Diasporas commerciales et histoire globale : l’analyse d’Avner Greif

Nous avons déjà abordé à plusieurs reprises l’apport des diasporas commerciales à l’histoire globale (cf notamment les chroniques du 17 octobre 2011 pour leur contribution au capitalisme européen et du 3 mai 2012 pour l’usage multiple du terme même de diaspora). En tant que pure institution économique et commerciale, largement présente dans l’océan Indien depuis des millénaires, la diaspora a été remarquablement disséquée par Avner Greif [2006, pp. 58-90], dans la lignée des travaux néo-institutionnalistes de North [1981], mais en intégrant les apports de la sociologie économique. Nous proposons ici de donner un aperçu de son mode de raisonnement sur les logiques de fonctionnement des diasporas. Pourquoi les diasporas travaillaient-elles surtout de façon communautaire ? Pourquoi les liens de solidarité étaient-ils si forts entre les patrons (mandants) et leurs agents (mandataires) ? Comment l’honnêteté était-elle maintenue dans ces réseaux commerciaux ? Telles sont quelques-unes des questions en filigrane de l’analyse micro-économique de Greif, analyse souvent mathématisée, mais que nous présenterons ici de façon relativement libre par rapport à l’original et, évidemment, sur un mode purement littéraire.

Greif s’appuie sur le cas des commerçants Maghribi, marchands juifs établis au Caire et opérant au 11e siècle en Méditerranée. Ces commerçants achetaient et vendaient hors d’Égypte grâce à un réseau d’agents, rarement de leur propre famille (moins de 12 % des cas) mais néanmoins de leur communauté, agents qu’ils appointaient sur la base des informations données par l’ensemble des membres de leur réseau commercial. On imagine facilement le problème potentiel : ayant de fait entre leurs mains une partie du capital de leur mandant, ces agents pouvaient évidemment adopter un comportement malhonnête ou risqué. C’est à partir de ce risque que se construit, d’un point de vue fonctionnel, la diaspora commerçante. Pour le pallier, les membres d’un réseau s’engageaient de fait à donner toute information utile, à punir les agents déviants en les « débauchant », à ne pas embaucher d’agent déjà répudié par un autre membre du groupe. Dans ce cadre très strict, le souci de leur « réputation » semble avoir été crucial, sinon vital, pour les agents. Inversement la menace pesant sur eux se devait d’être crédible. Or elle ne pouvait l’être que si les marchands jouaient systématiquement le jeu, bien sûr, mais surtout avaient une claire connaissance commune de ce que les agents devaient ne pas faire (dans le cas contraire les indiscutables discussions pour interpréter un cas auraient encouragé les comportements opportunistes). Greif montre bien que cette connaissance, d’ordre culturel, des « interdits », ou plutôt de l’ « économiquement correct », se substituait avantageusement à toute loi des affaires fondée sur une autorité, dans une situation où les distances interdisaient une intervention rapide de cette dernière. La diaspora fonctionnait donc comme « institution basée sur la réputation », en dehors de toute loi exogène, comme de tout contrat explicite.

On imagine facilement que l’impossibilité, pour un agent, d’être recruté ailleurs en cas de tricherie (ou même de soupçon sur son honnêteté) soit dissuasive et empêche à peu près toute fraude. Tricher voudrait dire ne plus pouvoir être embauché de nouveau, donc perdre ses moyens de subsistance, voire être exclu de la communauté. Dans de telles conditions, un agent restera honnête, encore que l’hypothèse d’un détournement massif de fonds, quitte à se couper définitivement de sa communauté, ne soit pas totalement à exclure.

Comment les mandants pouvaient-ils appréhender ce principe de punition communautaire ? Greif en analyse formellement la solidité en montrant que la punition était à la fois inéluctable et « auto-renforçante », un marchand allant vraisemblablement « punir » (en ne le recrutant pas) même un agent tricheur qui ne lui aurait rien fait à lui. La raison est finalement simple. Embaucher un tricheur avéré obligerait à lui accorder un revenu plus haut qu’à un non-tricheur dans la mesure où le tricheur, ayant une probabilité bien plus faible d’être réembauché ultérieurement, même en cas de perte d’emploi purement accidentelle due à une mésentente avec le mandant, une maladie ou toute autre cause, serait plus disposé qu’un non-tricheur à avoir des comportements opportunistes avec son employeur (en fait, partir avec la caisse !), donc ne serait fiable que moyennant une rémunération très substantielle. C’est le fait de croire (savoir ?) que les autres ne le réembaucheront jamais qui, dans ce raisonnement, poussera finalement un marchand donné à ne pas l’embaucher, à la fois parce qu’il casserait ainsi une solidarité entre marchands d’une part, créerait une redoutable iniquité salariale entre tricheurs et non-tricheurs d’autre part, parce que le recruter lui coûterait alors bien trop cher enfin. Où l’on voit donc que les comportements des membres d’une diaspora sont donc aussi justifiables économiquement, en termes d’intérêt propre, mais sur la base d’une véritable culture, commune et opératoire, de l’ « économiquement correct ».

Pourquoi en revanche les agents ainsi lâchés par leur communauté n’en rejoindraient-ils pas une autre, altérant ainsi la portée de toute menace de débauchage (ou de non réembauche) en cas de tricherie ? Sans doute parce qu’aucun autre réseau n’oserait les appointer… Ce résultat est certes intuitif mais peut aussi se démontrer selon Greif. Pour qu’une communauté B recrute un agent issu de la communauté A, il faut que le revenu à lui accorder, et qui assure de son honnêteté future, ne soit pas plus élevé que celui qui satisferait un agent déjà membre de B. Or ce revenu sera toujours trop élevé, du fait qu’il ne peut exister de « punition de type communautaire entre communautés ». On peut évidemment expliquer ce dernier fait par la séparation étanche entre communautés. Mais d’autres arguments purement logiques sont mobilisables…

Pourquoi ne peut-il y avoir de punition intercommunautaire ? De fait, si des membres de A devaient écouter ce que des membres de B (supposés peu responsables de leur parole dans une autre communauté que la leur) disent d’un agent et en tenir compte, cela rendrait cet agent beaucoup plus sensible à la calomnie. Le contenu de celle-ci serait d’autant plus invérifiable que la confiance serait limitée entre les communautés. Cette probabilité forte de calomnie réduirait son espérance de vie comme agent accepté puisqu’il serait soumis alors à un risque lourd de perte d’emploi, même sans tricher. Ce risque élevé augmenterait donc paradoxalement son incitation à tricher. Aucun employeur potentiel n’accepterait un tel mécanisme générateur de comportement déviant pour son agent étranger. En conséquence, aucune écoute des dires de marchands étrangers, donc aucune punition intercommunautaire n’est envisageable, en raison d’une pure recherche de son intérêt propre par chaque marchand.

Mais a contrario, l’absence d’une telle punition pourrait tout aussi bien conduire l’agent concerné, susceptible d’être toujours réembauché ailleurs, même s’il triche, à frauder partout où il passera… Ceci hausserait évidemment, au-delà du raisonnable, le revenu à lui octroyer pour le dissuader de tricher… Il ne sera donc jamais recruté hors de sa communauté.

Résumons-nous. Au sein de la communauté, la connaissance commune de « ce qui est acceptable » d’une part, « ce qui guide le comportement intéressé de chacun » d’autre part, interdisent toute tricherie (sauf, pour le tricheur, à quitter irrémédiablement la communauté) et toute embauche de tricheur. Entre communautés, la punition est impossible car trop déstabilisante de la position de l’agent du fait de la vulnérabilité à la calomnie ; si donc elle n’est pas applicable, les agents étrangers sont formidablement incités à frauder : ils ne seront donc pas recrutés.

De quelque côté que l’on se tourne, c’est seulement au sein d’une communauté, seul milieu où les paroles sont prises comme vérités d’une part, seul collectif où existe une connaissance commune de ce qui est correct (comme des comportements liés à cette connaissance) d’autre part, que les affaires sont possibles entre mandants et agents. Dans un cadre aussi défini, on voit que les relations entre les deux parties devaient être particulièrement stables et peu conflictuelles… De fructueuses relations, internes à la diaspora, étaient donc intimement liées à la nécessité reconnue d’une certaine séparation entre les différentes communautés.

GREIF A. [2006], Institutions and the Path to the Modern Economy, Lessons from medieval trade, Cambridge, Cambridge University Press.

NORTH D.C. [1981], Structure and Change in Economic History, New York, Norton.

Internationalisation monétaire et cycle hégémonique

Nous publions ci-dessous le troisième volet de notre analyse de l’hégémonie dans les systèmes-monde (voir les chroniques des deux semaines précédentes).

Si l’on reprend les trois derniers hégémons du système-monde moderne, Pays-Bas, Grande-Bretagne et États-Unis, selon l’analyse devenue classique, on est effectivement confronté à la même expansion financière en fin de cycle, faite d’une capacité à lever des fonds pour entre autres les investir à l’étranger, notamment dans l’économie du futur hégémon, par exemple en y achetant des titres ou en y réalisant des investissements directs. On est en présence également d’un même affaiblissement productif et commercial, lequel explique assez bien l’orientation ultérieure vers la finance. Si l’on regarde précisément l’ensemble du cycle financier, à l’intérieur du cycle d’accumulation, dans chacun des trois cas, on est confronté à des différences sensibles qui compliquent le schéma très général d’Arrighi (voir notre chronique de la semaine dernière).

Quel est le déroulement attendu du cycle financier de l’hégémon ? Dans une première phase, sa force productive lui permettra de dégager un excédent courant significatif, c’est-à-dire, à peu de choses près, un excédent de ses exportations de biens et services sur ses importations. Ce surplus lui donnera les moyens d’effectuer des prêts à l’étranger, c’est à dire d’acheter des titres (obligations publiques ou privées, actions, reconnaissances de dette) jusqu’à concurrence du montant de cet excédent. C’est vraisemblablement la situation connue par les Provinces-Unies entre 1650 et 1720 environ (de Vries et Van der Woude, 1997, p. 120), rencontrée par la Grande-Bretagne jusqu’en 1880 et par les États-Unis entre 1944 et 1958. Il s’agit d’une phase saine du cycle financier, mais évidemment minimaliste.

Dans une deuxième phase, toujours pourvu d’un excédent courant, l’hégémon achètera des titres étrangers au-delà de son excédent courant, payant donc le supplément à l’aide de sa propre monnaie. Dans cette configuration, l’hégémon ne prête pas ce supplément à proprement parler, ne recycle pas un capital existant, mais achète des actifs financiers étrangers par émission de sa propre monnaie. Dans la mesure où cette monnaie est largement acceptée par ses bénéficiaires, il n’y a pas de réel problème. Par ailleurs l’excédent courant confortable du pays hégémon laisse penser que la contrepartie, en biens fabriqués par l’hégémon, de cette monnaie si facilement « distribuée », sera aisée à obtenir : cette capacité productive supposée et matérialisée dans l’excédent courant vient donc renforcer la confiance de ceux qui reçoivent la monnaie de l’hégémon. Avec cet achat de titres étrangers au-delà de son excédent courant, on a néanmoins coexistence de cet excédent courant et d’un déficit de la balance de base [1] de l’hégémon. C’est le montant exact de ce déficit de base qui est réglé dans la monnaie du pays hégémon. Il y a alors mise à disposition de non-résidents (entités extérieures au territoire du pays hégémonique) de la monnaie même de l’hégémon : c’est ce qu’on appellera ici émission internationale d’une monnaie. La deuxième phase ne peut exister sans cette internationalisation de la monnaie de l’hégémon. Elle reste saine tant que l’excédent courant demeure et que les non-résidents acceptent de garder à court terme cette monnaie dans les banques du pays hégémonique. Cette internationalisation permet par ailleurs de stimuler la croissance des autres pays, donc aussi de fournir des revenus financiers au pays hégémonique. Les Pays-Bas auraient connu cette situation entre 1720 et 1750 à peu près, la Grande-Bretagne entre 1880 et 1918, les États-Unis entre 1958 et 1977.

La troisième phase du cycle correspondrait à la période qualifiée par Arrighi d’expansion financière proprement dite. L’hégémon continue d’avoir un déficit de sa balance de base mais a désormais aussi un déficit courant. Dans ces conditions, la contrepartie en biens du pays hégémonique, de sa monnaie émise internationalement pour régler le déficit de base, n’est plus aussi crédible pour les non-résidents recevant cette monnaie. Ils peuvent se mettre à douter de cette monnaie dont ils disposent, souvent par l’intermédiaire de leur propre banque, sur un compte dans une banque du pays hégémon. Que vont-ils en faire ? D’abord l’utiliser autant que possible pour des achats internationaux de biens et services, afin d’en réaliser concrètement la valeur. Ensuite, pour en obtenir une bonne rémunération, la prêter internationalement, en accord avec leur propre banque locale, laquelle devient alors créancière dans une monnaie qui n’est pas celle de son pays, situation caractéristique de ce qu’on a appelé les « xénocrédits ». Enfin, la vendre contre une autre monnaie, mouvement qui peut évidemment amener une dépréciation de cette monnaie vis-à-vis de toutes celles contre lesquelles elle sera échangée.

Cela dit, quelle que soit la solution retenue, il importe de voir que la monnaie à disposition des non-résidents, parce qu’elle figure dans les livres d’une banque de l’hégémon, elle-même correspondante de la banque locale de ces non-résidents, dans leur propre pays, ne fait toujours que transiter dans le système bancaire de l’hégémon. Si les non-résidents achètent un bien international avec cette monnaie de l’hégémon, la somme correspondant au règlement passera évidemment du compte de la banque locale de l’acheteur à un autre compte dans la banque locale du vendeur. Mais concrètement, comme l’opération a lieu dans la monnaie de l’hégémon, ce transfert ne pourra se matérialiser que par le passage de la somme concernée, de la banque correspondante, dans le pays hégémonique, de la banque de l’acheteur, vers la correspondante, dans ce même pays hégémonique, de la banque du vendeur. Il est facile de voir que la situation est similaire dans les deux autres cas évoqués, prêt international d’une part, opération de change d’autre part : toujours le bénéficiaire de la somme la recevra in fine sur un compte dans une banque de l’hégémon… C’est là tout le privilège lié à la capacité à émettre sa monnaie internationalement qui caractérise l’hégémon… Ce n’est pas un mince pouvoir : dès qu’une monnaie internationale s’est imposée par ce procédé, elle oblige les résidents des autres pays à garder cette monnaie en compte dans le système bancaire de l’hégémon pour toutes leurs transactions internationales. Et le seul risque que courra l’hégémon sera la dépréciation de sa monnaie si la troisième solution (vente de cette monnaie de l’hégémon contre toute autre) est retenue. Sachant que cette dépréciation ne peut qu’être limitée, sous peine de voir fondre drastiquement la valeur des actifs internationaux libellés en cette monnaie et possédés par l’essentiel des épargnant de la planète. Par ailleurs, ce privilège permet éventuellement à l’hégémon de geler, par une simple décision administrative, les avoirs en ses livres des non-résidents, c’est-à-dire d’en empêcher toute utilisation puisque celle-ci passe nécessairement par les livres de ses banques.

Cette troisième phase du cycle a sans doute été connue, par les Pays-Bas, à partir de 1750. Pour les années 1770, on peut grossièrement évaluer leur déficit courant annuel entre 10 et 35 millions de florins et leur déficit de base entre 10 et 20 millions [calculs réalisés d’après de Vries et Van der Woude, 1997, pp. 120-121 et p. 499]. La Grande-Bretagne aurait connu cette situation, pratiquement sans interruption, de 1919 à 1939. Pour les États-Unis, c’est une situation désormais récurrente, depuis 1977 environ, avec des déficits de base (solde courant + solde des investissements directs) atteignant, en 2008, les 700 milliards de dollars. Historiquement, dans le cas britannique, c’est par la vente de la livre sterling, dans les années 1920, que s’est rapidement matérialisée la défiance qui obligea la Grande-Bretagne à monter ses taux d’intérêt pour dissuader les non-résidents peu confiants de changer leurs avoirs. La hausse de ces taux finit par casser la croissance anglaise mais aussi mondiale, pour aboutir enfin, en 1931, à l’abandon de l’étalon-or, dans un contexte de reflux des échanges et de repli généralisé.

Dans le cas américain, depuis trente ans, les choses se sont passées assez différemment. Les xénocrédits (ce que nous avons appelé la deuxième solution) se sont multipliés mais ont été de fait encouragés par l’hégémon et lui ont même servi de modèle pour la libéralisation des marchés de capitaux des années 1980. Le dollar a par ailleurs été émis internationalement à un tel niveau que ceux qui le reçoivent peuvent difficilement vendre leurs actifs libellés dans cette monnaie sous peine de voir se dégrader la valeur de tout leur portefeuille. La technique de la vente contre une autre devise ne peut donc être que progressive et limitée, ce qu’ont bien réalisé les pays excédentaires sur les États-Unis, Chine et Japon en tête. Moyennant quoi, l’hégémon américain s’est engagé depuis les années 1990 dans des achats importants de firmes à l’étranger et d’actifs financiers extérieurs, en réglant avec des dollars qui creusent son déficit de base. Mais, parallèlement, les besoins financiers du Trésor US l’amènent à réemprunter ces dollars émis, donc à offrir des titres du Trésor aux souscripteurs non-résidents, ce qui a, jusqu’à présent, permis de maintenir une certaine confiance. Il n’en reste pas moins que la chute du dollar, entre fin 2005 et fin 2008, a peut-être amorcé un mouvement de défiance plus profond et durable que la crise des subprimes est loin d’arranger.. Sur le long terme cependant, on ne peut qu’être admiratif devant la capacité de l’hégémon américain à faire durer une situation des plus paradoxales.

Cette situation amène aussi à envisager que la succession des hégémonies ne soit pas aussi régulière, voire mécanique, que le schéma d’Arrighi le laisse supposer. Certes l’économie chinoise, très excédentaire vis-à-vis des États-Unis et recevant des investissements directs de ce pays, paraît tirer profit de cette phase d’expansion financière. Est-elle donc mécaniquement le prochain hégémon ? On pourrait imaginer, en reprenant la chronologie des phases d’Arrighi et Silver, qu’elle renoue avec une hégémonie de type cosmopolite-impérial procédant, à l’image de l’ancienne hégémonie britannique, par extension des échanges plus que par rationalisation du fonctionnement international : ses échanges et investissements en Afrique et en Amérique latine en témoigneraient. On peut imaginer qu’elle ait deux avantages sur l’hégémon américain, un marché intérieur potentiellement encore plus vaste et une importante capacité de contraindre ses opposants, extérieurs comme intérieurs, son régime actuel n’obligeant pas le gouvernement à subir la sanction de l’élection démocratique.

Il faut bien voir cependant qu’elle n’a guère d’autre solution, pour valoriser les dollars qu’elle reçoit (par le fait de son excédent courant et des investissements directs étrangers), que de les prêter au Trésor de la puissance hégémonique. Si bien qu’au final c’est bien la Chine qui fournit aux États-Unis un flux net de capitaux à long terme (et pas seulement par simple dépôt à court terme dans les banques US). On est donc là dans une configuration assez différente du schéma général proposé par Arrighi dans lequel l’ancien hégémon finance son successeur. Certes, ce dernier a montré qu’à certains moments difficiles pour lui, l’hégémon peut être à l’inverse financé par son éventuel successeur : les Etats-Unis ont ainsi financé le Grande-Bretagne au cours des deux guerres mondiales. Et le Japon a clairement et volontairement financé les États-Unis dans les années 1980 (mais avec des pertes dues à la dévalorisation du dollar qui a suivi). Dans le cas de la Chine aujourd’hui, il semble qu’elle n’ait pas d’autre alternative viable pour détenir des actifs financiers à l’étranger, en attendant les effets d’une internationalisation de sa propre monnaie qui vient tout juste de commencer…

Ce texte est une reprise, légèrement modifiée, d’un texte paru dans le chapitre 6 de notre ouvrage l’histoire économique globale, Seuil, 2009.

De VRIES J., van Der WOUDE, A., 1997, The First Modern Economy – Success, Failure and Perseverance of the Dutch Economy, 1500-1815, Cambridge, Cambridge University Press.

[1] La balance de base agrège solde courant et mouvements de capitaux nets à long terme, investissements directs pour l’essentiel mais aussi certains investissements de portefeuille, supposés durables.

Du galion de Manille aux porte-conteneurs chinois

Sur l’histoire économique des relations entre le Mexique et l’Asie de l’Est


métisse sangleyQuel est le point commun entre une beauté métisse mystérieuse et une pièce d’artisanat mexicain ? À gauche, la photographie immortalise une indigène de la haute société Sangley, issue d’un métissage entre la communauté chinoise des Philippines et les conquistadores espagnols. 1Ci-dessous, il s’agit d’une pièce de céramique appelée talavera, typique de la ville mexicaine de Puebla. C’est un objet symbolique du syncrétisme artistique qui a eu lieu dans ce pays, combinant les influences de la couronne espagnole, des civilisations indigènes, et même de la Chine. La Chine en Amérique latine ? Effectivement, des échanges ont existé depuis le 16e siècle entre « l’Extrême-Occident » [1] et l’Empire du Milieu. D’ailleurs, la talavera a pu être conçue grâce à l’importation de porcelaines chinoises en Nouvelle-Espagne.

Les produits asiatiques arrivaient dans les cales du galion de Manille, le célèbre Nao de China. Pierre Chaunu raconte à merveille l’épopée que représentait à l’époque la traversée du Pacifique, et l’arrivée des galions espagnols dans la rade d’Acapulco : « La traversée est toujours meurtrière (…). À la fin du voyage, les petites croix se multiplient dans les marges des livres de bord. Quand la traversée dure au-delà de sept mois, ce qui se produit parfois, les galions ne sont plus que des vaisseaux fantômes (…). Cependant, pendant plus de deux siècles, l’existence de Manille et celle d’Acapulco ont été suspendues à l’arrivée de cette flotte annuelle. Une interruption d’un an (…) jette la consternation dans les milieux marchands. »

La colonisation espagnole des Philippines et l’établissement d’une économie-monde

La colonie espagnole des Philippines a été fondée en 1571. En particulier, Manille s’impose rapidement comme un carrefour commercial crucial en Asie. Les Espagnols y achètent des épices des Moluques, la soie, l’ivoire, la porcelaine et le jade en provenance de Chine, le bois laqué du Japon, ainsi que les textiles de coton philippins. En échange, l’Empire ibérique expédie de l’argent extrait des mines de la Nouvelle-Espagne. À cette époque, la Chine représente, déjà, une concurrence très rude pour les producteurs locaux mexicains. Serge Gruzinski nous raconte la diffusion des produits chinois dans les provinces mexicaines : dès 1582, le maire de Querétaro renonce à soutenir la culture du ver à soie dans sa municipalité car « il en arrive déjà tellement des Philippines » [2]. De plus, les marchandises asiatiques repartent du port de Veracruz, dans le golfe du Mexique, pour atteindre la métropole espagnole. Effectivement, le Camino de China (la route de la Chine) mexicain est déterminant pour la première liaison commerciale entre l’Asie et l’Europe à passer par les Amériques.

L’argent extrait des mines américaines, carburant de la mondialisation ibérique

Dennis O. Flynn et Arturo Giráldez estiment même que le commerce à l’échelle mondiale tire ses origines de la fondation de Manille. Cette économie-monde serait née avec une cuillère d’argent dans la bouche, selon le titre de leur article [3]. De ce fait, la connexion marchande s’établit aisément dans la mesure où l’argent métal est fortement valorisé en regard de l’or et des biens en Chine et où, précisément, l’Amérique regorge d’argent. Pour P. Chaunu, la colonie des Philippines donne lieu à une « dénivellation monétaire » entre la Chine et l’Empire espagnol : « L’achat de soie chinoise peut être la source de bénéfices illimités – à condition d’être soldé en métal blanc. L’extraordinaire chance des Philippines espagnoles, c’est d’être au point d’impact de deux systèmes monétaires, un monde d’argent cher et un monde d’argent bon marché. » [4]

Du côté de la demande, on trouve la Chine des Ming. Elle représente dans les années 1570, avec son système économique à la fois marchand et tributaire, plus du quart de la population mondiale. Cette période est marquée dans l’Empire du Milieu par la conversion d’un système monétaire et fiscal basé sur le papier-monnaie à un système fondé sur l’argent. Par conséquent, la réforme fiscale dite du « coup de fouet unique » entraîne une montée en flèche de la valeur de l’argent en Chine par rapport au reste du monde.

Du côté de l’offre, ce sont les concessions minières contrôlées par la couronne espagnole qui bénéficient de coûts de production relativement faibles. Il en va ainsi des mines du Potosí, découvertes dans les Andes en 1545. Les Espagnols auraient extrait du cerro rico (la riche colline), dans la seconde moitié du 16e siècle, près de 60 % de la production mondiale d’argent. Et, comme le rappellent Flynn et Giráldez, le plus grand boom minier de l’histoire est étroitement lié aux débouchés asiatiques. De plus, les revenus fiscaux tirés de l’activité minière permettent à la monarchie catholique de consolider son armée. En cela les auteurs affirment que, en dernier ressort, la Chine peut être tenue pour responsable du bouleversement de l’équilibre des puissances en Europe à l’époque moderne. Car c’est grâce à cet argent que la couronne de Castille peut s’engager militairement sur de nombreux fronts, et durant plusieurs générations : contre l’Empire ottoman en Méditerranée, contre l’Angleterre, la France et les Pays-Bas en Europe, en Amérique ainsi qu’en Asie.

Les principaux processus de la mondialisation sont, selon L. Berger, la recomposition de la division internationale du travail et l’approfondissement de la régulation marchande [5]. Et l’argent constitue l’étalon de l’économie mondiale en gestation au 16e siècle. De cette façon, l’augmentation de la liquidité monétaire donne lieu à des investissements dans les pays émergents de l’époque, favorisant la création de nouveaux modes de production et de commerce. À cet égard, L. Berger parle d’un mouvement de délocalisation et de relocalisation de l’activité industrielle, notamment dans les Flandres et le Nord de la France, associé aux révolutions industrieuses néerlandaises et japonaises.

L’augmentation de la demande de la Chine en matières premières dans les années 2000 : un filon peu exploité par le Mexique

Il importe cependant de rappeler que la mondialisation ibérique s’est heurtée à des réseaux marchands asiatiques pré-existants. On cite souvent le cas de la dynastie des Zheng, qui furent les artisans de l’expansion chinoise en Asie du Sud-Est. Ces derniers se sont progressivement détachés de l’Empire du Milieu, en s’arrogeant le monopole du commerce de la soie et de la céramique. Aussi, Chumei Ho compare-t-il la dynastie des Zheng à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, considérée comme la première corporation multinationale du monde [6]. De cette manière, les stratégies monopolistiques des diasporas mises en évidence par Braudel s’orientent vers ce que celui-ci appelle des semi-périphéries, caractérisées par la présence de « colonies marchandes étrangères ». À Manille, la colonie chinoise était même supérieure en nombre à la population de la ville des Espagnols.

Malgré les racines asiatiques de l’économie de marché, la « grande divergence » [7] entre la Chine et l’Europe à l’époque moderne consacre le contrôle effectif de périphéries lointaines et complémentaires comme une des clés du développement de l’Occident. Effectivement, K. Pomeranz considère que l’exploitation des ressources de l’Afrique et du Nouveau Monde constitua un facteur déterminant par rapport à d’autres institutions, comme le fonctionnement des marchés, dans l’industrialisation de l’Europe. Aujourd’hui, on assiste à un déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale vers l’Asie de l’Est. Et les investissements récents de la Chine en Afrique font écho à l’arrivée des compagnies chinoises en Amérique latine, qui comprend également beaucoup de pays riches en ressources naturelles. En effet, l’industrialisation effrénée de la Chine depuis les années 1980 a nécessité l’importation de grandes quantités de matières premières. Par exemple, en 2007, la Chine consommait 31 % de la production mondiale de cuivre et 30 % de celle de fer [8].

Pourtant, le Mexique n’a pas autant profité de ce nouveau débouché que les pays d’Amérique du Sud, dont les exportations agricoles ou minières ont été dopées par l’augmentation de la demande chinoise dans les années 2000. Au contraire, en tant qu’économie industrialisée et ouverte, le Mexique est entré en concurrence avec la Chine sur des secteurs stratégiques, comme la fabrication de biens de consommation (vêtements, chaussures notamment). Ainsi, des délocalisations d’activités productives ont eu lieu depuis le Mexique vers l’Asie. En règle générale, le modèle industriel mexicain de la maquiladora reste très dépendant de la conjoncture internationale. En particulier, les États-Unis reçoivent toujours la majeure partie des exportations mexicaines. De plus, les firmes transnationales ont tendance à décomposer le processus de production à l’échelle planétaire. De cette manière, en matière d’investissements, le Mexique a été choisi par les Chinois en tant que plate-forme d’exportation vers le marché nord-américain. Concrètement, dans la construction automobile, des pièces asiatiques peuvent être envoyées vers un port californien, puis assemblées dans le nord du Mexique afin de vendre le produit fini aux États-Unis.

Pour Braudel, les périphéries sont « condamnées à accorder leur production moins aux besoins locaux qu’à la demande des marchés extérieurs » [9]. Dès lors, l’insertion du Mexique au sein de chaînes de productions globales pose des problèmes de développement, en termes d’extraversion économique notamment. Cependant, il est intéressant d’interroger la structure de l’exploitation des ressources de l’Amérique latine depuis l’époque coloniale. À cet égard, Braudel souligne que « l’Amérique est le faire de l’Europe, l’œuvre par laquelle elle révèle le mieux son être ». En cela, peut-être que l’Amérique latine a également été le « faire » de la Chine depuis 1571, à travers la conversion de son système monétaire à l’argent. En outre, le grand écart opéré entre la mondialisation ibérique (1570-1640) et la mondialisation contemporaine permet de mesurer la permanence de certains principes dans l’établissement des centres de l’économie mondiale. Ainsi, depuis la grande divergence du 19e siècle, les Européens, puis les Américains au 20e siècle, ont tracé une voie que suit aujourd’hui la Chine en croissance, à savoir s’approvisionner en matières premières auprès de l’Amérique latine.

[1] ROUQUIÉ Alain [1998], Amérique latine. Introduction à l’Extrême-Occident. Paris, Seuil.

[2] GRUZINSKI Serge [2004], Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, p. 117.

[3] FLYNN Dennis O. et GIRÁLDEZ Arturo [1995], « Born with a “Silver Spoon”: The origin of World trade in 1571 », Journal of World History, vol. 6, n° 2, Presses de l’Université de Hawai’i, pp. 201-221. Disponible en ligne sur http://www.uhpress.hawaii.edu/journals/jwh/jwh062p201.pdf (consulté le 25/07/2011).

[4] CHAUNU Pierre [1951], « Le galion de Manille », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 6, n° 4, 1951, p. 451. Disponible en ligne sur http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1951_num_6_4_1995 (consulté le 24/07/2011).

[5] BEAUJARD Philippe, BERGER Laurent et NOREL Philippe [2009], Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, p. 431.

[6] ARRIGHI Giovanni [2007], Adam Smith en Pekín, orígenes y fundamentos del siglo XXI, Madrid, éd. AKAL, p. 348.

[7] POMERANZ Kenneth [2000], The Great Divergence: China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, traduit de l’anglais (État-Unis) par WANG Nora, avec la collaboration de ARNOUX Mathieu, Paris, Albin Michel/Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2010.

[8] EVAN ELLIS Robert [2009], China in Latin America: the Whats and Wherefores, Boulder, Lynne Rienner Publishers, p. 10.

[9] BRAUDEL Fernand. Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe -XVIIIe  siècle. Tome 3, Le temps du monde. Paris : A. Colin, 1979. 606 p.

Audierne, un port breton dans l’histoire globale

Aux 16e et 17e siècles, le système-monde moderne se met en place avec une division intra-européenne du travail largement inédite. Au pouvoir d’achat considérable du Portugal et de l’Espagne, grâce à la pénétration marchande dans l’océan Indien et à l’exploitation minière des Amériques, répond la créativité anglaise pour fournir ces consommateurs ibériques en laine et toiles, au travers de la révolution des enclosures. Les Pays-Bas ne sont pas en reste qui approvisionnent cette Europe du Sud-Ouest en céréales diverses, obtenues en Baltique contre du hareng pêché en mer du Nord. La spécialisation lainière anglaise et le développement des cultures de rente (fleurs, plantes tinctoriales) sur les terres néerlandaises créent de plus un débouché important pour les céréales d’Europe orientale et centrale, justifiant un retour du servage en Pologne et dans les pays limitrophes. Il apparaît donc bien une division très particulière de l’activité, articulant un pôle ibérique largement consommateur, un centre au Nord-Ouest, industrieux et créateur du premier capitalisme agraire, une périphérie orientale qui recourt au travail forcé dans le cadre de structures agraires du passé.

En-deçà de cette « grande histoire », peut-on cerner les conséquences de ces mouvements de basculement sur des contrées a priori plus marginales ? Considérons par exemple le port d’Audierne, au Cap Sizun, à quelques encablures au sud-est de la très touristique pointe du Raz. Voilà un pays de pêcheurs de merlu, de lieu et de congre, par ailleurs encore très largement paysans à la fin du Moyen Âge. Mais dès la fin du 13e siècle, ils commencent à exporter les merlus séchés vers les importants centres de consommation du golfe de Gascogne, La Rochelle et Bordeaux en particulier. Ils en ramènent du sel et du vin que la Bretagne occidentale consommera ou qui seront vendus plus au nord. Leurs expéditions ne sont pas seulement le fait de pêcheurs qui reconvertiraient temporairement leurs barques en bateaux marchands mais résultent aussi de la création d’une « flottille spécifiquement marchande mais aux tonnages conséquents » [Duigou et Le Boulanger, 2010, p. 47]. Dès 1309, les navires bretons constituent environ 20 % des sorties du port de bordeaux [Cassard, 1979, p. 381]. Au milieu du 14e siècle, les gens d’Audierne sont aussi très présents sur le marché du sel de Guérande. Au début du 15e, on les retrouve à La Rochelle pour y vendre, cette fois, outre leur poisson, du blé, des toiles et des porcs. Avec la fin de la guerre de Cent Ans (1453), la route du vin et du sel devient plus facile et les gens d’Audierne partagent alors leur temps entre la pêche, le transport maritime et la production agricole, développant ainsi une polyactivité assez originale.

À partir du début du 16e siècle, les marins des ports bretons, en particulier Penmarch en pays bigouden et Audierne en terre « capiste », fréquentent régulièrement Bordeaux, au point qu’en 1516, 70 % des affrètements de vins au départ de ce port sont bretons [Marzagalli et Bonin, 2000, p. 151]. Mais désormais le vin est emmené bien plus loin que la Bretagne : accostant à Arnemuiden (avant-port d’Anvers, à l’époque centre de l’économie-monde européenne selon Braudel) ou encore à L’Écluse (équivalent pour Bruges), les navires bigoudens et capistes alimentent un marché flamand déjà important. Initialement marginalisés par les marins de Penmarch sur les Flandres, les gens d’Audierne sont plus présents dans les ports irlandais (Galway, Limerick, Cork) et surtout britanniques (Londres, Bristol, Falmouth) remontant jusqu’en Écosse (Édimbourg, Leith). Ils sont en revanche dominants au départ de La Rochelle : un tiers des navires chargés de vin vers la Bretagne entre 1523 et 1565 [Duigou et Le Boulanger, 2000, p. 51]. Ils répondent aussi à l’appel du marché ibérique, emportant dès 1506 du froment chargé à Bordeaux vers Lisbonne et Setubal puis, dans les années suivantes, sur Saint-Sébastien et Santander. Dans la dernière décennie du 16e siècle, les Capistes s’imposent sur le marché zélandais, débouché devenu central pour les vins de Bordeaux, Libourne et La Rochelle ; ils surclassent également les Bigoudens au départ de Bordeaux, représentant 10 % du total des sorties totales de ce port en 1590.

Il ne faudrait pourtant pas s’y méprendre : les Capistes restent bien de simples transporteurs affrétés par les riches négociants de Bordeaux ou des Flandres et bien peu, à l’exception des frères Guézennec, chargeront du vin pour leur propre compte [Duigou et Le Boulanger, p. 52] Autant dire qu’ils ne sont pas placés au point de la chaîne commerciale où la plus-value est la plus forte. Leur rôle local est cependant primordial : sur une population de 8 000 habitant, au Cap-Sizun, à la fin du 16e siècle, 1400 personnes vivraient de la pêche et du transport… Et le poids des « honorables marchands » se lit sur les murs des églises et chapelles où abondent désormais les bateaux sculptés, témoignages de donations par de riches marins pour leur construction.

C’est au 17e siècle qu’Audierne connaît son apogée marchande. Dès les années 1620, ses marins fréquentent la mer Baltique, dominent les autres transporteurs bretons pour ce qui est des affrètements bordelais, sont plus actifs au pays Basque et en Espagne, apportant notamment du blé et des fèves du Cap. Certains navigateurs poussent jusqu’en Méditerranée où la piraterie est pourtant dissuasive. L’approvisionnement des Pays-Bas en vin se poursuit et la richesse des marchands capistes devient visible : achat de manoirs et de terres, accolement à leur patronyme du nom de leur terre acquise. Cependant, leurs enfants ne continuent pas nécessairement le négoce et suivent des études de droit, certains deviennent planteurs aux Antilles. Cette prospérité ne durera guère : à partir de 1668, les marins sont tenus d’effectuer régulièrement des périodes sur les vaisseaux du roi et l’année 1689 verra le début d’une interminable guerre maritime avec l’Angleterre. La désorganisation qui s’en suivra scellera la fin définitive de la prospérité d’Audierne.

Au total, voilà un port breton d’abord très modeste mais suffisamment dynamique pour avoir déjà saisi, bien avant l’essor du 16e siècle, les opportunités offertes par un commerce maritime relativement proche. Lorsque les profits tirés du grand essor ibérique puis néerlandais irriguent l’économie européenne, Audierne étend son activité de transport de vin et multiplie ses débouchés commerciaux vers les marchés porteurs. Cependant, cette prospérité n’étant que partiellement endogène se trouvait soumise aux aléas du commerce maritime et ne put dépasser la seconde moitié du 17e siècle. Il en reste aujourd’hui quelques magnifiques demeures en pierre de taille dans les anciennes rues de la ville, nombre de bateaux sculptés dans les édifices religieux et comme un désir d’Atlantique le long des côtes rocheuses du Cap-Sizun…

CASSARD J.-C. [1979], « Les marins bretons à Bordeaux au début du 14e siècle », Annales de Bretagne, tome 86, n° 3.

DUIGOU S. et LE BOULANGER J.-M. [2010], Cap-Sizun. Au pays de la pointe du Raz et de l’île de Sein, Palantines.

MARZAGALLI S. et BONIN H. [2000], Négoce, ports et océans, 16e-20e siècles, Presses universitaires de Bordeaux.

Karl Polanyi et la construction du Marché : leçons pour l’histoire globale

Avec son livre devenu un classique, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944, trad. fr. Gallimard, 1983), Karl Polanyi est sans doute l’un des auteurs les plus cités lorsqu’il s’agit d’analyser les modalités de construction, en Europe ou ailleurs, de l’économie de marché. Pour lui les sociétés traditionnelles s’opposeraient résolument au Marché dans la mesure où l’économie n’y constituerait pas une sphère autonome, distinguable de l’ensemble des autres activités sociales. Cet « encastrement » dans le social des activités que nous considérons comme spécifiquement économiques se réaliserait par trois principes à peu près universels (réciprocité, redistribution, administration domestique) que l’autorité politique ou religieuse maintiendrait contre toute perturbation venant d’une sphère commerciale, notamment extérieure aux sociétés concernées. Dans ces conditions, les marchés de biens seraient empêchés ou étroitement contrôlés et, par conséquent, toute économie de marché y serait impossible. On sait aujourd’hui que Polanyi, sur la base de ces hypothèses, a largement sous-estimé l’existence de marchés concrets, parfois très influencés par l’offre et la demande, dès l’Antiquité mésopotamienne, égyptienne ou grecque. Et les découvertes archéologiques ont du même coup jeté un doute sur la pertinence de l’ensemble de son analyse, voire décrédibilisé sa méthode, sur la foi de témoignages ponctuels…

Une telle évolution est sans doute dommageable car Polanyi possède une véritable théorie de la formation des marchés comme de l’économie de marché. Et les bases de cette théorie semblent totalement pertinentes pour appréhender ce qui se passe, en histoire globale, quand le commerce de longue distance vient mettre en contact des sociétés où le Marché n’est pas nécessairement le principe régulateur des activités économiques et sociales. Nous allons donc ici poser les bases de cette théorie polanyienne et tenter de cerner son apport spécifique à l’histoire économique globale. Le papier que nous proposons ici est donc d’abord méthodologique, sans doute destiné à être repris et précisé dans des travaux à venir.

Il importe d’emblée de préciser que Polanyi distingue clairement entre les marchés ponctuels de biens (marchés locaux ou marchés sectoriels) et ce qu’il appelle le système de marché et que nous désignerons ici par le terme de « Marché », avec une majuscule. Le Marché est fait de la synergie entre des marchés de biens (où l’interaction entre offre et demande influence plus ou moins la fixation du prix) et marchés de facteurs de production (travail, terre et capital). Ainsi, quand le prix d’un bien donné augmente, par exemple sous l’effet d’une forte demande externe, seule la capacité de mobiliser davantage de terre, de travail et de capital permet de produire plus afin de tirer parti de cette demande brutalement accrue. En ce sens, le prix n’est un signal régulateur dans le cadre du Marché que si des marchés de facteurs autorisent cette production accrue… La théorie de la construction du Marché propre à Polanyi se développe alors suivant une démonstration en trois temps.

Dans un premier temps, il fait remarquer que les trois principes fondant l’encastrement de l’économie dans le social sont altérés par l’existence de marchés de biens, d’une façon qui peut initialement paraître presque inaperçue… Que sont ces trois principes ? Le principe de réciprocité nous indique que la production n’est pas nécessairement réalisée pour les propres besoins du producteur : ainsi, aux îles Trobriand, un individu cultivera, non pas pour sa femme et ses enfants, mais pour assurer les besoins de la famille de sa sœur ; en retour il sera lui-même nourri par le frère de son épouse ; de proche en proche il se crée alors une chaîne de solidarité alimentaire dans laquelle chaque travailleur joue sa crédibilité. Pour Polanyi, le principe de réciprocité est donc fondé sur une institution qu’il nomme « symétrie ». Deuxième principe, la redistribution repose alternativement sur l’existence d’une instance centrale (temple, pouvoir politique…) qui collectera les récoltes et les distribuera à l’ensemble de la société sur des critères de statut ou de besoin alimentaire : ce principe est donc fondé sur une institution qu’il nomme « centralité ». Enfin, l’administration domestique, soit la production pour sa famille (nucléaire ou élargie), voire son clan, constitue un troisième principe, fondé pour sa part sur une institution repérée comme « autarcie ». Évidemment, une société ne peut relever des trois principes en même temps dans la mesure où ils sont largement contradictoires entre eux. Cependant Polanyi pose que la plupart des sociétés sont façonnées par combinaison, dans des proportions très variables, de ces trois principes.

Deuxième temps : l’ordre social ainsi construit n’est cependant pas immuable car tant les instances centrales (temple, État) que les foyers d’administration domestique peuvent vouloir échanger pour céder leurs surplus d’une part, avoir accès à des biens qu’ils ne pourraient produire d’autre part. En ce sens, l’échange constituerait bien un quatrième principe d’organisation des sociétés traditionnelles mais cette fois, un principe potentiellement dangereux puisqu’il va se fonder sur l’institution du marché. Polanyi note cependant que l’échange sur un marché n’implique pas nécessairement recherche active du profit pécuniaire tant que les contractants cherchent à se procurer ce qui améliore leur ordinaire, diversifie leur subsistance ou leur consommation. Cependant le marché détient le pouvoir de dissoudre l’ordre social d’une façon que Polanyi exprime en ces termes. Symétrie, centralité et autarcie ne constituent pas (ou n’engendrent pas) des institutions concrètes vouées à une fonction unique : par exemple, le temple en tant qu’institution centrale aura des fonctions religieuses, politiques, éducatives, et sans doute bien d’autres en plus de sa fonction de redistribution. Le marché au contraire serait voué à une fonction unique, celle de faciliter les échanges. Cette fonction économique prenant de l’importance et devenant éventuellement cruciale pour la satisfaction d’une société, le marché en viendra à assurer des fonctions économiques que les autres institutions avaient coutume d’assurer. Il en viendra donc assez logiquement à priver ces autres institutions de leurs fonctions économiques. Mais cette privation paraîtra relativement anodine dans la mesure où elle n’attaquera pas les fonctions principales de ces institutions : le temple, par exemple, n’en perdra pas pour autant sa fonction religieuse… Autrement dit, le marché affaiblirait les autres institutions et renforcerait son rôle, en quelque sorte par la bande, restructurant alors la société pour qu’elle se conforme de plus en plus aux impératifs du marché, créant ce que Polanyi nomme une « société de marché ».

Le troisième temps de la construction du Marché s’en déduit logiquement. Une fois des marchés de biens ponctuels solidement installés, obéissant partiellement aux stimulants de l’offre et de la demande, la production pour ces marchés deviendra irrésistible. Pour la permettre, il faudra mobiliser un travail qui pourtant constitue une activité profondément imbriquée dans l’ordre social, indissociable de ce dernier. Le travail humain n’est donc pas d’abord destiné à être marchandisé mais se caractériserait, pour Polanyi, par un statut de « marchandise fictive ». Et il en va de même de la terre, elle-même profondément liée au travail dans le cadre d’une société donnée. Quand et sous quelles formes précises seront mobilisés terre et travail dépend évidemment de chaque société et de la nature des perturbations qui l’atteignent, nous y reviendrons. En revanche, ce qui est clair pour Polanyi c’est que la marchandisation de la terre et du travail est vouée à connaître des échecs récurrents. En séparant par exemple le travail de l’ensemble des formes sociales d’existence, cette marchandisation contribuerait à la liquidation des organisations non-contractuelles enracinées dans la parenté ou la religion, créant ainsi une grave insécurité quant à l’identité et aux statuts, conduisant in fine à des problèmes de productivité et à un besoin de protection en retour. En ce sens, la réalisation du Marché constituerait bien, suivant les mots de Polanyi, une utopie récurrente…

Quel intérêt pour l’histoire économique globale ? Cette dernière étudie, on le sait, les échanges commerciaux transculturels, notamment les échanges à longue distance, qu’ils soient menés par des diasporas commerciales dynamiques (mais relativement peu impliquées dans la production elle-même), comme dans l’océan Indien depuis deux millénaires au moins, ou des commerçants européens, parfois secondés par la canonnière, et surtout n’hésitant pas à conquérir des terres pour faire produire les biens qui les intéressent, au moins depuis le 15e siècle. Le commerce de longue distance, dans la mesure où il fait circuler des biens totalement inédits dans certaines contrées, constitue un puissant stimulant poussant des populations à céder leur surplus pour considérablement « améliorer leur ordinaire », voire gagner un certain prestige par la consommation de ces denrées exotiques et rares. Il serait donc à l’origine de l’instauration de marchés puissants capables de perturber en profondeur les trois institutions initiales décrites par Polanyi. Mais il serait tout autant l’instigateur potentiel d’une mobilisation, voire d’une marchandisation de la terre et du travail, dans ces sociétés touchées par son influence.

Cette marchandisation des facteurs de production est à l’évidence détectable dans les sociétés européennes (Angleterre, Pays-Bas) qui seront au premier plan, aux 16e et 17e siècles, de l’exportation vers une Espagne pourvue de quantités exceptionnelles de métal-argent, grâce à sa conquête américaine. La façon dont elle peut se reproduire dans des sociétés, elles aussi confrontées à un débouché extérieur inattendu, mais nettement moins dominantes, est évidemment très variable. Les conditions d’une telle marchandisation sont diverses et nombreuses. Il faut notamment que les producteurs réagissent à une hausse du prix de leur bien (hausse habituelle dans le commerce de longue distance) en produisant davantage alors que cette augmentation de rentabilité pourrait les inciter au contraire à produire moins afin de maintenir leur revenu. En supposant qu’ils répondent ainsi « correctement », au sens de la micro-économie standard, manifestant alors une certaine soif de profit pécuniaire, il faut aussi qu’un moyen de paiement fiable leur permette d’estimer si la hausse de prix n’est pas un leurre. Il faut enfin que des travailleurs acceptent cette mobilisation dans le cadre d’un marché alors que, s’ils disposent de leurs moyens de production et peuvent vendre directement leur produit, ils seront peu enclins à accepter un « emploi » sous une forme salariale quelconque. Et l’on sait que cette forme de mobilisation du travail (hors marché salarial de ce facteur) sera longtemps la réponse de la Chine à ses succès extérieurs, sous les Tang au 9e siècle, puis sous la dynastie des Song du Sud (1127-1271).

Bien d’autres conditions seraient à citer ici… Nous n’irons pas plus loin dans ce papier mais il doit être clair que la théorie polanyienne doit pouvoir guider des recherches en histoire économique globale, notamment quant au pouvoir dissolvant du commerce de longue distance et sa capacité à entraîner les sociétés qu’il touche dans l’engrenage de la construction du Marché…