Europe du Nord et histoire globale : la diaspora urbaine de la Hanse

L’importance, en histoire globale, des réseaux commerciaux méditerranéens forgés, entre 11e et 15e siècles, par Venise, Gênes et quelques autres, est particulièrement bien connue. Ces réseaux sont notamment associés à ce qu’on a appelé la « révolution commerciale du Moyen Âge » [Lopez, 1974] et ont servi à comprendre ce que pouvaient être les fameuses économies-mondes de Fernand Braudel [1979]. Cette réussite spectaculaire a pu cependant amener à laisser dans l’ombre des structurations économiques assez similaires que connaissait, à la même époque, l’Europe du Nord, plus particulièrement Baltique et mer du Nord, grâce au commerce dynamique pratiqué par les villes de la Ligue Hanséatique. C’est à une incursion dans la logique économique de ces cités marchandes de la Hanse que nous invitons aujourd’hui le lecteur.

Ce que l’on désigne comme le symétrique septentrional de la Méditerranée se compose principalement des ports de la mer du Nord, nés pour la plupart au Moyen Âge (Bruges, Anvers, Gand), des villes de la Manche (Londres), des villes marchandes de la mer Baltique (Lübeck, Hambourg, Brême) et des ports scandinaves (essentiellement Bergen). Mais le Nord de l’Europe dans son ensemble contribua à l’essor de la révolution commerciale des 13e-15e siècles, grâce au fort développement préindustriel que connurent la Flandre, l’Angleterre et l’Allemagne. Par ailleurs, un réseau commercial serré se forma à cette époque : la Ligue Hanséatique.

La pré-industrialisation qui se produisit dans le Nord entre les 11e et 13e siècles est unique à l’époque, et les cités marchandes italiennes, si elles dominèrent les échanges, ne purent égaler le niveau productif atteint alors par le Nord. Néanmoins, en se spécialisant ainsi dans ces nouvelles activités (principalement textile), les villes du Nord de l’Europe durent se limiter à un commerce de biens plutôt de masse, produits dans la zone, laissant le commerce du luxe aux cités italiennes. Ce sont d’abord les innovations techniques dans le domaine de la production textile (avec le rouet et le métier à pédale) qui permirent d’économiser du travail, et jouèrent un rôle fondamental dans l’essor préindustriel de la zone, notamment en Flandre.

Cette région connut en effet un essor inégalé dans la production textile et de la laine. Celui-ci ne se limita pas aux villes les plus importantes, telles que Bruges, mais envahit littéralement les villes de Flandre, créant un véritable pôle industriel. Ainsi, Gand, dont la population était estimée à 50 000 habitants, faisait vivre la moitié de ses habitants de la production de la laine [Lopez, 1974, 182]. Plusieurs villes, parmi lesquelles Bruges, Gand et Ypres, toujours reconnues aujourd’hui pour leurs draperies, affirmèrent leur éclat par leur savoir-faire et la qualité de leurs draps à cette époque.

Le commerce se développa de façon précoce dans cette région fortement productive. A la différence de l’Italie où les talents commerciaux entraînent plus tard une éventuelle production propre, ici c’est la fabrication autonome qui dicte l’évolution commerciale. Située au carrefour de l’Angleterre (grande exportatrice de laine), de la Scandinavie, de l’Europe de l’Est et du Centre, parcourue par de nombreux fleuves praticables (dont la Meuse), desservie par la mer du Nord, la Flandre offrait de réelles perspectives commerciales. Mais la Flandre n’était pas assez puissante pour prétendre à la suprématie à la fois dans la production industrielle et dans le commerce. En ce qui concerne ce dernier, en effet, elle ne put jamais, jusqu’au 15e siècle, remettre véritablement en cause la domination des cités marchandes italiennes.

La pré-industrialisation textile de l’Europe du Nord préfigura la révolution industrielle qui se produirait quelques siècles plus tard. Le drapier de l’époque n’était déjà plus un simple artisan, il possédait déjà les caractéristiques d’un entrepreneur : ce n’était plus un travailleur manuel, il dirigeait une « chaîne de production ». Ainsi, les étapes de production étaient confiées à des ateliers différents, centralisées par le marchand qui récupérait et redistribuait les textiles, et commercialisait le produit fini. D’autre part, les principaux marchands de Flandre  ne voyageaient plus : « ils investissaient leurs capitaux dans la production et les prêts, et laissaient à des marchands étrangers la tâche d’importer la laine (surtout d’Angleterre) et d’exporter le drap à leur propre risque et profit » (Lopez, 1974, 184).

Outre sa production textile, le Nord de l’Europe produisait et commercialisait des produits dits « de masse » qui, tout en ne générant pas des marges de profits considérables, étaient tout à fait essentiels à la subsistance et à la croissance de l’Europe entière. Si nous nous rappelons en effet que l’un des facteurs structurels de la révolution commerciale est la mise en circulation des surplus agricoles dégagés à partir du 11e siècle, nous pouvons comprendre l’importance capitale du commerce de céréales (blé et seigle principalement). Base de l’alimentation de la majorité de la population, les céréales étaient produites principalement dans le centre et le Nord de l’Europe (en Allemagne, en France, en Pologne et en Russie). Elles étaient ensuite exportées vers l’extrême Nord et le Sud de l’Europe, c’est-à-dire vers des régions ne pouvant produire ces biens alimentaires indispensables, comme les cités marchandes d’Italie (Venise fut bien sûr grande importatrice de blé) ou la Scandinavie. Le poisson, nourriture moins fondamentale, était tout aussi apprécié. Ainsi, le hareng, pêché dans la Baltique et salé grâce aux mines de sel de Lünebourg, dont les marchands lübeckois contrôlaient la commercialisation, contribua à l’essor précoce de Lübeck.  Enfin, la bière, produite sur place, était transportée vers toutes les régions alentours.

Outre ces produits alimentaires, le trafic maritime en « Méditerranée du Nord » se composait de marchandises lourdes, nécessitant un transport adéquat (des navires particulièrement grands), et dont le déplacement présentait des risques élevés. Ainsi, la principale marchandise convoyée était le bois, à une époque où il servait de matériau de base de construction et combustion. Il provenait principalement de Scandinavie et de l’Est de l’Europe (Russie, Pologne) et était convoyé dans toute l’Europe. De même, le goudron, provenant des mêmes régions, était transporté par les marchands allemands. Ces marchands utilisaient les koggen, bateaux lourds, peu agiles et lents, mais adaptés à ces marchandises volumineuses. Enfin, le textile, facteur de développement de toute cette région, connut un circuit commercial particulier, articulant Nord et Sud de l’Europe, et présentant une grande spécialisation entre les zones concernées.

Ce trafic de marchandises ordinaires resta malgré tout limité, même s’il fit la fortune des marchands de la « Méditerranée du Nord ». Non pas que les besoins fussent inexistants ou faibles, mais le coût des transports devant convoyer ces produits volumineux et lourds restait élevé, et les progrès de l’industrie navale à l’époque ne purent compenser des marges de profit assez faibles, évaluées à 5% [Dollinger, 1964, 266], sur des marchandises vendues à des prix modérés.

Mais la « Méditerranée du Nord », c’est d’abord et surtout l’espace d’une puissante diaspora commerciale, la Ligue Hanséatique.

Afin de se prémunir contre le pouvoir des princes, contre les risques inhérents au commerce maritime, et afin d’obtenir des privilèges commerciaux des puissances voisines, les villes allemandes cherchèrent à se regrouper en ligue régionale. Se mit ainsi en place un réseau dense de marchands appartenant aux villes germaniques, qui, se consolidant, donna naissance à la Ligue Hanséatique. Celle-ci leur permit de s’allier pour partager les frais et les risques et tirer le maximum de richesses d’un commerce somme toute peu profitable.

Au cours du 13e siècle, des liens étroits entre les villes marchandes germaniques (Cologne, Hambourg, Brême, Lübeck) se formèrent. Partageant une même communauté d’intérêts (faire fructifier le commerce des produits de la zone) et liés par le partage d’une langue commune (le bas-allemand), les commerçants allemands décidèrent de s’allier en une confédération marchande qu’ils appelèrent la Hanse. Ainsi, les marchands, secondés par les militaires, procédèrent à la structuration de l’espace maritime compris entre la mer Baltique et la mer du Nord, créant ainsi un espace commercial organisé. Officialisée en 1356 à Lübeck, la Hanse fit de cette ville la plaque tournante de ses échanges commerciaux. Jouissant d’une position privilégiée pour lier les deux moitiés de l’espace maritime nordique par voie de terre et éviter ainsi le contrôle des Scandinaves, Lübeck domina ce réseau commercial. Grâce à son industrie du sel (commerce du hareng salé) et aux privilèges accordés en Flandre à tous les marchands appartenant à la Hanse, Lübeck connut son heure de gloire, notamment entre 1370 et 1388, dates de victoires importantes sur le Danemark et sur Bruges. Néanmoins, Lübeck n’exerça en aucun cas une autorité centrale sur l’ensemble des marchands germaniques. Le fonctionnement en réseau et par solidarité établi entre les villes allemandes (on dénombre, selon les époques, entre 70 et 170 villes) [Braudel, 1979, 83] ne laissait en effet, place à aucun Etat, à aucun gouvernement exécutif. Les décisions étaient prises lors d’Assemblées générales, qui regroupaient toutes les villes membres. Curtin [1998, 7-8] voit dans cette Ligue l’expression d’une diaspora commerciale sans pouvoir hégémonique d’une ville sur les autres, soit le contre-exemple même de Venise ou Gênes

Comme pour les cités italiennes néanmoins, les marchands profitèrent des conquêtes militaires. La présence militaire dans la zone fut facilitée par l’effondrement de la puissance scandinave entre fin du 11e et fin du 13e siècle. Ainsi, en combinant diplomatie et actions militaires, les marchands allemands purent obtenir des privilèges spéciaux dans tous les ports du royaume de Suède et dans tous ceux de Norvège. Ils bénéficièrent également d’un traitement de faveur aux grandes foires de Skänor, qui demeurait le plus grand centre de rassemblement du poisson et où les marchands de Lübeck étaient les plus gros intervenants. De plus, durant les 12e et 13e siècles, les Hanséates encerclèrent les peuples Slaves et Baltes. L’Ordre des Chevaliers Teutoniques, procédant à une croisade en Lettonie et Estonie au 13e siècle, précéda ou appuya les marchands « mélangeant avec adresse propagande chrétienne, force brutale et sens des affaires » [Lopez, 1974, 163]. Que ce soient les marchands, qui imposaient leurs méthodes commerciales et fondaient de nouveaux ports marchands dans la zone, ou les armées, qui menaient de nouvelles conquêtes orientales, la Baltique méridionale et son arrière-pays furent soumis et intégrés dans l’espace commercial mis en place par les marchands germaniques. Enfin, suite à la victoire militaire sur le Danemark (1370) et au blocus victorieux imposé à Bruges (1388), les marchands Hanséatiques obtinrent de nombreux privilèges dans toute la zone et au sein de l’important port flamand. C’est l’époque de prédominance de Lübeck dont les marchands bénéficient également de privilèges à Londres (exemption de taxes).

Néanmoins, ces victoires militaires et commerciales ne découlaient pas, comme à Venise, d’un seul Etat fort voulant dominer la zone, mais de princes se querellant le territoire. Ainsi, les villes germaniques ne purent compenser les nombreux retards de la « Méditerranée du Nord » sur les cités marchandes italiennes, et bientôt de nombreuses failles dévoilèrent la fragilité du réseau allemand, annonçant la grande crise de la fin du 14e siècle.

La performance financière dont Bruges faisait preuve était loin d’être imitée dans le Nord de l’Europe. Celui-ci accusait un réel retard : l’organisation du crédit y était encore rudimentaire, et pendant longtemps seule la monnaie d’argent y fut admise. Dans un espace commercial où le crédit avait acquis une importance cruciale et où les marchands en avaient constamment besoin pour se développer, ce retard s’avéra rédhibitoire. Par ailleurs, l’absence d’autorité exécutive, si elle permit de tisser un véritable réseau de relations privilégiées, n’en demeura pas moins un handicap : les rivalités entre villes germaniques resurgirent, provoquant des ruptures entre marchands de la Hanse. Ainsi, l’incapacité d’une seule ville à gouverner, produire, commercialiser et enfin s’imposer, se fit cruellement sentir. Le commerce existant au nord de l’Europe consistait surtout, on l’a vu, en échanges entre pays peu développés, entre fournisseurs de matières premières et de produit alimentaires. La demande de marchandises de luxe, des produits en provenance de l’Orient restait limitée, peu de gens pouvant se les offrir. La grande crise qui saisit le monde occidental durant la seconde moitié du 14e siècle, imbriquant la grande épidémie de peste noire, une forte diminution de la production, et une contraction des crédits, toucha de plein fouet les Hanséates.

C’est le mouvement des prix en Occident qui pénalisa en tout premier lieu les marchands de la Hanse. Après 1370, les prix des céréales reculèrent, alors que ceux des produits industriels augmentaient. Ce mouvement défavorisa les trafics de Lübeck et des autres villes marchandes et annonça un recul temporaire de la zone Cependant, la création d’un système commercial européen, comprenant le Nord et le Sud de l’Europe, ne s’effondra nullement avec cette crise majeure : nous retrouverons un système semblable avec Anvers, puis surtout Amsterdam au 17e siècle…

Une première version de ce texte est parue initialement dans NOREL P., 2004, L’invention du Marché, Paris, Seuil.

BRAUDEL F., 1979, Civilisation matérielle, Economie Capitalisme, 15ème-18ème siècle, 3 tomes, Paris, Armand Colin.

CURTIN P-D., 1998, Cross-cultural Trade in Wordl History, Cambridge, Cambridge University Press.

DOLLINGER P., 1964, La Hanse (12ème-17ème siècle), Paris, Aubier (rééd. 1988).

LOPEZ R., 1974, La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Paris, Aubier-Montaigne.

Un Monde d’économies-mondes, le tournant raté de la mondialisation nazie

Faut-il parler d’ « économies-monde » ? À lire certains auteurs, et des meilleurs, il semblerait bien que oui. Le monde serait singulier. Mais sans -s n’impliquerait-il pas avec un M- à l’initiale ? Le géographe nourri des travaux d’Olivier Dollfus insisterait : le Monde n’est pas un simple monde, mais LE monde, global, unique, de l’espace terrestre fait un par une humanité interconnectée. Pourtant, le Monde n’est pas l’horizon nécessaire de ces « économies-monde », qu’il serait plus juste d’écrire « économies-mondes ». On pourra trouver la remarque tatillonne, mais ce -s a du sens. Le monde, en mode minuscule, n’est qu’une partie du Monde ; il lui est même antérieur, car ce n’est qu’après la circumnavigation magellanesque que le globe est devenu le Monde, enclos de l’humanité. Un monde, donc, est un ensemble ; et comme tels, les mondes peuvent s’emboîter, se juxtaposer, s’intersecter.

Lorsqu’on parle d’« économie-monde », que faut-il alors entendre ? Au départ, en allemand Welwirtschaft, sans doute « économie mondiale », soit « économie-Monde ». C’est le sens du mot au 19e siècle. Mais son utilisation à rebours pour des périodes anciennes en a changé le sens : die Weltwirtschaften des Altertums ; le piège est là. Ni singulier ni pluriel à Welt, antéposé, ou du moins sans nombre visible.

C’est à Fernand Braudel, qui rédigea pour partie sa thèse dans les geôles allemandes durant la Seconde Guerre mondiale, que nous devons l’introduction de la notion en France et surtout cette traduction particulière : « économie-monde ».

« Il ne suffit point de répéter les expression des historiens économistes allemands : Welttheater ou Weltwirtschaft, qu’ils emploient volontiers à propos de l’ensemble historique et vivant de la Méditerranée, pour marquer que, univers en soi, économie-monde, il vécut longtemps sur lui-même, sur son circuit de soixante jours, n’entrant en contact avec le reste du monde et spécialement l’Extrême-Orient, que pour le superflu. Le drame du XVIe siècle, et de la Méditerranée en particulier, c’est qu’autour de cet univers de soixante jours, le vaste, l’immense monde vient de se révéler… »[1]

Notion qu’il reprend quelques pages plus loin :

« Cet espace économique organisé à la façon du monde d’aujourd’hui, c’est ce que les Allemands appellent une Weltwirtschaft, pour conclure que la Méditerranée, au XVIe siècle, en est une à elle seule. À quoi on répondrait : oui et non, si la réponse ne paraissait trop normande. Non, car elle est assez démantelée sur ses pourtours : la fortune turque à l’Est, c’est le développement avec Constantinople d’une ville-pieuvre et, par elle, la mise hors du circuit méditerranéen (ou peu s’en faut) de la mer Noire. À l’Ouest, les grandes découvertes l’ont brusquement, largement ouverte sur l’économie de l’Atlantique. Non encore, dirons-nous, car les spécialisations n’y sont jamais impérieuses, contraignantes et surtout stables… Et cependant, oui, car pour l’essentiel elle vit encore sur elle-même ; oui, car elle a ses zones particulières adaptées à la vie générale et une vie générale qui circule à côté, au-dessus, au travers de ces petits univers économiques, jamais complètement fermés sur eux-mêmes, entre quoi se partage, quand on l’examine d’un peu près, le vaste espace de la mer. »[2]

Et qu’il décline au pluriel dans une note de bas de page, évoquant « l’effondrement d’économies-mondes (Antiquité, Moyen Âge, le monde de 1939) »[3].

Trente ans plus tard, Fernand Braudel y revint, et consacra quelques paragraphes du Temps du monde, troisième volume de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, aux « économies-mondes » :

« Pour engager le débat, il faut s’expliquer sur deux expressions qui prêtent à confusion : économe-mondiale, économie-monde.

L’économie-mondiale s’étend à la terre entière ; elle représente, comme disait Sismondi, le “marché de tout l’univers”, “le genre humain ou toute cette partie du genre humain qui commerce ensemble et ne forme plus aujourd’hui, en quelque sorte, qu’un seul marché”.

L’économie-monde (expression inattendue et mal venue dans notre langue, que j’ai forgée autrefois, faute de mieux et sans trop de logique, pour traduire un emploi particulier du mot allemand de Weltwirtschaft) ne met en cause qu’un fragment de l’univers, un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique. »[4]

Ce qui m’amène au livre du jour, ouvrage non négligeable pour l’historiographie de l’histoire globale et plus encore comme source de celle-ci, un livre passé de mode, écrit par un économiste nazi, tare sans doute, mais dûment cité par Fernand Braudel. Il s’agit du Tournant de l’économie mondiale, de Ferdinand Fried, de son vrai nom Ferdinand Friedrich Zimmerman (1898-1967). Le livre, Die Wende der Weltwirtschaft, est paru en 1937, avant d’être traduit en français en 1942. Notons que le traducteur a opté pour la solution la plus simple, et peut-être la plus logique : l’adjectif plutôt que l’apposition, « économie mondiale » plutôt que « économie-monde ».

Ferdinand Fried part d’un constat, lieu commun de son temps : l’espace mondial est désormais clos.

 « L’humanité se voit pour la première fois placée devant ses frontières : c’est de cette constatation que se dégage la mission de notre époque. La tâche consistant à s’organiser dans ces frontières est si nouvelle et si exceptionnelle que c’est seulement au prix des combats et des convulsions les plus terribles qu’il a été possible aux hommes de la concevoir et qu’il leur sera possible de la mener à bonne fin. »[5]

Ferdinand Fried, qui entend réfléchir sur la situation de l’économie mondiale fortement ébranlée par la crise des années 1930, introduit alors une digression historique au cours de laquelle il explique l’application de la notion de Weltwirtschaft à des espaces restreints, par l’usage de la notion de Weltreich, d’« empire mondial » :

 « Si l’on veut emprunter à l’histoire une comparaison qui, d’ailleurs, révèle en même temps de grandes différences par rapport à la situation présente, on peut se référer à l’ancien empire mondial des Romains et à son “économie mondiale romaine”. Cette expression recèle, à vrai dire, une contradictio in adjecto qui, au surplus, caractérise les contradictions particulières auxquelles on se heurte dès que l’on aborde toutes ces catégories de problèmes. L’économie de l’Empire romain constituait une économie mondiale dans la mesure même où l’imperium était un empire mondial. Nous sommes habitués à parler d’empires mondiaux lorsque nous considérons tous les grands États constitués dans l’Antiquité ; nous connaissons des empires mondiaux, sinon égyptien, du moins babylonien, assyrien, perse, hellénique et romain. Aucun de ces empires n’embrassait la totalité du monde alors connu ; l’Empire romain lui-même fut constitué par la jonction et la fusion progressives de presque tous les empires mondiaux antérieurs et devint un organisme de domination et d’hégémonie qui n’englobait pas de loin tout le monde connu d’alors, mais qui se maintenait, soit sur le pied de guerre, soit sur le pied de relations commerciales pacifiques avec les autres organismes analogues de l’univers antique. Depuis qu’Alexandre le Grand avait forcé avec ses armées les portes du monde connu de son temps et dépassé ses frontières, et que les regards des anciens avaient pu plonger dans des horizons naguère insoupçonnés ou incertains, la physionomie du monde antique bordé par la Méditerranée, avait été bouleversée et défigurée, les anciens acquirent alors une notion, d’ailleurs imprécise, de la civilisation indienne et une appréhension tout à fait vague du vaste milieu lointain de la grande civilisation chinoise ; les relations entre ces différentes zones oscillaient entre l’impression d’un éloignement planétaire, de distances inaccessibles et d’isolement réciproque, d’une part, et de prétentions naïvement instinctives à faire valoir les unes à l’égard des autres des attributs de puissances et de souveraineté, d’autre part.

Le contact entre les deux grands milieux civilisés de l’Occident et de l’Orient, entre l’empire mondial des Romains et celui des Chinois, nous apparaît comme mystérieux et passionnant : ce fut là une des rares minutes où l’histoire semble retenir son souffle pour continuer à progresser tranquillement et sans hâte. […]

Après ce premier contact passager, les différents grands empires mondiaux, les économies mondiales et les civilisations continuèrent à coexister avec une indépendance complète, chacun vivant à sa mode, satisfait de lui-même et autonome. […]

C’était donc, pour ainsi dire, avec de délicats fils de soie que s’était noué alors tout le commerce mondial d’alors, pour autant qu’il dépassait les bornes du milieu d’influence proprement dit de chacune des grandes civilisations. »[6]

Les routes commerciales mondiales

Figure 1. Des mondes distants, mais inter-reliés (Ferdinand Fried, 1942, p. 17)

Le tableau qu’il dresse d’une juxtaposition d’économies-mondes aux frêles interactions au début du Ier millénaire de notre ère serait tout à fait recevable aujourd’hui. Mais par cette comparaison, où Ferdinand Fried veut-il en venir ?

 « Ici se pose la question de l’économie mondiale en général. Si l’on désigne par ce terme l’économie mondiale capitaliste, libre de ses mouvements, du XIXe et du XXe siècle, qui était fondée sur l’hypothèse trompeuse d’une civilisation mondiale unifiée, on doit reconnaître qu’elle a constitué dans l’histoire de l’humanité un phénomène tout à fait unique et exceptionnel, causé par différentes circonstances spécifiques, et qui devait disparaître après que celles-ci auraient cessé d’agir. Mais si l’on entend par économie mondiale la coopération de peuples, de civilisations et de groupements économiques différents, se complétant réciproquement à beaucoup de points de vue, sans pour autant être placés dans la dépendance les uns des autres, une économie mondiale a toujours existé et elle existera de nouveau lorsqu’aura pris fin la crise actuelle de l’économie mondiale capitaliste. L’indépendance des civilisations, celles-ci étant fondées, par conséquent, sur une base raciale, constitue la condition nécessaire de l’indépendance économique des différents groupes civilisés et, par voie de conséquence, la condition d’une coopération solide sur le plan économique mondial. Cette collaboration économique mondiale, c’est-à-dire le commerce mondial, ne doit jamais, si elle doit être vraiment durable, constituer pour un peuple une nécessité impérieuse et pressante. En effet, un peuple ne peut supporter de dépendre du commerce mondial que s’il existe une civilisation mondiale unifiée – ou que ce peuple domine lui-même le commerce mondial. Comme la première solution doit, de nos jours, être considérée comme éliminée, seule la seconde vient en ligne de compte et il s’agit là déjà d’une solution raciale : économie mondiale doit, dans ce cas, se traduire par domination mondiale d’un peuple. Cependant cette formule (qui, comme nous le verrons, correspond à la solution spécifiquement anglaise du problème) devient elle-même inopérante lorsqu’elle peut être contestée avec succès par d’autres peuples. C’est précisément ce qui se passe au cours de la crise actuelle et ce qui contribue à accélérer l’évolution orientée dans le sens d’une véritable coopération économique mondiale entre tous les peuples qualifiés. »[7]

Autrement dit, la situation antique devrait être le modèle d’une mondialisation équilibrée, juxtaposant des économies-mondes, et donc des Empires-mondes.

 « Cette mission ne peut s’accomplir que par la communauté et la collaboration, par une communauté politique et sociale des grands peuples pris en eux-mêmes, par une communauté nationale des peuples dans les grands espaces qui leur sont dévolus, et enfin par une collaboration, pacifique et respectueuse des droits de tous, de tous les grands espaces économiques et des Empires mondiaux. Il n’en naîtra, certes, aucune culture, ni aucune civilisation mondiale unifiée, mais seulement une vie en commun féconde des différentes grandes cultures originales, vivant ensemble dans une communauté mondiale. »[8]

Loin de tout globalisme libéral, il ne pouvait, il ne devait y avoir, pour Ferdinand Fried, aucun espace économique mondial unique, mais un partage du Monde en grands espaces, en économies-mondes, dont, on l’aura compris, le Lebensraum du IIIe Reich. L’idéologie nazie peut ainsi se comprendre comme un anti-mondialisme.

Bibliographie

Fernand Braudel, 1949, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin.

Fernand Braudel, 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin.

Olivier Dollfus, 1984, « Le système Monde. Proposition pour une étude de géographie », Actes du Géopoint 1984. Systèmes et localisations, Groupe Dupont, Université d’Avignon, p. 231-240.

Ferdinand Fried, 1942, Le Tournant de l’économie mondiale, trad. de l’allemand par G. Fain, Paris, Payot (Die Wende der Weltwirtschaft, 1937).

 


Notes

[1] Fernand Braudel, 1949, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, p. 320.

[2] Ibidem, p. 325.

[3] Ibidem, p. 333, note 1.

[4] Fernand Braudel, 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, vol. 3, Le Temps du monde, Armand Colin, Paris, p. 12.

[5] Ferdinand Fried, 1942, Le Tournant de l’économie mondiale, Paris, Payot, p. 9.

[6] Ibidem, pp. 15-16, 17, 18.

[7] Ibidem, pp. 14-15.

[8] Ibidem, p. 406.

L’Islam a-t-il fixé des standards technologiques ?

La question des transferts de techniques occupe une place importante en histoire globale. Au-delà du jeu élémentaire consistant à savoir qui, des Européens, des Chinois, des Indiens ou encore du monde musulman, a inventé le zéro, l’écluse, la charrue ou la lettre de change, l’histoire globale révèle surtout la créativité collective mise en œuvre dans l’obtention de la plupart des standards technologiques qui ont constitué la modernité. Ainsi en va-t-il des techniques commerciales et financières musulmanes que les cités-Etats italiennes ont reprises en les sophistiquant à partir du 13e  siècle, parfois en y incorporant des résultats mathématiques venus de l’Inde. De même, on ne saurait parler des armes à feu sans invoquer d’abord la combustion du salpêtre par les Indiens, puis la mise au point chinoise de la poudre au 11e siècle, la réalisation des premiers fusils par les Mongols vers 1288, celle du canon tirant les premiers projectiles métalliques par les Florentins en 1326, enfin la sophistication de ces armes à feu par les Ottomans, Perses safavides et Moghols au 16e siècle. Mais au-delà de ces interactions créatives, la question est aussi celle de l’arrivée à maturité de ces techniques. À partir de quel moment et sous quelles conditions un ensemble de techniques atteint-il un stade d’achèvement provisoire permettant de définir une sorte de standard ? Comment ce standard peut-il ensuite se diffuser ?

Ce sont là quelques-unes des questions que posait Edmund Burke III en 2009, dans un article très suggestif du Journal of World History. Pour y répondre, il définissait des « complexes technologiques » dans neuf champs spécifiques : armement, textile, écriture/information, pyrotechnologie, gestion de l’eau, fiscalité/bureaucratie, énergie animale, transport maritime, mathématiques. Au-delà des limites évidentes de cette liste et d’un découpage sans doute contestable, il pouvait sur cette base étudier trois champs dans lesquels le monde musulman des 8e-12e siècles a possiblement déterminé des standards cruciaux, en matière de gestion de l’eau, d’écriture/information et de mathématiques.

Présentons ici les deux premiers champs.

Pour ce qui est de la gestion de l’eau, Burke commence par analyser les formes de captage et de transport qui étaient propres aux différents espaces que le monde musulman allait fédérer. En Égypte, outre les canaux d’irrigation, ce sont la noria, le chadouf et la vis d’Archimède qui étaient couramment utilisés. En Mésopotamie, barrages et canaux étaient plus sophistiqués et l’usage de réservoirs était répandu. Sur le plateau iranien, beaucoup plus sec, c’étaient les qanats (sorte de tunnel relié à la nappe phréatique sous une colline et descendant en pente très douce pour affleurer sur le coteau, tunnel par ailleurs surmonté de puits à intervalles réguliers pour l’entretien) qui permettaient l’irrigation. Il en était de même dans la vallée de l’Indus tandis qu’en Inde centrale les réservoirs constituaient la norme. Avec l’Islam, ces diverses technologies hydrauliques allaient connaître une diffusion rapide à partir de l’ère abbasside : transfert de la pratique des réservoirs iraniens et indiens jusqu’au Maroc ; circulation des techniques d’irrigation persanes et des cultures connexes vers le Yémen, l’Afrique du Nord, l’Espagne ; utilisation de qanats à Sijilmassa, laquelle permettra la création d’une étape cruciale du commerce de l’or soudanien… Cette circulation allait être encouragée par les pouvoirs politiques en parallèle de la publication de manuels agricoles et de la diffusion de semences. Les progrès agricoles du monde islamique auraient ainsi concerné les rendements, les rotations culturales, le nombre de récoltes annuelles [Watson, 1983] quoique certains textes récents nuancent ces améliorations [Decker, 2009]. Pour Cioc [in Burke and Pomeranz, 2009], les prouesses hydrauliques du monde musulman auraient servi à Venise et aux Pays-Bas, comme pour l’établissement de barrages sur le Pô et le Rhin. Le standard musulman aurait aussi concerné l’Espagne puis, par ricochet, l’Amérique : « Tant les galeries d’irrigation mexicaines que les puquios du Pérou seraient dérivés de la technique des qanats importés par les Espagnols » [Burke, 2009, p. 175].

En matière d’écriture et de diffusion de l’information, Burke commence par montrer que papier et imprimerie ne pouvaient avoir de retentissement spectaculaire en Chine. En raison d’abord de la valorisation culturelle de la calligraphie. Mais surtout, du fait des milliers de caractères (par ailleurs à multiples traits) à créer, la xylographie devenait lourde et peu performante. Quant à la technique des caractères mobiles, elle n’avait guère plus d’intérêt. C’est donc pour lui dans le monde musulman que papier et imprimerie avaient un véritable avenir. Ce fut le cas dès le 11e siècle où la lecture et la possession de livres semblent avoir été des signes certains de distinction. À cette époque, les livres étaient encore reproduits à la main, le plus souvent en présence de l’auteur lors de séance de lectures de vérification… L’apport de l’imprimerie ne fut pas cependant totalement décisif : la nécessité d’écrire, non seulement l’arabe, mais aussi le turc, le persan et l’ourdou, requérait environ six cents caractères individuels ; des problèmes similaires à ceux rencontrés en Chine se posaient donc. Il n’en demeure pas moins que les bibliothèques furent rapidement pléthoriques en ouvrages de toutes sortes : au 10e siècle, la bibliothèque du califat omeyyade espagnol recelait dit-on 400 000 livres, soit 200 fois plus que la bibliothèque du pape d’Avignon, un siècle plus tard. Les universités musulmanes allaient aussi contribuer à cet effort même si elles allaient restreindre drastiquement le nombre de matières enseignées. De leur côté, les universités européennes, plus tardives, allaient progressivement libérer le savoir hors du champ purement religieux et s’intéresser à la philosophie, aux sciences naturelles, etc. Dans ces conditions, avec un alphabet de 26 lettres, donc l’intérêt d’inventer une technique d’imprimerie à caractères mobiles, d’une part, un développement multidimensionnel du savoir, d’autre part, il n’est pas étonnant que ce soit l’Europe qui ait tiré pleinement parti du standard papier/imprimerie mis au point dans le monde islamique.

Pour suggestive qu’elle soit, la démonstration de Burke est sans doute en partie critiquable.

En premier lieu, il ne définit pas précisément ce qu’il nomme un complexe technologique. Comment l’identifier ? Quelles sont les limites d’un complexe technologique donné par rapport aux autres ? En quoi réside sa cohérence ? Autant de questions premières auxquelles réponse n’est pas donnée. L’auteur se contente de dire que cette appellation permet à la fois de rendre compte des aspects « hardware » (les instruments physiques) et des aspects « software » (les connaissances et la culture pratique) de la technologie. Il ne se réfère à aucun théoricien classique de l’analyse des techniques (Mumford, Gille ou Needham). Puis il illustre cette notion par l’analyse des trois « complexes » que nous venons d’évoquer. Au plan méthodologique donc, la réflexion semble devoir être poursuivie.

En second lieu, la notion de « standard » demeure tout aussi incertaine à déterminer. Dans son premier exemple, la gestion de l’eau, le standard semble se résumer à l’agrégation de différentes techniques et à la diffusion de leur utilisation. C’est un des éléments à prendre en compte évidemment mais il n’est nullement démontré que le « complexe » parvienne alors à un certain palier, par exemple en termes de productivité. Dans son second exemple, la narration même de la diffusion du papier et de l’imprimerie montre que l’état du « complexe » sous l’Islam reste très provisoire et inachevé : c’est le perfectionnement européen, avec les caractères mobiles, qui va donner son plein essor au binôme papier/imprimerie.

Malgré ces réserves, qui sont moins une critique qu’un encouragement à la recherche de concepts plus précis, le travail de Burke a beaucoup de mérites. Celui de montrer ce que l’Europe, en matière de technologies, doit à l’Islam des 8e-12e siècles et à travers lui à l’ensemble de l’Asie, n’étant certainement pas le moindre…

 

BURKE E., 2009, « Islam at the Center: Technological Complexes and the Roots of Modernity”, Journal of World History, vol. 20, n° 2.

BURKE E., POMERANZ K., 2009, The Environment and World History, University of California Press.

CIOC M., 2009, “The Rhine as a World River”, in Burke & Pomeranz, op. cit.

DECKER M., 2009, “Plants and Progress: Rethinking the Islamic Agricultural Revolution”, Journal of World History, vol. 20, n° 2.

WATSON A., 1983, Agricultural Innovation in the Early Islamic World, Cambridge University Press.

Interprétations de la mondialisation économique contemporaine

On sait que la mondialisation économique contemporaine se caractérise, depuis environ trente ans maintenant, par un triple mouvement, d’intensification des flux de marchandises (biens et services) entre nations d’une part, de libéralisation quasi planétaire des mouvements de capitaux d’autre part, de transformation radicale des localisations géographiques des firmes enfin. L’ensemble de ces caractéristiques témoigne d’une indiscutable liberté accordée aux forces de marché et aux intérêts privés, sur un espace désormais planétaire. Mais au-delà de cette description factuelle d’un processus complexe se pose la question plus délicate de l’interprétation, après une génération, de ce mouvement qui a transformé la fin du 20e siècle tout en accumulant de lourds nuages en ce début du 21e. Par interprétation il faut entendre ici l’établissement d’un bilan provisoire et surtout la réponse à quelques questions cruciales. Qu’est-ce qui s’est fondamentalement réalisé ? Quelles transformations structurelles ont eu lieu ? Sur quelles conséquences, éventuellement inattendues, a débouché ce processus ? Il ne s’agira donc plus ici d’analyser « à plat » les caractéristiques intrinsèques à la mondialisation économique ou de révéler la logique fonctionnelle (ou les contradictions) des synergies en cours… L’objectif sera, de manière beaucoup plus libre, d’en proposer une représentation synthétique, de montrer ce qu’il convient, finalement et pour l’instant, d’en retenir.

Si l’on accepte cette problématique, il est sans doute possible de retenir quatre interprétations à la fois concurrentes (quant à leur pertinence relative) et pourtant non exclusives. La mondialisation économique serait alors tout à la fois « création d’un marché mondial » et approfondissement du capitalisme, affaiblissement mais aussi supranationalisation des classiques régulations étatiques territorialisées, montée des inégalités internes à peu près partout alors que l’inégalité globale tendrait à décliner, ré-émergence de quelques puissances asiatiques… Au total, hormis la première interprétation qui était sans doute intentionnelle et politiquement assumée dès le début des années 1980 (par ailleurs bien appréhendée par l’analyse économique), les trois autres se réfèrent à des résultats partiellement non anticipés ou dont la dimension s’est trouvée négligée, des constructions contingentes qui auraient pu être autres, des changements de rapports de force que leurs propres auteurs n’ont que partiellement dirigés. Évoquons-les tour à tour.

La mondialisation économique est bien la création d’un marché mondial des biens, des services, des capitaux, voire des travailleurs. Ce marché se manifeste d’abord par un processus d’unification des prix des biens et services, aux coûts de transport (d’ailleurs de plus en plus faibles) près. Mais il se manifeste aussi par la tendance de long terme à l’égalisation des salaires entre travailleurs d’un niveau donné de qualification : ce rattrapage partiel est par exemple flagrant, dans le cas chinois, depuis quatre ou cinq ans. Quant au prix des capitaux, il converge aussi vers un niveau moyen, phénomène cependant encore entravé par les incontournables différences de risque : il n’en reste pas moins que le marché mondial des capitaux est devenu une réalité qui marginalise l’idée de marchés financiers encore nationaux. Par ailleurs les marchés se sont largement sophistiqués au plan technique et les systèmes de marchés sont de plus en plus complets avec les nombreuses possibilités d’effectuer des transactions à terme (marchés d’options, de futures) ou de se défausser de ses engagements (dérivés de crédit, subprime, etc.). Il ne faudrait pas cependant considérer qu’il s’agit là d’un résultat tout à fait nouveau. Déjà à la fin du 19e siècle ce marché « mondial », en tout cas « atlantique », avait nettement progressé. Mais plus généralement, il semble que l’on puisse postuler un lien étroit entre l’expansion géographique des échanges et la création/approfondissement de l’économie de marché. Ces économies de marché ont d’abord émergé, sur une base nationale, dans les pays d’Europe qui tiraient parti d’échanges dynamiques et de grande extension (Pays-Bas au 17e siècle, Grande-Bretagne au 18e). A partir de la seconde moitié du 19e, la nouvelle expansion internationale des échanges a non seulement favorisé l’économie de marché états-unienne mais encore stimulé l’unification relative du marché mondial [O’Rourke et Williamson, 2000]. En ce sens, l’économie de marché globale stimulée par la mondialisation contemporaine ne serait peut-être que le quatrième avatar d’un même processus récurrent.

La mondialisation contemporaine a tout autant bouleversé le panorama des régulations économiques [Norel, 2004] et, dans beaucoup de ces champs, le retrait de l’État national devient une évidence. C’est évidemment le cas pour ce qui est des pratiques de stabilisation conjoncturelle de l’économie (relance en cas de chômage ou refroidissement en cas d’inflation) : en trente ans on est passé, notamment en Europe, d’une régulation par les États nationaux à une régulation d’abord internationale puis de plus en plus supranationale. En clair, la zone Euro a confié cette régulation au mécanisme abstrait du traité de Maastricht puis à la banque centrale européenne, organisme supranational de droit. De leur côté, bien des États ont dû accepter une influence de plus en plus forte du Fonds monétaire international dans leurs décisions, sachant que ce dernier est de moins en moins un organisme inter-étatique. De la même façon, les pratiques de supervision des marchés nationaux concrets, notamment pour éviter les abus de position dominante, sont largement passées, avec la déréglementation, aux mains de commissions ou autorités administratives indépendantes, quand elles n’ont pas été largement démantelées comme aux États-Unis. Enfin, les régulations internationales menées par des organismes inter-étatiques dans le cadre de ce qui s’est appelé des « régimes internationaux » ont elles aussi été transformées : le GATT a cédé la place à une OMC qui est toute puissante sur le règlement des différends commerciaux, les questions monétaires internationales sont désormais du ressort d’un FMI qui s’est historiquement mué en institution au-dessus des nations. Et si l’on évoque une gouvernance globale comme ensemble de pratiques se substituant aux anciens régimes internationaux, c’est pour mieux marquer le recul des États, au profit des intérêts privés, sans doute aussi pour une part de la société civile…

Troisième interprétation, l’évolution contrastée de l’inégalité globale, avec une hausse de cette dernière jusque vers 1990, un recul assez marqué depuis. Parallèlement, c’est bien le fait que cette récente diminution de l’inégalité globale s’accompagne d’une remontée des inégalités internes qui est particulièrement frappant (voir notre chronique du 8 novembre dernier). Comme si un certain lissage de l’inégalité entre nations et une baisse concomitante des inégalités globales devaient se payer par une reprise des vieilles inégalités sociales à l’intérieur des nations. Sauf que cette fois, l’inégalité historique ne concernerait pas tant une hypothétique classe ouvrière qui perdrait du terrain face à la bourgeoisie, que l’opposition de travailleurs sédentaires (secteur public, services, secteur privé non concurrencé internationalement) à des travailleurs nomades (produisant des biens et services sur un marché international ouvert). Les menaces et opportunités concernant les emplois nomades d’un pays ont des répercussions sur le volume et le revenu de ses emplois sédentaires. Dans cette conjecture, par ailleurs complexe, Giraud [2012] montre que la baisse de l’inégalité interne ne peut survenir que si la proposition des emplois nomades dans le total progresse d’une part, que la préférence pour les biens et services locaux augmente d’autre part. Sur ce plan donc, la mondialisation débouche sur une situation socialement dangereuse mais qui peut aussi être regardée comme un enjeu véritable de politique socio-économique encore partiellement dans les mains des gouvernements…

La quatrième interprétation est bien connue des lecteurs de ce blog et des familiers de l’histoire globale… Et si l’émergence récente de la Chine (à un moindre degré de l’Inde), voire plutôt leur ré-émergence, constituait finalement le résultat le plus structurel et le plus durable de la mondialisation contemporaine… Dans le cas chinois, il est aujourd’hui reconnu que son essor a commencé sous la dynastie Tang (618-907) et a peut-être connu son apogée aux 12e et 13e siècles avec les Song du Sud. L’économie est alors parmi les plus productives au monde (notamment dans la fabrique de la fonte) mais se caractérise aussi par une remarquable capacité exportatrice, notamment en permettant à ses ateliers textiles ruraux d’écouler leur produit sur les marchés extérieurs ; c’est aussi la période où la Chine spécialise régionalement son agriculture et invente le papier-monnaie. À l’époque la Chine dispose certainement d’excédents commerciaux réguliers, diffuse ses produits phares sur toute l’Eufrasie, draine des montants importants de métaux précieux depuis l’Europe au titre du paiement, un peu comme aujourd’hui… De ce point de vue, la mondialisation contemporaine serait peut-être d’abord et avant tout un retour de l’importance et de l’influence passées. Non que cette mondialisation soit un pur outil au service du renouveau chinois bien sûr : ce n’est pas la Chine qui l’a impulsée mais plutôt les États-Unis en libéralisant les premiers les mouvements planétaires de capitaux. Mais le résultat est aujourd’hui bien présent : la Chine a réussi à instrumentaliser de façon durable un processus qu’elle n’a pourtant nullement créé.

Bibliographie

Giraud P.-N. [2012], La Mondialisation. Émergences et fragmentations, Paris, Éd. Sciences Humaines.

Norel P. [2004], L’Invention du Marché. Une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

O’Rourke K., Williamson J. [2000], Globalization and History, Cambridge, The MIT Press.

Les croisades : quelles conséquences économiques pour l’Europe ?

Les croisades constituent un moment privilégié de rencontre entre l’Europe et l’Asie, rendez-vous du reste amplement documenté par l’histoire globale. On a développé à plusieurs reprises sur ce blog leur rôle en tant que période de transfert de maintes innovations techniques musulmanes, indiennes ou chinoises vers l’Ouest. Nous allons nous intéresser aujourd’hui à leur impact économique direct sur l’Europe, à leurs conséquences financières à court terme mais aussi à leur capacité à transformer les structures économiques de notre continent sur le long terme.

C’est en 1095 que le pape Urbain II invite les chevaliers « à renoncer à faire violence aux pauvres, c’est-à-dire, dans la définition d’alors, à ceux qui ne peuvent se défendre, les clercs, les paysans, les femmes de toute condition ; il leur demande de renoncer aux guerres privées et les appelle à réserver leur trop-plein d’énergie à une cause juste : délivrer Jérusalem des mains des infidèles, libérer les chrétiens d’Orient du joug turc » (Demurger, 1998, 9-10). L’appel est suivi au-delà de toute espérance : en dehors des chevaliers, de nombreux clercs, paysans, artisans s’enthousiasment pour le projet et déclenchent une « croisade populaire ». Première arrivée à Constantinople, cette croisade spontanée est massacrée. Le relais de la croisade militaire organisée s’avère plus efficace : en 1098 Antioche est prise puis, sous la pression de la masse des croisés, les chefs repartent pour Jérusalem qui tombe en juillet 1099, entraînant un massacre systématique des musulmans et des juifs qui l’habitaient. Cette date marque à la fois la naissance des États latins d’Orient et le début d’une longue série de conflits : avec la reprise récurrente de ces États latins ou de Jérusalem par les musulmans, pas moins de huit croisades se succèderont entre 1095 et 1270.

Les causes de ces croisades sont multiples. L’idée de guerre juste, afin de récupérer des biens pris indûment (en l’occurrence le tombeau du Christ), est indéniablement présente. Mais l’Église est depuis le début du 11ème siècle engagée dans le « mouvement de la paix de Dieu » qui permet aux pauvres, notamment aux paysans, qu’épuisent les conflits chevaleresques ou les exactions de leur maître, de trouver un refuge auprès de l’Église en se recommandant à un évêque ou à un abbé. La croisade devient pour l’Église un moyen de stabiliser son conflit avec l’aristocratie en occupant ailleurs des guerriers par trop dénués de scrupules. Mais le pèlerinage à Jérusalem ayant valeur de pénitence, le pape fit un « coup de génie en se tournant vers les chevaliers, principaux fauteurs de violence, pour leur indiquer une voie de salut compatible avec leur état de combattant » (Demurger, 1998, 15). Par ailleurs il semble que le Pape, en prenant l’initiative d’une reconquête de Jérusalem, visait à réunir les chrétiens d’Orient et d’Occident, notamment par la reprise de territoires, antérieurement byzantins.

Pourtant l’essentiel des territoires conquis ne lui est pas redonné et les chefs des croisades créent rapidement trois comtés ou principautés (Edesse au Nord-Est, Antioche au Nord, Tripoli au centre) ainsi que le royaume de Jérusalem. Génois et Vénitiens participent activement à la conquête des ports (Acre, Sidon, Tyr, Ascalon). Ces villes ne retomberont aux mains des Musulmans qu’à la fin du 13ème siècle, permettant évidemment aux villes commerçantes italiennes d’institutionnaliser entre-temps leur présence en Méditerranée orientale. Après la prise de Constantinople par les croisés en 1204, l’empire byzantin est dépecé. Les croisés s’établissent durablement à Morée dans le Péloponnèse, créent le duché d’Athènes, tandis que les Vénitiens s’installent en Crète pour en faire un pivot de leur réseau commercial. Ces colonies attirent un début de peuplement occidental.

Les conséquences économiques et financières des croisades sont impressionnantes et multidimensionnelles.

On peut d’abord les situer au niveau de l’Église, ordonnatrice de la croisade, qui utilise le financement des opérations pour une indéniable accumulation (en partie provisoire) de capital. Une fois prononcé le vœu de croisade, le soldat pèlerin devait compter sur ses propres ressources. Les chevaliers déthésaurisent massivement pour financer leur départ ou encore, comme Godefroy de Bouillon, vendent leur château et leur comté. Mais le plus souvent, ils engagent leurs biens immobiliers auprès d’un établissement religieux : ordre de Cluny mais aussi ordres militaires – hospitaliers, templiers, chevaliers teutoniques – se spécialisent vite dans ce genre d’opérations. Que le croisé décède en chemin ou soit incapable de rembourser à son retour et le « partenaire » religieux conserve les biens gagés… Mais le financement est aussi sollicité auprès de ceux qui ne partent pas, les fidèles, clercs ou laïcs, pour lesquels des troncs sont à disposition dans les églises tandis que, dès 1215, les clercs sont dans l’obligation de donner le vingtième de leur revenu annuel dès qu’une croisade est proclamée. Le concile de Latran sophistique le montage financier en permettant à ceux qui voudraient se libérer d’un vœu de croisade contracté un peu à la légère, de racheter leur vœu moyennant là encore donation à la croisade du moment…

Pour certains auteurs (Ekelund et alii, 1996), la croisade peut ainsi s’interpréter, en termes micro-économiques, comme une tentative de la part de la « firme Église » de consolider son pouvoir de monopole sur la foi dans l’Occident chrétien. Dans un véritable « marché de la religion », l’Église offre un ensemble de croyances, propose des services nouveaux (indulgences) et a besoin de renforcer sa « crédibilité » en permettant l’accès aux lieux saints. Du côté de la demande, les croyants  achètent les services liés à leur foi. Ainsi la croisade constitue une occasion de diversifier l’offre (pénitence, indulgences) et d’en augmenter l’attractivité (reliques des lieux saints, pèlerinages sécurisés en terre sainte) tout en faisant financer cette opération par ceux qui seront à la fois les artisans de cette nouvelle offre (les croisés) et ses principaux consommateurs… Remarquable opération commerciale et financière qui fait produire par ceux qui consommeront mais paieront aussi tous les coûts… Opération qui, au plan spirituel, dégénèrera rapidement : vente massive des indulgences, escroquerie aux reliques, prêts à intérêts par l’Église sur les ressources des donations… Plus stratégiquement, l’Église aurait cherché à mettre son « marché » à l’abri de deux menaces, « menace externe avec l’expansionnisme musulman dans les territoires du Proche-Orient, menace interne avec le séparatisme croissant de l’Église orthodoxe » (ibidem, 135).

Si l’idéologie de la croisade finance ainsi l’entreprise ecclésiale, il n’en demeure pas moins que les fonds récoltés par cette dernière sont aussi utilisés pour le transport des croisés et la défense des États latins. Qui en tire finalement profit ? Ce sont évidemment les croisés, certains en tout cas, qui y trouvent leur compte. Le pillage des villes d’Orient assure plus que l’autofinancement pour quelques uns tandis que les colonies constituées sont parfois exploitées. La première économie de plantation est ainsi l’œuvre de Guy de Lusignan, maître de Chypre. Les ordres militaires comme les Templiers doivent le début de leur richesse aux pillages. Mais ce sont surtout les grandes villes italiennes de l’époque qui gagnent incontestablement dans les opérations, notamment par la structuration de leurs réseaux commerciaux. Nous touchons là un point particulièrement important pour comprendre la spectaculaire réussite de Gênes et Venise à partir du 13ème siècle.

Dès la première croisade, Venise et Gênes se proposent pour le transport des troupes. Les croisés passent avec les propriétaires des bateaux un contrat de location : le navire se loue, soit en entier, armé et approvisionné pour 8 à 12 mois, soit à la place. Parfois, les responsables d’une croisade négocient la location d’une flotte entière : ainsi lors de la quatrième croisade fut négocié en bloc avec Venise le passage de 4500 chevaliers, autant de chevaux et le double d’écuyers. Pour répondre à la demande, Venise fait construire plus de cent embarcations. Très vite les navires italiens font plus que transporter les soldats et contribuent directement à la prise des villes côtières (Gênes à Acre en 1104, Venise à Tyr en 1124) puis à leur défense. Enfin ils s’avèrent incontournables dans les relations commerciales entre les États latins et l’Europe occidentale.

Mais Pise, Gênes et Venise établissent aussi et surtout des comptoirs. La première, Gênes, se fait octroyer dès 1097, avant même la prise de Jérusalem, des quais, des halles et des recettes douanières à Antioche, Arsur, Césarée, Acre et Tripoli. Pise prend pied à Jérusalem, Jaffa et Lattaquié en 1099. Provisoirement distancée, Venise récupère le tiers des villes de Haïfa, Sidon, Tyr, Beyrouth, avec leurs revenus, entre 1101 et 1110 (Fossier, 1982, 261). Le commerce de la Méditerranée orientale est alors aux mains des Italiens (et de quelques Provençaux et Catalans) avec la neutralité des souverains byzantins qui, en contrepartie de comptoirs italiens ouverts à Constantinople même (pour Gênes et Pise, Venise étant présente depuis longtemps), gardent un contrôle formel sur Antioche. Avec le renversement par Saladin, en 1171, de la dynastie fatimide d’Égypte, les routes du commerce avec l’Asie se recentrent sur Alexandrie et Le Caire : Venise pactise avec Saladin et les villes italiennes développent le commerce sur la côte égyptienne. Ces relations commerciales sont à peine amoindries lorsque Saladin s’empare de Jérusalem en 1187. La troisième croisade qui tente de récupérer la ville sainte échoue et ne permet que de consolider les établissements côtiers. Dès lors, c’est contre les Grecs de Byzance que se reporte une partie de l’agressivité occidentale. Le soutien militaire de Byzance a en effet été particulièrement faible et les Grecs, frustrés d’être rejetés dans le commerce purement local par les exorbitants privilèges italiens, se sont révolté : arrestation des Vénitiens en 1171, massacre des latins en 1182. Les Normands répondent en incendiant Thessalonique en 1185. La quatrième croisade prononcée en 1202 se focalise vite sur Byzance. Les souverains se récusent laissant quelques princes en première ligne. Influencés par Venise qui fait état d’une demande du souverain byzantin pour un séjour durable à Constantinople, les croisés louent les bateaux vénitiens et sont dirigés sur la pointe de l’Asie Mineure. Après des incidents particulièrement confus qui laissent penser qu’une manipulation vénitienne était en place, les croisés prennent Constantinople en avril 1204. « Les Italiens dirigent au mieux de leurs intérêts une mise à sac complète et prodigieusement fructueuse : cinq tonnes d’or rien que pour Venise ! Le crime est patent, il aurait pu suffire, mais on va jusqu’à la faute : déclarer disparu l’empire grec, proclamer le comte de Flandre empereur et dépecer terres et îles entre les Vénitiens et les croisés de France » (Fossier, Ibidem, 264).

La prise de Constantinople marque le début de l’hégémonie vénitienne en Méditerranée orientale. La cité italienne y multiplie les escales protégeant ses lignes de communication maritime : Modon et Coron en Grèce, l’île d’Eubée, les îles des Cyclades dans la mer Égée, les accès à Constantinople, la Crète qui devient une véritable colonie de peuplement. Gênes ne se rétablira que tardivement et exercera son influence sur le nord de la mer Egée et la mer Noire : colonies de Caffa en Crimée, de Péra face à Constantinople, de Chio. Cette implantation est cependant fructueuse grâce à l’exploitation du mastic de Chio et des mines d’alun de Phocée, à la maîtrise de la route mongole de la soie aboutissant près de Caffa. Les rivalités entre les deux cités italiennes débouchent sur une guerre ouverte à Acre qui aboutit au triomphe vénitien de 1258. En réponse, les Génois s’allient aux souverains byzantins pour reprendre Constantinople en 1261.

Aussi importantes que les réseaux commerciaux, les comptoirs et les colonies, créés par Venise et Gênes, les routes commerciales vers l’Asie se sont modifiées sous l’impulsion de la croisade. Avant l’an mille, c’était surtout la petite ville d’Amalfi (près de Naples) qui avait utilisé la Méditerranée orientale par un fructueux commerce triangulaire : emportant d’Europe bois, fromage, miel, vin (puis fer et armes) vers Alexandrie, elle en repartait avec des textiles et de l’ivoire et complétait son chargement par des épices et des soieries achetées à Constantinople. Amalfi se positionnait ainsi comme principal destinataire occidental des deux grandes routes intercontinentales de l’époque : la Route de la Soie et celle de l’océan Indien. La croisade ne modifia pas ces parcours mais ouvrit la mer Noire aux Italiens tout en développant la côte syro-palestinienne. En particulier les ports de Tripoli, Beyrouth, Tyr et Acre deviennent le point d’arrivée d’un trafic caravanier. Mais surtout la conquête mongole permet d’ouvrir la Route de la Soie passant au sud de la mer Caspienne et débouchant tant sur Trébizonde au sud de la mer Noire que sur le port arménien de Laias, en méditerranée. Elle inaugure aussi la route mongole du nord aboutissant près de Caffa où les Génois sont présents. Autrement dit, ces modifications permettent de diversifier les voies d’accès aux produits asiatiques, voire de contourner les interdictions papales de commercer avec les infidèles via Alexandrie, notamment après 1323.

Les croisades ont donc certainement constitué une étape cruciale dans l’histoire économique de l’Europe chrétienne. La guerre hors du continent, en exportant l’agressivité des chevaliers, a sans doute contribué aussi à la prospérité européenne des 12ème et 13ème siècles. Étant occupés ailleurs, les maîtres de la terre ont ainsi laissé les coudées franches aux paysans qui, en défrichant, en émigrant en ville ou en monétarisant les corvées ont fait évoluer la féodalité dans le sens d’une plus grande efficacité. Les transferts de fortune des nobles vers l’Église ou, indirectement, vers les cités italiennes, marquent aussi une redistribution du capital. On citera également la fin des taxations byzantines, tout comme la disparition de la piraterie musulmane en Méditerranée, « double frein qui bloquait encore vers 1150 l’essor économique européen » (Fossier, Ibidem, 266). La guerre à l’extérieur redevient clairement, aux 12ème et 13ème siècles, une entreprise économique fructueuse, ce qui avait été un peu oublié depuis Charlemagne.

Cependant l’analogie s’arrête rapidement : en étendant et renforçant le réseau commercial vénitien, en lui adjoignant des comptoirs et colonies particulièrement précieux, en le densifiant par l’ouverture de nouvelles routes vers l’Asie, en lui fournissant un précieux capital pris sur Byzance, la guerre des croisades a amplifié l’influence du grand commerce sur l’économie européenne… Autrement dit, l’expansion par les armes de l’espace des productions destinées à l’échange ouvre bien la voie au grand commerce, permet en même temps le développement des villes États italiennes, détermine certaines pré-conditions du capitalisme… La synergie entre États et grand commerce est alors clairement enclenchée en Europe, et ce pour longtemps…

Une première version de ce papier a été publiée dans L’invention du Marché, Paris, Seuil, 2004.

DEMURGER A., 1998, La croisade au Moyen Age, Paris, Nathan.

EKELUND R., HEBERT R., TOLLISON R., ANDERSON G., DAVIDSON A. 1996, Sacred Trust : the Medieval Church as an Economic Firm, Oxford, Oxford University Press.

FOSSIER R., 1982, Le Moyen Age – tome 2, l’éveil de l’Europe, 950-1250, Paris, Armand Colin.