Nehru, un autre regard sur l’histoire du monde

Lorsqu’on évoque les origines de l’histoire globale, on cite généralement des historiens étatsuniens, comme Leften S. Stavrianos, William H. McNeill, ou bien encore Marshall G.S. Hodgson (cf. le billet de Chloé Maurel) ; au-delà, on inscrit l’histoire globale dans la lignée des histoires universelles, de Bossuet à René Grousset, pour s’en tenir à des auteurs français. Parfois, on rappelle l’ouvrage de H.G. Wells, The Outline of History, paru en 1920. Mais un livre est souvent passé sous silence alors même qu’il occupe une place remarquable. Il s’agit de l’ouvrage de Jawaharlal Nehru, Glimpses of World History – « Regards sur l’histoire du monde », traduit en français en 1986, dans une édition malheureusement difficile à trouver, sous le titre Lettres d’un père à sa fille. L’ouvrage, paru en 1934, est en effet composé de près de deux cents lettres écrites par Nehru à sa fille Indira entre 1930 et 1933, alors qu’il était détenu dans les prisons britanniques. Le livre rencontra un succès assez important et connut de nombreuses rééditions, et réécritures. L’édition sur laquelle je me suis appuyée est celle parue en 1947, aux couleurs du nouvel État indien.

Nehru_Glimpses of World History

Figure 1. Glimpses of World History, 1re édition américaine, 1947

Parmi toutes ces lettres, j’en ai choisi trois afin de donner un aperçu sur ces Glimpses – en anglais, et en français (en espérant que la traduction ne soit ni fautive ni trop maladroite). Ce billet s’inscrit donc à la croisée de l’historiographie et de l’histoire elle-même, dans la mesure où l’émergence d’un regard historique global en Inde au début des années 1930 paraît doublement intéressant : et pour la compréhension de la genèse de l’histoire globale, et pour l’étude de la conscience de la mondialisation.

On imagine cependant le scepticisme vaguement goguenard de certains lecteurs face à une telle affirmation et la suspicion d’anachronisme. Sur quels critères peut-on en effet considérer que l’ouvrage de Nehru appartient à une histoire globale qui s’ignore encore en tant que telle ? Certes, la notion de « global history » ne date que du milieu des années 1940, mais on peut incontestablement reconnaître dans Glimpses of World History quelques traits constitutifs de l’histoire globale, à savoir :

– l’envergure mondiale de la réflexion ;

– la vision de l’histoire sur la longue durée, appuyée sur le présent et ouverte sur l’avenir ;

– le constat de la mondialisation comme processus d’interrelation croissante entre les hommes grâce aux progrès technique ;

– le rejet d’une historiographie exclusivement nationale ;

– la remise en question d’une écriture de l’histoire qui contribuerait à l’hégémonie des puissances dominantes.

Il reste qu’on ne peut pas aborder le livre de Nehru comme n’importe quel livre d’histoire. D’une part, parce qu’il ne s’agit pas initialement d’un livre, mais bien de lettres destinées à l’éducation d’Indira, née en 1917, et qui a donc au moment où elle reçoit ses lettres, entre 13 et 16 ans. D’autre part, parce qu’on ne peut pas ignorer l’engagement politique de Nehru, qui fut élu pour la première fois secrétaire général du parti du Congrès en 1923 et qui participa au mouvement de désobéissance civile initié par Gandhi en 1930 – ce qui lui valut d’être emprisonné et lui donna l’occasion d’écrire ces lettres.

Sur la formation de la pensée historique globale de Nehru, trois facteurs peuvent être mis en avant. Le premier est évidemment l’éducation britannique que Nehru a reçue lors de son séjour en Angleterre entre 1905 et 1912. Nehru fut étudiant successivement à Harrow, puis à Trinity College, et enfin à Inner Temple. C’est durant ses années d’études qu’il se familiarisa notamment avec les idées de la Fabian Society. En 1912, il fut admis à son examen de droit et rentra en Inde où il devint avocat à la haute cour d’Allahabad.

Le deuxième facteur, ce sont les voyages effectués par Nehru, au moment de ses études, puis en 1926-1927 lors d’un séjour avec sa famille en Suisse, à Genève, où il apprécia les rencontres et les discussions suscitées par la présence de la Société des Nations. Dans une lettre à son collègue Syed Mahmud, il écrit :

« Genève est pleine de toutes sortes de cours spéciaux et de lectures, et je participe à nombre de ces conférences. Dans l’ensemble, elles sont intéressantes et comme les conférenciers appartiennent à différentes nationalités européennes, la variation de leurs points de vue est intéressante. » [1]

En 1927, Nehru fut également désigné comme le représentant du Parti du Congrès à la conférence fondatrice de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale.

Nehru fait référence à ses voyages (Lettre 145) lorsqu’il se souvient avoir vu le premier avion voler au-dessus de la tour Eiffel et qu’il rappelle à Indira leur présence à l’arrivée de Charles Lindbergh après sa traversée de l’Atlantique en 1927. Il souligne que si pour Indira, se déplacer en avion peut être une évidence, pour l’avoir fait elle-même plusieurs fois, cela reste une révolution très récente pour l’humanité ; et Nehru ne cache pas son enthousiasme, révélant ici aussi sa croyance en la modernité technique et sa foi dans le progrès, malgré ses doutes sur la moralité des êtres humains. Les moyens modernes de communication, la télégraphie et l’aviation, doivent rapprocher les hommes. La mondialisation, comme décloisonnement de l’humanité, est gage d’un avenir meilleur. Sur ce point, Nehru a été fortement influencé par l’internationalisme des penseurs du 19e siècle.

Le troisième facteur est constitué par les lectures de Nehru à l’occasion de sa détention. Comme il l’écrit dans la première préface de Glimpses of World History, il prit tôt l’habitude de prendre des notes des livres qu’il lisait en prison. Cependant, le seul que Nehru mentionne est le livre de H.G. Wells, Outline of World History. On retrouve dans le livre de Nehru la même foi dans le progrès de l’humanité, qui constitue selon lui l’axe central de l’histoire (Lettre 2). On retrouve également l’importance accordée à la coopération. Cependant, alors que Wells anticipe l’avènement d’un gouvernement mondial unique, Nehru développe une vision d’une monde uni mais multipolaire, et on ne peut pas s’empêcher de penser à son engagement international après l’indépendance de l’Inde, à Bandung en 1955, puis à Belgrade en 1961. Malgré tous les brassages, pacifiques ou violents, de l’histoire, les civilisations peuvent perdurer. À ses yeux, la Chine et l’Inde en sont les deux exemples vivants.

On notera cependant un européocentrisme persistant dans la place qu’il accorde à l’Égypte, à la Babylonie, à la Grèce, même s’il ne manque pas de souligner qu’au moment où les grandes civilisations font leurs premiers pas, l’Europe en est encore à la barbarie. De fait, Nehru ne cache pas son espoir que l’histoire poursuive son cours, que l’Europe redevienne un petit cap de l’Asie et que l’Asie soit à nouveau prédominante (Lettre 4).

Ces quelques lignes n’entendent évidemment pas faire le tour de l’œuvre de Nehru. Ce billet se veut avant tout comme une invitation à la lecture, et aussi, un peu, au voyage.

Lettre 2, 5 janvier 1931 (en anglais, en français)

Lettre 4, 8 janvier 1931 (en anglais, en français)

Lettre 145, 22 mars 1933 (en anglais, en français)

 

Post-scriptum

Pour une utilisation possible d’une autre lettre dans le cadre du programme de terminale, cf. le site académique de La Réunion.

 

Bibliographie

Michele L. Langford, 2005, Deconstructing Glimpses of World History: An Analysis of Jawaharlal Nehru’s Letters to his Daughter, Thesis, Miami University, Oxford.

Patrick Manning, 2003, Navigating World History: Historians Create a Global Past, New York, Palgrave MacMillan.

Jawaharlal Nehru, 1947, Glimpses of World History, New York, The John Day Company (1ère éd. américaine, d’après l’édition revue et corrigée de 1939).

Jawaharlal Nehru, 1986, Lettres d’un père à sa fille, trad. par Anne Chaymotty, New Delhi, Conseil indien pour les relations culturelles.

 


Notes

[1] Jawaharlal Nehru, Selected Works of Jawaharlal Nehru, éd. par S. Gopal, New Delhi, Orient Longman, 1972, vol. 2, p. 240, cité par Langford, 2005.