La Chine, un acteur global dans la longue durée

L’empire du Milieu est aujourd’hui considéré comme un « acteur global émergent » qui, en quelques décennies et à l’instar des autres BRICs (terme générique regroupant Brésil, Russie, Inde et Chine), aurait réussi à se forger un statut de grande puissance et surtout d’économie incontournable dans la mondialisation. Au point que certains s’interrogent aujourd’hui, comme on le faisait du Japon il y a trente ans, quant à sa capacité à long terme à supplanter les États-Unis comme hégémon du système-monde. Au-delà des clichés convenus, il est sans doute important de relever les faiblesses intrinsèques de l’économie chinoise contemporaine : qualité encore souvent insuffisante des produits exportés, croissance par trop dépendante de l’investissement et des débouchés extérieurs, inégalités socio-économiques contreproductives, capitalisme de collusion peu soucieux de règles juridiques fiables… Il est tout aussi crucial de rappeler que la Chine a été, dans la longue durée, en position éminente sur le plan économique. Ce phénomène nous est en partie caché par plus d’un siècle d’histoire chinoise heurtée et véritablement calamiteuse : main mise occidentale sur ses richesses à partir du milieu du 19e siècle, révoltes sociales et incapacité à pérenniser le mouvement démocratique du début du 20e siècle, errements de la guerre civile et surtout trente années de dictature maoïste ont clairement retardé ce pays dans son chemin vers la modernité. C’est l’objet de ce papier que de rappeler quelques évidences lourdes : la Chine a très souvent été un acteur important dans les échanges globaux de techniques et de marchandises. On peut sans doute aussi discuter de la problématique de sa centralité dans le système-monde, au moins depuis le 8e siècle de notre ère…

Au plan des techniques, il n’est pas inutile de rappeler que la plupart des techniques productives de base sont nées, ou ont connu une première concrétisation, en Chine, bien avant l’Europe. Il en est ainsi de la charrue au sens propre de ce terme, avec soc et versoir métalliques, qui est utilisée en Chine dès le 2e siècle avant notre ère : Temple [2007], reprenant les travaux de Needham, considère que cette charrue ne pénètrera en Europe qu’au 17e siècle. Le collier de cheval et le harnais seraient aussi du 2e siècle avant notre ère et ne pénètreraient en Europe qu’au 6e siècle (mais les Romains connaissaient sans doute déjà une forme de joug et de bricole de poitrail moins perfectionnée). La machine à vanner daterait de l’Antiquité chinoise, au même titre que les soufflets qui seront particulièrement utiles à la fabrication de fonte dans des hauts fourneaux, dès le 10e siècle de notre ère, durant la dynastie Song. Les premières machines à filer seraient chinoises et au minimum du 12e siècle, clairement importées par des Italiens au 13e. La manivelle, la courroie, la brouette seraient aussi des inventions mécaniques chinoises, tout comme l’inévitable porcelaine (élaborée entre le 3e et le 11e siècle). Le papier y est aussi connu au 2e siècle avant notre ère et diffusée à l’Europe par l’islam après 750. Si l’imprimerie semble avoir été inventée indépendamment par Gutenberg au 15e siècle, il n’en demeure pas moins que sa version chinoise, datant du 8e siècle, avait été transmise à la Russie au 14e… Quant aux premières écluses, elles sont attestées en Chine en 983 et ne sont reprises en Europe que quatre siècles plus tard. Le gouvernail est une invention chinoise du 1er siècle, tout comme les compartiments dans la cale des navires, empêchant qu’ils ne sombrent lors d’une rupture ponctuelle de la coque… La liste pourrait être allongée à plaisir. S’il est certain que l’Europe a pu aussi créer en la matière, les exemples de transmission suivie de copie et d’amélioration (parfois substantielle) sont assez nombreux. La Chine a donc été un acteur fondamental dans la diffusion des techniques productives, longtemps avant le décollage européen du 18e siècle.

Pour ce qui est des marchandises et notamment de celles qui connurent un destin « global » et furent convoitées dans tout le continent afro-eurasien, trois d’entre elles au moins sont chinoises, la porcelaine, la laque et la soie. Il n’est pas anodin de rappeler que c’est aussi la Chine du 2e siècle avant notre ère qui stimulera le développement de la route de la Soie. En donnant ce tissu aux populations d’Asie centrale dont il voulait se faire des alliés contre les nomades mongols, l’empereur Han Wudi devait déclencher un fructueux commerce qui sera renforcé, au 7e siècle, lorsque la dynastie Tang paiera ses soldats présents sur les routes de l’Ouest avec cette même soie. Tous ces dons, suivis évidemment de ventes, devaient stimuler une exportation vers l’Occident, la Perse, Rome et Byzance, n’étant pas les derniers à consommer ce bien de luxe de l’époque. Certes, les parfums et encens de l’Arabie, le coton de l’Inde, les épices, composèrent aussi le panier des biens luxueux que toute personne « arrivée » se devait de fournir à ses parents ou à sa clientèle. Mais les curiosités chinoises y figuraient en bonne place. Et l’on sait qu’au Moyen Âge, en Europe, les nobles utilisaient ces biens du commerce lointain comme moyens pour tenir leur cour et assurer leur prestige. Au point qu’une partie de l’histoire commerciale de l’Europe, entre 12e et 15e siècles, peut sans doute être lue à travers ce prisme : la monétarisation des redevances paysannes, la protection royale des grands commerçants et l’urbanisation ont certainement partie liée avec le souci de se procurer les biens les plus convoités…

La question la plus importante est cependant celle de la prééminence possible de l’économie chinoise dans les systèmes-monde successifs. Avant le 5e siècle, il est possible que l’économie impériale romaine ait surpassé l’économie chinoise sur plusieurs points : infrastructures routières, capacités de navigation, accès aux matières premières telles que le bois, techniques commerciales et urbanisation. De fait, cinq des dix plus grandes villes du monde seraient, vers l’an 100, sous domination romaine, Rome et Luoyang étant les deux plus importantes. Tout changerait selon Adshead [2004] avec la dynastie Tang (618-907) qui instaurerait une supériorité chinoise manifeste au moins sur trois plans. C’est d’abord au plan institutionnel et politique : développement du système des examens pour l’accès au service public, création de ce fait d’une élite relativement innovante, expansion vers l’Asie centrale et diffusion de ces institutions vers les États satellites (Japon notamment). C’est aussi au plan économique : systématisation de la hiérarchie des marchés, colonisation de la vallée et du delta du Yangzi qui assure à la Chine un quasi-doublement de ses terres arables, obtention d’acier par le procédé de cofusion, inventions de la poudre, de la boussole, de l’imprimerie… C’est enfin au plan social avec les progrès de la famille plus restreinte et la transformation de l’institution du mariage : avec le progrès de l’artisanat textile à domicile, notamment aux mains des femmes, il semble que les jeunes filles sur le point de se marier analysaient plus leur changement de statut comme une alliance de travail avec leur belle-mère que sous les traits d’une union prometteuse avec un jeune homme, aussi sympathique soit-il… À ces trois niveaux donc, la Chine serait sans doute, aux 8e et 9e siècles, sans égal sur le continent eurasien car ni Byzance (à la suite de Rome), ni l’islam des premiers siècles, ni l’Inde ne pouvaient se targuer de telles transformations.

Cette supériorité allait se pérenniser, voire se transformer en leadership global avec l’émergence de la dynastie Song (960-1271). Cette dynastie est connue pour ses transformations économiques : encouragement à la commercialisation interrégionale du riz, production accrue de fonte, développement de la spécialisation régionale et promotion du commerce, y compris extérieur. C’est la première dynastie qui retire plus de taxes du commerce que de l’usage de la terre. Elle impose également la grande jonque pour le commerce maritime et promeut résolument l’exportation de produits chinois en Asie du Sud-Est (porcelaine, soie, lin, métaux, livres). Des pans entiers de l’économie rurale (notamment ses ateliers textiles) sont alors indirectement producteurs pour l’exportation : ils le seront du reste de nouveau à partir des années 1980 dans le cadre du renouveau post-maoïste et entameront la reconquête des marchés étrangers… Mais les Song, c’est aussi la mise en place d’une monnaie de cuivre largement diffusée et surtout le premier usage, apparemment raisonnable, du papier-monnaie. C’est aussi la période où les marchés de facteurs de production commencent à émerger : le marché de la terre semble notamment dynamique mais le travail reste mobilisé de façon familiale, sans doute hors marché à proprement parler. Il est probable que l’économie de marché fasse alors des progrès sensibles, bien avant qu’elle ne commence à émerger, en Europe, au 13e siècle. Dans ces conditions, il est probable que la Chine ait connu un excédent commercial extérieur structurel, au détriment entre autres de l’Europe qui connaît un irrépressible drainage des métaux précieux vers un Orient d’où viennent l’essentiel des biens de luxe…

La Chine a incontestablement connu un troisième moment de leadership, voire de manipulation économique des puissances occidentales, sous les Ming (1368-1644) et les premiers empereurs Qing qui suivirent. Au début du 15e siècle, entre 1405 et 1433, la Chine a vraisemblablement mené à bien sept opérations maritimes dans l’océan Indien, dans le but de faire reconnaître sa « suzeraineté » par les pouvoirs locaux. Profitant du caractère imposant de ses vaisseaux et de sa puissance navale, l’empereur impose des relations diplomatiques et commerciales, de l’Asie du Sud-Est à la mer Rouge. Mais l’arrêt en 1433 des expéditions (pour des raisons encore mal connues) signe la fin d’un mouvement qui n’est pas sans évoquer celui des grandes découvertes ibériques. La Chine n’abandonnera pas pour autant toute forme de leadership puisque, au 17e siècle, en récupérant de l’ordre de deux tiers de l’argent extrait dans les mines américaines et japonaises grâce à la vente aux Hollandais de ses produits phare, elle consolide son système monétaire et permet la croissance remarquable du premier siècle de l’époque Qing [Norel, 2010].

Pour impressionniste que soit nécessairement ce rapide panorama des atouts chinois dans la longue durée, il étaye, nous l’espérons, une réalité fondamentale : la Chine a très souvent constitué un acteur global majeur depuis treize siècles et son retour en force actuel est sans doute moins une émergence qu’un retour aux sources…

ADSHEAD S. [2004], Tang China: The Rise of the East in World history, Basingstoke, Palgrave Macmillan.

NOREL P. [2010], Qui manipulait l’économie globale au 17e siècle ? chronique du 22 mars sur ce blog.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

Qui manipulait l’économie globale au 17e siècle ?

Nous savons tous que les Espagnols ont extrait de l’argent (et marginalement de l’or) aux Amériques. Nous nous souvenons également que ces apports de métaux précieux ont permis une véritable restructuration des économies européennes. N’investissant pas productivement cet argent, les Espagnols financent leur guerre contre le protestantisme, mais consomment aussi des céréales originaires d’Europe orientale et achètent des textiles néerlandais et anglais. Dans ce dernier pays, le débouché espagnol permet d’entamer la révolution des enclosures : en clôturant les prairies, autrefois d’usage semi-communautaire, on y développe le mouton pour la laine, source de fructueuses exportations de laine brute et de textiles. Parallèlement, les paysans privés de ressources par les enclosures sont en partie réutilisés comme ouvriers tisserands à domicile et approvisionnés en laine brute par un marchand qui leur reprend ensuite le produit fini : c’est le putting-out system qui amorce la proto-industrialisation en Europe. Les Néerlandais, pour leur part, vendent aussi céréales et textiles aux Espagnols et financent ainsi, avec l’argent obtenu, leur flotte maritime et leur fructueuse pénétration dans l’océan Indien du 17e siècle. Quant à l’Europe orientale, elle fournit des céréales à l’Ouest quitte à réinstaurer un servage partiellement disparu. L’Italie, pour sa part, bénéficie de l’argent espagnol via le remboursement, par les rois catholiques, des avances consenties par les Génois. Bref, c’est une véritable division internationale du travail (mais aussi une hiérarchisation des économies) qui est mise en place sur le continent européen [Wallerstein, 1974], apparemment stimulée par la seule alimentation américaine en métaux précieux. Par le biais de la conquérante Espagne, l’Europe serait donc la première bénéficiaire d’un jeu économique inédit qu’elle maîtriserait parfaitement…

La réalité est sans doute plus complexe. On sait en effet que si les Européens sont allés chercher des métaux précieux au loin c’est qu’ils en manquaient cruellement au 15e siècle, victimes consentantes d’un déficit commercial récurrent avec l’Orient [Findlay et O’Rourke, 2007]. Les importations, notamment grâce aux Vénitiens et aux Génois, de produits asiatiques (encens et parfums d’Arabie, textiles et épices de l’Asie du Sud, épices de l’Asie du Sud-Est, ou encore soie, laque et porcelaines de Chine) n’étaient nullement compensées par des exportations occidentales encore très frustes aux yeux de l’Orient… Et dès lors, une grande partie de l’argent reçu d’Amérique va permettre de continuer à financer ce déficit durable. De fait, Frank [1998, p.146-149] estime qu’entre 1550 et 1800, sur 98 000 tonnes d’argent arrivées d’Amérique en Europe, 39 000 tonnes seraient reparties pour gagner in fine la Chine, soit environ 40 %. Dès lors, on voit que les métaux précieux d’Amérique sont insérés dans une économie globale plus large que l’Europe et dans laquelle cette dernière semble plutôt en position de faiblesse économique…

Flynn et Giraldez [1995] vont plus loin dans l’interprétation de cette conjonction des économies. Ils montrent que l’histoire traditionnelle néglige le transfert direct d’argent, du Mexique vers l’Asie, via la fameuse route maritime reliant Acapulco et Manille. Cette route permettait aux Espagnols (plus tard aux Néerlandais) d’acheter directement des produits de luxe asiatiques, et notamment chinois, inondant ainsi l’empire du Milieu de métaux précieux. Or il apparaît probable que le volume de ce transfert ait été, au moins vers 1600, du même ordre que celui des envois d’argent de l’Europe vers l’Asie (soit 120 à 150 tonnes par an), peut-être bien davantage si l’on se fie aux estimations du volume de contrebande (de l’ordre de 300 tonnes par an pour l’année 1597 par exemple [Flynn et Giraldez, p. 204]). Notre appréciation de l’importance de l’économie chinoise se trouve donc renforcée par ce constat d’une réalité trop souvent oubliée. Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Non seulement la Chine importait beaucoup de métal-argent par ces deux voies, européenne et mexicaine, mais encore recevait du Japon, qui en produisait lui-même, un volume au moins équivalent à chacune de ces deux routes (peut-être de l’ordre de 200 tonnes par an jusque vers 1650). La Chine semble donc avoir fonctionné comme un véritable siphon de l’argent métal produit, dans l’ensemble de l’espace mondial, au cours de cette période.

Ce constat conduit évidemment à revoir complètement le rôle joué alors par la Chine dans l’économie globale. Pourquoi tenait-elle tant à recevoir cet argent métal ? Ne serait-ce qu’un effet secondaire de l’attirance, alors universelle, pour ses produits ? Ou existait-il une spécificité chinoise qui expliquerait cette soif ? De fait, si l’on regarde le prix relatif de l’or vis-à-vis de l’argent, il était couramment de 1 pour 6 en moyenne à Canton, vers 1600, contre 1 pour 13 environ en Espagne. Cela signifie qu’un gramme d’or s’échangeait contre 6 grammes d’argent en Chine, mais 13 grammes à Séville [ibid., p.206]. Autrement dit, l’argent valait environ deux fois plus cher en Chine qu’en Espagne. Dans ces conditions que devaient faire des acteurs économiques rationnels ? Par exemple acheter de l’or en Chine (avec 6 g d’argent ils en obtenaient 1 g), le faire sortir et l’échanger à des étrangers contre 13 g d’argent. En tenant compte des frais de transport, l’opération, réalisée sur des montants suffisants, devenait hautement lucrative. Plus simplement, un commerçant européen avait tout intérêt à acheter des biens chinois, d’autant moins coûteux en équivalent argent que le cours de ce métal était élevé. Pour un bien valant 1 gramme d’or, il ne versait en Chine que l’équivalent de 6 g d’argent et pouvait revendre ce bien plus à l’Ouest pour l’équivalent de 13 g d’argent, et ce sans même tenir compte évidemment de la désirabilité du produit à l’Ouest et de la plus-value ainsi permise. En clair, avec de tels ratios bimétalliques, l’or devait fuir de Chine et l’argent nécessairement y pénétrer. « C’est précisément ce qui s’est passé du milieu du 15e jusqu’au milieu du 17e siècle, cette valeur élevée de l’argent à l’intérieur de la Chine déterminant les opportunités de profit tout autour du globe [ibid., p. 206].»

Cette situation vient évidemment ruiner l’hypothèse d’un « pur déficit courant » de l’Europe vis-à-vis de l’Asie et de la Chine. Si telle était l’explication, ce déficit pouvait être réglé en n’importe quel métal précieux. Or non seulement l’or ne sortait pas d’Europe, mais au contraire il y rentrait ! Ce qui est bien la preuve que c’est la différence, entre les deux extrémités de l’Eurasie, des ratios de valeur entre or et argent, qui expliquait les mouvements et non une quelconque incapacité commerciale ou avidité consumériste de l’Europe.

Reste à savoir pourquoi la Chine accordait tant de valeur relative à l’argent. Ce sont en fait les premières tentatives d’émission de papier monnaie, entamées avec succès sous les Song, mais qui avaient commencé à dégénérer sous les Yuan, au début du 14e siècle, qui en sont responsables [Von Glahn, 1996]. La dévalorisation totale du papier monnaie qui était manifeste dès 1360 imposait des réformes et, peu à peu, le métal argent, moins coûteux que l’or et plus facilement testable que le cuivre s’imposait dans la circulation. Après la décision impériale, sous les Ming, en 1430, de percevoir les taxes en argent, la soif de ce métal ne pouvait que s’accroître pour alimenter une économie, par ailleurs fort dynamique. Et il est évident que ce marché de l’argent ne pouvait, à partir du 16e siècle, qu’attirer massivement les premiers acteurs européens à traiter en Asie. En ce sens, les commerçants portugais, néerlandais ou britanniques, ne furent que de simples « intermédiaires » au comportement dicté, voire manipulé, par les besoins de l’immense Chine. Ce ne furent que des agents dans un marché profitable et certainement pas des conquérants sûrs d’eux-mêmes et maîtrisant une situation qu’ils auraient contribué à créer… Bien au contraire, la demande chinoise de métal argent « assurait des profits prodigieux pour les individus ou les institutions les mieux placés ; des mines andines ou japonaises jusqu’aux rues de la Chine, le profit constituait la force motrice à chaque étape de ce commerce » [Flynn et Giraldez, p. 209].

On a donc ici un exemple particulièrement parlant de la myopie propre à l’eurocentrisme, qui empêche de percevoir où sont les autres moteurs possibles d’une économie globale. D’une certaine façon, il est sans doute possible de dire que toute l’activité néerlandaise et britannique du 17e siècle avait d’abord pour but l’obtention de l’argent espagnol, afin de tirer parti du marché chinois de ce métal. Que la disposition de ce métal permette en retour d’acquérir des produits exotiques, hautement valorisés à l’Ouest, ne faisait qu’ajouter à la profitabilité de l’opération et accentuait la prééminence en Europe des puissances les plus efficaces. Mais en aucun cas la vente d’argent à la Chine, pour ses propres besoins, ne peut être éludée dans l’analyse de l’économie globale de cette époque.

FINDLAY R., O’ROURKE K. [2007], Power and Plenty: Trade, War, and the World Economy in the Second Millenium, Princeton, Princeton University Press.

FLYNN D., GIRÁLDEZ A. [1995], “Born with a Silver Spoon: The Origin of World Trade in 1571”, Journal of Economic History, vol. 6, n° 2.

FRANK A.-G. [1998], ReOrient: Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press.

NOREL P. [2009], L’histoire économique globale, Paris, Seuil, dont cet article reprend les pages 25-29 légèrement modifiées.

VON GLAHN R. [1996], Fountain of Fortune – Money and Monetary Policy in China, 1000-1700, Berkeley and Los Angeles, University of California Press.

WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.

Techniques chinoises et révolution industrielle britannique

Les historiens de l’économie considèrent traditionnellement que la révolution industrielle a de multiples causes et n’est pas un phénomène lié à la seule innovation technique. Parmi ces causes, on relève habituellement la révolution agricole qui augmente les revenus de la paysannerie dès le 17e siècle, la poussée démographique concomitante et les progrès de l’urbanisation, la révolution des transports, le regroupement des producteurs dans de larges unités de fabrication, le rôle dynamisant du commerce extérieur [Brasseul, 1997, pp. 181-211]… Mais au-delà de ces conditions facilitatrices du phénomène, le cœur de la révolution industrielle résiderait dans l’application productive de quelques inventions bien connues : sans ces dernières, la croissance économique resterait inévitablement limitée et ne justifierait guère le terme de révolution, conçue comme rupture et séparation entre deux périodes économiques dissemblables. Commençant dans le textile, l’innovation se poursuivrait dans la métallurgie et les chemins de fer pour créer un continuum de progrès de 1780 à 1850 environ.

La question qui va nous préoccuper ici porte sur l’origine géographique véritable des innovations techniques de cette époque. Sont-elles purement européennes ? Sans doute pas. Dans le textile, par exemple, l’invention motrice serait la navette volante de Kay (1733) qui double la productivité du tissage, crée ainsi une pression sur la production de fil et stimule donc la mise au point de la spinning jenny de Hargreaves (1764) laquelle, pour sa part, multiplie la productivité du filage par 16. Dans les deux cas, des dispositifs techniques similaires étaient connus des Chinois, entre les 11e et 13e siècles, et la machine à filer avait été transmise, via le monde musulman et Byzance, aux cités italiennes du 13e siècle [Kuhn, 1988, pp. 419-421]. Il ne peut s’agir d’une invention italienne, autonome et indépendante, étant donné la similitude de structure comme de détails, en particulier sur certains dispositifs finalement assez « maladroits » [ibid., p. 422]. Kay et Hargreaves n’auraient donc fait que perfectionner des techniques connues et utilisées depuis longtemps, améliorer à la marge une innovation déjà ancienne.

Hargreaves en particulier aurait adapté à une production beaucoup plus importante et des matières premières différentes (le lin, puis le coton et non plus la soie) l’outil sino-italien, de fait importé en Angleterre par John et Thomas Lombe autour de 1720, puis déjà amélioré par Paul et Wyatt. La transmission du mouvement donné par l’opérateur, assurée par une simple courroie dans la technique chinoise, était renforcée par des cylindres et un mécanisme de serrage de la courroie… La machine d’Hargreaves a ainsi pu être utilisée pour une fabrication de masse, et pour la première fois, grâce au coton exploité à volonté sur les nouvelles terres américaines et à la possibilité de multiplier la culture britannique de lin… Selon Elvin [1973, p.194-199], la Chine aurait sans doute pu améliorer elle-même le dispositif, mais la raréfaction des terres disponibles au 14e siècle (donc la quasi impossibilité de produire beaucoup de soie brute) et la perte de certains débouchés (avec le repli opéré par les Ming au début du 15e siècle), rendaient toute transformation technique à peu près stérile.

Soit, dira-t-on, les deux premières machines textiles sont donc d’origine asiatique… Il n’en demeure pas moins que les pas décisifs en Angleterre sont ensuite réalisés par Arkwright, concepteur en 1785 du water frame, machine à filer plus grande encore, mue par une roue à eau d’abord, puis par la machine à vapeur de Watt. Et c’est bien à Crompton que l’on doit la fameuse mule jenny, elle aussi à vapeur, et qui devient dominante pour le filage dès 1811. Mais peut-on parler d’une innovation proprement britannique ? De fait Arkwright avait repris les travaux de Paul et Wyatt (avec trois cylindres au lieu d’un seul [Pacey, 1996, p. 107]), eux-mêmes réalisés sur l’outil sino-italien des frères Lombe. Par ailleurs, la roue à eau, source d’énergie de cette machine, invention chinoise du 1er siècle avant l’ère commune, équipait déjà la vieille machine à filer chinoise, d’usage courant au 13e siècle dans le Nord du pays. Heureusement que la machine à vapeur, utilisée par Crompton, est bien une invention purement britannique, imputable à Newcomen et à Watt ! Eh bien ce n’est pas totalement sûr…

À vrai dire, les Chinois n’ont pas inventé la machine à vapeur proprement dite, c’est-à-dire un dispositif consistant en une pression de la vapeur d’eau pour actionner un piston, lui-même source du mouvement circulaire d’une roue. Il n’en reste pas moins que les mécanismes de transmission entre piston et roue étaient déjà connus en Chine, au moins au 6e siècle [Temple, 2007, p. 72].  En effet,  une machine à tamiser la farine existait déjà à Loyang vers 530 de l’ère commune : celle-ci utilisait un courant d’eau pour faire tourner une roue laquelle actionnait ensuite un piston à mouvement alternatif. C’est la même machine qui devait ensuite servir de soufflet automatique pour accélérer la combustion dans les hauts-fourneaux de l’époque Song. D’autres auteurs [Pomeranz, 2000 ; Hobson, 2004], utilisant les travaux pionniers de Needham et Wang [1965], considèrent que la Chine serait par ailleurs pionnière en matière de pistons et de propulsion, en partie du fait de sa connaissance précoce de la poudre et de son utilisation militaire. Autrement dit, la Chine connaissait de longue date les fonctions principales de la machine à vapeur à l’exception de l’action du vide dans un cylindre sous l’effet de la vapeur d’eau. De fait il semble reconnu que Watt s’était inspiré d’une machine de Wilkinson, lui-même reprenant en 1757 des dessins d’un vulgarisateur chinois, Wang Chen, publiés dès 1313 [Hobson, 2004, p. 208]. Dans son texte d’accompagnement, Wang Chen précisait du reste que la technique qu’il synthétisait existait depuis fort longtemps dans l’empire du Milieu.

Tout ceci ne vient évidemment pas diminuer la qualité des innovateurs britanniques de l’époque. Il doit être évident que la « culture d’ingénierie » propre à la Grande-Bretagne, sa remarquable « sciences des machines », ont très tôt, dès le 17e siècle, permis les innovations ultérieures [Goldstone, 2002, 2008]. Et il est tout aussi évident que le 19e siècle a vu un perfectionnement radical de la machine à vapeur, en Angleterre, bien au-delà des premiers dessins chinois… Mais le recul historique ainsi adopté montre que l’innovation technique est d’abord et peut-être surtout le produit d’un travail collectif fait de réappropriation, d’adaptation, voire d’hybridation de connaissances présentes de longue date dans une économie déjà interconnectée.

BEAUJARD Ph., BERGER L., NOREL Ph. [2009], Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte.

BRASSEUL J. [1997], Histoire des faits économiques, tome 1, Paris, Armand Colin.

ELVIN M. [1973], The Pattern of the Chinese Past, Stanford, Stanford University Press.

GOLDSTONE J. [2002], “Efflorescences and Economic Growth in World History”, Journal of World History, vol. 13, n°2, p.323-389. Traduction française partielle in Beaujard, Berger, Norel [dir.].

GOLDSTONE J. [2008], Why Europe? The rise of the West in world history, 1500-1850, London and New York, McGraw Hill.

HOBSON J. [2004], The Eastern Origins of Western Civilisation, Cambridge, Cambridge University Press

KUHN D. [1988], Science and Civilisation in China, vol. 5, part. 9, Textile Technology: Spinning and reeling, Cambridge, Cambridge University Press.

NEEDHAM J., WANG Ling. [1965], Science and Civilisation in China, vol. 4, part. 2, Mechanical Engineering, Cambridge, Cambridge University Press.

NOREL P. [2009], L’histoire économique globale, Paris, Seuil, dont cet article constitue une version revue et corrigée des pages 21-23.

PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge Mass., MIT Press.

POMERANZ K. [2000], The Great Divergence: China, Europe and the making of the Modern World economy, Princeton, Princeton University Press.

TEMPLE R. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.