Le livre de la mondialisation ibérique

Nous entamons, avec ce papier, une série de relectures de ce qu’on pourrait appeler les « grands classiques » de l’histoire globale. L’idée est d’abord de fournir à nos lecteurs une vision à la fois synthétique et vivante des grandes œuvres qui ont fondé ou marqué cette approche. Mais il ne s’agira pas pour autant de fiches de lecture traditionnelles, comme ce blog peut en fournir régulièrement à propos d’ouvrages nouvellement parus. Le but est bien aussi de relire ces travaux importants avec un recul de dix, trente ou cinquante ans, afin de voir comment ils ont « vieilli », leurs approximations éventuelles en regard de l’information désormais disponible, leurs limites en termes méthodologiques au vu des débats ultérieurs, leurs hypothèses parfois implicites et qui se révèlent mieux aujourd’hui… Bref, il s’agira dans cette rubrique « Relectures » de faire un état des lieux sur ce qu’on doit retenir d’œuvres fondamentales ou de livres ayant acquis le statut de travaux majeurs.

cover-gruzinskiNous commençons avec un livre étonnant, d’une grande érudition, toujours analytique, et qui s’est vite imposé comme un ouvrage phare en analyse historique des mondialisations. En écrivant Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, en 2004, Serge Gruzinski a non seulement remarquablement « décrit » la mondialisation ibérique des années 1580-1640 mais encore approfondi les concepts cruciaux de métissage, occidentalisation, mondialisation. Certes, il se réclame d’emblée de l’histoire connectée, de l’étude des rencontres et des « recouvrements de civilisations ». Mais c’est pour rappeler immédiatement qu’une « histoire culturelle décentrée, attentive au degré de perméabilité des mondes et aux croisements de civilisations (…) ne prend tout son sens que dans un cadre plus vaste capable d’expliquer, au-delà des ‘histoires partagées’, comment et à quel prix les mondes s’articulent ». Et de fait, l’un des apports centraux de l’ouvrage est bien de construire ces articulations entre l’Europe, le Nouveau Monde, l’Asie et l’Afrique en précisant les multiples circulations, humaines, marchandes et informationnelles qui font cette première mondialisation. En ce sens, c’est bien aussi un livre centré sur les interconnexions au sein d’un Monde en gestation, donc préoccupé de cerner ce qui constitue du lien social entre ses composantes éloignées.

Le livre s’ouvre sur ce constat intrigant : l’assassinat d’Henri IV a bel et bien été commenté à Mexico, en septembre 1610, par Chimalpahin, religieux indigène d’ascendance noble chalca, dans le journal qu’il tenait. Et c’est son regard, distancié à la fois de la culture hispanique officielle et de son passé indigène, qui intéresse Gruzinski dans la mesure où il relève d’une certaine modernité, laquelle « ferait affleurer un état d’esprit, une sensibilité, un savoir sur le monde né de la confrontation d’une domination à visée planétaire avec d’autres sociétés ». Par ailleurs, Chimalpahin se préoccupe autant sinon plus de l’Asie que de l’Europe, l’ouverture de la route Pacifique vers Manille ayant multiplié les contacts avec des Philippins, Chinois ou Japonais, lesquels viennent métisser davantage un imaginaire amérindien non exclusivement confronté à celui de l’envahisseur ibérique. Il vit de fait dans un « agglomérat planétaire (incluant une bonne partie de l’Europe occidentale, les Amériques espagnole et portugaise de la Californie à la terre de Feu, les côtes de l’Afrique occidentale, des régions de l’Inde et du Japon, des océans et des mers lointaines) qui se présente d’abord comme une construction dynastique, politique et idéologique ». Et l’objet du livre peut alors se définir comme une interrogation sur « la prolifération des métissages – mais aussi de leurs limitations – dans des sociétés soumises à une domination aux ambitions universelles ». Ici se marque d’emblée une dialectique essentielle de l’ouvrage, entre une occidentalisation qui pousse à une acculturation sous des formes nécessairement métissées d’une part, et une visée de domination mondiale, par ailleurs sous l’autorité d’une hiérarchie catholique très prégnante, qui fixe les limites à ne pas dépasser (en l’occurrence la relativisation de l’idéologie européenne par les savoirs indigènes ou métissés) d’autre part.

La première partie du livre (pp. 15-84) décrit alors cette « mobilisation ibérique » qui « déclenche des mouvements et des emballements qui se précipitent les uns les autres sur tout le globe » jusqu’aux microbes échappant à l’emprise des hommes… Elle se caractérise d’abord par la multiplication des institutions ibériques hors d’Europe, lesquelles sont évidemment porteuses de lien social. Mais c’est aussi le mouvement des hommes, certains membres de l’élite faisant plusieurs tours du monde durant leur vie tandis que d’autres multiplient les allées et venues entre colonies et métropoles et que des indigènes devenus riches n’hésitent pas à faire le voyage espagnol. Cette mobilisation débouche aussi sur un commerce désormais planétaire, notamment  d’objets de curiosité que l’auteur se plaît à étudier au détriment des flux de métaux précieux (sans doute mieux connus). L’information n’est pas en reste, les nouvelles circulant entre l’Est et l’Ouest dès la première moitié du 16e siècle. Les livres font de même, s’exportant ou voyageant avec les lecteurs, pour finir imprimés à Mexico, Manille, Goa, Macao ou Nagasaki, souvent pour soutenir les campagnes d’évangélisation en langue locale, parfois pour diffuser en retour vers l’Europe les savoirs indigènes relatifs aux vertus de plantes exotiques. La mobilisation ibérique n’est donc pas à sens unique.

C’est plus à l’analyse des métissages que se consacre la deuxième partie (pp. 87-175). On y apprend d’emblée que les techniques artisanales ibériques sont vite diffusées (souvent par des religieux) auprès des indigènes au point que ces derniers en viennent à concurrencer à moindre coût les artisans espagnols, avant d’être repris sous le joug de patrons exploiteurs. On y documente aussi les métissages linguistiques. Les Européens apprennent des rudiments de langues locales tandis que ces dernières s’enrichissent de termes locaux inédits pour qualifier  les « nouveautés » importées. Il n’empêche, ce sont les termes ibériques eux-mêmes qui seront finalement adoptés : « L’hispanisation de la langue est une des formes de la mobilisation ibérique (…) et donne lieu à quantité d’appropriations ou de détournements. » Le métissage est aussi humain, permettant tous les mélanges entre Européens, indigènes, Noirs et Asiatiques, aboutissant à créer une plèbe dont l’habitat et le statut sont éminemment mobiles et effraient les pouvoirs institués. En conséquence, ces individus sans métier ou résidence claire sont, à partir de 1622,  déportables vers les Philippines, permettant en principe à la Monarchie catholique de « régler ses questions sociales à l’échelle planétaire ». Car fondamentalement, l’ouverture de la route entre Acapulco et Manille a non seulement accru les métissages humains mais encore créé une seconde route vers l’Asie dès 1566, à une époque où la route portugaise est en principe interdite aux Espagnols. À partir de là, Mexico devient une étape vers l’Asie pour ces voyageurs débarquant à Vera Cruz et repartant d’Acapulco. Elle devient aussi métropole planétaire, en position plus centrale, tourne son regard autant vers l’ouest que vers l’est, substituant une vision désormais  « occidentale » à la vision européenne du monde. Et les élites indigènes ne sont pas en reste, revendiquant leur rôle dans la formation de ce « Nouveau Monde » pour lequel elles ont abandonné leurs idoles, partageant parfois « la haine du juif et de l’hérétique » ou encore « participant à leur manière du rêve asiatique quand elles saluent Philippe II du titre anticipé de roi de la Chine ». Un imaginaire commun se forge donc. Plus généralement, accumulant anecdotes révélatrices et faits objectifs, Gruzinski est clairement en position d’affirmer que, « par-delà la cohorte coutumière des préjugés, des peurs, des haines et des attirances, la mobilité des hommes et des choses déclenche toutes sortes d’échanges, matériels aussi bien qu’affectifs, qui à force de se reproduire tissent des trames planétaires où vient s’enraciner la mondialisation ibérique ».

La plus longue de toutes, la troisième partie (pp. 179-311) s’intéresse davantage aux outils des savoirs et pouvoirs qui émergent dans la mondialisation ibérique. Et il s’agit d’abord là de rendre leur dû à de nombreux individus engagés « dans une entreprise sans précédent et partout répétée : confronter des croyances, des langues, des mémoires, des savoirs jusque-là inconnus avec ce que pensaient et croyaient connaître les Européens ». Pour ces praticiens ou experts, souvent liés à la Couronne ou travaillant à sa demande, co-existent un objectif de « sauvetage archéologique » et une finalité de « dénonciation de l’idolâtrie ». De ce fait, leur proximité avec l’indigène, leur valorisation des savoirs locaux ne fait jamais oublier qu’il s’agit avant tout de rendre conformes des mentalités (et pour cela mieux en connaître les ressorts). Et de fait, Bernardino de Sahagún ou Diego Durán redonnent une mémoire à ces nouvelles chrétientés tout en consolidant la domination de l’Église. Parfois au risque d’une mise à l’index ou d’un gel des enquêtes… Toujours au péril d’un décentrement des savoirs, d’une inversion des points de vue, voire d’une remise en cause de la tradition européenne. Ainsi en va-t-il des connaissances sur les plantes et les pratiques médicales : Garcia da Orta en Inde ou Francisco Hernández au Mexique montrent l’imbrication pratique des deux types de savoir, les manières américaines de guérir certains maux européens ou encore l’adoption indienne de la « théorie des humeurs ». Si bien qu’au final, « autant que la christianisation ou que l’écriture de l’histoire, l’inventaire médical du monde est un ferment de la mondialisation ibérique », réduisant l’écart entre la manière européenne de soigner et les coutumes locales. Le même type d’hybridation concerne la cartographie, les techniques de navigation ou encore celles de l’extraction minière. Quant à l’histoire des nouvelles terres, elle est au contraire l’occasion paradoxale d’une application des façons de voir héritées de l’Antiquité, des pères de l’Église ou de la renaissance italienne, phénomène qui contribuera par ailleurs à diffuser les œuvres des auteurs anciens dans l’espace mondial ibérique. Mais de toutes parts il s’agit bien d’« introduire ces peuples dans le savoir européen, rattacher ce que l’on sait d’eux au monde tel que le conçoivent les Ibériques, connecter les mémoires, apprivoiser le neuf et l’inconnu, désamorcer l’étrange pour le rendre familier et subjugable ». Et peut-être aussi esquisser les linéaments d’une histoire globale comme chez Diogo do Couto lorsqu’il nous explique que « parce que les Chinois ont découvert les îles aux épices, ce sont eux qui furent à l’origine du grand commerce entre Rome et l’Asie ». En revanche, sur la question religieuse, aucun syncrétisme ni même d’influence mutuelle n’est évidemment tolérable même si Las Casas réalise, dès le milieu du 16e siècle, « un étonnant parcours encyclopédique des religions du globe ». En clair, le rejet n’empêche nullement l’étude exhaustive et le paganisme n’est pas nécessairement un marqueur de sauvagerie comme le montre l’étude du Japon, de la Chine ou de l’Amérique préhispanique… Cette partie se boucle sur la narration de plusieurs histoires individuelles retraçant les parcours de personnages relevant des élites mondialisées de ce siècle, religieuses ou politiques, aux destins souvent stupéfiants d’actualité.

Plus ramassée, la quatrième partie (pp. 315-440) traite des objets, de l’art, de la globalisation de la pensée et des langages. Pour ce qui est des objets, ils circulent tout autant vers les métropoles que dans le sens inverse et leur fabrication se conforme parfois à la demande du marché ibérique. Par exemple, un art manuélin de la sculpture sur ivoire se met en place en Guinée, dès la fin du 15e siècle, chez des artisans qui travaillaient jusqu’alors la pierre à savon… De leur côté les hommes d’église ne se privent pas de commander des objets de culte arborant des traits indigènes (afin de mieux enraciner le culte dans les cultures locales), déterminant un « long siècle d’art chrétien planétaire ». Souvent les objets rapportés sont détournés de leur usage initial ou entrent dans le répertoire symbolique du pouvoir royal (comme les éventails japonais). Tous « correspondent aux manifestations concrètes d’une occidentalisation du monde qui passe par le commerce, la religion, la politique, la connaissance et le goût » et qui « transforme aussi bien les êtres que les choses auxquelles elle s’applique », la main indigène s’occidentalisant pour partie tout en conservant d’importantes marges d’affirmation des talents locaux. Il est fréquent aussi qu’un objet indigène importé « soit retouché ou modifié pour en accroître le prix ou le prestige », traduisant ainsi une mainmise européenne caractérisée. Tous deviennent des objets métis, constituant le revers obligé de la mondialisation à l’œuvre, allant parfois jusqu’à mélanger mythologies grecques anciennes avec leurs homologues indiennes ou préhispaniques, ce qui interdit radicalement de « s’en tenir à la vision d’une occidentalisation réductrice et uniformisatrice ». C’est du reste dans cette partie que l’auteur étudie précisément les différences et relations entre occidentalisation et mondialisation. Ainsi, une pensée de plus en plus occidentalisée, donc aussi métissée, n’en reste pas moins corsetée par l’aristotélisme et la scolastique, comme si « la greffe du Nouveau Monde était la meilleure manière d’en réaffirmer l’universalité ». De ce fait, l’application systématique et récurrente des cadres scolastiques, leur présence dans l’homologation officielle des œuvres publiées relèverait plutôt de l’impérialisme ibérique et de son projet de domination mondiale. Ainsi, la globalisation du latin (mais aussi du castillan ou du portugais) est un phénomène qui va occidentaliser les élites tout en métissant leur langue. Mais c’est du même coup une « dilatation transcontinentale d’un espace linguistique et d’un patrimoine lettré », impliquant leur reproduction à l’identique, donc un phénomène relevant de la mondialisation. Celle-ci concerne « prioritairement l’outillage intellectuel, les codes de communication et les moyens d’expression » tandis que l’occidentalisation, « entreprise de domination des autres mondes, emprunte les voies de la colonisation, de l’acculturation et du métissage ». Mais il s’agit bien là de « deux forces concomitantes (…) indissociables l’une de l’autre, même si chacune se déploie dans des dimensions différentes et sur des échelles distinctes ».

En dépit de toutes ses qualités, ce livre n’est pas sans défaut, avec notamment un plan au final assez peu lisible et une classification des informations parfois discutable. Il est aussi souvent lourd de détails accumulés, d’anecdotes prolongées à plaisir, le plus souvent dans un but analytique précis mais qui tend à se perdre sous l’amoncellement des faits. La dimension économique y est aussi largement absente, au-delà de la description de circuits marchands importants ou des structures d’exercice de l’artisanat. Les flux d’argent vers le reste du monde, avec leurs effets locaux et dans les pays de destination, sont totalement omis. Apparemment à dessein : le « champ de l’économie » semble perçu comme un « enfermement » par l’auteur… Mais de ce fait, l’histoire de la mondialisation ibérique reste ici largement incomplète.

Sans doute pourtant l’essentiel n’est-il pas là. Il est clair en effet, avec le recul, que l’auteur ne privilégie jamais l’analyse des structures sociales et/ou économiques présidant à la mondialisation ibérique pour se focaliser sur le contact entre sociétés sous ses multiples visages. Le lien social est donc plus révélé par des signifiants particuliers – tel objet métis, tel savoir transmis, tel récit ou telle création de langage – que par des analyses objectivantes et de fait peu ouvertes au travail d’interprétation. On reconnaît là tout l’apport mais aussi les limites de l’histoire connectée. Elle nous révèle et fait partager des significations, parfois étranges et sans doute vécues par les acteurs de cette première mondialisation. Elle est donc recherche d’une certaine vérité d’un moment particulier à travers un décentrement salutaire. Elle est en revanche moins pertinente pour éclairer le changement social, dans la longue durée et à une échelle plus large, la lente création des institutions et structures qui ont façonné, peu à peu, notre propre mondialisation…

GRUZINSKI S., Les quatre parties du monde – histoire d’une mondialisation, La Martinière, 2004, réédition Points Seuil, 2006.

Comment et à quelle échelle périodiser l’histoire ?

A propos du livre de Jacques Le Goff : Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? Paris, Seuil, 2014.

9782021106053Que vaut le découpage traditionnel de l’histoire en périodes comme le Moyen Âge ou la Renaissance ? La mondialisation actuelle et ses précédents ne remettent-ils pas en cause l’importance de ces phases par trop enracinées dans l’histoire européenne ? Est-il raisonnable enfin, et plus généralement, de trancher dans le fil de l’histoire pour construire des intervalles précis, supposés porteurs d’identité et de sens ? Telles sont quelques unes des questions que pose Jacques Le Goff au seuil de son dernier ouvrage. S’il y montre avec brio combien la Renaissance est une période largement arbitraire, il n’esquive pas pour autant la question méthodologique de l’intérêt du travail de « découpage de l’histoire en tranches ». Il aborde enfin, trop rapidement peut-être, la possibilité de construction de périodes dans une histoire devenue « globale ».

L’ouvrage s’ouvre sur le constat qu’il « importe à l’humanité de maîtriser son long passé », que ce dernier a été organisé en âges, époques, cycles ou périodes, et ce dans le cadre de « raisons plus ou moins affichées, plus ou moins avouées ». Ce découpage exprimerait surtout « l’idée de passage, de tournant, voire de désaveu vis-à-vis de la société et des valeurs de la période précédente ». Mais dans la mesure où ces périodes sont identifiées beaucoup plus tard, avec des « valeurs » propres à l’époque qui les construit, il importe de repérer quand les périodes sont effectivement posées et quel sens elles prennent alors. Ce qui sous-entend implicitement que le sens qu’a pu prendre le concept de Renaissance, pour Michelet en son 19e siècle, n’est pas nécessairement aussi le nôtre. Et que, de ce fait, la période correspondante elle-même pourrait être reconsidérée aujourd’hui…

L’auteur nous entraîne alors sur les grands principes de périodisation utilisés bien avant que l’histoire ne devienne une discipline reconnue et enseignée. C’est d’abord le prophète Daniel qui utilise une classification en quatre phases, rappelant explicitement les quatre saisons, principe repris par Melanchton, puis Sleidan, au 16e siècle. C’est ensuite saint Augustin qui calque sa construction du passé sur les six jours de la création, mais aussi les six phases de la vie humaine. Dans les deux cas, il s’agit d’une représentation de la chronologie fondée sur une idée de déclin ou encore de décrépitude. Cette représentation n’est pas neutre : chez Augustin elle accréditera un certain pessimisme, étaiera indirectement l’idée que l’Antiquité gréco-latine constituait un âge d’or, empêchera enfin la naissance de toute idée de progrès (mais pas celle de rénovation ou de « renaissances » en tant que retour aux valeurs anciennes). On retrouvera une division en quatre « siècles » encore chez Voltaire, en 1751, lequel fait par ailleurs l’impasse totale sur le Moyen Âge.

C’est pourtant aux 14e et 15e siècles que ce dernier surgit explicitement, d’abord dans les écrits de Pétrarque, puis dans ceux de Giovanni Andrea pour distinguer « les Anciens du Moyen Âge [media tempestas] des modernes de notre temps ». Le concept sert donc à marquer une période intermédiaire entre l’Antiquité (âge d’or) et le temps de quelques auteurs aspirant à créer un certain renouveau. Un peu plus tard, au 17e siècle, ce Moyen Âge sera associé à une certaine « obscurité » puis chronologiquement identifié comme allant de la conversion de Constantin, au début du 4ème siècle, jusqu’à la chute de Constantinople en 1453. Son image redeviendra positive au 19e siècle (par exemple avec Victor Hugo) avant que Michelet ne le renvoie aux ténèbres autour de 1840 pour donner tout son lustre à la Renaissance. Autrement dit, périodisation et affectation de valeurs ne sont jamais neutres, totalement imbriquées qu’elles sont dans les préoccupations d’un moment, voire dans la vie intime de certains auteurs. On ne saurait mieux montrer l’arbitraire de l’opération intellectuelle sous-jacente.

Par ailleurs, Jacques Le Goff nous introduit à une dimension fondamentale de toute périodisation : elle est ce qui permet d’enseigner et d’expliquer le déroulement temporel. Il n’est donc pas fortuit que la périodisation historique prenne son essor parallèlement à l’enseignement et à la création d’une discipline autonome. C’est au 17e siècle que « l’amour de la vérité qu’éprouve l’historien passe désormais par l’administration de la preuve » et que l’histoire fait une première entrée dans les collèges, les lycées et les universités (pour ne devenir matière d’enseignement au sens propre qu’à la fin du 18e). La progression de cet enseignement sera continue jusqu’à la fin du 19e siècle, avec une France plutôt en retard sur ses voisins. Mais « la naissance de l’histoire comme matière d’enseignement relève encore, alors, de la domination intellectuelle de l’Europe » et passe nécessairement par sa division en périodes. Il semble donc que l’auteur associe ici pratiques de périodisation et domination intellectuelle européenne, suggérant donc le caractère non universel de quelque périodisation que ce soit…

L’essentiel du livre se déploie alors autour de la façon dont la Renaissance a été historiquement construite et surtout opposée aux temps obscurs du Moyen Âge. C’est Michelet qui, après avoir fait l’éloge de ce dernier, en inverse complètement la valeur, mêlant étrangement dans ses écrits histoire et vie personnelle. Après la mort de son épouse, il récuse toute appréciation laudative de cette époque et innove en estimant que le renouveau qui commence au milieu du 14ème siècle n’est pas une simple renaissance au sein du Moyen Âge (c’est-à-dire un retour partiel aux valeurs de l’Antiquité) mais bien une Renaissance avec un grand « R », la fin de « cet état bizarre et monstrueux, prodigieusement artificiel » que représente le Moyen Âge. Ainsi, pour Jacques Le Goff, « le pessimisme de Michelet a englouti son Moyen Âge ». Mais dans un contexte différent, Jacob Burckhardt va lui aussi donner ses lettres de noblesse à cette Renaissance, l’opposant de fait à la période obscure qui l’a précédée, au plan de la politique, du développement de l’individu et de la culture. Sur ces bases, Jacques Le Goff procède à une remise en cause impressionnante, montrant notamment combien le Moyen Âge avait entamé des « réformes » que l’on attribue plus volontiers à la Renaissance : retour au système antique des arts libéraux, extension de l’usage « du latin comme langue des clercs et de l’élite laïque », référence déjà forte à la rationalité, invention de la beauté et de l’artiste. A l’inverse, il montre à loisir combien la Renaissance a aggravé les pratiques du Moyen Âge en matière de lutte contre la sorcellerie et en quoi l’inquisition est tout sauf un progrès des droits humains individuels. On ne peut retracer ici tous les arguments utilisés dans le chapitre principal du livre, long de cinquante pages et intitulé « un long Moyen Âge » (reprenant du reste des travaux antérieurs de l’auteur – 2004). Mais la démonstration est très riche et des plus convaincantes.

Reste pour finir la question méthodologique : faut-il périodiser et le peut-on à partir du moment où la mondialisation a fait prendre conscience d’une nécessaire globalisation de l’histoire en tant que discipline ? Si Jacques Le Goff répond positivement à la première question, sa position reste nuancée sur la seconde. De fait, il semble privilégier la juxtaposition des périodisations traditionnelles des grandes civilisations, la mise en synchronie de ces temporalités irréductibles, sans vouloir les réduire à une seule et unique « périodisation globale ». Cette solution, la plus sage sans doute, fait cependant l’impasse sur les périodisations en termes de cycles systémiques qui ont été développées ces dernières années. Il est donc dommage qu’il ne donne pas son sentiment sur les analyses faites, par exemple en France par Philippe Beaujard (2009, 2012), et qui concluent à des expansions longues (sur plusieurs siècles et liées à des temps de réchauffement et de moindre sécheresse) dans l’ensemble du système-monde afro-eurasien depuis le tournant de l’ère chrétienne environ, avec à chaque fois, depuis le 7e siècle, une impulsion démographique et économique donnée par la Chine, puis diffusée à l’ensemble du système par les échanges de biens tout comme la circulation des hommes, des techniques et des idées. Même si elle est encore à préciser, cette intuition de périodes beaucoup plus globales aurait mérité sa place dans cet ouvrage. Il n’en demeure pas moins que, sur le reste, le travail de Jacques Le Goff est des plus utiles pour lutter contre des compartimentages de l’histoire beaucoup trop rigides, contraignants pour la pensée et à vrai dire largement européocentriques…

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16ème siècle ? L’océan Indien au coeur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in Beaujard, Berger, Norel (ed.) Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La découverte.

BEAUJARD P. [2012], Les mondes de l’océan Indien, 2 tomes, Paris, Armand Colin.

LE GOFF J. [2004], Un long Moyen Âge, Paris, Tallandier; réédition Hachette, « Pluriel », 2010.

La mer impériale

À propos de :

Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans

Cyrille P. Coutansais, CNRS Éditions, 2013.

atlas-empires-maritimes

Ayant récemment dirigé un hors-série de Sciences Humaines Histoire consacré à « La nouvelle histoire des empires », j’ai été frappé, lors de mes lectures exploratoires du sujet, par une observation de Gérard Chaliand : si l’Inde a pu être conquise tout entière par les Britanniques, alors que les conquérants précédents (d’Alexandre le Grand aux Moghols, qui ne contrôlaient que l’Inde du Nord) s’y étaient cassés les dents, c’est qu’ils seraient arrivés par voie maritime, et non terrestre.

Voile et canons

Par un hasard amusant, l’image retenue en couverture de « La nouvelle histoire des empires » est celle d’un navire occidental des 17e ou 18e siècles, un brick peut-être (je ne suis pas spécialiste de technologie marine). En tout cas, il montre ce que Geoffrey Parker, dans La Révolution militaire (voir le billet « La guerre moderne, 16e – 21e siècles »), estime être le ressort de la puissance coloniale occidentale : au-delà de la capacité à mettre en œuvre des canons, l’habilité à les utiliser sur mer, émergeant des lignes de sabord, en ligne, au plus près de la ligne de flottaison, permettant d’envoyer par le fond tout rival assez téméraire pour s’y frotter. Des Portugais s’insérant de force dans les réseaux commerciaux de l’Asie côtière du 16e siècle aux Britanniques assiégeant la Chine au 19e siècle, les empires coloniaux européens s’imposent progressivement au monde par cette combinaison meurtrière d’artillerie et de voile (cette dernière étant remplacée tardivement par le cuirassé mû par la vapeur), comme le soulignait Caro M. Cipolla dans un livre au titre explicite : Guns, Sails, and Empires: Technological innovation and the early phases of European expansion, 1400- 1700 [Sunflower University Press, 1985].

D’Athènes à Albion, en passant par Sriwijaya et Venise, la mer a permis à des hégémonies différentes de s’imposer. N’ayant pas disposé du temps nécessaire à leur évocation dans « La nouvelle histoire des empires », je vais combler cette lacune en explorant un étonnant ouvrage : l’Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans, de Cyrille P. Coutansais – premier atlas publié en français se revendiquant des apports de l’histoire globale.

Il est vrai que le terme empire, comme le souligne l’auteur, conseiller juridique à l’état-major de la Marine française, « évoque l’Égypte pharaonique, la Perse achéménide ou encore la Chine des Ming plutôt que les dominations crétoise, carthaginoise ou vénitienne. La raison ? Probablement une fascination pour ces grandes emprises continentales, aptes à rassembler peuples et territoires, et une méconnaissance des choses de la mer. L’apparent soft power vénitien n’a pourtant rien à envier au hard power gengiskhanide. » L’argument, en creux, ramène aussi à un paradoxe : en France, le terme empire renvoie d’emblée aux Premier et Second Empires des Napoléon, ou à l’Empire colonial d’une France successivement royaliste, révolutionnaire, impériale et républicaine – des entités qui avaient une dimension ultramarine plus ou moins affirmée, mais tenue pour périphérique.

Un empire maritime, poursuit Coutansais, est « une puissance détenant une flotte capable d’exercer sa force et son contrôle sur les mers, afin d’en maîtriser les principaux courants d’échange. » Telle quelle, elle détient ainsi une « capacité hégémonique. Si Venise peut faire face à l’Empire ottoman, elle le doit certes à sa puissance financière qui lui offre la possibilité d’armer sans cesse de nouvelles galères mais, plus encore, à son rôle d’intermédiaire obligé du commerce entre l’Orient et l’Occident. La Sublime Porte, dépendante des ressources que lui procurent ces échanges, est ainsi contrainte de se plier au bon vouloir de la Sérénissime. »

Lire la suite

L’air de la montagne rend-il libre ?

À propos de :

Zomia, ou L’Art de ne pas être gouverné

James C. Scott [2009], The Art of Not Being Governed. An anarchist history of Upland Southeast Asia, Yale University Press, 2009, trad. fr. Nicolas Guilhot, Frédéric Joly et Olivier Ruchet, Paris, Seuil, 2013.

Zomia

Anthropologue, James C. Scott se revendique de l’anarchisme. S’appuyant sur les thèses que Pierre Clastres avait posées en observant les sociétés indiennes d’Amérique du Sud [La Société contre l’État, Minuit, 1974], il livre ici une très dense histoire des zones montagneuses d’Asie du Sud-Est, défendant l’idée que ce massif montagneux d’Asie du Sud-Est aurait vu se maintenir un état particulier, et autrefois planétairement partagé, des communautés humaines : le refus de la soumission à l’État.

La Zomia, tel est le nom consacré donné à cette région depuis une décennie. Elle s’étend, selon les auteurs, de la Chine du Sud à la Birmanie (soit 2,5 millions de km2, abritant 100 millions de personnes), ou se prolonge jusqu’à l’Afghanistan (Zomia 2). Peu importe les limites, puisque le propre des communautés qui l’habitaient était de les refuser. Scott tranche d’emblée : est Zomia toute étendue qui, en Asie continentale, orientale et australe, occupe un relief d’une altitude supérieure à 300 m. La conséquence : en plaine, des zones propices à la production céréalière et au contrôle étatique des populations. En hauteur, des terres livrées à l’agriculture vivrière et/ou au semi-nomadisme, d’une grande diversité écologique, caractérisées par la présence de populations fuyant l’État. La Zomia, précise l’auteur, se trouve à la périphérie de neuf États et au centre d’aucun.

La 24e édition du Festival international de géographie de Saint-Dié des Vosges, du 3 au 6 octobre 2013, étant consacrée à la Chine, nous allons donc explorer ses marges australes. Scott se concentre sur les tribus habitant la Chine du Sud et de l’Est, ainsi que les hautes-terres du Viêtnam, de Thaïlande, de Birmanie, du Laos… Hmong, Akha, Liao, Karens, Lahu, Wa… Leurs noms sont aussi nombreux que leurs spécificités sociales, vestimentaires, etc. Cette hétérogénéité, pour autant, n’est pas exclusive : on y passe facilement d’une identité à une autre.

La Zomia serait « la dernière zone du monde dont les peuples n’ont pas été intégrés à des États-nations », du moins, nuance-t-il, avant que les années 1950 ne voient les stratégies d’« engloutissement » étatiques, les « technologies destructrices de distance » (voies ferrées, aviation, téléphone, technologies de l’information…) atteindre un niveau de performance tel que les reliefs labyrinthiques des monts d’Asie, qui jusqu’ici avaient épargné à leurs habitants la souveraineté des États voisins, n’ont plus été en mesure de jouer leur rôle protecteur. La démonstration est érudite. L’ensemble des données brassées a permis à plusieurs spécialistes une chasse à l’erreur plus ou moins fructueuse. Mais ce type de thèse généraliste se prêtant facilement à l’exercice, mieux vaut examiner la thèse de fond.

Scott fait de cet état de « peuples se gouvernant eux-mêmes » le propre de l’humanité depuis la monté en puissance des États, qu’il voit comme débutant au début de l’ère chrétienne. À ce stade, une objection vient déjà à l’esprit : les États ont existé bien avant, comme il le reconnaît, en Égypte, en Mésopotamie, en Chine, etc. Mais ils ne contrôlaient, selon lui, qu’une part négligeable de la population mondiale – affirmation discutable, si on admet que l’État ne peut émerger que dans des endroits densément peuplés, propices à une segmentation de la population en classes de spécialistes se consacrant à des tâches définies : l’agriculture, la guerre, le gouvernement, la religion… La caractéristique des peuples sans État est que ceux qui y vivent peuvent se livrer à tout ou partie de ces tâches, d’accord. Mais comment expliquer que ces sociétés sans État, qui auraient joui d’une démographie supérieure à celle des États, se soient contenté de refluer progressivement devant l’avancée, pour la moitié nord de la Zomia par exemple, de l’État chinois de l’ethnie Han ?

La principale faiblesse de la thèse de Scott est qu’elle repose sur un leitmotiv : vouloir « déconstruire les discours de civilisation », la frontière séparant le barbare du civilisé, le cru du cuit, le primitif du moderne est bien sûr louable. Ne présenter ces sociétés que par le biais de « l’histoire de l’absence d’État, délibérée et réactive », revient pourtant à leur prêter comme moteur un refus conscient et constant de la coercition étatique. C’est un exercice d’équilibrisme, dont Scott se tire avec maestria. Tout son art consiste à souligner que certes, sur la longue durée, l’histoire nous montre que les États sont des prédateurs pour leurs marges : ils en extraient des matières premières, des travailleurs forcés, n’ont de cesse de s’approprier ces espaces pour les recenser, leur extorquer des ressources et en assimiler les populations. Et oui, partout où l’on trouve des montagnes, on y voit de la diversité ethnique, car toute minorité a historiquement tendance à y trouver refuge. Le patchwork ethnique afghan comme la carte des minorités confessionnelles de Syrie en atteste. Mais ces communautés ont plus probablement exploité un état de fait (on se préserve mieux de la violence de la majorité en occupant des endroits faciles à défendre ou propices à l’esquive) que cherché consciemment et méthodiquement à passer entre les mailles du filet étatique.

En paraphrasant une formule célèbre, il est facile de défendre que « l’air de la montagne rend libre. » Scandant ce refrain, l’ouvrage campe une histoire formidable, rendant aux sans-voix (les habitants de la Zomia ont souvent refusé l’écrit) et aux minorités opprimées leur place. On saura aussi gré à l’auteur d’entreprendre une histoire de la construction étatique refusant tout évolutionisme et tout téléologisme. Mais Scott souligne à l’envi dans cette longue saga la présence d’une main invisible et omniprésente, celle d’un refus conscient et répété de la domination de l’État. Un historien moins préoccupé de calquer le concept moderne d’anarchisme sur la longue durée y verrait plutôt une influence du milieu favorisant certains développements : les zones montagneuses étant propices à la survie des minorités, celles-ci s’y sont concentrées. Soumises à la pression des voisins, elles y ont développé des techniques d’esquive – comme une agriculture souple, générant des surplus récoltables à dates diverses et facilement dissimulables. Par leurs reliefs accidentés, leurs populations clairsemées, ces régions obéraient l’extension des États, jusqu’à l’avènement des technologies du 20e siècle – et en cela, Scott voit juste. La Zomia n’est désormais qu’un musée exotique, les costumes traditionnels ne se portent plus guère que pour les fêtes ou les touristes, et tout un chacun y abolit désormais quotidiennement la distance à grand renfort de téléphone portable.

Un poème peut-il changer le monde ?

1383652-gf

À propos de

 

Quattrocento

1417. Un grand humaniste florentin découvre un manuscrit perdu qui changera le cours de l’histoire

Stephen Greenblatt

Trad. fr. Cécile Arnaud, Flammarion, 2013.

Titre original : The Swerve, 2011.

 

Ce livre tient de l’hybride entre Le Nom de la Rose d’Umberto Eco et un classique ouvrage d’histoire de la Renaissance européenne – c’est dire s’il est adapté à des vacances imminentes. Nous sommes en 1417. Un homme mystérieux, le Pogge – diminutif pour Poggio Bracciolini –, chemine vers une abbaye en décrépitude. Ex-secrétaire apostolique d’un pape tout juste déposé, calligraphe expert, humaniste et cynique, tenace chasseur de livres oubliés, en cela héritier intellectuel de Pétrarque, il est en quête d’ouvrages ayant conservé des bribes du savoir de la Rome antique. Là, plongeant dans l’enfer de la silencieuse bibliothèque monastique, il va exhumer de la poussière des siècles, outre un traité du grand architecte Vitruve, le De rerum natura de Lucrèce. Ce faisant, il aurait imprimé au destin de l’humanité un virage décisif. Car il est question, dans ce long poème commis par un lointain partisan d’Épicure, d’atomes, d’un univers dénué de lien avec le divin, d’une philosophie du bonheur radicalement opposée au dolorisme catholique qui règne alors en maître sur l’Europe.

Ce court synopsis fait écho au Nom de la Rose, dominé par la figure d’un Guillaume de Baskerville confronté à la puissance subversive et empoisonnée du second tome de La Poétique d’Aristote – que la comédie rejaillisse, et l’Église tremblera. Ajoutons, pour renforcer l’aspect romanesque, que Stephen Greenblatt meuble les trous de son enquête par de nombreux passages semi-fictionnels. Ceux-ci lui permettent de présenter ses hypothèses, tout en évitant de recourir au conditionnel plus que le minimum. « Imaginons… » que la découverte ait eu lieu, ce qui est possible, dans l’abbaye de Fulda. Et hop, dix pages sur l’histoire de ladite abbaye, censée être le cadre de la découverte. Malheur au lecteur inattentif qui aura négligé la nuance introduite par cet « imaginons… ». Plus loin, on apprend qu’Euclide a posé ses théorèmes dans la bibliothèque d’Alexandrie – encore faudrait-il être positivement certain que ce mathématicien ait existé, avant de mentionner au conditionnel, « imaginons… » qu’il ait affûté sa géométrie dans ce cadre prestigieux.

 

Quelque chose s’est passé…

Cette critique étant posée, allons au-delà. Ce que postule ce livre, c’est une exceptionnalité européenne, nourrie dans la Rome antique, étouffée par le christianisme médiéval, revitalisée à la Renaissance. Un miracle européen appuyé, non sur l’économie, la démographie ou l’innovation technologique, mais sur les idées. L’argument sera séduisant pour certains, irritant pour d’autres, au premier rang desquels figurent les artisans d’une histoire qui se veut globale et s’emploie souvent à réfuter les multiples thèses défendant une exceptionnalité européenne. Ceci dit, je vais me faire ici l’avocat du Diable : l’auteur sait nuancer. A contrario des artifices étalés sur la couverture du livre – The Swerve, « Le Virage », titre original de l’ouvrage ; un manuscrit perdu qui changera le cours de l’histoire pour le sous-titre en français –, Greenblatt reconnaît être parfaitement conscient de ce qu’un livre ne change pas à lui seul le monde. Au mieux, et il défend que ce fut le cas de celui-ci, il contribue à induire une mutation. « Quelque chose s’est passé au cours de la Renaissance qui a libéré les entraves séculaires à la curiosité, au désir, à l’individualisme, et qui a permis de s’intéresser au monde matériel et aux exigences du corps. »

Rétrospectivement, l’apport des humanistes, clamant que l’homme est la mesure de toute chose et élaborant leurs réflexions perchés sur les épaules des géants qu’étaient les penseurs antiques, fut en effet décisif pour l’Europe occidentale. Art, architecture, idées…, jaillissaient de cette manne, pour partie exhumée des bibliothèques monastiques, pour partie glanée dans les ouvrages arabes – ce dont l’auteur ne souffle mot. Mais Quattrocento brasse large. Il faut le prendre pour ce qu’il est : une promenade amoureuse dans l’histoire de cette connexion entre une Antiquité dont ne subsiste plus que des bribes, et un moment d’exaltation, ensanglanté par les guerres de Religion, qui rima avec le début des Temps modernes. Le lecteur novice y apprendra beaucoup, sur la culture gréco-romaine, la destruction des œuvres antiques, le labeur des innombrables moines copistes de temps dits « obscurs » ou le quotidien de Florence ou du Vatican à la Renaissance.

 

L’annihilation des livres antiques

Greenblatt nous plonge ainsi dans l’univers des riches Romains, férus de philosophie, collectionneurs de parchemins, organisant des soirées où se confrontaient dans une bienveillance réciproque les visions du monde défendues par les stoïciens, aristotéliciens, épicuriens ou platoniciens… Il évoque les bibliothèques publiques romaines, dont celle d’Alexandrie, morte selon lui d’une longue agonie et non d’un incendie, alors que les païens éclairés cédaient la place aux talibans de l’époque, qui sous la houlette de saint Cyrille lapidèrent la « sorcière » Hypatie, philosophe païenne de renom. Il nous rappelle que ne subsistent aujourd’hui que d’infimes fragments des livres antiques : sept pièces de Sophocle, qui en écrivit plus de cent vingt ; quelques lignes du travail encyclopédique du savant Didyme d’Alexandrie, crédité de la rédaction de 3 500 textes ; rien du tout, si ce n’est quelques fragments épistolaires, de l’œuvre d’Épicure pourtant féconde de plusieurs centaines d’ouvrages. Il nous emmène visiter ces bibliothèques abbatiales où régnait la discipline du silence absolu, où les moines copistes recouraient à une langue des signes pour commander les ouvrages dont ils avaient besoin, recopiant inlassablement des textes dont ils avaient, pour certains, irrémédiablement perdu les clés. Il nous fait rencontrer nombre de personnages, dont l’hérétique Jean Hus, ou Niccolò Niccoli, proche ami du Pogge, riche excentrique qui dissipa la fortune familiale dans l’achat de morceaux de statues antiques que les laboureurs exhumaient accidentellement de la glèbe, une nouveauté quasi absolue dans la Florence des années 1400, et dans l’instauration nostalgique d’une bibliothèque publique – chose oubliée depuis la chute de Rome…

Le Florentin le Pogge, soupçonne Greenblatt, aurait peut-être réfléchit à deux fois s’il avait appréhendé à quel point sa découverte allait bouleverser l’univers qu’il connaissait. Avec le long poème de Lucrèce ressuscitait l’authentique pensée épicurienne, qui faisait du plaisir un devoir moral et non un impératif sybarite subordonnant l’esprit à la dépravation, comme l’avaient affirmé ses détracteurs chrétiens menés par un saint Jérôme un temps acquis aux idées de Cicéron avant de s’en faire le Torquemada. Resurgissait l’idée grecque d’un monde constitué d’atomes, indifférent à l’égard des dieux, accessible à l’entendement humain – en bref, une pensée susceptible de libérer l’esprit des terreurs surnaturelles et donc de l’emprise d’institutions régnant par l’imposition de croyances superstitieuses. L’âme redevenait mortelle, et l’Église, comme l’avait pressenti le vindicatif théologien Tertullien qui considérait l’épicurisme comme la pire des menaces planant sur le christianisme, vacillait sur ses bases.

 

De la Nature, une révolution dans la pensée

Une partie du livre est consacrée à la carrière du Pogge dans la curie romaine – foyer d’hypocrisie que son contemporain Lapo Da Castiglionchio qualifie déjà de lieu où « le crime, l’amoralité, l’imposture et la tromperie se parent du nom de vertu et sont tenus en haute estime », avant de s’interroger : « Qu’y a-t-il de plus étranger à la religion que la curie ? » et d’appeler le pape à trier le bon grain de l’ivraie. Toute ressemblance avec l’actualité ne serait que fortuite, devine-t-on. En tout cas, le Pogge brille dans ce milieu dépravé, usant avec un art consommé de la calomnie mortelle autant, sinon plus, que de sa magistrale maîtrise du latin, consignant son quotidien dans une compilation de notes, les Facetiæ, allant jusqu’à se poser en moralisateur dans un Contre les hypocrites. Parti de rien, le Pogge était un carriériste exceptionnel devenu à 30 ans secrétaire apostolique du roi de l’intrigue qu’était le pape Jean XXIII – non, pas celui du concile Vatican II ; le premier Jean XXIII se fera tant d’ennemis qu’il sera le seul pape de l’histoire à être destitué et rayé des listes pontificales, ce qui « libérera » le nom de Jean XXIII pour un nouvel usager, qui attendra six siècles histoire de faire oublier ce sulfureux prédécesseur. Son maître mis hors jeu en 1416, le Pogge vécut dès lors sa passion dévorante de la bibliophilie comme une vocation salvatrice. Alors que son univers s’effondrait, il s’employa à ramener à la vie « le corps démembré et mutilé de l’Antiquité », dénichant et recopiant à tour de bras des manuscrits oubliés depuis un millénaire, voire plus.

De la Nature a été rédigé au premier siècle avant notre ère. Ce long poème se compose de 7 400 hexamètres non rimés, en six livres dépourvus de titres, alternant « des passages d’une impressionnante beauté lyrique avec des méditations philosophiques sur la religion, le plaisir et la mort, des réflexions complexes sur le monde physique, l’évolution des sociétés humaines, les dangers et les joies du sexe, la nature de la maladie ». Y est développée l’idée que le monde est fait de particules élémentaires invisibles, éternelles et insécables, et si le terme atome n’y est pas employé, on les reconnaît sans peine dans ces « corps premiers » ou « semences des choses ». Le temps y est décrit comme infini, l’espace sans borne, le vide comme la réalité de toute chose, l’univers sans créateur, l’existence gouvernée par le seul hasard, le libre arbitre comme la nature des êtres vivants, eux-mêmes présentés comme le fruit d’une évolution aléatoire – l’humanité est par nature transitoire, elle disparaîtra un jour, et les premiers hommes ne connaissaient ni le feu, ni l’agriculture. À l’instar des animaux, ils utilisaient des cris inarticulés et des gestes avant de réussir à partager des sons structurés en langage et d’inventer la musique. Et l’âme meurt, car elle est composée des mêmes matériaux que le corps – il ne peut y avoir de vie après la mort, plus de plaisir ni de douleur, plus de désir ni de peur. Toutes les religions sont des illusions, qui rendent les hommes esclaves de leurs propres rêves. La vie doit être mise au service de la poursuite du bonheur. Quant à la matière, si elle est éternelle, ses formes ne sont que transitoires : « Les composants qui les constituent se recomposeront tôt ou tard. » Cette pensée, à l’époque du Pogge, n’était qu’un tissu d’abominations et de démence. Elle nous est aujourd’hui familière. Au point d’être vue par le philosophe George Santayana comme la plus haute jamais développée par l’humanité. Une pensée explosive, qui allait pour Greenblatt faire office de détonateur de la modernité. Des dizaines de copies furent rapidement couchées, et l’ouvrage miraculé connut une seconde vie.

Mort alors qu’il approchait des 80 ans, le Pogge fut secrétaire apostolique de huit papes, et chancelier de Florence cinq années. Il eut le temps de voir son monde changer. Pas celui d’adopter la pensée qu’il avait exhumée. Une pensée qui, ceci dit, n’est pas sur certains points sans évoquer la philosophie indienne, notamment dans sa version Vaisheshika, première doctrine à avoir énoncé la théorie atomiste il y a environ deux mille cinq ans, ou dans le Lokāyata, système philosophique élaboré à la même époque. Car celui-ci posait déjà que le monde est juste un assemblage de matière, privé de divinité, et que la vie doit être consacrée à la recherche du plaisir.