Le premier essor du commerce de longue distance en Afrique

Dans sa volumineuse histoire de l’Afrique précoloniale [2002], Christopher Ehret identifie le premier millénaire avant notre ère et les trois siècles suivants comme la période de « révolution commerciale » du continent. Il est possible qu’il sous-estime, au passage, l’ancrage asiatique des commerçants touchant l’Afrique à cette époque : de fait il tend à considérer le commerce de la mer Rouge et de la côte Est comme une simple extension des échanges méditerranéens [2002, pp. 162-163]. Mais son apport n’en est pas moins précieux en ce qu’il fixe les déterminants endogènes comme exogènes de ce grand commerce, tout en spécifiant la « spécialisation » en produits primaires que l’Afrique conservera très largement par la suite.

C’est au cours du premier millénaire avant l’ère commune que l’Afrique connaît sa première mise en relations d’envergure avec le monde méditerranéen et le monde arabe. Jusqu’alors, en effet, le continent semble avoir beaucoup inventé de façon interne. Ainsi l’agriculture africaine semble être née de façon indépendante du foyer proche-oriental, au moins dans trois régions différentes : la région saharo-sahélienne (vers – 8000), la corne de l’Afrique autour du bananier d’Abyssinie (vers – 6500), les savanes boisées d’Afrique de l’Ouest à partir de l’igname (vers – 8000).  De même, la métallurgie du fer paraît y avoir été totalement séparée de son émergence supposée en Anatolie vers 1500 av. J.-C. Entre 1000 et 500 av. J.-C., deux foyers de production existaient, au Nord-Nigeria et Cameroun d’une part, dans la région des Grands Lacs d’autre part. Ces deux foyers apparaissent donc avant que la métallurgie du fer ne parvienne d’Anatolie en Égypte et en Afrique du Nord, ce que confirment du reste les différences entre les deux types de techniques.

À partir du début du premier millénaire avant l’ère commune, l’Afrique commence en revanche à interagir très régulièrement avec les autres continents. Deux sources extérieures de commerce sont incontestablement présentes. Au Nord, ce sont les Phéniciens puis les Grecs qui créent une dynamique tout à fait nouvelle sur la côte nord-africaine comme en Égypte. A l’Est, ce sont les Arabes, notamment de la côte yéménite, qui seront les acteurs déterminants sur les rives africaines de la mer Rouge et de l’océan Indien. Très différent du commerce dirigé par les souverains, l’échange devient dès cette époque une affaire de professionnels et d’aventuriers, de plus en plus indépendants des pouvoirs politiques et capables de fonder des colonies ou des cités commerciales très éloignées de leurs bases. La relative autonomie de ces dernières, tout comme leur pouvoir économique croissant, rendent les souverains territoriaux, petits ou grands, de moins en moins capables de traiter le commerce de longue distance comme une affaire contrôlée, mélangeant intérêt personnel et diplomatie. Dans ces conditions, les royautés ou États locaux se replient sur des formes de taxation de ce commerce tout en lui fournissant parfois des monnaies véhiculaires utiles.

En Afrique de l’Est, un port commercial important émergerait avec Rhapta, sur la côte tanzanienne actuelle. On y aurait échangé des perles de verre et des outils en fer importés contre de l’ivoire, des cornes de rhinocéros et des carapaces de tortue. Au premier siècle de notre ère, Rhapta était supervisé par le gouverneur de Mapharitis au Yémen. La taxation et la régulation du commerce dans cette cité étaient affermées à des marchands originaires du port de Mocha, souvent mariés à des femmes de la région. Le commerce transitant par ce port devait avoir des conséquences importantes jusque dans l’intérieur, notamment en permettant un apport en produits ferreux distinct de l’approvisionnement local. Mais les apports les plus fondamentaux allaient être ceux des populations d’origine malaise : installées sur la côte dès le premier siècle de l’ère commune, elle auraient ensuite migré vers Madagascar et auraient acclimaté beaucoup de plantes asiatiques (igname d’Asie, taro, banane, canne à sucre, entre autres – voir chronique du 19 avril 2010 sur ce blog) qui se diffuseront vers l’intérieur. Le poulet et le porc seraient deux autres apports particulièrement importants.

En Afrique du Nord-Est, ce sont d’abord les commerçants arabes qui agissent dans le Nord de la corne, y développent la culture de la myrrhe et de l’encens et en importent ivoire, corne de rhinocéros et carapaces de tortue. Là aussi, confrontés à un climat et des sols très proches de ceux de l’Arabie méridionale, ils s’établissent et s’allient souvent aux familles des chefs de clans traditionnels. Constituant des cités commerciales, leur influence s’étend à la diffusion de leur langue comme moyen de communication entre les ethnies locales, sans doute aussi de leurs institutions comme certaines conceptions de la royauté. C’est a priori une telle forme de pouvoir qui se met en place dans le royaume d’Aksoum, au Nord de l’Éthiopie et en Érythrée, au moins à partir du 1er siècle de notre ère. Les marchands d’Aksoum mettent fin à la rivalité qui existait jusqu’alors, notamment avec les commerçants de l’Égypte des Ptolémée. En établissant un seul port, Adulis, passage obligé des marchands étrangers, le royaume d’Aksoum se crée un quasi-monopole pour la vente de l’ivoire, peut-être aussi de l’or de la région du Nil moyen. Les taxes perçues permettent de financer l’armée et la construction de la capitale, l’influence du pouvoir Aksoumite s’étend très au Nord sur la côte de la mer Rouge, parfois mais de manière sporadique sur certaines parties de l’Arabie du Sud. Ce faisant, ils coupent au royaume de Méroé son accès traditionnel au débouché maritime.

L’Afrique du Nord est évidemment la partie du continent directement concernée par le commerce méditerranéen. Carthage serait fondée au 9e siècle avant l’ère commune par les Phéniciens, Cyrène au 8e par des Grecs. Le débouché maritime renforcerait le pouvoir des Garamantes, peuple libyco-berbère du Nord-Sahara, qui devait plus tard fournir ses fauves à l’Empire romain mais approvisionnait surtout les marchands méditerranéens en pierres précieuses. Si le commerce trans-saharien semble surtout occasionnel au premier millénaire avant notre ère, l’essor commercial aurait stimulé la formation d’États territoriaux importants dans le monde berbère, notamment le royaume numide (en Tunisie et Algérie orientale) et la Maurétanie (entre Maroc et Algérie occidentale). Avec l’avènement de l’Empire romain, ces régions, et plus particulièrement l’actuelle Tunisie, deviendront de véritables greniers à blé pour la ville de Rome. C’est aussi durant cette période que commence en Afrique du Nord l’utilisation du dromadaire comme source de viande, de lait et, évidemment, comme moyen de transport. Introduit de l’Arabie au premier millénaire avant l’ère commune, cet animal est ensuite progressivement utilisé pour les transports et détermine un pastoralisme nomade dès les débuts de notre ère.

Contrairement à toutes les régions que nous venons de voir, l’Afrique de l’Ouest semble, de son côté, avoir connu une révolution commerciale largement endogène. Le commerce des métaux en serait le moteur mais la vente de cotonnades serait aussi présente, dans la boucle du Niger comme dans le bassin tchadien. C’est de cette époque que daterait la constitution de villages d’artisans spécialisés, en connexion avec un marché urbain proche, dans la ville autour de laquelle, précisément, ces villages d’artisans se regrouperaient. La production artisanale pour ce marché aurait aussi déterminé la formation de castes professionnelles. Sur cette base, les produits auraient commencé à circuler sur de très longues distances, soit en remontant le fleuve Niger, soit par voie terrestre. Djenné, par exemple, constituait une plaque tournante pour l’or venu de l’Ouest, comme pour le cuivre arrivant par l’Est, tandis que la production locale de riz et de poisson, mais aussi alentours de sorgho et de mil, permettait aux commerçants de pratiquer aussi un trafic local. Et pour cette région, il semble clair que le commerce trans-saharien ne fonctionnait pas encore : pour ce qui est du transport de l’or, il ne commencerait véritablement qu’à partir de la fin du 3e siècle.

Au total, Ehret fait un bilan précis de la participation de l’Afrique aux échanges de longue distance dans une période où on ne l’attend pas. Et il nous démontre au passage, avec l’essor commercial endogène à l’Ouest, l’importance du royaume d’Aksoum ou les trafics de la côte Est, avec l’influence malaise au Sud-Est et à Madagascar, la montée en puissance du monde berbère au Nord, que le continent africain est loin d’être resté passif à cette époque, reformulant les influences étrangères et s’appuyant sur les atouts méditerranéens ou arabes pour s’intégrer à l’économie globale.

EHRET Christopher [2002], The Civilizations of Africa: A History to 1800, University Press of Virginia, Charlottesville.

Afrique : un continent au centre de l’histoire mondiale

« Vous étudiez l’histoire africaine ? Mais qu’en sait-on avant l’arrivée des Européens ? Il y a donc des sources ? » Ces questions, combien de fois Catherine Coquery-Vidrovitch les a-t-elle entendues ? Sans compter les innombrables clichés, assenés par ceux qui vont admettre que si les Africains ont une histoire, elle serait « marginale » voire « cyclique » – opposée ainsi à une « vraie » histoire, sous-entendue « centrale » et « linéaire », bref occidentale.

L’auteure est catégorique : l’Afrique est une « extraordinaire terre de synthèse, pétrie d’histoire ». Mieux même, cette histoire, « la plus longue de toutes » puisque l’Afrique est le berceau de l’humanité, a été, demeure et restera au cœur du récit mondial. La démonstration, qui entend résumer un demi-siècle de travaux fondamentaux sur la question, occupe un peu plus de 200 pages aussi concises que stimulantes.

En ce qui concerne les sources, Coquery-Vidrovitch souligne que les Égyptiens, les Grecs, les Romains et les Arabes ont laissé une multitude de témoignages. Elle s’insurge surtout contre le lieu commun qui ferait rimer histoire et écriture alors que les travaux des chercheurs africains, devenus majoritaires sur ce sujet, dégagent une vision plus globale de l’histoire, enrichie des apports de l’anthropologie, de l’archéologie, de la paléobotanique, de la linguistique ou de la génétique des populations.

Quatre phases, beaucoup de questions…

L’histoire de l’Afrique peut schématiquement s’appréhender en quatre phases : la période antérieure aux traites négrières ; celle des traites ; la période coloniale (une parenthèse dans le temps long, nombre d’Africains l’ayant traversée de son début à sa fin) ; et celle des indépendances. Les deux phases intermédiaires, traites et colonies, dramatiques, ont conféré à ce continent une relative unité, même si les types très divers de sociétés et d’environnements ont abouti à des trajectoires distinctes. Cette histoire est traversée de pourquoi : « Pourquoi les Africains furent-ils les derniers à connaître une économie d’investissement et de production ? Pourquoi tant de commerces transcontinentaux (sel, or, fer, ivoire, etc.) se sont-ils effondrés au lieu de générer des activités productrices ? Pourquoi de belles civilisations anciennes (Nok, Ifé, Zimbabwe…) ont-elles disparu en laissant si peu de traces ? Pourquoi la situation actuelle est-elle aussi tragique, et pourquoi l’avenir demeure-t-il si inquiétant ? »

Les réponses qu’apporte Coquery-Vidrovitch mobilisent plusieurs approches. Elle souligne ainsi que les données environnementales sont peu favorables : les terres sont en général pauvres, les sécheresses persistances, et les maladies semblent avoir joué un rôle crucial dans l’évolution des sociétés. Outre le paludisme, on peut citer l’onchocercose, maladie transmise par un moustique et entraînant la cécité, qui explique peut-être la réticence ancienne des populations à installer leurs villages à proximité des rivières, justifiant ainsi l’absence surprenante de l’usage de techniques d’irrigation à grande échelle.

La préhistoire de l’homme, faut-il le rappeler ?, commence en Afrique. La fin de l’apartheid sud-africain, régime politique « soucieux de cacher tout ce qui pouvait mettre en doute l’“antériorité” supposée des Blancs dans le pays », a permis ainsi de redonner son importance au site de Blombos. Y sont attestées ce qui pourraient être les premières manifestations artistiques de l’humanité – on y a découvert des parures de coquillages remontant à plus de 70 000 ans, soit 40 000 ans avant que soient peintes les parois de la grotte Chauvet – ; et aussi les premières traces, à la même époque, d’une innovation technique majeure de l’industrie lithique, la retouche par pression, dont on faisait remonter l’invention à la préhistoire européenne d’il y a 20 000 ans.

L’Afrique, trésorière de l’Eurasie

Il n’est pas évident que plus tard, l’industrie du fer ait été en retard par rapport au reste du monde : ce métal était exploité dès le 7e siècle avant l’ère commune sur les rives du Niger comme autour des Grands Lacs. Et son commerce généra, avec celui du sel, des circuits commerciaux transcontinentaux d’ampleur. Le commerce le plus important fut celui de l’or. Jusqu’à la conquête espagnole de l’Amérique latine, l’Afrique en fut de très loin le plus gros exportateur mondial. Les royaumes du Mali, du Ghana, du Songhaï nourrirent via le Sahara l’essor monétaire des Empires musulmans et byzantin. Quant à la cité-État de Zimbabwe, entre les 11e et 15e siècles, son or circulait dans toute l’Asie ; des porcelaines chinoises ont été exhumées des ruines de la ville. Et ce fut autant pour les épices que pour le précieux métal, qui finança les expéditions vers le Brésil, que les Portugais cabotèrent le long des côtes africaines aux 15e et 16e siècles.

À ce moment-là, la population africaine comptait pour 20 % environ de la population mondiale. Si peu d’Africains eurent l’occasion de voir des Blancs (ceux-ci se cantonnant à des contacts côtiers), ils s’enrichirent pourtant des apports de la première mondialisation : maïs, manioc et haricots, venus du Nouveau Monde, se propagèrent progressivement, autorisant de meilleurs rendements agricoles.

Mais l’essor démographique qui aurait pu en résulter se retrouva brisé net par la montée en puissance du commerce esclavagiste. D’abord interne aux sociétés d’Afrique, caractérisées en plusieurs régions par un niveau très élevé d’inégalité sociale, la traite est attestée depuis le 7e siècle vers le monde musulman. Au début des Temps modernes, l’Europe vient se greffer sur ces circuits, et sa demande favorise l’émergence en Afrique d’États puissants – dont l’urbanisme provoque l’admiration des voyageurs portugais –, capables de razzier leurs voisins, de capturer des populations en masse et de les vendre. Le processus est corrélé à une stagnation démographique. Quelque 11 millions d’esclaves partent vers les Amériques, mais aussi les îles européanisées de l’Atlantique ou de l’Océan Indien. S’y ajoutent, sur une période plus longue, 5 à 10 millions de déportés à travers le Sahara, et 5 à 6 millions vers le Moyen-Orient. Si on admet qu’un esclave sur deux était vendu à bon port (l’autre mourant en route), le déficit démographique direct total est au minimum de 50 millions en l’espace de dix siècles, avec un sommet atteint aux 18e et 19e siècles.

L’acteur majeur de la naissance du capitalisme ?

Une précieuse carte, p. 116, montre les traites négrières aux 18e siècle. Elles sont internes au continent – les royaumes négriers consomment aussi bien qu’ils exportent –, et externes, vers les Amériques, l’Asie et le Moyen-Orient. Nous sommes là loin d’un commerce limité à une aventure triangulaire, qui verrait les bateaux partir d’Europe chargés de verroterie et de fusils, troquer leur cargaison contre le bois d’ébène avant d’aller vendre les esclaves au Nouveau Monde et de revenir à leurs ports d’attache chargés de la précieuse mélasse sucrée. Ce circuit exista, mais en volume, il était inférieur au commerce en droiture connectant directement le consommateur (les grandes plantations brésiliennes) au fournisseur africain. La carte montre d’abord des circuits mondialement intégrés : les Portugais commenceront par importer des esclaves d’Asie au moment de fonder leurs chapelet de forts côtiers, et des gens seront capturés alternativement, entre deux évasions, pour être déportés soit vers l’Atlantique, soit vers l’océan Indien, en fonction des besoins commerciaux des royaumes négriers.

Et Coquery-Vidrovitch de se référer malicieusement à Marx : si on admet que le capitalisme, c’est la force de travail, alors l’Afrique, qui exporta sa force de travail dans le monde entier, fut l’acteur majeur de la naissance du capitalisme. Le continent paya le prix du sang : les traites négrières brisèrent le lent processus d’augmentation démographique jusque-là commun à l’humanité entière, qui se prolongea dans le reste du monde (exception dûment faite des populations indigènes d’Australie et des Amériques, balayées par le typhon épidémiologique consécutif à l’arrivée européenne).

Le désastre colonial

Envisagée depuis l’Afrique, la colonisation par les puissances européennes fut un désastre absolu. Initiée timidement dès le 15e siècle avec l’installation de forts côtiers servant d’escales sur la route des Indes, elle prend un premier élan avec la conquête de l’Afrique du Sud par les Hollandais, et atteint son apogée avec la course à la conquête à laquelle se livre toute l’Europe au 19e siècle. La colonisation entraîne un effondrement démographique, dans le prolongement de la stagnation initiée par les traites négrières : au milieu du 20e siècle, la population africaine ne compte plus que pour 9 % de la population mondiale. L’explosion démographique d’aujourd’hui, qui devrait faire dans les prochaines décennies de l’Afrique le continent le plus peuplé du monde, est la conséquence de cette histoire.

Jusqu’à l’irruption des conquérants européens, les foyers de grandes endémies étaient relativement localisés. L’essor des déplacements de population, justifiés à la fin du 19e siècle par l’accaparement des meilleures terres par les Blancs afin de produire des monocultures d’exportation, et au début du 20e par le recours au travail forcé pour mettre en œuvre ces monocultures, fait le bonheur de la mouche tsé-tsé ou de la fièvre jaune, rejointes par les maladies d’importation : rougeole, variole, poliomyélite et maladies vénériennes. Ces dernières prospèrent suite à la présence, variable selon les régions, de règles matrimoniales favorisant le partage et la transmission des femmes.

Le cas le plus édifiant reste celui de la peste bovine. Venue des steppes russes via l’Égypte, l’épizootie décime le cheptel d’Afrique orientale, affame les populations et affecte probablement leur capacité de résistance aux conquêtes coloniales de la seconde moitié du 19e siècle. Le bouleversement des techniques agricoles rompt également le fragile équilibre écologique établi de longue date par les communautés rurales, sur la base du semi-nomadisme et de la jachère, et stérilise de nombreux sols.

La pénétration européenne ne fut pas, comme on le croit trop souvent, une promenade de santé. Des empires éphémères et parfaitement modernes, s’appuyant parfois sur de grandes idéologies religieuses, s’opposèrent aux conquérants avec des succès transitoires. Des identités se forgèrent, aujourd’hui posées comme allant de soi : Hutus et Tutsis au Rwanda, Peuls en Afrique occidentale… Ces cultures perçues comme multiséculaires furent des produits de la rencontre entre Europe et Afrique, chaque partie surinterprétant les renseignements fournis par l’autre afin de forger des histoires nationales et ethniques. Les catégorisations issues de ces dernières rythment l’histoire immédiate du continent.

Au terme du parcours, force est de constater que la démonstration a fait mouche. Par l’or ou les esclaves, les cartes du commerce mondial sur la longue durée montrent bien une Afrique au cœur. Nombre de processus sont disséqués au passage, qu’ils soient sociaux, religieux, économiques, géographiques, politiques, identitaires, agricoles, épidémiologiques… L’essai, mené à petite échelle, n’est pas sans évoquer Le Carrefour javanais [LOMBARD, 1999]. Convaincant, il devrait dissuader à l’avenir de parler d’un continent sans histoire.

La conclusion, que Coquery-Vidrovitch laisse à Achille Mbembe, peut se lire comme mêlant optimisme et pessimisme : « Le temps de l’Afrique viendra. Il est peut-être proche. Mais, pour en précipiter l’avènement, on ne pourra guère faire l’économie de nouvelles formes de luttes. »

COQUERY-VIDROVITCH Catherine [2011], Petite histoire de l’Afrique. L’Afrique au sud du Sahara de la préhistoire à nos jours, La Découverte.

LOMBARD Denys [1995, rééd. 2004], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, 3 tomes, Éditions de l’EHESS.

Les Austronésiens et l’apport de plantes cultivées d’Asie du Sud-Est en Afrique de l’Est et à Madagascar

L’expansion austronésienne dans le Pacifique, à partir du milieu du 2e millénaire av. J.-C., est un fait relativement bien connu. En revanche, les mouvements austronésiens vers l’ouest de l’océan Indien et leur rôle dans la diffusion de diverses plantes cultivées sont souvent ignorés.

Blench [2009] a postulé l’arrivée en Afrique, dans la première moitié du 1er millénaire av. J.-C., de trois plantes à multiplication végétative : le bananier, le taro et la grande igname Dioscorea alata L. L’ancienneté de l’arrivée du bananier en Afrique (il s’agirait de plantain, hybride Musa balbisiana x Musa acuminata, de type génétique AAB) est révélée par la trouvaille de phytolithes du genre Musa au Cameroun dans des fosses à ordures datées entre 840 et 350 av. J.-C. Les données génétiques montrent que ces bananiers ne sont pas venus de l’Inde : des Austronésiens ont dû apporter la plante, probablement sur les côtes d’Afrique de l’Est, la route suivie vers l’Afrique de l’Ouest restant mystérieuse. Des bananiers triploides AAA sont par ailleurs d’introduction ancienne en Afrique de l’Est.

La mise en place d’un système-monde afro-eurasien au tournant de l’ère chrétienne s’accompagne de nouveaux mouvements austronésiens vers l’ouest de l’océan Indien. Ces Austronésiens apportent des bananiers de types AA, AAA, AB, AAB, et ABB [Blench 2009]. D’autres plantes arrivent sans doute à cette époque, ainsi le riz et le cocotier. Le témoignage de Pline [livre XII, parag. XLII-XLIII] qui parle de l’apport de cannelle sur la côte somalienne par des navires qui “mettent au moins cinq ans pour revenir [dans leur pays]” semble faire référence à des voyages austronésiens.

Le peuplement des Comores et de Madagascar par des Austronésiens – parlant une langue barito-sud-est du Sud de Kalimantan, d’après les caractéristiques de la langue malgache – serait intervenu un peu plus tard. Adelaar [2009] voit ces Austronésiens comme des marins en situation de dépendance par rapport à des maîtres de navires malais, arrivés au début de la formation de « l’empire » de Srîwijaya (7e siècle)[1]. Je considère pour ma part l’expansion malaise comme une cause possible d’un départ volontaire de ces pré-Malgaches, à une époque soit antérieure à Srîwijaya, soit contemporaine de sa formation [Beaujard, 2010] (on sait par les historiens arabes Balâdurî (9e siècle) et al-Tabarî (9e-10e siècle) que des « Sumatranais » appelés Sayâbiga (de Sâbag = Zâbag[2], « Javaka » par un intermédiaire tamoul Shâvaka) étaient par ailleurs installés avant l’islam dans le Sind : des voyages austronésiens se poursuivaient donc vers l’ouest de l’océan Indien).

Les premiers migrants à Madagascar comprenaient sans doute à la fois des hommes et des femmes [Hurles et al., 2005]. Ils apportaient avec eux des plantes cultivées, sur lesquelles l’archéologie ne fournit aucune donnée. La linguistique permet cependant d’identifier quatre plantes venues avec ces premiers Austronésiens : le riz (Oryza sativa L.), la grande igname, le cocotier et le safran d’Inde.

Le riz, essartage et riziculture humide

Les premiers migrants fabriquaient des outils en fer et possédaient des techniques de riziculture humide et de riziculture sèche, ce que l’on perçoit par la linguistique, mais aussi les pratiques agricoles et rituelles. Les étymologies des termes relatifs à la riziculture, soit hérités du proto-austronésien (PAN) ou du proto-malayo-polynésien (PMP), soit empruntés à des langues de l’Insulinde, révèlent les origines géographiques diverses des migrants et traduisent des introductions multiples au fil du temps. Le riz devait être cultivé en saison chaude (saison des pluies) à la fois sur essart et sur les bords des marais ou des rivières. Il ne s’agit pas encore de rizières aménagées : arrivés à Madagascar sans le bœuf, qui piétine aujourd’hui les rizières, les migrants auraient dû investir beaucoup d’énergie pour travailler le sol à la bêche.

Dans tout Madagascar, le mot vary désigne à la fois la plante, le paddy et le riz cuit. Il a été rapproché de langues de Kalimantan où on trouve bari, « riz cuit ». Certaines cérémonies sur essart évoquent de façon très précise des rituels des essarteurs de Kalimantan et des idées relatives à l’« âme » du riz, idées aujourd’hui presque disparues à Madagascar. Le vocabulaire de la riziculture humide est d’origine insulindienne, mais montre quelques termes venus de l’Inde, par l’Insulinde, fait qui semble correspondre à de nouveaux apports austronésiens à Madagascar intervenus au 2e millénaire. Différents des rituels sur essart, les rituels sur rizières humides mettent en œuvre des symboliques observées dans les cérémonies comportant un sacrifice de zébu, qui expriment une stricte différenciation sociale.

Les données linguistiques malgaches montrent que l’île a connu de multiples introductions de riz, d’origines diverses, à différents moments de son histoire. De nombreux termes apparaissent venus d’Afrique de l’Est et des Comores, à des époques difficiles à déterminer. Peut-être la riziculture était-elle moins importante que la culture de tubercules, mais sans doute y avait-il des pratiques agricoles diverses dès l’aube du peuplement.

La grande igname

La « grande igname » constituait une culture majeure des anciens Malgaches. Son nom est hérité du PMP. Des témoignages des 17e et 18e siècles montrent l’existence d’une technique particulière qui permettait d’obtenir des ignames de très grande taille, pratique bien connue aujourd’hui encore en Mélanésie, mais qui devait exister jadis en Indonésie orientale. Cette technique a peut-être été introduite dans la Grande Île après les premières arrivées (au 13e, 14e ou 15e siècle ?).

Globalement aujourd’hui, les tubercules (igname, taro, et les plantes américaines : manioc, patate douce) se trouvent symboliquement dévalorisés, classés dans une catégorie « noire » (et reliés aux autochtones et aux dépendants), en opposition au riz, aliment « blanc », associé au roi et aux nobles. La culture des ignames ne donne plus lieu à aucun rituel. L’arrivée vers le 13e-14e siècle d’Indonésiens qui initient le développement d’une riziculture humide intensive en même temps que celui de systèmes royaux fortement hiérarchisés semble à l’origine de cette dévalorisation générale des plantes « noires » et à celle de la divinisation du riz.

Le cocotier

Le terme malgache pour le cocotier et sa noix est généralement voanio, qui étymologiquement – voa/nio – signifie « fruit du cocotier ». Nio dérive du PMP. On peut supposer que les anciens Malgaches utilisaient pour leurs navires les fibres du cocotier de la même manière que les marins de tout l’océan Indien, mais les techniques de fabrication des bateaux cousus se sont perdues, sauf – dans une certaine mesure – pour le Sud-Est, où on les connaissait encore au 19e siècle.

Le safran d’Inde

Le safran d’Inde, Curcuma domestica Val. (famille des Zingibéracées) porte dans toute l’île le nom tamotamo, qui dérive probablement du malais banjarais tamo (Sud de Kalimantan). Comme en Asie du Sud-Est, le safran d’Inde est utilisé comme condiment, comme plante tinctoriale, mais surtout dans le domaine médico-religieux (le Curcuma est une plante protectrice, liée à la terre).

La rencontre entre Africains et Austronésiens

Porteurs d’un savoir agricole de zones tropicales humides, les Austronésiens mirent en valeur les régions les plus arrosées de l’île (côtes Nord et Est), mais aussi très tôt sans doute une partie des Hautes Terres, l’époque de leur arrivée en Imerina (7e-8e siècle ?) demeurant toutefois débattue. Des migrants bantous vont par ailleurs occuper d’autres espaces, vers la fin du 1er millénaire, avec l’essartage de régions plus sèches de la côte Ouest (les transformations du couvert végétal dans le Nord-Ouest malgache vers le 9e ou 10e siècle pourraient correspondre à l’introduction du bétail par ces Bantous). Ils apportent des espèces africaines adaptées aux conditions de ces zones : le sorgho et des légumineuses – voème Vigna unguiculata (L.) Wal., et pois bambara Vigna subterranea (L.) Verdc. La rencontre entre Bantous (et Arabo-Persans ?) et Malgaches dans la dernière partie du 1er millénaire donne lieu à une première phase de métissage, aux Comores (culture Dembeni) [Wright, 1984 ; Allibert et Argant, 1989] et dans le Nord de Madagascar. L’ensemble de plantes et de techniques dont disposent les populations d’agriculteurs explique que les signes d’activité humaine s’étendent ensuite rapidement à toutes les régions de la Grande Île.

Des migrations venant de la côte africaine se poursuivent – jusqu’au 19e siècle –, parallèlement à de nouvelles arrivées austronésiennes (supra). Elles entraînent l’introduction de plantes d’origines asiatique, africaine et indienne. Le bananier pourrait ainsi avoir été apporté par les premiers Bantous ; le nom malgache courant est akondro, dérivé du swahili. Il en est de même pour le taro, dont le nom peut être rapproché de termes trouvés en ki-Pemba (île de Pemba), et en ki-Gunya (Kenya). Un bananier « sauvage » du type Musa acuminata, apparenté à un sous-groupe de Java, dont les fruits portent des graines, a été trouvé à Pemba, où il a dû être apporté par des Austronésiens, à une époque non déterminée. Un bananier à graines a également été signalé sur la côte Nord-Est de Madagascar. Des arrivées austronésiennes du 2e millénaire introduisirent le terme fontsy (du PMP *punti, bananier), qui fut reporté sur le ravenale (« arbre du voyageur ») sur la côte Est malgache, puis désigna dans certaines régions, le bananier (le mot akondro s’était imposé presque partout). Le bananier Musa textilis Née, originaire des Philippines, qui fournit des fibres appréciées, était par ailleurs présent sur les Hautes Terres malgaches, où l’époque de son arrivée  – au 2e millénaire sans doute – est difficile à préciser. Les Africains, de même sans doute que des Indonésiens, introduisirent à Madagascar différents Citrus de l’Asie du Sud-Est et réintroduisirent le riz. La diversité des plantes cultivées malgaches fait ainsi écho à la complexité du peuplement et des métissages culturels observés.

ADELAAR, K. A.,[1995], « Malay and Javanese Loanwords in Malagasy, Tagalog and Siraya (Formosa) », Bijdragen tot de Taal-, Land- en Volkenkunde, pp. 50-66.

ADELAAR, K. A. [2009], « Towards an integrated theory about the Indonesian migrations to Madagascar », in : Ancient human migrations : a multidisciplinary approach, P. N. Peregrine, I. Peiros et M. Feldman (éds.), Salt Lake City, University of Utah Press, pp. 149-172.

ALLIBERT, C. [2007], « Migration austronésienne et mise en place de la civilisation malgache. Lectures croisées : linguistique, archéologie, génétique, anthropologie culturelle », Diogène, pp. 6-17.

ALLIBERT, C. et ARGANT, A. et J. [1989], « Le site archéologique de Dembeni (Mayotte), Archipel des Comores », Études Océan Indien, 11, pp. 61-172.

BEAUJARD, P. [2003], « Les arrivées austronésiennes à Madagascar : vagues ou continuum ? », Études Océan Indien, 35-36, pp. 59-147.

BEAUJARD, P. [2010], à paraître, « The first migrants in Madagascar and their introduction of plants ».

BLENCH, R. [2009], « Bananas and Plantains in Africa : Re-interpreting the linguistic evidence », Ethnobotany Research & Applications, 7, pp. 363-380.

BLENCH, R. [2010] à paraître, « New evidence for the Austronesian impact on the East African coast », in : Global origins and the development of seafaring (Proceedings of the Conference held in Cambridge, 19th-21st september 2007), C. Anderson, J. Barrett et K. Boyle [éds.], Cambridge, McDonald Institute Monographs

HURLES, M. E., SYKES, B. C., JOBLING, M. A. et FORSTER, P. [2005], « The Dual Origin of the Malagasy in Island Southeast Asia and East Africa : Evidence from Maternal and Paternal Lineages », The American Society of Human Genetics, 16, pp. 894-901.

MBIDA, M. C., DOUTRELEPONT, H., VRYDAGHS, L., SWENNEN, R. L., SWENNEN, R. J., BEECKMAN, H., DE LANGHE, E. A. L., et DE MARET, P. [2001], « First archaeological evidence of banana cultivation in central Africa during the third millennium before present », Vegetation History and Archaeobotany, 10 (1), pp. 1-6.

WRIGHT, H. T. [1984], « Early Sea-farers of the Comoro Islands : the Dembeni Phase of the IXth-Xth Centuries AD », Azania, XIX, pp. 13-5


[1] Pour Adelaar, qui reprend ici l’idée de Deschamps, ces Austronésiens pourraient en outre être venus de la côte est-africaine à Madagascar, accompagnés d’Africains (cf. aussi R. M. Blench [2009, et 2010]). Mais comment expliquer alors l’absence de poterie Tana à impressions triangulaires (TIW de F. Chami) à Madagascar (sauf dans la vallée de la Menarandra, dans l’extrême Sud de Madagascar, dans l’état actuel des recherches) ? Caractéristique des sites swahili entre 7e et 10e siècles, cette poterie est en revanche présente aux Comores. Si Adelaar estime que les mots malgaches relatifs aux directions de l’espace et à la navigation sont à rapprocher du malais, j’ai indiqué que l’on peut en fait distinguer plusieurs strates linguistiques et qu’une partie des termes malais pourrait être arrivée après les premiers locuteurs Barito-Sud-Est [Beaujard  2003]. Adelaar [1995] a montré que le malgache renfermait un certain nombre de termes empruntés au malais, au javanais, et à des langues de Sulawesi Sud.

[2] Les textes arabo-persans désignent sous le nom de Zabag le royaume sumatranais de Srîwijaya, mais aussi parfois l’île de Java.

Islamisation et constitution des élites africaines (8e-16e siècles). Note sur l’œuvre inachevée de Pierre-Philippe Rey

Sous l’impulsion de l’anthropologue marxiste Claude Meillassoux [1971], les études africanistes françaises ont profondément renouvelé dans les années 1970 l’abord des sociétés ouest-africaines et la question de leur historicité. Les travaux de Jean-Loup Amselle, Jean Bazin, Jean Copans, Catherine Coquery-Vidrovitch ou Emmanuel Terray ont en effet réarticulé les dynamiques endogènes des sociétés locales aux interconnexions économiques, politiques, religieuses et linguistiques déployées à l’échelle régionale, voire intercontinentale depuis l’Afrique occidentale. Les changements structurels sont alors apparus comme indissociables du commerce lointain d’esclaves, de produits vivriers (riz, igname, mil) et de biens précieux (or, cola, sel, textiles) entrepris par les diasporas marchandes berbères, mandingues ou européennes. Les processus d’étatisation, d’urbanisation et de marchandisation des sociétés ouest-africaines se sont ainsi avérés partie prenante aussi bien de la colonisation occidentale que de l’expansion pluriséculaire de l’islam en Afrique noire. Les transformations évolutives des formations politiques ont révélé alors des oscillations cycliques entre les confédérations de villages ou de tribus, les chefferies, les royautés et les grands empires. Une histoire globale de l’Afrique s’est ainsi esquissée au croisement des recherches ethnographiques et historiographiques.

Issus de cette veine africaniste, les travaux de Pierre-Philippe Rey* [1971 ; 1973] ont pris une inflexion singulière dans les années 1980, après s’être initialement intéressés aux modalités d’incorporation des sociétés d’Afrique équatoriale au système capitaliste contemporain (par la mise en exergue notamment de l’impact de la monétarisation des transactions matrimoniales sur la constitution d’un marché du travail et de produits vivriers au Congo). Pierre-Philippe Rey s’est lancé en effet dans un vaste et ambitieux projet de recherche qui, s’il n’a à ce jour abouti à aucune publication majeure, n’en a pas moins entraîné tout un ensemble de thèses universitaires, de séminaires de recherche, et de missions de terrains et de recueil d’archives et de documents d’époque, dont les quelques textes parus de sa main en 1989, 1994, 1998 et 2001 dans des ouvrages collectifs, certes secondaires (hommages académiques, numéros spéciaux de revues locales, publications grand public de l’Unesco), donnent cependant un aperçu suffisamment significatif pour être présenté et diffusé au regard de l’importance des deux idées centrales qui y sont exposées et défendues dans toute leur originalité heuristique.

Ce projet a cherché en effet à décrire et rendre intelligible sur des bases marxistes et hégéliennes le double processus d’islamisation et de rationalisation ayant touché conjointement l’Afrique du Nord et de l’Ouest entre le 8e et le 16e siècle. Son fil conducteur a été de s’intéresser en priorité aux « subjectivités collectives des classes dominantes africaines », c’est-à-dire aux projets de société qui ont été concrètement mis en œuvre par les élites dirigeantes et entrepreneuriales d’un bout à l’autre du Maghreb et de l’Afrique noire occidentale. L’unification culturelle de cet espace régional, tant sur le plan alimentaire, vestimentaire qu’architectural, accompagna ainsi l’affrontement de deux stratégies majeures au sein d’une seule et même « classe dominante » convertie à l’islam. Ces élites africaines participèrent en effet durant plus d’un millénaire à la propagation de l’islam et à la conversion éventuelle des populations locales, sur la base de deux stratégies radicalement opposées, tant au niveau des objectifs poursuivis en matière d’organisation de la production, de la distribution et de la consommation des richesses, que des choix valorisés quant à la constitution d’organisations politiques gouvernementales spécifiques. Selon Pierre-Philippe Rey, le premier type de stratégie fut élaboré dans le cadre de la doctrine khâridjite (essentiellement dans sa version ibadite) [1], tandis que le second relevait aussi bien de la doctrine sunnite que chiite.

La première idée centrale de cet africaniste découle ainsi d’une prise de position originale dans le débat sur l’islamisation de l’Afrique occidentale. La position dominante [Levtzion & Pouwels, 2000], tout en reconnaissant l’implication antérieure des tribus berbères sufrites et ibadites entre le 8e et le 11e siècle dans l’ouverture de routes commerciales transsahariennes et la construction de mosquées dans les villes marchandes des royaumes du Bilal-al-Sudan, attribue au mouvement almoravide et aux Arabes nomades sunnites l’islamisation de l’Afrique noire et notamment la création d’une diaspora mandingue convertie à l’islam au 11e siècle. Dans cette perspective, quel que soit le nombre antérieur de populations gagnées à l’islam par la « secte des sortants » (khâridjites), l’école malékite en Afrique du Nord et de l’Ouest, l’école shaféite en Afrique de l’Est, sont supposées avoir toutes deux monopolisé à l’échelle régionale au 2e millénaire les chemins de l’arabisation et de la conversion à l’islam parmi les sociétés subsahariennes, en liaison avec l’expansion des confréries soufies à partir du 13e siècle [2].

C’est à l’encontre de ce scénario historique que Pierre-Philippe Rey mobilise deux séries de faits et d’arguments. Il existe en effet des sources méconnues, telles les anciens livres de la secte d’al-Ibadiya, qui témoignent de relations durables établies entre les imamats khâridjites de Tripoli (756-761), de Tahert (776-909), de Sijilmasa (757-950) et les formations politiques du Bilal-al-Sudan, principalement celles du Ghana, de Gao et du Kanem [Lewicki, 1962] [3]. Ces relations, par le biais des ambassades, mais aussi par l’intermédiaire des échanges commerciaux (or et esclaves) le long des pistes Tahert-Sijilmasa-Awdagast-Gana à l’ouest, Tahert-Ouargla-Tademekka-Gao au centre et Tripoli-Zawila-Kawar-Kanem à l’est, ont entraîné l’islamisation d’une partie des populations sahéliennes intégrées à ces réseaux, et plus particulièrement celle des groupes soninké présents entre Awdagast et Gana [4].

clip_image002

Figure 1- Les pistes caravanières vers le Bilal-al-Sudan, d’après Tadeusz Lewicki (1962)

Mais de surcroît, une relecture attentive des sources historiques connues, telles les chroniques des villes et les Voyages d’Ibn Battûta, établit l’existence entre le 11e et le 16e siècle d’un conflit et d’un affrontement récurrents des formes d’islamisation khâridjite, sunnite et chiite dans toute l’Afrique du Nord et de l’Ouest, mais aussi sur les côtes orientales africaines [Horton & Middleton, 2000]. Loin de s’être effacée à l’arrivée des Almoravides, des lignages sharifiens ou des confréries soufies, l’influence de la branche ibadite de l’islam khâridjite a perduré et s’est renforcée, aussi bien sur le littoral swahili (où Rafael da Conceiçao remarque qu’en dépit de son retrait éventuel du jeu économique et politique, les imams de Cabo Delgado, des Comores, de Zanzibar et de l’archipel de Lamu continuent d’être formés à Oman), que plus spécifiquement en Afrique occidentale, du fait de l’expansion de la diaspora marchande soninké à partir de la ville ibadite d’Awdagast au 11e siècle, et de l’échec relatif par ailleurs de la révolte berbère nekkariste au Maghreb menée par Abu Yazid contre les Fatimides au 10e siècle. Ainsi, l’islamisation des sociétés ouest-africaines par cette diaspora soninké – dénommée wangara par les géographes berbères et arabes –, au gré de ses migrations et implantations vers le sud-est (les Juula en zone malinké, les Yarse en pays mossi, les Hawsa dans les cités-États de Kano et Katsina…), s’est-elle opérée dans un rapport ambivalent au khâridjisme ou au sunnisme, selon la nature des rapports géopolitiques en jeu dans le contrôle des pistes caravanières (l’or étant soit destiné au Maroc malékite, soit aux villes et oasis ibadites, mozabites et nekkaristes du Maghreb oriental) [5]. Nombre de chroniques citadines (Kano, Katsina, Tademekka, Tumbuktu, etc.) mentionnent de la sorte une double islamisation consécutive à l’arrivée dans un premier temps de Wangara ibadites, et dans un second temps de Wangara malékites. Si un roi du Mali est converti à l’ibadisme à la fin du 12e siècle par un ascendant d’Al-Dardjini, le mansa Kankan Musa parti en pèlerinage à la Mecque au 14e siècle se reconnaît dans l’école juridique malékite. De même que le fondateur ibadite de l’Empire songhay (Sonni Ali) est détrôné par l’Askya Mohammed malékite appuyé par les tribus berbères Masufa contre lesquelles conspirent certains groupes juula [6]. C’est d’ailleurs pourquoi, soutient Rey, le contenu doctrinal de l’Islam juula professé par El Hadj Salim Suware au 15e siècle est si proche de l’ibadisme et est diffusé en priorité par les savants et lettrés musulmans disciples de Suware fuyant les ulemas de Tumbuktu après la prise de pouvoir de l’Askya Mohammed[7].

Aussi, ce qui structure véritablement au 2e millénaire l’histoire des principales formations politiques africaines occidentales (Ghana, Kanem, Mali, Songhay, cités hawsa et touareg, etc.), et orientales (Zimbabwe, Oman, cités swahili), ce sont les relations de compétition et de coopération de ces différentes élites islamisées pour le contrôle régional des routes commerciales et des technologies de production, de destruction et de communication. Les élites africaines subsahariennes se retrouvent ainsi de fait positionnées à l’interface des réseaux khâridjites, chiites et sunnites dans le commerce de l’or en provenance du Bilal-al-Sudan, de Nubie ou du grand Zimbabwe. La thèse centrale de Pierre-Philippe Rey est que les « luttes et les alliances entre ces fractions de classe dominante » sont à l’origine durant ce demi-millénaire de l’historicité des sociétés africaines, et se configurent selon deux types de stratégies radicalement opposées.

La première est propre au fonctionnement des réseaux musulmans ibadites, et est relative à la constitution de « fractions de classe hégémoniques », qui privilégient l’accumulation de l’or (thésaurisé en vue de l’accomplissement des idéaux de la secte), la transformation du monde matériel et l’exploitation de ses ressources, grâce à l’encouragement du progrès technique et scientifique et l’utilisation à ces fins des « classes dominées » – principalement les populations réduites en esclavage – (l’équivalent de ce que Marx appelle la soumission réelle des procès de travail, avec à la clef une transformation des rapports sociaux et des forces productives). Inversement, la seconde est propre aux réseaux musulmans sunnites (mais aussi chiites), et est relative à la constitution de « fractions de classes régnantes », qui privilégient la centralisation du pouvoir politique et le contrôle des populations sous leur gouvernement en utilisant à ces fins le monde matériel, les technologies et les ressources disponibles (ce que Marx appelle la soumission formelle des procès de travail). Si les élites portées par les réseaux ibadites jouent ainsi un rôle historique majeur dans l’ouverture de nouvelles routes commerciales caravanières et maritimes dans le Sahara et l’océan Indien et la diffusion du progrès scientifique et technique, les élites intégrées aux réseaux sunnites et chiites jouent un rôle non moins crucial dans le processus régional d’étatisation et la construction des grands empires subsahariens, en diffusant notamment les idéologies centralisatrices originaires de Mésopotamie.

Les élites ibadites ont ainsi construit en priorité leur statut sur le développement et la diffusion des savoirs et techniques nécessaires à l’aménagement et à la transformation des grands espaces maritimes et désertiques propices au commerce de longue distance. Elles ont ainsi encouragé l’urbanisation et le peuplement du Sahara et du Sahel (grâce au système d’irrigation des foggaras et aux oasis artificiels [8]), tout comme elles ont poussé à la maîtrise de la navigation et à la construction d’architectures portuaires et religieuses en Méditerranée (mozabites maghrébins), sur la mer Rouge et dans l’océan Indien (ibadites yéménites, omanais et zanzibarites [9]). Elles se sont impliquées directement dans les innovations technologiques, liées par exemple à l’extraction minière aurifère ou bien encore à la filature, au tissage et à la teinture du coton. Elles ont ainsi été à l’origine des premiers programmes de scolarisation, par la création notamment de réseaux d’écoles où, parallèlement à l’enseignement religieux, se transmettaient les connaissances astronomiques, mathématiques, médicales et géographiques participant du processus wébérien de « démagification du monde » [10]. Elles ont promu une éthique du travail et une forme d’ascétisme puritain hostiles au luxe et à la consommation ostentatoire, et favorables au réinvestissement productif et commercial du capital accumulé. Elles se sont de surcroît mobilisées à l’encontre de l’édification d’un État musulman centralisé au profit de formes plus tribales et démocratiques d’organisations gouvernementales, sur le modèle par exemple des assemblées claniques berbères (jemâa) ou des classes d’âge propres à certaines cités-États swahilies (waungwana). Convertis initialement par les missionnaires savants originaires de Bassorah en Perse, les réseaux ibadites occidentaux et orientaux firent preuve d’une certaine tolérance religieuse, et militèrent en faveur du caractère électif et non dynastique de l’imamat, suscitant ainsi une forme de créolisation culturelle et de nombreuses vocations locales attirées par la participation au commerce de longue distance (ce dont attestent les créations concomitantes d’une langue swahili en Afrique orientale et d’une langue azer, mélange de soninké, de berbère et d’arabe, en Afrique occidentale) [11].

De leur côté, les élites sunnites, voire chiites (à l’instar des dynasties shiraziennes sur les côtes orientales africaines), ont construit d’abord leur statut par la conquête guerrière, la négociation diplomatique et le développement des savoirs et techniques nécessaires à l’organisation logistique, militaire et administrative des formations étatiques plus ou moins centralisées qu’elles se sont efforcées de bâtir au cours des siècles, sur la base des stratifications sociales locales systématiquement ré-agencées sur un mode plus hiérarchique. Elles ont donc utilisé nombre de technologies de production, de destruction et de transport, sans pour autant chercher à transformer le désert (qu’elles connaissaient par ailleurs parfaitement) ou les espaces géographiques soumis à leur pouvoir territorial. Elles ont plutôt en effet encouragé les innovations institutionnelles susceptibles de leur faciliter le contrôle des structures sociales et ainsi, la supervision de la circulation et distribution des biens et services au sein de celles-ci, à l’image du système inter-clanique de relations de parenté à plaisanterie (senankuya) recomposé en un système de castes par le fondateur de l’Empire du Mali Sunjata Keita au 13e siècle, et repris depuis constamment lors des différents processus d’étatisation dans la région [Tamari, 2000]. Ainsi, au Sahara, si les tribus Sanhaja porteuses de la doctrine malékite (Lemtuna, Gudala, Masufa) sont réputées pour les formations politiques qu’elles ont édifiées à l’aide du commerce caravanier, les tribus Hawwara et Zanata ibadites sont reconnues pour leur peuplement du Hoggar associé à l’ouverture de nouvelles pistes caravanières.

Cette attention portée à l’ibadisme a conduit Pierre-Philippe Rey à soutenir une seconde thèse plus discutable, mais tout aussi digne d’intérêt, sur l’origine du rationalisme universaliste des Lumières associé aux œuvres de Pascal, Descartes, Spinoza et Leibniz sur le plan philosophique (idéaux scientifiques et valeurs rationalistes) et à la Révolution française sur le plan politique (idéaux démocratiques / émancipateurs et valeurs égalitaristes / méritocratiques). Ce serait en effet selon lui au Maghreb (parmi les Berbères Zenata et Hawwara) et en Afrique occidentale (parmi les Soninké), qu’émergerait pour la première fois, aux 8e et 9e siècles, une réactualisation de l’héritage antique, conjuguant le projet d’une action réfléchie et maîtrisée sur la nature (physis) et le gouvernement démocratique des hommes (isonomos) en dehors de tout principe de transcendance [Rey, 1998, p. 153]. La conversion à l’ibadisme de ces populations résulta en effet à l’origine du prosélytisme de cinq prédicateurs « propagateurs de la science » (hamallet el ilm), provenant de la province de Bassorah, carrefour commercial et religieux où se réalisait alors la synthèse des savoirs grecs, perses, indiens et malais. L’un de ces savants et gouverneur rebelle, en fondant la dynastie rustémide de Tahert, instaura un climat de tolérance au Maghreb, propice aux débats entre les théologiens et les philosophes des trois grands monothéismes, et favorisa ainsi la sécularisation et la transmission des connaissances techniques et scientifiques. Lewicki put ainsi recenser sur cette période dans les villes du Mzab, de Tahert et de Ouargla, plusieurs centaines de lettrés, d’intellectuels et de savants de confession chrétienne, musulmane ou juive (la diaspora radanite étant implantée jusqu’à Tumbuktu au 8e siècle). Contrairement au califat abbasside miné dans son œcuménisme par le débat entre philosophie et religion, en raison du rôle alloué à cette dernière dans la légitimation de la construction étatique impériale, l’imamat de Tahert par son antiétatisme démocratique et sa valorisation d’une forme d’ascèse intramondaine, sut allier le développement du commerce de longue distance et la diffusion du progrès technique et scientifique, en contribuant de surcroît par sa résistance à l’incorporation à l’Empire musulman abbasside, à favoriser l’émergence politique de l’émirat omeyyade d’al-Andalus, auquel il s’allia d’ailleurs contre les Aghlabides de Kairouan et les Idrissides de Fès partisans du califat unifié, après avoir protégé la fuite de son fondateur Abel Haman [12].

Dans ces conditions, le transfert de cette forme originelle du rationalisme universaliste en Andalousie au 9e siècle, et son autonomisation alors garantie au sein de l’islam par rapport à la révélation divine dans les œuvres d’Avicenne (Ibn Sina) au 10e siècle, puis d’Averroès (Ibn Rushd) au 12e siècle, peuvent apparaître comme une étape supplémentaire vers la constitution concomitante d’une science et d’un État modernes au 13e siècle dans le royaume de Sicile, dirigé par l’empereur allemand Frédéric II de Hohenstaufen, ouvertement athée. Opposé à la papauté chrétienne, Frédéric II impulsa véritablement en Europe à la fois l’institutionnalisation des universités comme lieux de production et de transmission des savoirs [13], la pratique de la raison d’État comme technique de gouvernement associée au développement du capitalisme [14], la diffusion des technologies industrielles liées au textile vers Bologne et l’Italie du Nord, et bien entendu la traduction et la diffusion en latin de l’averroïsme et de nombreux philosophes, médecins et savants grecs, musulmans ou juifs (Maïmonide, Ptolémée, Aristote, Galien, etc.) [15]. Pierre-Philippe Rey, en reconstituant cette « route de la rationalité universaliste » de l’imamat de Tahert au royaume de Sicile, via l’Andalousie omeyyade, suggère ainsi qu’il aurait pu alors se constituer en Europe et dans le monde méditerranéen au 13e siècle un espace culturel commun au-delà des divergences chrétiennes et musulmanes, si cette tentative allemande et sicilienne n’avait été écrasée par la fureur conjointe des papes et des princes saxons et anglo-saxons durant la mondialisation mongole.

Bibliographie

HORTON, Mark & MIDDLETON, John. [2000], The Swahili: The Social Landscape of a Mercantile Society, Oxford, Blackwell.

LEVTZION, Nehemia & POUWELS, Randall (dir.), [2000], The History of Islam in Africa, Oxford, James Currey.

LEWICKI, Tadeusz [1962], « L’État nord-africain de Tahert et ses relations avec le Soudan occidental à la fin du 8e et au 9e siècle », Cahiers d’Études Africaines 2(8), pp.  513-535.

MEILLASSOUX, Claude (dir.) [1971], The Development of Indigenous Trade and Markets in West Africa, London, Oxford University Press.

REY, P-P. [1971], Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme. L’exemple de la Comilog au Congo-Brazzaville, Paris, Maspero.

REY, P-P. [1973], Les Alliances de classes, Paris, Maspero.

REY, P-P. [1989], « Les classes sociales en Afrique de l’ouest de 750 à 1600 (conflits religieux internes à l’islam, compétition commerciale, succession et disparition des Empires) », in Jean-Marie BROHM (dir.), Une galaxie anthropologique. Hommage à Louis Vincent Thomas, Montpellier, Quel Corps ?, pp. 210-231.

REY, P-P. [1994], « La jonction entre réseau ibadite berbère et réseau ibadite dioula du commerce de l’or, de l’Aïr à Kano et Katsina au milieu du 15e siècle, et la construction de l’Empire songhay par Sonni Ali Ber », Revue de Géographie Alpine, numéro spécial, vol.1, pp. 111-136.

REY, P-P. [1998], « Les gens de l’or et leur idéologie. L’itinéraire d’Ibn Battûta en Afrique occidentale au 14e siècle », in Bernard SCHLEMMER (dir.), Terrains et engagements de Claude Meillassoux, Paris, Karthala, pp. 121-155.

REY, P-P. [2001], « L’influence de la pensée andalouse sur le rationalisme français et européen », in Doudou DIENE (dir.), Les Routes d’al-Andalus : patrimoine commun et identité plurielle, Paris, Unesco, pp. 111-118.

TAMARI, Tal. [2000], Les Castes de l’Afrique occidentale, Paris, Société d’Ethnologie.


* Cet anthropologue, ancien élève de l’école polytechnique, a fait toute sa carrière d’enseignant-chercheur à l’université Paris VIII où il est actuellement professeur.

[1] Les différentes « sectes » khâridjites, si elles sont réputées pour leur puritanisme moral et leurs valeurs égalitaristes et méritocratiques, le sont aussi pour leur fanatisme radical et leur devoir de révolte contre l’injustice politique. Cependant, il convient de différencier les courants extrémistes localisés en Mésopotamie et en Arabie, qui ont considéré le jihad comme sixième pilier de l’islam (tels les azraqites ayant pratiqué l’examen probatoire et justifié le meurtre religieux, ou bien les najadât ayant recouru explicitement aux armes pour la conquête du pouvoir), des courants modérés qui ont renoncé au jihad au Maghreb, au Yémen et à Oman, à l’instar des sufrites et des ibadites (dont parmi eux les nekkarites et les mozabites berbères). Ces derniers ont en effet condamné rigoureusement le meurtre politique et rejeté le massacre des femmes, des enfants et des infidèles, admis la dissimulation de la foi par prudence, mais aussi valorisé l’expression de celle-ci au travers des œuvres personnelles, mettant ainsi en avant l’importance des vertus individuelles et le traitement égalitaire de tous les croyants, indépendamment de leur naissance, de leur puissance, de leur origine ethnique ou de leur richesse.

[2] Le mouvement almoravide étant lui-même basé sur la conversion au sunnisme des tribus berbères islamisées sanhaja contrôlant alors une partie du commerce transsaharien qui assurait depuis trois siècles l’extraction de l’or nécessaire au système monétaire bimétallique de l’Empire musulman.

[3] Le royaume de Gao est mentionné par Al-ya’qubi vers 874. Le géographe arabe Al-Fazari mentionne de son côté à la fin du 8e siècle le terminus de ces routes commerciales ibadites transsahariennes à la capitale du Ghana, à l’embouchure du fleuve Sénégal et à la ville de Nahla au Bornou.

[4] Al-Zuhri assure même que la région située entre Gana et Tademekka est ibadite et liée à Ouargla dès l’époque du califat omeyyade au 8e siècle.

[5] Al-Bakri décrit ainsi en 1068 les habitants de Tademekka comme à la fois berbères et musulmans, recevant leurs céréales du pays des Noirs, et les payant en dinars d’or pur, de même qu’il souligne comment à Gao ce sont les barres de sel qui sont utilisées comme monnaie, dans une ville où est professé l’islam ibadite, et où le palais royal est un quartier séparé du marché par une mosquée.

[6] Les premiers Juula islamisant Kano sont des commerçants et lettrés khâridjites ayant ouvert, de Dia à Djenné, Bobo-dioulasso, Kong et Bighu, une route commerciale se refermant sur Kano et encerclant ainsi l’aire géographique contrôlée par les Masufa, héritiers des Almoravides. Ceux-ci contrôlent de leur côté de Sijilmasa à Takkeda les pistes transsahariennes orientées nord-sud et ouest-est. L’encerclement des Masufa devient total lors de la jonction de cette nouvelle piste ibadite au 15e siècle avec la piste de l’Aïr rejoignant le Fezzan et Ghadamès, anciennes zones d’influence des groupes Saghanogho ibadites (Rey, 1994, 1998).

[7] L’islam juula, centré sur Djenné et canonisé par Suware, devient officiellement une doctrine malékite à partir du 17e siècle, mais son contenu reste typiquement ibadite, notamment sur le plan politique (en accord avec la possibilité reconnue de dissimuler sa foi face à l’adversité) : refus de participer au pouvoir étatique, refus de la guerre sainte comme moyen de diffusion de l’islam, du charlatanisme et de la vénalité associés aux confréries soufies, importance accordée au savoir et à la scolarisation comme moyen de contrôle d’une aire géographique, justification de la foi par les œuvres personnelles, etc.

[8] Les communautés claniques ibadites et juives séfarades ont révolutionné au Maghreb la traversée et l’occupation du Sahara en instituant l’irrigation des jardins, grâce à des puits et des drains reliés par des canalisations souterraines, captant et stockant les eaux de la nappe phréatique dans des bassins.

[9] Le réseau commercial ibadite s’étendra, via le Yémen, Oman et Zanzibar, à l’océan Indien jusqu’en Asie du Sud (Malabar) et du Sud-Est (Malacca), pour se projeter ensuite en mer de Chine et en Chine du Sud à la rencontre des diasporas commerciales chinoises originaires du Fujian (cf. les Chinois malais dénommés Baba ou la ville portuaire « musulmane » de Canton).

[10] Contrairement à la tradition de type initiatique perpétuée par le mouvement qarmate chiite ismaélien, dont se sont inspirés autant le système du compagnonnage et des corporations en Europe que le système des castes en Afrique occidentale. Pour la dynastie Rustémide de Tahert, « toute ménagère se devait d’apprendre l’astronomie ».

[11] Pour les Saghanogho, imams juula de Kong (lors du passage de Binger), tout esclave capable de demander sa libération par écrit en arabe était immédiatement libéré (Rey, 1998, p. 153). Certains textes attestent ainsi d’un certain idéal méritocratique (« L’imam doit être le plus savant parmi vous, même si c’est un esclave noir ou une femme »).

[12] L’islamisation khâridjite initiale des groupes berbères dans la première moitié du 8e siècle, et leur résistance politique à l’incorporation à l’Empire musulman de la première dynastie des Omeyyades, déterminent ainsi probablement l’arrêt de l’expansion sunnite et arabe en Europe et en France, plus que ne le fit la bataille de Poitiers conduite par Charles Martel en 732. Les révoltes berbères ibadites contre les sunnites arabes en Afrique du Nord, entre 724 et la grande insurrection de 742, se sont en effet propagées à la péninsule ibérique au fur et à mesure de sa conquête par les armées omeyyades. Le fait que celles-ci aient été composées de troupes berbères récemment islamisées (ex. l’armée de Tarek Ibn Zyad) a ainsi failli provoquer l’expulsion des sunnites arabes hors d’Espagne par ces Berbères ibadites.

[13] La fondation d’une université à Naples et d’une cour au royaume de Sicile, où débattaient et étaient traduits en latin les plus brillants esprits chrétiens, juifs, grecs et musulmans de l’époque, dans les différents domaines des arts et des sciences, a servi de modèle au développement de la Sorbonne parisienne et des universités d’Oxford et de Cambridge. De même, l’implantation d’hôpitaux (maristan) fonctionnant comme de véritables écoles de médecine (ex. Salerne), stimulées en 1241 par l’autorisation de la dissection de cadavres humains, fit tâche d’huile en Europe avec la création de la première faculté de médecine à Montpellier en 1230, alimentée en traités médicaux à la fois par les docteurs juifs originaires de la péninsule ibérique émigrés à Lunel et Narbonne, et les grands chirurgiens de l’époque tel Roger de Palma de Salerne, ayant fui l’Italie du sud à la suite des attaques de la papauté contre les descendants de Frédéric II, et ayant rapporté à Montpellier les traités d’anatomie et de chirurgie d’Abu al Qasim.

[14] De par ses relations commerciales et diplomatiques avec la dynastie ayyubide du Caire et de Damas, Frédéric II put ainsi entrer librement et pacifiquement à Jérusalem du temps des croisades, où il fut intronisé roi.

[15] Frédéric II permit ainsi au neveu de son premier ministre, Thomas d’Acerra, par sa politique éclairée, de s’imprégner très tôt de culture musulmane à sa cour et à l’université de Naples. Ce neveu allait devenir sous le nom de saint Thomas d’Aquin à la fois le principal critique et diffuseur des théories averroïstes dans la chrétienté européenne.