes. Au-delà de la libéralisation des échanges de biens et de capitaux (et des phénomènes de convergence connexes), ces deux périodes voient se conforter des régulations internationale ou supranationale qui vont certainement dans le sens d’un approfondissement des dispositifs de marché… Si bien que sur la longue durée le processus de mondialisation a pu être qualifié de synergie entre l’extension géographique des échanges et l’approfondissement des structures de marché [Norel, 2004]. Plus précisément, avant la révolution industrielle, c’est bien le grand commerce, l’expansion géographique des échanges (pas nécessairement ni toujours marchands) qui stimulerait la création de « systèmes de marché », entendus comme la mise en place, au côté des marchés de biens, de marchés de facteurs (terre, travail et capital) de plus en plus sophistiqués, permettant ainsi en principe une meilleure allocation des ressources. On sait en effet que les premiers marchés de facteurs dignes de ce nom en Europe apparaissent aux Pays-Bas puis en Angleterre, pays phares dans l’expansion commerciale qui suit le siècle d’or espagnol, et cela ne saurait être fortuit.

Si l’on envisage ainsi que la mondialisation constitue, non pas seulement un état repérable lors de périodes spécifiques, mais aussi et surtout un processus historique de longue durée, caractérisé par cette synergie entre un phénomène d’ordre géographique et une transformation institutionnelle particulière, alors il devient possible d’étudier les liens entre ce processus historique de mondialisation et la mise en place des innovations touchant les marchés de facteurs, innovations financières entre autres… Le développement de la finance de marché apparaît ainsi comme une conséquence directe de l’extension géographique des échanges et du développement du commerce hors frontières. Rien d’étonnant s’il émerge après le premier tour du monde (Magellan, 1522) qui fait que la terre devient promesse de conquête, et s’il s’accélère au 17e et surtout au 18e siècle, quand les revenus du commerce explosent.

La relative « dématérialisation » qui prend clairement son essor au 17e siècle, notamment aux Pays-Bas et en Angleterre (effets de commerce puis billets plutôt que métaux précieux et espèces), et l’intermédiation de professionnels (financiers organisant les émissions et plaçant les titres), s’expliquent par la croissance des échanges au sein des premiers « empires coloniaux ». On pense évidemment à la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, sa capacité à faire circuler sa signature, sa capacité à transférer des fonds de façon sûre et rapide.  La City constitue, dans ce domaine, un autre exemple saisissant. Fondée sur la Tamise, juste à l’endroit où les bateaux arrivaient pour décharger leurs marchandises, la City est le nom du quartier le plus ancien de la ville. Le commerce y a du reste toujours été florissant et ce depuis le Moyen Âge, notamment avec les villes hollandaises, puis les villes de la Hanse et les villes italiennes entre les 12e et 14e siècles.

L’expansion du 16e siècle a amené les Britanniques, comme bien d’autres, à développer leur flotte marchande, ainsi que le commerce d’épices et de thé en provenance des pays asiatiques. Comme les bateaux et leur armement coûtaient chers, ils eurent l’idée de créer des sociétés, développant ainsi le principe de la commenda ou de la colleganza vénitienne (elle-même d’origine arabe). Ce système permettait au public d’investir en achetant des titres de la société et de profiter des bénéfices réalisés grâce au commerce. Il devint vite clair, que ces titres pouvaient se vendre et s’acheter, comme n’importe quel produit : ainsi commença l’histoire financière européenne. Certes, elle était aussi née de la dette publique, apparue clairement en Europe aux 14e et 15e siècles, mais avec des financeurs plus institutionnels (villes, grands marchands ou banquiers) et sans réel marché, à grande échelle, des titres de dette.

Au-delà de ces données factuelles qui montrent l’imbrication étroite entre grand commerce d’une part, innovations financières d’autre part, il nous faut analyser plus systématiquement la relation qui unit l’extension géographique des échanges et la formation du marché du capital en Europe de l’Ouest. Nous proposons de privilégier trois étapes dans l’enchaînement logique menant du simple commerce de longue distance aux perfectionnements du marché financier.

La première étape concerne la lettre de change, à la fois ses transformations en tant que moyen de paiement et son évolution en tant qu’instrument de crédit.

Cette lettre est d’abord une reconnaissance de dette sur papier, suite à une transaction commerciale entre partenaires étrangers. Muni de ce papier, le vendeur peut aller voir sa banque pour en percevoir immédiatement le montant, laissant alors la banque se débrouiller avec le client extérieur. Mais il peut aussi l’utiliser comme moyen de paiement et la transférer à quelqu’un d’autre qui aurait confiance dans la reconnaissance de dette signée par ce client. De fait, la lettre de change évolue au 16e siècle, en premier lieu parce que la révolution commerciale impose des distances plus longues, donc des délais supplémentaires avant perception des recettes liées à une transaction. Par exemple une importation de produits asiatiques en Europe devra être réglée aujourd’hui mais n’assurera un revenu qu’après que le produit soit parvenu en Europe… Cette extension géographique des échanges multiplie par ailleurs les partenaires éloignés et donc accroît aussi le risque de contrepartie commerciale.

Pour ce qui est de ce dernier, une solution partielle est trouvée à Anvers, dans la seconde moitié du 16e siècle, avec les pratiques d’endossement multiple des lettres de change [De Roover, 1953, p.83-118 ; Kohn, 1999, p.23-28]. Traditionnellement le « payé » ou « possesseur » d’une lettre de change, par exemple un exportateur, peut décider de ne pas présenter, auprès d’un merchant-banker domestique, le « payeur », la lettre de change remise par son client étranger (le « tiré » de la lettre), pour s’en servir à son tour comme moyen de paiement. Si les partenaires se connaissent bien, la circulation de la lettre comme moyen de paiement est sans difficultés. Un problème se pose évidemment en revanche dans un espace commercial élargi. Comment le nouveau récipiendaire peut-il être sûr que le merchant-banker « payeur » associé au « possesseur » est fiable ? Simplement en exigeant que celui qui lui remet la lettre de change appose sa signature au dos et se rende ainsi coresponsable du paiement final (au même titre que le « tiré » et le « payeur »). Avec la multiplication des usages successifs d’une même lettre comme moyen de paiement, la sécurité de celle-ci s’accroît d’autant puisque de plus en plus d’agents économiques affichent leur solidarité. Dans ces conditions, un vendeur peu enclin à courir des risques aura tendance à n’accepter en paiement que des lettres de change déjà endossées par des « signatures » prestigieuses… Les dangers liés à la multiplication des partenaires commerciaux sont ainsi circonscrits à partir du moment où la plupart, par la technique de l’endossement, confirment leur responsabilité dans la chaîne officielle de paiements.

Le premier problème (celui du délai entre le paiement du produit asiatique et sa mise en vente en Europe) est aussi indirectement réglé par cette même évolution. Les grands importateurs européens sont essentiellement, voire exclusivement, les grandes compagnies de commerce. Le prestige de leur signature leur permet de régler assez largement leurs achats sur d’autres continents par émission d’une lettre de change payable dans une « banque » locale (mais aussi à Londres ou Amsterdam) ou simple endossement d’une lettre déjà en circulation. Les vendeurs n’escompteront que rarement cette lettre dans la mesure où elle pourra leur servir de moyen de paiement local, à peu près unanimement accepté. En conséquence l’importation pourra avoir commencé de créer des revenus en Europe avant même d’avoir été payée, en espèces sonnantes et trébuchantes… Le règlement réel se fera, d’abord par compensation, puis ultérieurement et pour le solde, par le premier galion transportant du métal précieux…

Moyen de paiement, la lettre de change a toujours été aussi un instrument de crédit. Vendre à Londres, à un merchant-banker local, une lettre de change payable sur une banque d’Amsterdam, n’est rien d’autre qu’un emprunt à Londres réalisé par ce vendeur (« tireur » de la lettre). Le merchant-banker londonien détient alors une créance sur Amsterdam qui peut être incluse dans une opération de compensation. Mais se développent vite d’autres pratiques qui n’ont plus rien à voir avec le commerce. C’est notamment la technique du « rechange » utilisée dès la fin du Moyen Âge. Supposons qu’une lettre de change vendue à Londres et payable sur Amsterdam soit doublée par une lettre semblable, vendue par le « payeur » initial à Amsterdam et réglable au final par le « tireur » initial à Londres. Dans ce dispositif, il peut donc y avoir émission de deux lettres de change symétriques et qui se neutralisent sans contrepartie commerciale aucune… Ce genre de dispositif semble à l’époque avoir connu un grand succès parce qu’il permettait de déguiser une opération locale de prêt à intérêt, donc répréhensible aux yeux de l’Église, en une opération formellement internationale et a priori commerciale…

Mais ce qui est nouveau au 16e siècle, et encore à Anvers (officialisé en 1540), c’est l’escompte, par des money dealers, des lettres de change désormais endossables. En clair, ces agents achetaient avec un rabais (plus ou moins important selon l’état de resserrement du crédit) les lettres de change en circulation. Jusqu’alors de telles pratiques n’avaient guère concerné que les dettes publiques à Florence. Mais l’existence d’endossements rendait ces papiers fiables, donc négociables et ce, à n’importe quelle date avant leur maturité. Autrement dit cette négociabilité permettait de fixer des taux d’intérêt à diverses échéances, pour des instruments a priori sans risque. Comme on va le voir dans notre deuxième partie, on dispose alors de ce qui serait « le fondement de la banque commerciale moderne, aux 17e et surtout 18e siècles » [Kohn, 1999, p. 28]. Là encore l’évolution commerciale extérieure serait bien au point de départ, avec la nécessité de l’endossement des lettres de change, des tout premiers pas de la banque commerciale…

Mais surtout le financement à long terme des opérations lourdes qu’impose le grand commerce (armement des bateaux, achat des cargaisons…) amène d’une certaine façon la transformation de crédits à court terme, matérialisés par une lettre de change, en crédits à long terme sous forme de rentes sur les sociétés commerciales. C’est là notre deuxième étape. Au tout début du 17e siècle, la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, la VOC, finance ses premières opérations par emprunt à court terme. Celui-ci prend la forme d’une vente de lettres de change domestiques. Mais devant la multiplication des voyages, la compagnie décide, en 1609, de convertir ces dettes en « parts » de la société. Techniquement, le procédé consiste à convertir les lettres en rentes perpétuelles négociables, sur le modèle de celles qui avaient été créées en 1542 pour financer l’impôt exigé par Charles Quint de ses provinces flamandes… Autrement dit les exigences du grand commerce amènent à étendre aux sociétés commerciales le type de financement qui était jusqu’ici, et depuis peu, l’apanage des puissances publiques provinciales. Mais il y a aussi des raisons politiques à cette extension.

La VOC en effet a commencé comme une entreprise gérée strictement par des représentants politiques des différentes provinces (les Heeren XVII). Et l’obtention de parts dans la société, sous forme de rentes perpétuelles, ne devait en rien modifier cet état de fait. Ce type de gouvernance d’entreprise, dans lequel les porteurs de parts n’ont strictement aucun contrôle opérationnel et, en quelque sorte, « mandatent » des représentants du pouvoir politique pour gérer au mieux l’entreprise, semble avoir à son tour stimulé l’innovation financière précédemment décrite. D’une part les pouvoirs politiques provinciaux avaient tout intérêt à trouver un financement de long terme pour la VOC qui n’entame pas leur propre contrôle : à l’inverse la cession de droits à des privés par la couronne britannique pour mener à bien les grandes compagnies commerciales s’est accompagné d’un net recul du contrôle étatique. La création de rentes perpétuelles était donc un bon moyen, pour les pouvoirs provinciaux, de conserver le contrôle et de tirer parti au maximum des bénéfices dégagés. D’autre part il semble que ce dispositif de gouvernance ait permis le spectaculaire succès de l’émission des rentes citées : les souscripteurs étrangers semblent avoir été positivement sensibles au fait que cette « augmentation de capital » allait accroître les moyens d’action de la VOC, sans diluer le pouvoir de décision effectif [Neal, 1993, p. 9]. En définitive, l’exigence d’innovation financière, issue du rôle moteur des Provinces-Unies dans l’économie monde du 17e siècle, s’est trouvée facilitée, dans sa mise en œuvre, par un mode très particulier de gouvernance de la principale compagnie néerlandaise de l’époque…

La troisième étape, dans laquelle se manifesterait une influence déterminante de l’extension géographique des échanges sur les innovations financières, est sans doute à situer au début du 18e siècle. Tant en France qu’en Angleterre, une réponse au surendettement de l’État est, on le sait, la vente aux épargnants de titres de dette des grandes compagnies commerciales (compagnie d’Occident devenue compagnie des Indes en France, compagnie des Mers du Sud en Angleterre) en échange des rentes sur le Trésor royal détenues par ces mêmes particuliers. Une fois en possession de ces rentes, les compagnies en négociaient le « remboursement » avec ce même Trésor, notamment par l’obtention de privilèges commerciaux supplémentaires ou encore le monopole de frappe des monnaies. On sait qu’en France, ce dispositif devait aussi être associé à l’émission massive de billets par la Banque Royale, notamment afin de contribuer à l’achat de titres de la Compagnie des Indes, débouchant sur la panique associée au nom de John Law et à une réelle méfiance vis-à-vis des billets de banque pour plusieurs décennies. C’est au début 1720 qu’éclate la bulle boursière en France. En Angleterre, l’éclatement de la bulle sur les titres de la South Sea Company survient en août 1720, six mois après l’autorisation d’émettre des titres en échange de rentes publiques.

Ce qui frappe dans les deux chronologies, c’est d’abord l’instrumentalisation, par les pouvoirs publics, des grandes compagnies et de leurs perspectives de bénéfice commercial, pour se désendetter d’une façon particulièrement habile (même si elle devait très mal tourner en France). En clair on adossait les dépenses publiques et la prospérité permise par l’émission monétaire sur les espoirs plus ou moins fantasmatiques de profits commerciaux sur longue distance. Et l’on pourrait alors penser que cette instrumentalisation du commerce au long cours fut alors une dramatique erreur. Il est probable au contraire que cette « faute » devait servir l’innovation financière en stabilisant les marchés financiers et en relançant la croissance… Pour Neal [1993, p. 80],  c’est non seulement la prospérité des vingt années qui ont suivi, mais aussi et surtout « le renforcement des liens financiers entre Londres et Amsterdam » qui furent les vraies conséquences des deux crises. Ce renforcement serait imputable à l’habitude prise par les spéculateurs de spéculer alternativement sur Paris, Londres et Amsterdam et de procéder à des allers-retours successifs, en fonction des événements. Par ailleurs, il apparaît clairement que les deux marchés financiers deviennent beaucoup plus intégrés et efficients à partir de 1725 (idem, p. 163). Le premier marché international des capitaux serait donc indirectement imputable à cette instrumentalisation des profits des compagnies maritimes, si dramatiquement vécue en 1720…

BOYER-XAMBEU M.-T., DELEPLACE G., GILLARD L., [1986], Monnaie privée et pouvoir des princes, Paris, Editions du CNRS et Presses de la FNSP.

De ROOVER R., [1953], L’Évolution de la lettre de change, 14ème – 18ème siècle, Paris, Armand Colin.

KOHN M., [1999], Bills of Exchange and the Money Market to 1600, Dept of Economics – DartmouthCollege, Working paper 99-04.

NEAL L., [1993], The Rise of Financial Capitalism – International Capital Markets in the Age of Reason, Cambridge, CUP.

NOREL P. [2004], L’Invention du Marché, une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

Le monde à venir sera multipolaire

 Voici un entretien avec Gérard Chaliand, auteur de nombreux livres, dont Anthologie mondiale de la stratégie (Robert Laffont, 1990, rééd. 2009) ; Guerres et Civilisations (Odile Jacob, 2005)… Mais surtout géostratège atypique, observateur de guérillas et historien de la stratégie, dont l’autobiographie vient d’être rééditée – La Pointe du couteau. Un apprentissage de la vie (Robert Laffont, 2 tomes, 2011-2012, Seuil, rééd. 2013). Cet entretien a été recueilli à l’occasion de la parution de Vers un nouvel ordre du monde, coécrit avec Michel Jan (Seuil, 2013), et il est simultanément publié dans Les Grands Dossiers des sciences humaines, n°33, titré « Vers un nouveau monde », en kiosque de décembre 2013 à février 2014.

GD

SH : En quoi l’ordre mondial change-t-il?

G.C. : Il se modifie d’une façon extrêmement visible. La crise financière, et par la suite économique, subie par les États-Unis en septembre 2008 en constitue le symbole et s’est répercutée en Europe. Nous, Européens tout particulièrement, n’en sommes toujours pas sortis. Cette crise s’est produite au moment même où la Chine dépassait le Japon, « réémergeant » au deuxième rang mondial, derrière les États-Unis. En d’autres termes, ce moment marque la fin de deux siècles et demi d’une domination absolue exercée par l’Europe puis les États-Unis sur le monde. Je dis bien deux siècles et demi, car je ne fais pas remonter cette hégémonie à la découverte des Amériques en 1492 comme on nous l’a enseigné. Dans le monde du début du 18e siècle, les puissances étaient la Chine des Mandchous, l’Inde moghole, la Perse safavide et l’Empire ottoman, ce dernier mettant en 1683 le siège devant Vienne. Chine, Inde, Iran, Turquie… Tous ces pays ne sont pas des émergents, mais des réémergents.

Le choc des civilisations a lieu au 19e siècle, avec l’irruption brutale de l’Europe dans le champ asiatique et africain, à l’étonnement absolu des dominés qui ne comprennent pas ce qui se passe. Ils vont mettre pour cela trois générations : la première résiste, idéologiquement (le néoconfucianisme en Chine) ou religieusement (l’islam en Asie occidentale ou en Afrique du Nord) ; la deuxième parle la langue du colonisateur, estime que c’est dans la supériorité de ses institutions que réside sa force – d’où la révolution des Jeunes Turcs, la proclamation de la République chinoise, la révolution constitutionnelle perse, la fondation du parti Wafd en Égypte… La troisième génération mesure l’avance technique de l’Europe mais, surtout, comprend la puissance du nationalisme moderne, l’assimile et le retourne contre l’oppresseur. Les mouvements de libération nationale triomphent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. À l’issue du conflit, le dynamisme économique des États-Unis, combiné à une puissance bien supérieure à celle de son rival soviétique, va faire perdurer l’hégémonie occidentale.

1979 marque une date charnière : Deng Xiaoping engage la Chine dans l’économie de marché sous contrôle de l’État ; l’ayatollah Roubollah Khomeiny instaure la République islamiste d’Iran, ressuscitant le chiisme politique et prétendant incarner l’anti-impérialisme au nom de l’islam militant ; la seconde crise pétrolière confirme, après la première (1973), qu’il serait urgent d’apprendre à ne pas vivre au-dessus de nos moyens ; les Soviétiques interviennent en Afghanistan, où ils se heurtent au jihad sunnite financé par l’Arabie Saoudite, appuyé par le Pakistan et encouragé par les États-Unis ; l’année suivante, Ronald Reagan et Margaret Thatcher initient une dérégulation économique mondiale, ponctuée par une nouvelle course aux armements qui va contribuer à faire sombrer une URSS déjà paralysée.

SH : Comment la réémergence de la Chine se manifeste-t-elle ?

G.C. : D’abord, par une croissance économique considérable sur une période prolongée. Ensuite, par la dictature absolue du Parti, qui a la ferme intention de continuer à guider le processus à sa façon. Enfin, par des politiques d’investissement tous azimuts, sur le plan de l’énergie, mais aussi des terres agricoles et des matières premières, en Afrique, Amérique du Sud, Asie centrale… Son objectif est avant tout de nourrir sa croissance. La réponse des États-Unis est de se poser en arbitre en Asie orientale et du Sud-Est, d’y renforcer leur présence économique et financière, de multiplier les alliances. Certaines sont anciennes, le Japon, la Corée du Sud ; d’autres nouvelles, le Viêtnam et surtout l’Inde. Celle-ci a toujours été non alignée, plutôt proche de l’URSS, mais elle se sent désormais en rivalité avec la Chine, et a besoin des États-Unis. Les Chinois perçoivent comme hostile le jeu d’alliances transpacifique que cherche à bâtir l’Amérique, mais leurs échanges avec les États-Unis sont cruciaux. Les relations Chine-États-Unis sont donc empreintes tant de rivalité que d’association.

SH : Quels autres grands bouleversements sont à l’œuvre ?

G.C. : La montée en puissance des autres émergents, l’Inde au premier chef, la majeure partie de l’Asie du Sud-Est et orientale, la Corée du Sud, Taïwan… En chiffres, 4 milliards d’individus. Au plan international, l’élargissement du G7 (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Canada), ex-club des riches, au profit du G20 (19 pays + l’Union européenne, représentant 90 % du produit mondial brut, PMB, soit la somme des PIB de tous les pays).

Le Brésil est le seul émergent parmi les Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine). On disait de lui, depuis cinquante ans, qu’il était terre d’avenir, un avenir perpétuellement remis à plus tard. Aujourd’hui, avec le Mexique, il figure dans les 12 premières économies de la planète. La Turquie est en 17e position. C’est un État musulman, comme l’Indonésie et la Malaisie. Ces trois pays connaissent une croissance soutenue, prouvant que l’islam n’est nullement incompatible avec le développement.

Les Printemps arabes ont vu la société civile se manifester en ville, mais quand on est passé aux urnes, le poids des urbanisés récents et de la paysannerie, infiniment plus conservateurs que les élites urbaines, a entraîné l’élection de ceux qui depuis longtemps travaillaient le social à la base, par des actions caritatives, éducatives, etc. : les Frères musulmans. Leur victoire a été payée de plusieurs décennies de travail et de répression. Mais une fois élus, ils n’ont pas souhaité gouverner de façon démocratique et n’ont été capables de lancer aucune mesure dynamique. Les militaires ont repris le pouvoir en Égypte à la faveur des protestations populaires urbaines dans la mesure où ils sont la seule force organisée, mais la marginalisation brutale des Frères musulmans ne conforte nullement la démocratie. L’avenir de l’Égypte paraît mal assuré.

SH : En Syrie, le Printemps a débouché sur une guerre civile…

G.C. : La guerre en Syrie, d’un point de vue musulman, apparaît comme un nouvel épisode du bras de fer que se livrent l’Arabie Saoudite et l’Iran depuis que R. Khomeiny, pourtant chiite et perse, réussissait à créer un fort sentiment anti-impérialiste dans le monde musulman. Or les Saoudiens n’ont eu de cesse, depuis que le premier choc pétrolier leur en a conféré les moyens, d’intervenir de l’Afrique à l’Indonésie en finançant l’islamisme militant. Et depuis 1979, les chiites chassent sur leur terrain. Ce qui se cristallise aujourd’hui en Syrie, c’est l’affrontement de l’arc chiite (le régime alaouite de Bachar el-Assad, allié à l’Iran, au Hezbollah libanais et à l’Irak du Premier ministre chiite Nouri el-Maliki) et du jihad sunnite, l’Arabie Saoudite finançant les groupes islamistes radicaux, le Qatar faisant de même pour les Frères musulmans. Le processus a été marqué par l’affaiblissement, faute de soutien international, des manifestants plus ou moins modérés de la première heure, et par l’action de la Russie, qui a joué de sa position au Conseil de sécurité de l’Onu pour empêcher toute initiative en Syrie. Il est vrai que, comme la Chine, elle a été flouée en Libye où l’accord d’intervention consistait à protéger les populations, non à liquider un régime. Elle rappelle aussi qu’elle existe stratégiquement hors de son «proche étranger».

L’impuissance relative des États-Unis vient d’une erreur politique : en se concentrant sur l’invasion de l’Irak, ils ont négligé d’asseoir leur contrôle de l’Afghanistan. Leur allié pakistanais jouant double jeu, favorisant les Talibans qui profitaient du vide dans les campagnes pour en prendre le contrôle politique et administratif, la situation est devenue incontrôlable. En effet, ce sont les Talibans qui rendent qui rendent aujourd’hui la justice dans les régions pachtounes. L’objectif du remodelage du grand Moyen-Orient qui devait être le couronnement de la stratégie des néoconservateurs et de leurs alliés s’est révélé un fiasco, et le retrait d’Irak prélude à celui d’Afghanistan. Le succès tactique en Libye, où les aviations française et britannique ont appuyé les rebelles en 2011, ne doit pas faire oublier qu’il a fallu sept mois de bombardements pour renverser le dictateur d’un pays de 6 millions d’habitants, dont la moitié était en guerre contre lui. Par ailleurs, rien n’aurait été possible sans l’appui décisif des États-Unis en matière d’observation satellitaire ou de ravitaillement en vol. Ce succès tactique est stratégiquement un échec, compte tenu des conséquences aussi bien en Libye qu’au Sahel. De surcroît, avoir outrepassé le mandat onusien est un précédent dangereux. Qu’aurions-nous dit si cela avait été fait par la Russie ou la Chine?

Ce déclin relatif de la puissance américaine est entamé depuis 2008, avec la crise financière et l’affirmation croissante des réémergents. Il se manifeste en Syrie par l’indécision. Il serait certes possible d’affaiblir le régime en le frappant, mais cela reviendrait à favoriser, dans les conditions présentes, les islamistes radicaux. Sans doute eut-il fallu agir avant, mais il ne faut pas sous-estimer le poids mort de l’Irak, la poursuite de la guerre en Afghanistan, sans compter la lassitude des opinions publiques, aux États-Unis comme en Europe, et la crise économique qui éloigne des préoccupations étrangères. Enfin, dans le cas de Barack Obama, une partie importante des Républicains s’évertue à le paralyser.

SH : Ce nouvel ordre mondial va-t-il voir l’effacement de l’Europe ?

G.C. : La campagne aérienne sur la Libye n’aurait absolument pas été possible sans l’appui logistique des États-Unis, et aurait-elle duré quelques mois de plus, les aviations française et britannique se retrouvaient sans munition. Au Mali, en revanche, nous avions les moyens d’atteindre les objectifs que nous nous étions fixés. La puissance militaire de certains pays européens, pour être limitée, demeure. Mais sur le plan politique, l’Europe n’a jamais su accorder ses violons. Elle s’est alignée sans réflexion sur la politique étrangère des États-Unis, visant à une extension maximale de l’Otan et de la Communauté européenne, amenant dans le sein de ces organisations des pays issus du bloc de l’Est, rognant les marges de la Russie (Géorgie, Ukraine). L’irruption de Vladimir Poutine marque un retour, vu de Russie, à la dignité nationale.

SH : Les États-Unis risquent-ils de subir un sort comparable ?

G.C. : Non. Ils sont infiniment mieux armés que l’Europe, qui fédère pourtant 515 millions d’habitants, mais qui est handicapée par son bloc du Sud, latin, catholique, en perte de vitesse. Les atouts américains sont nombreux : dynamisme économique, capacité à rebondir, innovation technologique, démographie… Cette dernière est nourrie par l’immigration, elle en fait le troisième pays au monde (315 millions d’habitants) derrière les géants chinois (1,35 milliard) et indien (1,21 milliard). Et cette immigration est motrice, l’intégration est assurée par le travail, la promotion sociale, le patriotisme. L’Europe s’est enfermée dans sa culpabilité postcoloniale, elle veut imposer un modèle moral en luttant contre la xénophobie, pourtant plus présente presque partout ailleurs dans le monde. Si un Marocain, un Chinois ou un Japonais veut prendre une nationalité européenne, il le peut. L’inverse n’est pas possible.

Prenant acte du basculement du monde, les États-Unis se redéploient vers le Pacifique, délaissant l’Atlantique. Ils soulignent ainsi le changement d’épicentre stratégique et le nouveau rival.

SH : À quoi le monde à venir devrait-il ressembler ?

G.C. : Il sera multipolaire, marqué par l’apparition ou la réémergence de puissances régionales. il ne verra sûrement pas la fin des États, puisque les deux premières puissances d’aujourd’hui sont des nationalismes bien affirmés. Si la fin de l’hégémonie absolue des États-Unis est un fait, ceux-ci vont continuer à être prééminents. Et la Chine fera tout ce qu’elle peut pour les rattraper. Sur le plan économique, ce n’est qu’une question de temps. En matière militaire, les États-Unis devraient conserver leur phénoménale avance pour une durée imprévisible.

Propos recueillis par Laurent Testot

Le tour du monde de George Anson (1ère partie)

Premier volet d’un polyptyque consacré au livre rédigé par Richard Walter, et traduit en français en 1749 : Voyage autour du monde, fait dans les années MDCCXL,I,II,III,IV, par George Anson, présentement Lord Anson, commandant en chef d’une escadre envoyé par Sa Majesté britannique dans la mer du Sud, trad. de l’anglais, Paris, chez Charles-Antoine Jombert.

L’ouvrage, quelque peu oublié aujourd’hui, a été en son temps un best-seller. Paru à Londres en 1748, le livre est traduit en français dès l’année suivante ; et il est réédité cinq fois dans cette même langue au cours de la décennie suivante. Le livre est également traduit en hollandais, dès 1748, en allemand, en 1749, en italien, en 1756, en suédois, en 1761, mais pas en espagnol – ce qui n’est pas anodin, comme on le comprendre par la suite. Au 18e siècle, en tout, on compte 44 éditions. L’influence de ce récit de l’expédition conduite par le commodore Anson autour du globe se lit aussi bien dans l’œuvre de Montesquieu que dans celles de Voltaire ou encore de Rousseau, et l’ouvrage, à n’en point douter, constitue une source majeure pour l’histoire globale.

La circumnavigation terrestre opérée en 1522 a marqué l’entrée dans la mondialisation globale, même si on peut considérer qu’il ne s’agit là encore que d’une proto-mondialisation. En effet, comme le souligne l’auteur, au milieu du 18e siècle, malgré la multiplication des voyages, le tour du monde reste un fait rare et remarquable. On en compte alors à peine une vingtaine.

« Quoique depuis deux siècles on ait fait de grands progrès dans l’art de la navigation, un voyage autour du monde ne laisse pas d’être considéré comme une chose singulière, & le public a toujours paru fort curieux des accidents, qui accompagnent la plupart du temps cette entreprise extraordinaire. » *

Outre le récit, qui satisfera les amateurs d’aventures : l’expédition dura plus de trois ans, moins de deux cents hommes survécurent sur les deux mille engagés au départ… ; le livre rédigé par le chapelain Richard Walter, membre de l’expédition, s’avère très riche de renseignements sur des thématiques multiples, ce dont ces deux billets tâcheront de donner un aperçu, au risque de paraître un peu décousus.

Carte du tour du monde du Centurion (2)

Fig. 1. Le tour du monde d’Anson (BnF)

La guerre mondiale

La guerre de 1914-1918 a-t-elle vraiment été la première guerre mondiale ? Il y a déjà quelque temps que la question commence à être posée sérieusement et de plus en plus d’auteurs attirent l’attention sur la guerre de Sept Ans (1756-1763) dont le déploiement en Europe, en Amérique, en Asie, pourrait justifier que le concept de « guerre mondiale » soit employé. C’était l’objet d’un très récent colloque organisé par Pierre Serna, Hervé Drevillon et Marion Godfroy. Or la logique globale qui est à l’œuvre dans ce conflit est déjà en place dans les années antérieures, comme le remarquait Voltaire en historien du temps présent :

« La France ni l’Espagne ne peuvent être en guerre avec l’Angleterre, que cette secousse qu’elles donnent à l’Europe ne se fasse sentir aux extrémités du monde. Si l’industrie & l’audace, de nos nations modernes ont un avantage sur le reste de la terre & sur toute l’Antiquité, c’est par nos expéditions maritimes. On n’est pas assez étonné peut-être de voir sortir des ports de quelques petites provinces inconnues autrefois aux anciennes nations civilisées, des flottes dont un seul vaisseau eût détruit tous les navires des anciens Grecs & des Romains. D’un côté ces flottes vont au-delà du Gange se livrer des combats à la vue des plus puissants empires, qui sont les spectateurs tranquilles d’un art & d’une fureur qui n’ont point encore passé jusqu’à eux ; de l’autre, elles vont au-delà de l’Amérique se disputer des esclaves dans un Nouveau Monde. » *

Or cette réflexion de Voltaire est précisément motivée par l’expédition d’Anson, qui s’inscrit au cours d’une guerre appelée par les Anglais « guerre de l’oreille de Jenkins » et par les Espagnols « guerre de l’asiento ». La traite des noirs de l’Afrique vers les possessions espagnoles d’Amérique était un monopole (asiento) concédé à l’Angleterre à l’occasion du traité d’Utrecht (1713) pour trente ans. Une clause annexe limitait l’importation de marchandises britanniques à un seul navire par an. En 1731, un navire de contrebande fut arraisonné. Le capitaine espagnol fit trancher l’oreille du capitaine anglais, Robert Jenkins. Les relations entre les deux nations se dégradèrent, mais l’affaire fut étouffée. Provisoirement. En 1739, Jenkins fut appelé à comparaître à la Chambre des communes et l’indignation prévalut. Robert Walpole, qui dirigeait alors le gouvernement de la Grande-Bretagne, fut contraint par le roi et par la majorité à la Chambre des communes, de déclarer la guerre contre l’Espagne. Or, pour affaiblir la puissance espagnole, il fut décidé d’aller frapper celle-ci à la source de sa richesse, à l’autre bout du monde, à Manille. Deux flottes devaient faire la moitié du tour du globe, l’une par l’ouest, l’autre par l’est, et frapper par surprise.

« Ce projet était certainement très bien conçu, & pouvait contribuer puissamment, tant au bien public qu’à la réputation & à la fortune de ceux qui avaient été choisis pour l’exécuter ; car si M. Anson était parti pour Manille au temps & de la manière que l’avait dit le Chevalier Wagner, il serait, suivant toutes les apparences, arrivé sur les lieux avant que les Espagnols y eussent reçu avis qu’ils étaient en guerre avec les Anglais, & par conséquent avant qu’ils se fussent mis en état de faire résistance. On peut hardiment supposer que la ville de Manille se trouvait dans une situation pareille à celle de tous les autres établissements espagnols, lors de la déclaration de guerre : c’est-à-dire que les fortifications de leurs meilleures places étaient négligées, & en divers endroits tombées en ruine, leur canon démonté, ou rendu inutile, faute d’affuts ; leurs magasins, destinés à contenir les munitions de guerre & de bouche, tous vides ; leurs garnisons mal payées, & par cela même peu fortes, & découragées ; & la caisse royale du Pérou, qui devait seule remédier à tous ces désordres, entièrement épuisée. On sait par des lettres de leurs vice-rois et de leurs gouverneurs, qui ont été interceptées, que c’était là précisément l’état de Panama, & des autres places espagnoles le long de la côte de la mer du Sud, près de douze mois après notre déclaration de guerre ; & l’on n’a aucun droit de s’imaginer que la ville de Manille, éloignée d’environ la moitié de la circonférence de notre globe, ait été l’objet de l’attention & des soins du gouvernement espagnol plus que Panama, & les autres ports importants du Pérou & du Chili, d’où dépend la possession de cet immense empire. On sait même à n’en pouvoir douter, que Manille était alors incapable de faire une résistance tant soit peu considérable, & qu’elle se serait probablement rendue à la seule vue de notre escadre. Pour se former une idée de quelle conséquence cette ville, & l’île dans laquelle elle est située, nous auraient été, il faut considérer que l’air est très sain, qu’elle a un bon port & une excellente baie, que ses habitants sont nombreux et riches, & qu’elle fait un commerce très lucratif dans les principaux ports des Indes Orientales & de la Chine, sans compter son négoce exclusif avec Acapulco, dont elle retire par an près de trois millions d’écus. » *

Le projet tel quel fut finalement abandonné, mais Anson fut bien chargé de commander une flotte, unique, pour affaiblir l’empire espagnol dans l’océan Pacifique en passant par l’ouest. Ce qu’il mit à exécution. La guerre ne fut pas mondiale par le nombre de pays engagés, mais elle le fut par la stratégie, conséquence directe de la mondialisation des puissances européennes. La thalassocratie anglaise fut testée, et avec un certain succès car si Manille ne fut pas attaquée, la ville espagnole de Païta, au Pérou, fut prise et incendiée en 1741, et le galion de Manille finit par être capturé en 1743 à son arrivée aux Philippines :

« C’est ainsi que le Centurion se rendit maître de cette riche prise, dont la valeur montait à un million & demi de piastres. Elle se nommait Nostra Signora de Cabadonga, & était commandée par le général Don Jeronimo de Montero, Portugais de naissance, le plus brave & le plus habile officier, qui fût employé au service de ces galions. Le galion était beaucoup plus grand que le Centurion : il était monté de cinq cent cinquante hommes, de trente-six pièces de canon, & de vingt-huit pierriers, de quatre livres de balle. L’équipage était bien pourvu de petites armes, & le vaisseau bien muni contre l’abordage, tant par la hauteur de ses plats-bords, que par un bon filet de cordes de deux pouces, dont il était bastingué, & qui se défendait par des demi-piques. Les Espagnols eurent soixante-sept hommes tués dans l’action, & quatre-vingt-quatre blessés ; le Centurion n’eut que deux morts, & de blessés, un lieutenant & seize matelots, dont il en mourut un seul : on peut voir par-là le peu d’effet des meilleures armes, lorsqu’elles sont entre des mains peu expérimentées à s’en servir. » *

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Fig. 2. Capture du galion espagnol Nuestra Señora de Covadonga par le navire britannique Centurion, commandé par George Anson, le 20 juin 1743. Huile sur toile de Samuel Scott.


Le galion de Manille (ou d’Acapulco)

Il a déjà été question dans le blog de ce navire qui assurait une fois l’an la jonction entre les Philippines et l’Amérique espagnoles (cf. billet de Morgan Muffat-Jeandet), entre la Chine de l’argent et l’Europe de l’or.

« Nous vîmes donc renaître pour la seconde fois notre attente & nos espérances ; & de jour en jour nous nous confirmions dans l’idée que ce galion était la plus riche prise qu’on pût trouver dans aucun lieu du monde. Tous nos projets pendant le reste de notre voyage étant relatifs à ce vaisseau presque aussi fameux que celui des Argonautes, & le commerce qui se fait entre Manille & le Mexique par le moyen de ce galion étant peut-être le plus lucratif qui se fasse, eu égard à son peu d’étendue, j’ai cru devoir employer le chapitre suivant à en donner à mes lecteurs l’idée la plus juste qu’il me sera possible. » *

L’auteur revient ensuite sur l’origine de cette connexion transpacifique : la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb, le partage du globe entre l’empire espagnol et l’empire portugais, puis l’expédition de Magellan.

« Quoique les Espagnols n’eussent pas obtenu ce qu’ils s’étaient proposé dans ce voyage, la découverte qu’on y fit des îles Philippines n’était pas un objet à mépriser. Ces îles ne sont pas fort éloignées de celles qui produisent les épiceries ; elles sont très bien situées pour le commerce de la Chine & des autres pays des Indes Orientales ; aussi la communication fut-elle bientôt établie, & depuis soigneusement conservée entre ces îles & les colonies espagnoles sur les côtes de la mer du Sud. Manille, ville située dans l’île de Luçon, la plus considérable des Philippines, devint bientôt le marché de toutes les marchandises des Indes, que les habitants achetaient & envoyaient tous les ans pour leur propre compte en Amérique ; & les retours de ce commerce se faisant en argent, Manille devint en peu de temps une des villes les plus opulentes, & son négoce si considérable, qu’il attira l’attention de la cour d’Espagne, & qu’on jugea à propos de le régler par un grand nombre d’édits royaux. […]

Le commerce de Manille avec la Chine & les autres pays des Indes Orientales, consiste principalement en marchandises propres pour le Mexique & le Pérou. Telles sont les épiceries, des soieries de la Chine, surtout des bas de soie, dont j’ai ouï dire qu’il ne s’en transporte pas moins de cinquante mille paires par an : grande quantité d’étoffes des Indes, mousselines, toiles peintes & autres, sans compter d’autres articles de moindre importance, tels que des ouvrages d’orfèvrerie, dont la plus grande partie se travaille par des Chinois, établis à Manille même, où il y en a plus de vingt mille domestiques, ouvriers, courtiers ou fripiers. Toutes ces marchandises sont transportées par le moyen d’un vaisseau, quelquefois de deux, qui partent tous les ans de Manille, pour Acapulco.

Ce commerce n’est pas libre pour tous les habitants de Manille, il est restreint à certaines personnes, par plusieurs ordonnances, à peu près dans le goût de celles qui règlent celui des vaisseaux de registre qui partent de Cadis pour les Indes Orientales. Les vaisseaux qui sont employés à celui de Manille sont entretenus par le roi d’Espagne, qui en paie les officiers & l’équipage, & la charge en est divisée en un certain nombre de balles, d’égale grandeur. Ce nombre est distribué entre les couvents de Manille, & les jésuites y ont de beaucoup la meilleure part. C’est une espère de gratification que le roi leur fait, pour soutenir leurs missions, destinées à la propagation de la foi catholique ; & chaque couvent a droit de charger sur le galion une quantité de marchandises, proportionnée au nombre des balles qui leur est assigné ; ou s’il l’aime mieux il peut vendre & transporter ce droit à tout autre. » *

Mais la clé de cet échange tient sans doute à sa monnaie.

« La partie de beaucoup la plus considérable de la charge de ce galion, pour le retour, consiste en argent. Le reste est composé de quelque quantité de cochenille, de confitures de l’Amérique espagnole, de merceries & de colifichets d’Europe, pour les femmes de Manille, & de vins d’Espagne, de tinto, de vins secs d’Andalousie, nécessaires pour dire la messe. » *

Ce commerce joue un rôle important dans la mondialisation en autonomisant l’Amérique espagnole par rapport à l’Europe, malgré les tentatives de réglementation.

« On croira aisément que la plus grande partie de ces retours ne reste pas dans Manille, & qu’elle se distribue dans toutes les Indes Orientales. C’est une maxime de politique admise par toutes les nations européennes, qu’on doit tenir les colonies d’Amérique dans la dépendance la plus absolue à l’égard de leur métropole, & qu’on ne doit leur permettre aucun commerce lucratif avec d’autres nations commerçantes. Aussi n’a-t-on pas manqué de faire souvent des représentations au Conseil d’Espagne, sur ce commerce entre le Mexique & le Pérou & les Indes Orientales. On lui a remontré que ces soieries de la Chine, transportées directement à Acapulco, se donnaient à bien meilleur marché, que celles qui se fabriquaient à Valence & en d’autres villes d’Espagne ; & que l’usage des toiles de coton de la côte de Coromandel réduisaient presque à rien le débit des toiles d’Europe, transportées en Amérique, par la voie de Cadix. Il est clair que ces raisons sont solides, & que ce commerce de Manille rend le Mexique & le Pérou moins dépendants de l’Espagne, à l’égard de plusieurs marchandises très nécessaires, & qu’il détourne de très grandes sommes, qui sans cela, passeraient en Espagne, en payement de ses produits & manufactures, & au profit des marchands & commissionnaires d’Espagne. Au lieu qu’à présent ces trésors ne servent qu’à enrichir des jésuites & quelques autres personnes en petit nombre, à l’autre bout du monde. Ces raisons parurent si fortes à Don Joseph Patinho, Premier Ministre en Espagne & fort peu ami des jésuites, qu’il résolut, vers l’année 1725 d’abolir ce commerce, & de ne permettre le transport d’aucune marchandise des Indes Orientales en Amérique, que par le moyen des vaisseaux de registre, partis d’Europe. Mais le crédit de la Société para le coup.

Il part donc tous les ans un vaisseau ou deux, tout au plus, de Manille pour Acapulco. » *


Les vents de la colonisation

Cette boucle maritime, entre Manille et Acapulco, rappelle le rôle des vents dans la géographie des implantations européennes, comme le souligne Greg Bankoff dans un article sur les « vents de la colonisation ». La translation de l’emporium espagnol de Callao à Acapulco en est ainsi un bon exemple.

« Ce commerce se faisait au commencement entre Callao & Manille ; les vents alizés étaient toujours favorables, pour cette traversée, & quoiqu’elle fût de trois à quatre mille lieues, elle se faisait souvent en moins de deux mois. Mais le retour de Manille à Callao en revanche était très pénible & très ennuyeux. On dit qu’on y employait quelquefois plus d’une année, ce qui n’est pas étonnant, si ces navigateurs se tenaient pendant toute la route entre les limites des vents alizés, & on assure que dans leurs premiers voyages, ils étaient assez malhabiles pour cela. On ajoute encore qu’ils ne quittèrent cette mauvaise manière, que sur l’avis d’un jésuite, qui leur persuada de porter au nord, jusqu’à ce qu’ils fussent sortis des vents alizés, & de porter alors vers les côtes de Californie à la faveur des vents d’ouest, qui règnent ordinairement sous des latitudes plus avancées. Cet usage dure déjà depuis cent soixante ans au moins, car dès l’année 1586, le Chevalier Thomas Cavendish se battit vers la pointe méridionale de Californie, contre un vaisseau de Manille destiné pour l’Amérique. Ce plan de navigation a obligé, par la vue d’abréger l’allée & le retour, à changer le lieu de l’étape de commerce, & à la transporter de Callao, qui est situé dans le Pérou, à Acapulco, qui est un port de la côte de Mexique, ou elle reste fixée jusqu’à présent. » *

Ailleurs, l’auteur du Tour du Monde souligne le rôle majeur que pourraient jouer les îles de Juan Fernandez, situées dans le Pacifique Sud, et celles des Malouines pour garantir le passage du Cap Horn.

« À l’égard des îles de Falkland, elles ont été vues de plusieurs navigateurs français & anglais. Frézier les a mises dans sa Carte de l’extrémité de l’Amérique Méridionale, sous le nom de “nouvelles îles”. Wood’s Rogers, qui courut la côte N.E. de ces îles en 1708, dit qu’elles s’étendent environ la longueur de deux degrés, qu’elles sont composées de hauteurs qui descendent en pente douce les unes devant les autres; que le terrain en paraît bon, & couvert de bois ; & que suivant les apparences il n’y manque pas de bons ports. L’un & l’autre de ces endroits est à une distance convenable du continent, & à en juger par leurs latitudes le climat y doit être tempéré. II est vrai qu’on ne les connaît pas assez bien pour pouvoir les recommander, comme des lieux de rafraichissement propres à des vaisseaux destinés pour la mer du Sud, mais l’amirauté pourrait les faire reconnaître à peu de frais ; il n’en couterait qu’un voyage d’un seul vaisseau, & si un de ces endroits se trouvait après cet examen, propre à ce que je propose, il n’est pas concevable de quelle utilité pourrait être un lieu de rafraichissement aussi avancé vers le sud, & aussi près du Cap Horn. Le Duc & la Duchesse de Bristol ne mirent que trente-cinq jours, depuis qu’ils perdirent la vue des îles de Falkland, jusqu’à leur arrivée à l’île de Juan Fernandez, dans la mer du Sud, & comme le retour est encore plus facile, à cause des vents d’ouest qui règnent dans ces parages, je ne doute pas qu’on ne puisse faire ce voyage, des îles de Falkland à celle de Juan Fernandez, aller & revenir, en un peu plus de deux mois. Cette découverte pourrait être de grand avantage à notre nation, même en temps de paix, & en temps de guerre, nous rendre maîtres de ces mers. » *

Les îles Malouines furent colonisées pour la première fois par les Français et par les Anglais dans les années 1760, mais ce n’est qu’en 1840 que l’archipel devint possession de la couronne britannique. Quant à l’archipel Juan Fernandez, au 18e siècle, il était dans la sphère de la puissance espagnole.


La dispersion des plantes et des animaux

Parmi les thèmes de l’histoire globale, l’environnement occupe une place non négligeable (on peut penser en particulier aux travaux d’Alfred R. Crosby et de Richard H. Grove). Les îles sont des milieux particuliers issus d’un isolement plus ou moins marqué. Pour celles qui ont été longtemps à l’écart des voies des hommes, le choc a souvent été assez brutal. Le récit du tour du monde d’Anson est intéressant par rapport à une pratique des navigateurs européens attestée déjà au XVIe siècle. Ceux-ci, même s’ils ne colonisaient pas certaines îles, laissaient des animaux ou des plantes dans celles qui pouvaient être considérées comme des mouillages utiles. Ce fut par exemple le cas dans l’océan Indien, à La Réunion et à Maurice, découvertes dès le 16e siècle, mais peuplées uniquement à partir de la deuxième moitié du 17e siècle. C’est ce que fit Anson à Juan Fernandez.

« La douceur du climat & la bonté du terroir rendent cet endroit excellent pour toutes sortes de végétaux ; pour peu que la terre soit remuée, elle est d’abord couverte de navets & de raves. C’est ce qui engagea Mr. Anson, qui s’était pourvu de presque toutes les semences propres aux jardins potagers, & de noyaux de différentes sortes de fruits, à faire semer des laitues, des carottes, etc. & mettre en terre dans les bois des noyaux de prunes, d’abricots, & de pêches : le tout pour l’utilité de ses compatriotes, qui pourraient dans la suite toucher à cette île. Ses soins, du moins à l’égard des fruits, n’ont pas été inutiles ; car quelques messieurs qui, en voulant se rendre de Lima en Espagne, avaient été pris & menés en Angleterre, étant venu remercier Mr. Anson, de la manière généreuse & pleine d’humanité dont il en avait agi envers ses prisonniers, dont quelques-uns étaient de leurs parents, la conversation tomba sur ses expéditions dans la mer du Sud ; & ils lui demandèrent à cette occasion s’ils n’avaient point fait mettre en terre dans l’île de Juan Fernandez des noyaux d’abricots & de pêches, quelques voyageurs, qui avaient abordé cette île, y ayant découvert un grand nombre de pêchers & d’abricotiers, sorte d’arbres qu’on n’y avait jamais vue auparavant ? » *

« Par rapport aux animaux, qu’on trouve ici, la plupart des auteurs qui ont fait mention de l’île Juan Fernandez, en parlent comme étant peuplée d’une grande quantité de boucs & de chèvres ; et l’on ne saurait guère révoquer leur témoignage en doute à cet égard, ce lieu ayant été extrêmement fréquenté par les boucaniers & les flibustiers, dans le temps qu’ils couraient ces mers. Il y a même deux exemples, l’un d’un Maskite Indien, & l’autre d’un Écossais, nommé Alexandre Selkirk, qui furent abandonnés sur cette île, & qui, par cela même qu’ils y passèrent quelques années, devaient être au fait de ses productions. Selkirk, le dernier des deux, après un séjour d’entre quatre & cinq ans, en partit avec le Duc & la Duchesse, armateurs de Bristol, comme on peut le voir plus au long dans le journal de leur voyage. Sa manière de vivre, durant se solitude, était remarquable à plusieurs égards. Il assure, entre autres choses, que prenant à la course plus de chèvres qu’il ne lui en fallait pour sa nourriture, il en marquait quelques-unes à l’oreille, & les lâchait ensuite. Son séjour dans l’île de Juan Fernandez avait précédé notre arrivée d’environ trente-deux ans, & il arriva cependant que la première chèvre, que nos gens tuèrent, avait les oreilles déchirées, d’où nous conclûmes qu’elle avait passé par les mains de Selkirk. […]

Mais ce grand nombre de chèvres, que plusieurs voyageurs assurent avoir trouvé dans cette île, est à présent extrêmement diminué : car les Espagnols, instruits de l’usage que les boucaniers & les flibustiers faisaient de la chair des chèvres, ont entrepris de détruire la race de ces animaux dans l’île, afin d’ôter cette ressources à leurs ennemis. Pour cet effet ils ont lâché à terre nombre de grands chiens, qui s’y sont multipliés, & ont enfin détruits toutes les chèvres qui se trouvaient dans la partie accessible de l’île ; si bien qu’il n’en reste à présent qu’un petit nombre parmi les rochers & les précipices, où il n’est pas possible aux chiens de les suivre. » *

Alexandre Selkirk dont il est ici question est ce naufragé qui servit de modèle au personnage de Robinson Crusoé. On retrouvera, encore plus soutenue, cette description quasi édénique à propos de l’île de Tinian, dans l’archipel des Mariannes.

Ile de Juan Fernandez (paysage)

Fig. 3. L’île de Juan Fernandez (BnF)

La “Chindiafrique”, clé de la globalisation à venir

À propos du livre de Jean-Joseph Boillot et Stanislas Dembinsky, Chindiafrique. La Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain, Paris, Odile Jacob, 2013.

La problématique de l’émergence (ou réémergence) économique des continents autrefois considérés comme « sous-développés » est aujourd’hui amplement débattue : puissance croissante et influence globale de la Chine, atouts surprenants de l’économie indienne dans les nouvelles technologies, ambiguïtés d’un développement de l’Afrique (surtout subsaharienne) encore trop axé sur l’exportation des produits primaires. Et c’est tout le mérite du livre de Jean-Joseph Boillot et de Stanislas Dembinsky que d’aborder ces trois « masses », ces trois sous-continents, comme un véritable ensemble, et ce à deux niveaux. D’un point de vue synchronique d’abord, ils arrivent à dégager les synergies mutuelles qui affectent dans la période actuelle ces trois blocs : apport des technologies chinoises et indiennes au développement africain, caractère indispensable des matières premières de ce continent pour les deux puissances asiatiques, pour ne citer que les plus évidentes. Dans une approche diachronique ensuite, ils montrent des évolutions étrangement parallèles en termes de démographie et de formation du capital humain, quoique à vingt ans de distance, la Chine ouvrant le bal, suivie de l’Inde puis de l’Afrique. Leur livre débouche alors sur une véritable démarche prospective quant à l’influence de cet ensemble dans la mondialisation. Mais cette approche tournée vers l’avenir s’appuie fondamentalement sur une démarche d’histoire récente comparée. Elle utilise aussi les apports de l’histoire globale même si on peut regretter que celle-ci soit souvent réduite aux travaux quantitatifs d’Angus Maddison. Au total une réflexion originale, parfois très subtile, et clairement enracinée dans une connaissance historique structurée.

Le livre s’ouvre sur une première partie consacrée à la démographie. On y découvre de fascinantes similarités dynamiques entre les trois blocs, analysées au moyen du concept de « fenêtre d’opportunité démographique ». Ce dernier traduit l’éventualité qu’un pays dispose, pendant une période limitée, d’un poids plus important, dans la population totale, des tranches d’âge constituant la population active. Exemple, la Chine qui, avec la politique de l’enfant unique, a connu en quelque sorte un « vieillissement par le bas » : après quinze ans de cette politique, elle s’est retrouvée avec une pyramide des âges étrangement gonflée dans les tranches de 20 à 60 ans et plus étroite à la base. Si on suit bien leur raisonnement (parfois elliptique), cela signifie économiquement une potentialité de développement fondée sur une main-d’œuvre non seulement abondante, mais de plus ayant à payer moins de charges pour soutenir les plus jeunes et les plus vieux dont la proportion faiblit. Pour peu que le modèle économique de développement sache utiliser cette main-d’œuvre, par exemple en développant des exportations industrielles « légères », surtout basées sur le travail, cette surabondance provisoire peut constituer une bénédiction pour le pays dans la compétition internationale pour la puissance économique, autrement dit la course au PIB. Si la Chine a gagné à peu près ce pari depuis environ trente ans, c’est cependant au prix d’une menace grave concernant le financement des retraites à partir de la fin de cette fenêtre, c’est-à-dire maintenant.

Curieusement l’Inde, avec une tout autre politique nataliste, connaît la même fenêtre, non plus entre 1980 et 2010, mais depuis 2005 et sans doute jusqu’à 2035. Ici c’est la chute beaucoup plus progressive du taux de fertilité qui en est responsable. Plus étonnant encore, l’Afrique devrait aussi bénéficier d’une telle fenêtre, mais plutôt à partir de 2030, avec cependant des hétérogénéités régionales considérables et une lenteur certaine dans la décroissance du taux de fertilité. La question est alors de savoir si l’Inde, et surtout l’Afrique, pourront utiliser leur fenêtre d’opportunité démographique au moins aussi efficacement que la Chine. Si l’Inde semble bien partie, la question demeure entière pour le continent situé au sud de l’Europe, entraînant évidemment un risque de migration massive (surtout intra-africaine pour l’instant) pouvant déstabiliser notre continent. Par ailleurs tout dépendra de la qualification de la main-d’œuvre afin qu’elle puisse réellement occuper les emplois susceptibles d’être créés. Les trois blocs ont réalisé des avancées importantes en termes d’alphabétisation (90 % en Chine contre 68 % en Inde et 65 % en Afrique en 2010) mais, si l’Inde et l’Afrique ont fait des progrès récents considérables en matière d’enseignement primaire et secondaire, la seconde reste très en retard en matière d’enseignement supérieur (2 % du capital humain).

On s’attendrait à trouver, dans la deuxième partie du livre, portant sur l’économie, une réflexion sur les stratégies de développement à mettre en œuvre pour précisément absorber cette main-d’œuvre temporairement croissante. Cette partie rappelle d’abord l’histoire longue des trois blocs étudiés en montrant que Chine et Inde représentaient, selon Maddison, chacune 25 % du PIB mondial vers 1500, 33 % pour la Chine et 16 % pour l’Inde vers 1820, mais seulement 5% chacune en 1950, après un siècle et demi de révolution industrielle dans le monde occidental. Les auteurs attachent beaucoup d’importance aux choix politiques généraux de l’Inde et de la Chine dans la seconde moitié du 20e siècle pour « socler » le décollage ultérieur. Ils montrent le rattrapage dans l’accumulation du capital (surtout en Chine) mais se contentent d’analyser la question de la productivité à l’aide de l’indicateur quelque peu « magique » de Goldman Sachs. La tendance serait cependant claire : « Chindiafrique passerait d’un peu plus du quart du PIB mondial aujourd’hui à près de la moitié en 2030, pour bondir à 60 % de l’ensemble en 2050 » selon un modèle prévisionnel du CEPII. Basculement planétaire donc, mais qui amènerait les trois blocs « à retrouver finalement un poids économique correspondant à leur poids démographique ». Au final on garde l’impression que cette partie (parfois très descriptive et lourde à suivre) n’a pas répondu vraiment à la question de l’absorption intelligente de la main-d’œuvre indienne et africaine issue de la fenêtre d’opportunité démographique.

Sur un plan plus qualitatif, c’est ce que fait davantage la troisième partie qui démontre avec clarté comment Chine et Inde ont fait leur place dans les technologies de l’information et comment cette transformation permet aujourd’hui à l’Afrique de réaliser un saut technologique crucial. En amenant en Afrique un hardware de faible prix et bien adapté, la Chine a permis une extension considérable des équipements en matière d’informatique et de communication sur ce continent. Plus portés sur le software, les Indiens ne sont pas en reste et, au total, l’Afrique « pourrait sortir de cette bataille des trois prochaines décennies comme une des régions les plus câblées au monde ». Mais de même, dans les biotechnologies, Chine et Inde s’efforcent de concurrencer ou de dépasser les économies occidentales : leur progrès semble directement utilisable par une Afrique confrontée à une pénurie alimentaire grave si elle se contente des moyens agricoles productivistes actuels utilisant trop de produits chimiques et d’équipements. Les auteurs ne se posent pourtant pas ici (seulement deux pages, plus loin et au chapitre 12) la question de la soutenabilité de l’utilisation des OGM, pourtant au cœur du problème comme l’ont montré les déboires des producteurs indiens de coton OGM ces dernières années. Les auteurs sont plus convaincants quand ils décryptent l’intérêt que représentent la Chine et l’Inde pour les entreprises globales soucieuses aujourd’hui de délocaliser leurs activités de recherche et développement. Et ils sont passionnants quand ils détaillent les nouveaux business models et autres « innovations frugales ». « Au lieu de partir d’équipements de haut de gamme et de chercher simplement à en réduire le coût, le processus de production est inversé : on développe des technologies à bas coûts en partant des besoins et des contraintes des populations des pays en développement. » En témoignent la voiture nano de l’Indien Tata, les véhicules deux-roues totalement électriques, les modèles de téléphone mobile adaptés aux coupures de courant ou comportant plusieurs carnets d’adresse pour une utilisation à plusieurs, le smartphone associé à un scanner d’empreintes digitales qui permet à des petits commerçants de fonctionner comme banquiers de leurs clients pauvres, le réfrigérateur solaire à 70 $, etc. Plus théoriquement, les entreprises locales  pratiquent souvent une externalisation inverse en s’adressant pour leurs composants intermédiaires, non à de petits sous-traitants, mais à des multinationales étrangères qui se voient ainsi ouvrir un marché prometteur. Par ailleurs, les produits le plus vendus combinent souvent des biens déjà existants, comme ces mobiles connectés à un poste de télévision de façon à permettre la navigation sur le Web… Bref, une capacité inédite d’innovation frugale régit clairement la consommation dans la Chindiafrique.

Le quatrième temps du livre porte sur les ressources naturelles et agricoles. On y lira un dossier bien documenté et analytique sur la question pétrolière, montrant la part que les sociétés chinoises et indiennes prennent désormais dans l’exploitation, potentiellement en concurrence, peut-être aussi avec des effets délétères sur le développement africain. Quant aux matières premières, si le poids de la Chine dans leur consommation comme dans leur production est devenu très important (avec en particulier le problème des terres rares), les auteurs soulignent surtout la féroce concurrence entre Chine et Inde pour leur obtention, que ce soit en Afghanistan, en Birmanie ou en Afrique. Encore considérées comme des jouets  entre les mains des sociétés chinoises (avec des accords de troc matières premières contre infrastructures souvent léonins), bien des économies africaines doivent cependant pouvoir développer une capacité purement nationale en matière de production minière, notamment parce que leur abondante jeunesse l’exigera sans doute, selon les auteurs. Au-delà se profile évidemment le spectre de l’épuisement possible de certaines matières premières : si Boillot et Dembinsky plaident pour un recyclage important, ils en montrent aussi les limites, comme celle du développement de modes d’usage moins centrés sur la propriété des biens et plus sur leur location, la frugalité ne semble pouvoir être évitée. Le livre aborde aussi la question délicate de l’agriculture, développe notamment l’idée de « révolution doublement verte », mais les accaparements de terres arables en Afrique par des sociétés chinoises et indiennes sont trop rapidement évoqués.

L’ouvrage se clôt avec une cinquième partie consacrée aux problèmes de puissance et aux cartes politiques détenues par la Chindiafrique. On y comprend que l’hégémonie chinoise sur le monde n’est pas pour demain sans pour autant être totalement exclue, le rapport de forces entre néocommunistes (nationalistes et volontiers épris de puissance externe) et internationalistes libéraux (soucieux de promouvoir une « ascension pacifique » de la Chine via le pouvoir économique) l’interdisant pour l’instant. On y apprend que l’Inde est un softpower, au même titre sans doute que l’Union européenne dont on évoque le pouvoir idéologique possible dans l’avenir. Mais cette partie reste finalement assez convenue et apporte peu de réelles nouveautés.

Au total, le livre de Boillot et Dembinsky s’avère riche d’une multitude d’informations et aborde des problèmes importants : on retiendra notamment l’analyse stimulante des fenêtres d’opportunité démographique successives de Chindiafrique tout comme la présentation documentée des ressorts de l’innovation frugale. Mais le livre a aussi les défauts corollaires de ses qualités : en se voulant raisonnablement grand public, avec un style journalistique éventuellement plus impressionniste qu’analytique, avec des digressions parfois peu justifiées et des illustrations pas toujours utiles, il fait souvent perdre le fil du raisonnement et de la problématique initiale. Mais il a clairement posé un nouvel objet de recherche et ce n’est pas son moindre mérite. Gageons qu’il constituera une base importante d’études ultérieures sur un sujet effectivement crucial pour l’avenir de notre mondialisation.

MADDISON A. [2003], L’Économie mondiale. Statistiques historiques, Paris, OCDE.

La mer impériale

À propos de :

Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans

Cyrille P. Coutansais, CNRS Éditions, 2013.

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Ayant récemment dirigé un hors-série de Sciences Humaines Histoire consacré à « La nouvelle histoire des empires », j’ai été frappé, lors de mes lectures exploratoires du sujet, par une observation de Gérard Chaliand : si l’Inde a pu être conquise tout entière par les Britanniques, alors que les conquérants précédents (d’Alexandre le Grand aux Moghols, qui ne contrôlaient que l’Inde du Nord) s’y étaient cassés les dents, c’est qu’ils seraient arrivés par voie maritime, et non terrestre.

Voile et canons

Par un hasard amusant, l’image retenue en couverture de « La nouvelle histoire des empires » est celle d’un navire occidental des 17e ou 18e siècles, un brick peut-être (je ne suis pas spécialiste de technologie marine). En tout cas, il montre ce que Geoffrey Parker, dans La Révolution militaire (voir le billet « La guerre moderne, 16e – 21e siècles »), estime être le ressort de la puissance coloniale occidentale : au-delà de la capacité à mettre en œuvre des canons, l’habilité à les utiliser sur mer, émergeant des lignes de sabord, en ligne, au plus près de la ligne de flottaison, permettant d’envoyer par le fond tout rival assez téméraire pour s’y frotter. Des Portugais s’insérant de force dans les réseaux commerciaux de l’Asie côtière du 16e siècle aux Britanniques assiégeant la Chine au 19e siècle, les empires coloniaux européens s’imposent progressivement au monde par cette combinaison meurtrière d’artillerie et de voile (cette dernière étant remplacée tardivement par le cuirassé mû par la vapeur), comme le soulignait Caro M. Cipolla dans un livre au titre explicite : Guns, Sails, and Empires: Technological innovation and the early phases of European expansion, 1400- 1700 [Sunflower University Press, 1985].

D’Athènes à Albion, en passant par Sriwijaya et Venise, la mer a permis à des hégémonies différentes de s’imposer. N’ayant pas disposé du temps nécessaire à leur évocation dans « La nouvelle histoire des empires », je vais combler cette lacune en explorant un étonnant ouvrage : l’Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans, de Cyrille P. Coutansais – premier atlas publié en français se revendiquant des apports de l’histoire globale.

Il est vrai que le terme empire, comme le souligne l’auteur, conseiller juridique à l’état-major de la Marine française, « évoque l’Égypte pharaonique, la Perse achéménide ou encore la Chine des Ming plutôt que les dominations crétoise, carthaginoise ou vénitienne. La raison ? Probablement une fascination pour ces grandes emprises continentales, aptes à rassembler peuples et territoires, et une méconnaissance des choses de la mer. L’apparent soft power vénitien n’a pourtant rien à envier au hard power gengiskhanide. » L’argument, en creux, ramène aussi à un paradoxe : en France, le terme empire renvoie d’emblée aux Premier et Second Empires des Napoléon, ou à l’Empire colonial d’une France successivement royaliste, révolutionnaire, impériale et républicaine – des entités qui avaient une dimension ultramarine plus ou moins affirmée, mais tenue pour périphérique.

Un empire maritime, poursuit Coutansais, est « une puissance détenant une flotte capable d’exercer sa force et son contrôle sur les mers, afin d’en maîtriser les principaux courants d’échange. » Telle quelle, elle détient ainsi une « capacité hégémonique. Si Venise peut faire face à l’Empire ottoman, elle le doit certes à sa puissance financière qui lui offre la possibilité d’armer sans cesse de nouvelles galères mais, plus encore, à son rôle d’intermédiaire obligé du commerce entre l’Orient et l’Occident. La Sublime Porte, dépendante des ressources que lui procurent ces échanges, est ainsi contrainte de se plier au bon vouloir de la Sérénissime. »

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