Un poème peut-il changer le monde ?

1383652-gf

À propos de

 

Quattrocento

1417. Un grand humaniste florentin découvre un manuscrit perdu qui changera le cours de l’histoire

Stephen Greenblatt

Trad. fr. Cécile Arnaud, Flammarion, 2013.

Titre original : The Swerve, 2011.

 

Ce livre tient de l’hybride entre Le Nom de la Rose d’Umberto Eco et un classique ouvrage d’histoire de la Renaissance européenne – c’est dire s’il est adapté à des vacances imminentes. Nous sommes en 1417. Un homme mystérieux, le Pogge – diminutif pour Poggio Bracciolini –, chemine vers une abbaye en décrépitude. Ex-secrétaire apostolique d’un pape tout juste déposé, calligraphe expert, humaniste et cynique, tenace chasseur de livres oubliés, en cela héritier intellectuel de Pétrarque, il est en quête d’ouvrages ayant conservé des bribes du savoir de la Rome antique. Là, plongeant dans l’enfer de la silencieuse bibliothèque monastique, il va exhumer de la poussière des siècles, outre un traité du grand architecte Vitruve, le De rerum natura de Lucrèce. Ce faisant, il aurait imprimé au destin de l’humanité un virage décisif. Car il est question, dans ce long poème commis par un lointain partisan d’Épicure, d’atomes, d’un univers dénué de lien avec le divin, d’une philosophie du bonheur radicalement opposée au dolorisme catholique qui règne alors en maître sur l’Europe.

Ce court synopsis fait écho au Nom de la Rose, dominé par la figure d’un Guillaume de Baskerville confronté à la puissance subversive et empoisonnée du second tome de La Poétique d’Aristote – que la comédie rejaillisse, et l’Église tremblera. Ajoutons, pour renforcer l’aspect romanesque, que Stephen Greenblatt meuble les trous de son enquête par de nombreux passages semi-fictionnels. Ceux-ci lui permettent de présenter ses hypothèses, tout en évitant de recourir au conditionnel plus que le minimum. « Imaginons… » que la découverte ait eu lieu, ce qui est possible, dans l’abbaye de Fulda. Et hop, dix pages sur l’histoire de ladite abbaye, censée être le cadre de la découverte. Malheur au lecteur inattentif qui aura négligé la nuance introduite par cet « imaginons… ». Plus loin, on apprend qu’Euclide a posé ses théorèmes dans la bibliothèque d’Alexandrie – encore faudrait-il être positivement certain que ce mathématicien ait existé, avant de mentionner au conditionnel, « imaginons… » qu’il ait affûté sa géométrie dans ce cadre prestigieux.

 

Quelque chose s’est passé…

Cette critique étant posée, allons au-delà. Ce que postule ce livre, c’est une exceptionnalité européenne, nourrie dans la Rome antique, étouffée par le christianisme médiéval, revitalisée à la Renaissance. Un miracle européen appuyé, non sur l’économie, la démographie ou l’innovation technologique, mais sur les idées. L’argument sera séduisant pour certains, irritant pour d’autres, au premier rang desquels figurent les artisans d’une histoire qui se veut globale et s’emploie souvent à réfuter les multiples thèses défendant une exceptionnalité européenne. Ceci dit, je vais me faire ici l’avocat du Diable : l’auteur sait nuancer. A contrario des artifices étalés sur la couverture du livre – The Swerve, « Le Virage », titre original de l’ouvrage ; un manuscrit perdu qui changera le cours de l’histoire pour le sous-titre en français –, Greenblatt reconnaît être parfaitement conscient de ce qu’un livre ne change pas à lui seul le monde. Au mieux, et il défend que ce fut le cas de celui-ci, il contribue à induire une mutation. « Quelque chose s’est passé au cours de la Renaissance qui a libéré les entraves séculaires à la curiosité, au désir, à l’individualisme, et qui a permis de s’intéresser au monde matériel et aux exigences du corps. »

Rétrospectivement, l’apport des humanistes, clamant que l’homme est la mesure de toute chose et élaborant leurs réflexions perchés sur les épaules des géants qu’étaient les penseurs antiques, fut en effet décisif pour l’Europe occidentale. Art, architecture, idées…, jaillissaient de cette manne, pour partie exhumée des bibliothèques monastiques, pour partie glanée dans les ouvrages arabes – ce dont l’auteur ne souffle mot. Mais Quattrocento brasse large. Il faut le prendre pour ce qu’il est : une promenade amoureuse dans l’histoire de cette connexion entre une Antiquité dont ne subsiste plus que des bribes, et un moment d’exaltation, ensanglanté par les guerres de Religion, qui rima avec le début des Temps modernes. Le lecteur novice y apprendra beaucoup, sur la culture gréco-romaine, la destruction des œuvres antiques, le labeur des innombrables moines copistes de temps dits « obscurs » ou le quotidien de Florence ou du Vatican à la Renaissance.

 

L’annihilation des livres antiques

Greenblatt nous plonge ainsi dans l’univers des riches Romains, férus de philosophie, collectionneurs de parchemins, organisant des soirées où se confrontaient dans une bienveillance réciproque les visions du monde défendues par les stoïciens, aristotéliciens, épicuriens ou platoniciens… Il évoque les bibliothèques publiques romaines, dont celle d’Alexandrie, morte selon lui d’une longue agonie et non d’un incendie, alors que les païens éclairés cédaient la place aux talibans de l’époque, qui sous la houlette de saint Cyrille lapidèrent la « sorcière » Hypatie, philosophe païenne de renom. Il nous rappelle que ne subsistent aujourd’hui que d’infimes fragments des livres antiques : sept pièces de Sophocle, qui en écrivit plus de cent vingt ; quelques lignes du travail encyclopédique du savant Didyme d’Alexandrie, crédité de la rédaction de 3 500 textes ; rien du tout, si ce n’est quelques fragments épistolaires, de l’œuvre d’Épicure pourtant féconde de plusieurs centaines d’ouvrages. Il nous emmène visiter ces bibliothèques abbatiales où régnait la discipline du silence absolu, où les moines copistes recouraient à une langue des signes pour commander les ouvrages dont ils avaient besoin, recopiant inlassablement des textes dont ils avaient, pour certains, irrémédiablement perdu les clés. Il nous fait rencontrer nombre de personnages, dont l’hérétique Jean Hus, ou Niccolò Niccoli, proche ami du Pogge, riche excentrique qui dissipa la fortune familiale dans l’achat de morceaux de statues antiques que les laboureurs exhumaient accidentellement de la glèbe, une nouveauté quasi absolue dans la Florence des années 1400, et dans l’instauration nostalgique d’une bibliothèque publique – chose oubliée depuis la chute de Rome…

Le Florentin le Pogge, soupçonne Greenblatt, aurait peut-être réfléchit à deux fois s’il avait appréhendé à quel point sa découverte allait bouleverser l’univers qu’il connaissait. Avec le long poème de Lucrèce ressuscitait l’authentique pensée épicurienne, qui faisait du plaisir un devoir moral et non un impératif sybarite subordonnant l’esprit à la dépravation, comme l’avaient affirmé ses détracteurs chrétiens menés par un saint Jérôme un temps acquis aux idées de Cicéron avant de s’en faire le Torquemada. Resurgissait l’idée grecque d’un monde constitué d’atomes, indifférent à l’égard des dieux, accessible à l’entendement humain – en bref, une pensée susceptible de libérer l’esprit des terreurs surnaturelles et donc de l’emprise d’institutions régnant par l’imposition de croyances superstitieuses. L’âme redevenait mortelle, et l’Église, comme l’avait pressenti le vindicatif théologien Tertullien qui considérait l’épicurisme comme la pire des menaces planant sur le christianisme, vacillait sur ses bases.

 

De la Nature, une révolution dans la pensée

Une partie du livre est consacrée à la carrière du Pogge dans la curie romaine – foyer d’hypocrisie que son contemporain Lapo Da Castiglionchio qualifie déjà de lieu où « le crime, l’amoralité, l’imposture et la tromperie se parent du nom de vertu et sont tenus en haute estime », avant de s’interroger : « Qu’y a-t-il de plus étranger à la religion que la curie ? » et d’appeler le pape à trier le bon grain de l’ivraie. Toute ressemblance avec l’actualité ne serait que fortuite, devine-t-on. En tout cas, le Pogge brille dans ce milieu dépravé, usant avec un art consommé de la calomnie mortelle autant, sinon plus, que de sa magistrale maîtrise du latin, consignant son quotidien dans une compilation de notes, les Facetiæ, allant jusqu’à se poser en moralisateur dans un Contre les hypocrites. Parti de rien, le Pogge était un carriériste exceptionnel devenu à 30 ans secrétaire apostolique du roi de l’intrigue qu’était le pape Jean XXIII – non, pas celui du concile Vatican II ; le premier Jean XXIII se fera tant d’ennemis qu’il sera le seul pape de l’histoire à être destitué et rayé des listes pontificales, ce qui « libérera » le nom de Jean XXIII pour un nouvel usager, qui attendra six siècles histoire de faire oublier ce sulfureux prédécesseur. Son maître mis hors jeu en 1416, le Pogge vécut dès lors sa passion dévorante de la bibliophilie comme une vocation salvatrice. Alors que son univers s’effondrait, il s’employa à ramener à la vie « le corps démembré et mutilé de l’Antiquité », dénichant et recopiant à tour de bras des manuscrits oubliés depuis un millénaire, voire plus.

De la Nature a été rédigé au premier siècle avant notre ère. Ce long poème se compose de 7 400 hexamètres non rimés, en six livres dépourvus de titres, alternant « des passages d’une impressionnante beauté lyrique avec des méditations philosophiques sur la religion, le plaisir et la mort, des réflexions complexes sur le monde physique, l’évolution des sociétés humaines, les dangers et les joies du sexe, la nature de la maladie ». Y est développée l’idée que le monde est fait de particules élémentaires invisibles, éternelles et insécables, et si le terme atome n’y est pas employé, on les reconnaît sans peine dans ces « corps premiers » ou « semences des choses ». Le temps y est décrit comme infini, l’espace sans borne, le vide comme la réalité de toute chose, l’univers sans créateur, l’existence gouvernée par le seul hasard, le libre arbitre comme la nature des êtres vivants, eux-mêmes présentés comme le fruit d’une évolution aléatoire – l’humanité est par nature transitoire, elle disparaîtra un jour, et les premiers hommes ne connaissaient ni le feu, ni l’agriculture. À l’instar des animaux, ils utilisaient des cris inarticulés et des gestes avant de réussir à partager des sons structurés en langage et d’inventer la musique. Et l’âme meurt, car elle est composée des mêmes matériaux que le corps – il ne peut y avoir de vie après la mort, plus de plaisir ni de douleur, plus de désir ni de peur. Toutes les religions sont des illusions, qui rendent les hommes esclaves de leurs propres rêves. La vie doit être mise au service de la poursuite du bonheur. Quant à la matière, si elle est éternelle, ses formes ne sont que transitoires : « Les composants qui les constituent se recomposeront tôt ou tard. » Cette pensée, à l’époque du Pogge, n’était qu’un tissu d’abominations et de démence. Elle nous est aujourd’hui familière. Au point d’être vue par le philosophe George Santayana comme la plus haute jamais développée par l’humanité. Une pensée explosive, qui allait pour Greenblatt faire office de détonateur de la modernité. Des dizaines de copies furent rapidement couchées, et l’ouvrage miraculé connut une seconde vie.

Mort alors qu’il approchait des 80 ans, le Pogge fut secrétaire apostolique de huit papes, et chancelier de Florence cinq années. Il eut le temps de voir son monde changer. Pas celui d’adopter la pensée qu’il avait exhumée. Une pensée qui, ceci dit, n’est pas sur certains points sans évoquer la philosophie indienne, notamment dans sa version Vaisheshika, première doctrine à avoir énoncé la théorie atomiste il y a environ deux mille cinq ans, ou dans le Lokāyata, système philosophique élaboré à la même époque. Car celui-ci posait déjà que le monde est juste un assemblage de matière, privé de divinité, et que la vie doit être consacrée à la recherche du plaisir.

 

La Chine a-t-elle inventé le haut-fourneau ?

Les hauts-fourneaux constituent une image véritablement emblématique de la révolution industrielle britannique, puis de sa diffusion dans les pays européens voisins. Pourtant, on sait que de véritables hauts-fourneaux existaient déjà en France, dès les 14e et 15e siècles, un certain nombre de vestiges en attestant encore aujourd’hui, notamment en Périgord. Moins connue peut-être, leur présence semble attestée, pour la Chine, dès le 11e siècle, durant le règne de la très dynamique dynastie Song. C’est notamment Hartwell qui, dès 1966, nous expliquait que ces hauts-fourneaux produisaient quelque 125 000 tonnes de fonte pour l’année 1078, contre seulement 76 000 pour la Grande-Bretagne en 1788. La production de fonte liquide est aussi attestée par Pacey (1996) qui précise également que celle-ci était, au moins dans la province du Shanxi, soit dirigée vers des moules où elle se solidifiait pour donner un produit fini, sans doute trop riche en sulfure mais néanmoins vendu, soit dirigée vers des réceptacles de forme carrée qui alimentaient un traitement de forge classique. Il ajoute que l’emploi de calcaire (limestone) était probable (mais il ne donne pas ses preuves), sans doute pour limiter la teneur en sulfure, peut-être aussi pour corriger le problème d’une éventuelle prise en masse des scories, laquelle bloquerait inéluctablement l’écoulement de la fonte.

Le débat a été relancé, plus récemment, par la publication d’un épais volume de la collection « Science and Civilisation in China », consacré à la métallurgie ferreuse, sous la plume de Donald Wagner. Ce chercheur de l’équipe de Joseph Needham confirme en partie cette précocité, sans pour autant complètement adhérer aux chiffres donnés par Hartwell, ni à l’image quelque peu idyllique fournie par Pacey.

C’est ainsi que la présence de hauts-fourneaux d’origine Song, de 3 à 10 mètres de hauteur, est aujourd’hui archéologiquement et historiquement attestée dans sept provinces chinoises (Anhui, Jiangxi, Fujian, Heilongjiang, Hebei, Henan, Guangdong). Plusieurs auraient été enterrés (sans doute pour mieux garder la chaleur) mais le modèle standard est de forme oblongue, construit en argile et parfois entouré d’une palissade. L’un d’eux est encore sur pieds au Hebei. Leur capacité à produire de la fonte en grandes quantités a été attestée par deux sortes de documents écrits bien étudiés (précisément par Hartwell et Wagner), rapports de production faits au gouvernement central d’une part, mémoires statistiques sans doute réalisés à l’occasion d’inspections officielles d’autre part. Sur la base de ces documents très partiels mais semble-t-il convergents (alors que les intérêts de leurs auteurs étaient sans doute antagonistes) Wagner conclut qu’un ordre d’idée de 100 000 tonnes de fonte par an est une estimation raisonnable pour l’ensemble de la Chine à la fin du 11e siècle. Il signale également qu’un examen très détaillé du haut-fourneau de Cizhou, au Hebei, est actuellement en cours, lequel devrait pouvoir répondre à nombre de questions. Ceci dit on reste un peu étonné de son chiffre dans la mesure où, sur les sept provinces étudiées, la production totale ne représenterait que 3 300 tonnes : on est loin des 100 00 tonnes, et les arguments donnés pour réaliser l’extrapolation ne sont pas vraiment convaincants.

Savoir si ces hauts-fourneaux ont véritablement produit passe, aussi et surtout, par l’existence de produits en fonte durant la dynastie Song… Et de fait, il existe des témoignages précis de fonte moulée datant de cette époque, notamment les socs de charrue mais aussi des pièces de monnaie. En revanche, la plupart des outils utilisés en cuisine ou dans l’artisanat étaient des instruments en fer forgé à l’époque Song. Il existe par ailleurs un certain nombre de monuments construits en fonte, en particulier le lion de Canzhou (5 m x 5 m x 3 m environ). Il ne semble pas faire de doute que ces témoignages sont d’époque. La qualité de la fonte produite empêche a priori de penser que celle-ci soit le produit de petits hauts-fourneaux traditionnels (où la chaleur se développe beaucoup moins, ce qui nuit à leur efficacité).

Concernant le problème des scories qui pourraient obstruer la descente du métal fondu, Wagner en parle, mais rapidement. Pourquoi ne traite-t-il qu’à peine cette question cruciale dans tout procédé de fabrication de la fonte ? Évidemment, si on ajoute foi aux déclarations de production de l’époque contenues dans les rapports cités plus haut, le problème semble avoir été de fait résolu. Quelle est alors l’explication de l’absence apparente de difficulté ? Il semble d’abord que le minerai local, utilisé dans trois des provinces citées précédemment, ne contenait que peu de silice (moins de 6 %) et encore moins d’aluminium. Par ailleurs Wagner évoque la possibilité que la silice réagisse avec de l’oxyde de fer pour abaisser le point de fusion des scories restantes. Dès lors il n’y avait pas nécessairement besoin d’ajouter un élément particulier (calcaire, ou autre), ce que les témoignages historiques confirmeraient à une époque plus récente (19e siècle) en Chine populaire. Par ailleurs il ajoute que des scories visqueuses resteraient de toute façon tolérables lors de la récupération de la fonte, dans les opérations prémodernes. On peut donc penser que, au moins dans ces régions, la qualité du minerai expliquerait une situation particulièrement, voire anormalement, favorable. Et si donc, les Chinois étaient les premiers à avoir fabriqué de la fonte dans des hauts-fourneaux très semblables à ceux qu’utilisera l’Europe, ce serait grâce à la chance d’avoir pu traiter un minerai d’une particulièrement bonne qualité…

Cependant, Wagner porte le débat sur un autre problème. Il semble qu’à l’époque Song le combustible de ces hauts-fourneaux ne soit plus seulement du bois ou du charbon de bois mais aussi du charbon, voire parfois du coke, et ce notamment pour des raisons liées à la déforestation. La possibilité que ce soit surtout du charbon paraît plus plausible car on détient des preuves écrites de l’odeur de sulfure qui entourait ces hauts-fourneaux. Mais dans ce cas, on sait qu’il doit normalement y avoir une encrassement important dans la colonne d’une part, qu’il faut désormais mettre du calcaire pour diminuer le sulfure (ce qui requiert une hausse de température pour assurer la fusion) d’autre part. Avec ce second point, on tiendrait peut-être une explication de l’enterrement de certains hauts-fourneaux, alors mieux protégés en température. Mais si cela est estimé insuffisant, on n’a plus d’explication de la façon d’augmenter la température sauf à consommer plus de combustible ou à assurer une ventilation plus efficace… Wagner estime que les Chinois ont dû résoudre ces problèmes mais se déclare ignorant du procédé suivi. Peut-être ont-ils gardé un pourcentage assez élevé de sulfure dans leur fonte jusqu’à la limite qui aurait hypothéqué la qualité du matériau à l’usage…

Le débat sur ces hauts-fourneaux n’est sans doute pas clos et la démarche comparatiste en histoire globale trouvera ici aussi, sans doute, un champ d’application intéressant. L’enjeu n’est pas mince puisque, comme pour l’industrie textile, il s’agit de vérifier si l’Europe a été réellement autonome dans sa progression technique et sa révolution industrielle, hypothèse qui apparaît aujourd’hui de plus en plus eurocentrique et inexacte…

HARTWELL R. [1966], “Markets, Technology and the Structure of Enterprise in the Development of the Eleventh Century Chinese Iron and Steel Industries”, Journal of Economic History, 26, pp. 29-58.

PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge, Mass., MIT Press.

TEMPLER. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

WAGNER D. [2008], Science and Civilisation in China, vol. 5, part. 11, Ferrous Metallurgy, Cambridge, Cambridge University Press.

 

 

L’histoire globale en débats

Signe encourageant que celui-ci : ces derniers mois ont été féconds en débats et parutions autour de l’histoire globale, voire du concept de global. Après nous être fait ces dernières semaines l’écho du livre Essais d’histoire globale dirigé par Chloé Maurel, comme de l’ouvrage Le Tournant global des sciences sociales dirigé par Stéphane Dufoix et Alain Caillé, s’est fait jour un dilemme : nous nous devions de prendre position dans certains de ces débats, de rendre compte de certains événements, mais nous refusions à monopoliser le fil de ce blog autour de cette seule thématique. Nous avons choisi ici de réagir collectivement à certains des moments forts de cette actualité. Vincent Capdepuy commente certaines opinions répercutées par le dernier numéro de la revue Le Débat titré « Difficile enseignement de l’histoire », reprenant des positions développées plus longuement sur Aggiornamento ; Philippe Norel s’est penché sur l’article de Laurent Berger (Une science sociale pluriséculaire et transdisciplinaire) initialement publié dans le n° 3 de la revue Monde(s) ; et Laurent Testot revient sur le colloque « Penser global » et la revue du même titre. Nous aurions pu évoquer quelques autres événements, telle la parution du petit ouvrage collectif dirigé par Patrick Boucheron et Nicolas Delalande, Pour une histoire-monde (Puf, 2013), mais celui-ci fera l’objet d’une chronique ultérieure.

 

L’histoire globale est-elle une menace pour l’enseignement de l’histoire en France ?

La question pourrait surprendre, c’est pourtant le constat assené par Pierre Nora dans l’éditorial du dernier numéro du Débat :

« Sur quoi l’émergence d’une approche globale, ou mondiale, est venue servir de prétexte pour les uns et d’impératif majeur pour les autres au dépassement définitif d’une histoire nationale. Cette déconstruction et ce retournement de l’histoire officielle auraient pu être la source d’un enrichissement fécond. Ils l’ont été parfois. Mais le plus souvent, ils n’ont abouti qu’à un militantisme idéologique qui est le pendant du militantisme national(iste). » [1]

On a apporté ailleurs une réponse plus développée [2], mais deux points méritent ici d’être soulignés.

1) Cette mise en avant de l’histoire globale révèle d’une part, un fantasme sur une galaxie historiographique [3] qui n’a eu aucun impact réel sur la réécriture des programmes du primaire et du secondaire opérée ces dernières années, pour la simple et bonne raison que l’histoire globale reste encore très marginale en France ; d’autre part, une vraie crispation nationale face à une mondialisation perçue comme une menace. Sur cet aspect qui combine repli sur soi et déni du Monde, il est intéressant de noter le basculement qui s’est opéré dans l’utilisation du mot « mondialisation » entre son invention en 1916, son utilisation par le mouvement mondialiste après 1945 et sa progressive polémisation à partir des années 1970 jusqu’à devenir un « mot de combat » (Lévy, 2008 ; Capdepuy, 2011). L’archéologie de cet antimondialisme français, qu’il faut sans doute articuler avec une décolonisation difficile, reste à écrire dans le cadre d’une métahistoire de la mondialisation.

2) L’histoire globale est perçue dans la plus grande confusion. Il faut avouer que le nom n’aide pas. Pour faire simple, on pourrait dire que l’histoire globale d’hier n’est pas l’histoire globale d’aujourd’hui. Dans les années 1950, les historiens de l’école des Annales plaidèrent pour une « histoire totale », dite aussi, parfois, « globale », « soucieuse de saisir l’ensemble de la réalité sociale » [4]. L’histoire globale qu’on défend sur ce blog est la traduction littérale de la global history, expression forgée pour la première fois aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. L’adjectif « global » renvoie cette fois-ci au globe terrestre. L’histoire globale s’apparente ainsi à l’histoire mondiale, ou Word History. Quelle différence peut-on faire entre les deux ? L’histoire mondiale a elle-même succédé à « l’histoire universelle », même si cette dernière expression est parfois encore usitée. C’est l’histoire de toutes les histoires du monde. Rien ne la définit vraiment sur le plan méthodologique ou en terme de problématique sinon cette capacité à tout subsumer. L’histoire globale, en revanche, est structurée par un fait majeur qui est la mondialisation globale, c’est-à-dire le processus d’interconnexion croissante des différentes sociétés du monde entier qui a abouti à la constitution du globe terrestre en lieu de l’humanité unifiée. Sur cette base, deux débats s’ouvrent. Le premier porte sur le moment où cette échelle devient pertinente. L’histoire globale doit-elle se cantonner à la seconde moitié du 20e siècle (Mazlich, 2006) ? Ou bien commence-t-elle avec la mort de Tamerlan (Darwin, 2007) ? Le second débat, dans le prolongement du premier, consiste à s’interroger sur les mécanismes mêmes de mondialisation, ce qui amène à intégrer dans l’histoire globale les périodes antérieures au désenclavement du Monde à partir du 15e siècle (Beaujard, 2012), jusqu’à revenir à la dispersion de l’espèce humaine sur la surface du globe (Grataloup, 2007). L’histoire globale ne peut-elle s’écrire qu’à l’échelle du monde entier, sous la forme de grandes fresques, dont le renouvellement est forcément limité sous peine de répétition ? Ou bien peut-on faire de l’histoire globale tesselle par tesselle ? Dans ce cas, il serait sans doute plus juste de parler d’« histoires glocales », qui articulent le micro et le macro, montrant comment, par la mondialisation, chaque lieu du globe est désormais dans le Monde et le Monde en chaque lieu (Retaillé, 2012). Mais le risque n’est-il pas alors de traiter le global uniquement comme une focale, sans voir la spécificité de l’échelle ?

 

L’histoire globale, une métadiscipline ?

Au-delà du débat sur l’enseignement de l’histoire en France, Laurent Berger procède, pour sa part et dans une tout autre perspective, à une critique véritablement radicale de l’histoire globale. Ou plutôt d’une histoire globale qui se réduirait à une historiographie pratiquée par les seuls professionnels de l’histoire… Pour lui, « l’histoire globale est une question bien trop épineuse pour être laissée entre les seules mains des historiens ». Le propos peut paraître choquant. Berger le justifie en s’attachant à la « généalogie conceptuelle des modèles théoriques » de l’histoire globale et non plus au « contexte institutionnel » relativement récent qui l’a vu émerger. Autrement dit, si l’on quitte la focalisation sur la filiation bien connue, voire ressassée, qui va de l’ancienne histoire universelle à la World History, puis à l’histoire globale (en passant par l’histoire transnationale, impériale, etc.), si on admet que l’histoire globale s’enracine dans des problématiques propres à l’ensemble des sciences sociales, alors la position de Berger devient légitime. Sur cette base, l’histoire globale devient une « méta-discipline et non plus un simple courant historiographique ». Elle devient « le nom contemporain de ce qu’Immanuel Wallerstein appelle la « science sociale historique » dont les fondations remontent bien au-delà des années 1980, contrairement à ce que certains historiens aimeraient faire croire ». L’auteur souligne alors la dimension, non seulement « pluri » mais aussi et surtout trans-disciplinaire de l’histoire globale. Elle serait fondamentalement au carrefour d’un mouvement ancien qui vise à faire dialoguer les différentes disciplines qui s’étaient forgé leur domaine propre à partir de la fin du 18e siècle, mais n’ont jamais pour autant oublié de dialoguer entre elles, comme l’histoire de l’école des Annales, dans l’entre-deux-guerres, le montre abondamment.

Berger propose alors de cerner ce qui constitue l’histoire globale autour d’une double problématique. La première consiste à s’interroger sur le développement géographique des échanges et rencontres, sur ce progrès des « interconnexions entre sphères d’activités sociales », donc à « identifier où, comment et par qui se mettent en mouvements les flux de capitaux, d’idées, d’images, de populations et de biens et services ». Il s’agit donc ici d’analyser un processus géographique de « globalisation », une saturation potentielle de la planète par ces flux. Mais cette analyse ne peut rendre compte d’un fait majeur constitutif de la seconde problématique, à savoir le changement social facilité, permis, voire déterminé par ces différentes formes de globalisation. On peut penser en premier lieu à la formation d’économies de marché qui se généraliserait à la planète. Berger est plus général, évoquant « l’émergence et la disparition de principes de coordination et de régulation des différentes sphères d’activité ainsi connectées ». Autrement dit, l’expansion des échanges est bien un moteur central du changement structurel, de transformations qui conduisent à une certaine forme de lien social mondial, lequel définirait une « mondialisation » au sens donné récemment à ce terme par Grataloup (2011) et qui se distinguerait d’une simple « globalisation ». En définitive, l’histoire globale apparaît alors comme « un programme de recherche transdisciplinaire qui a pour ambition de décrire et d’analyser comparativement les formes de changement social liées aux différents types de globalisation ». On est évidemment bien loin de l’historiographie…

 

Les sciences sociales converties au global ?

Du 15 au 17 mai 2013 se tenait à Paris un colloque intitulé « Penser global », initié par la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH) pour fêter dignement son cinquantenaire. Il a réuni la part francophone du gratin international des chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS). Se sont succédé parmi bien d’autres à la tribune, outre Michel Wieviorka, maître de cérémonie en sa qualité de directeur de la FMSH, les sociologues Manuel Castells, Richard Sennett, Saskia Sassen, Elijah Anderson, Craig Calhoun, Edgar Morin, Alain Touraine, Dominique Méda, Jean Baubérot, comme l’historien Immanuel Wallerstein, l’économiste Ignacy Sachs, la philosophe Nancy Fraser…

La majorité de ces ténors ès SHS ont pour point commun de se retrouver au sein d’une institution, nouvelle venue dans le paysage académique : le collège d’études mondiales. Instauré en juin 2011, ce fleuron de la FMSH développe des thématiques peu encouragées en France – tel le global –, attirant des chercheurs de renommée internationale. L’objectif est de faire sortir les SHS des frontières nationales, pour les mettre en mesure d’appréhender les grands changements à l’œuvre. Pour ce faire, des moyens classiques : une quinzaine de chaires dédiées à de grandes thématiques et confiées à de grands noms des SHS, accompagnant des séminaires, conférences, publications, financements de post-doctorants et partenariats avec des institutions équivalentes dans le monde… Dans la foulée, la FMSH a aussi lancé une revue semestrielle, Socio, dont le n° 1, publié en mars 2013, se consacrait lui aussi à « Penser global ».

L’objectif du colloque était de « réfléchir aux SHS de demain ». Désormais multipolaires car produites partout sur la planète et non plus monopolisées par le seul Occident, elles sont sommées de pratiquer la trans- ou interdisciplinarité, ainsi que le partenariat avec le privé. Contraintes aussi de mieux cerner les grands chantiers inscrits à l’agenda des chercheurs : risques globaux, gouvernance mondiale… De nouvelles démarches émergent alors que s’imposent ces thèmes, qui ne vont pas sans influer sur les paradigmes fondateurs des SHS. Et les diagnostics ont, en dépit de l’hétérogénéité des intervenants, convergé autour d’un constat commun, qu’a résumé Wieviorka : « Il s’agit aujourd’hui de renouveler les catégories de la connaissance en SHS, pour répondre aux questions complexes posées par la mondialisation. »

Force est de retenir qu’étaient conviés à ce grand raout beaucoup de sociologues, mais très peu d’historiens, d’économistes ou d’anthropologues du global, ni de spécialistes des relations internationales – le même constat valant pour les intervenants retenus dans le n° 1 de Socio, ou l’ouvrage Le Tournant global des sciences humaines dirigé par Caillé et Dufoix, comme pour le colloque éponyme de 2009 dont ledit ouvrage est issu… Retenons que les grands noms des sciences sociales en général, et de la sociologie en particulier, s’accordent peu ou prou sur la nécessaire transition vers la trans- ou interdiciplinarité, condition nécessaire à l’appréhension d’un monde toujours plus interconnecté, et la mettent en œuvre – il y aura eu ces dernières années en France deux grandes manifestations de dimension internationale autour d’une sociologie globale, aucune en faveur d’une histoire globale.

Bibliographie

Beaujard Philippe, 2012, Les Mondes de l’océan Indien, Paris, Armand Colin, vol. 1 et vol. 2.

Berger Laurent, 2013, « La place de l’ethnologie en histoire globale », Monde(s), n° 3, pp. 193-212, Armand Colin.

Caillé Alain et Dufoix Stéphane (dir.), 2013, Le Tournant global des sciences sociales, Paris, La Découverte.

Calhoun Craig et Wieviorka Michel, 2013, « Manifeste pour les sciences sociales », Socio, n° 1, pp. 5-40.

Capdepuy Vincent, 2011, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergeo, document n° 576.

Darwin John, 2007, After Tamerlane. The Global History of Empire, Londres, Allen Lane.

Grataloup Christian, 2007, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Paris, Armand Colin.

Grataloup Christian, 2011, Faut-il penser autrement l’histoire du monde ? Paris, Armand Colin.

Lévy Jacques (dir.), 2008, L’Invention du monde. Une géographie de la mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po.

Maurel Chloé (dir.), 2013, Essais d’histoire globale, Paris, L’Harmattan.

Mazlich Bruce, 2006, The New Global History, New York, Routledge.

Retaillé Denis, 2012, Les Lieux de la mondialisation, Paris, Le Cavalier Bleu.

 


Notes

[1] Pierre Nora, 2013, « Difficile enseignement de l’histoire », Le Débat, n° 175, p. 5.

[2] Vincent Capdepuy, « Le déni du Monde », Aggiornamento, 17 juin 2013.

[3] Olivier Grenouilleau, 2009, « La galaxie histoire-monde », Le Débat, n° 154, pp. 41-52.

[4] Fernand Braudel, « Au parlement des historiens : retour sur le Congrès international de Paris, 1950 », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 8, n° 3, p. 369.

L’histoire globale, une science sociale pluriséculaire et transdisciplinaire

L’histoire globale est une question bien trop épineuse pour être laissée entre les seules mains des historiens. C’est peut-être la raison pour laquelle les contributions des autres sciences sociales à l’histoire globale ont déjà plus d’un siècle, si l’on se rappelle par exemple l’influence déterminante que la lecture d’Ancient Society a pu exercer sur Karl Marx pour réviser son concept de mode de production asiatique à l’aune des régimes fonciers russes et allemands [1]. Une telle entrée en matière pose d’emblée, à rebours de la doxa encore parfois tenace selon laquelle l’histoire globale n’est qu’un courant historiographique récemment importé des États-Unis dans le sillage de la World History à la faveur de la « mondialisation » et du triomphe concomitant de l’idéologie néolibérale [2], le problème de savoir si l’on peut d’un même tenant définir et identifier ce qu’est l’histoire globale, et quelle est la nature des contributions des différences sciences sociales à son projet.

Un tel questionnement suppose de distinguer, comme l’a proposé Olivier Pétré-Grenouilleau dans sa généalogie de la « galaxie histoire-monde » [3], ce qui relève de l’usage institutionnel du terme histoire globale/mondiale (dans les maisons d’éditions, les colloques, les départements universitaires, les associations et les revues), et ce qui relève d’une pratique savante d’investigation et de théorisation existant bien avant l’apparition de ce terme et de ce contexte institutionnel. Hérodote ne proposait-il pas déjà dans ses Histoires une synchronisation des événements sur le long terme, à l’échelle de trois continents, reconstituée à partir des vestiges archéologiques et des sources ethnographiques et historiques disponibles sur le monde gréco-romain, l’Égypte, l’Inde, la Babylonie, l’Arabie et la Perse [4] ?

Un tel questionnement implique surtout de concevoir l’histoire globale autrement que ne l’ont fait jusqu’à présent certains historiens. Il est en effet significatif que lors du 3e congrès européen d’histoire globale tenu à la London School of Economics en avril 2011, la table ronde consacrée aux types de comparaison, de causalité et d’échelle ait été monopolisée par des historiens, à la pointe de ces débats dans leur propre discipline, mais à l’exclusion de tout autre représentant des sciences sociales [5].

Un article récemment publié en France expose clairement les deux présupposés inhérents à une telle surreprésentation des historiens [6] : l’histoire globale serait un jeune mouvement historiographique relativement « flou » et « fourre-tout », au sein duquel se rencontrent et se confrontent la microstoria, l’histoire « transnationale », « impériale », « mondiale », « connectée », « comparée » ou « universelle » ; ce mouvement se constituerait à la confluence de traditions académiques et nationales aiguillées par des contextes géopolitiques spécifiques (Guerre froide, montée des nationalismes coréen, russe et japonais, consensus de Washington, choc du 11 septembre, etc.), sans que l’on puisse discerner encore avec certitude si la « globalisation » est et restera son objet d’étude, la coopération universitaire internationale son horizon pratique, et la collaboration avec d’autres disciplines inhérente à son projet.

Ce qui sous-tend cet angle d’approche semble aller de soi : l’histoire globale est d’abord le fait des historiens, et son histoire institutionnelle contemporaine est à même de nous éclairer sur ce que ce nouveau label recouvre. Qu’en est-il cependant si l’on choisit un angle d’approche quelque peu différent et point par point opposé aux deux présupposés précédents ? Autrement dit, si le débat est réorienté sur l’importance de la transdisciplinarité en histoire globale et la généalogie conceptuelle de ses modèles théoriques ? Cette perspective revient de fait à envisager celle-ci comme une méta-discipline, et non plus comme un simple courant historiographique ; elle revient aussi à la saisir par son « histoire interne » et non plus seulement « externe » [7]. C’est ce qu’avec Philippe Beaujard et Philippe Norel nous avons récemment tenté de faire [8], et cela nous a conduits à considérer l’histoire globale comme le nom contemporain de ce qu’Immanuel Wallerstein appelle « la science sociale historique » [9], dont les fondations remontent bien au-delà des années 1980, contrairement à ce que certains historiens à l’image de Bruce Mazlish aimeraient faire croire.

Depuis la parution des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, le développement des sciences sociales s’est en effet caractérisé par un mouvement de balancier entre deux orientations opposées et complémentaires. D’un côté, la spécialisation disciplinaire des corpus académiques a été assurée par des techniques d’enquête singulières produisant et mobilisant un certain type de données empiriques à l’appui des démonstrations inférées (traitement d’archives, observation participante, cartographie, fouilles, entretiens directifs et semi-directifs, bases de données économétriques…). Cette clôture disciplinaire s’est ancrée dans l’histoire des traditions nationales et universitaires. D’un autre côté, cependant, le décloisonnement et le dialogue entre disciplines ont été encouragés par une triple réalité épistémologique incontournable.

Tout d’abord, les sciences sociales partagent le même objet d’étude empirique. Elles ambitionnent toutes en effet de décrire, comprendre et expliquer les « activités sociales », c’est-à-dire les actions humaines coordonnées ; elles s’intéressent ainsi à leurs conditions pratiques et matérielles, aux agents qui les mènent, aux relations qui s’y nouent, aux raisons et motivations qui les guident, aux lieux et temporalités dans lesquels elles se déploient, aux effets et conséquences qu’elles induisent, aux facteurs qui conditionnent leur existence ici et là, à telle et telle époque. Les sciences sociales disposent, en outre, pour analyser ces pratiques des mêmes options épistémiques : l’opposition entre atomisme, constructivisme et holisme méthodologique bien sûr, mais aussi le choix entre une explication en termes de mécanismes causaux ou fonctionnels, une compréhension en termes de représentations intentionnelles, ou une intelligibilité en termes de processus séquentiels. Enfin, les sciences sociales entretiennent les unes avec les autres, mais aussi avec les autres savoirs modernes, tels que les sciences mathématiques et physiques, les sciences biologiques, les sciences économiques, les sciences cognitives, et les sciences de la littérature et du langage, des rapports institutionnels et didactiques favorisant régulièrement les emprunts méthodologiques, les transferts conceptuels et la diffusion de données empiriques et d’hypothèses théoriques, qui promeuvent de fait la transdisciplinarité [10].

L’exemple le plus célèbre, associé à la naissance institutionnelle de l’histoire globale, est l’essor en France de l’École des Annales durant l’entre-deux-guerres, pour une large part indissociable des échanges intellectuels tissés entre les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch, les psychologues Pierre Janet, Henri Wallon et Jean Piaget, le sociologue François Simiand, le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, l’écrivain Paul Valéry et l’ethnologue Marcel Mauss, lors des semaines du Centre international de synthèse créé par Henri Berr [11]. C’est par ailleurs dans un tel cadre transdisciplinaire que le projet de publication d’une histoire globale universelle se met en place après la Seconde Guerre mondiale au sein de l’Unesco, pour appréhender le développement scientifique et culturel de l’humanité au travers des migrations, des échanges de connaissances et des transferts technologiques transcontinentaux. Parmi les nombreux savants qui collaborent à ce projet dans les années 1950, se trouvent ainsi le biologiste Julian Huxley, le biochimiste Joseph Needham, l’archéologue Vere Gordon Childe, les ethnologues Paul Rivet et Claude Lévi-Strauss, ainsi que les historiens Arnold Toynbee et Lucien Febvre [12]. Si cette transdisciplinarité est alors organisée et facilitée sur le plan institutionnel, elle n’en est pas moins perceptible dans la façon même de poser les problèmes et de chercher à les résoudre. Il existe de fait une problématique transversale aux Annales et à l’Unesco, mais aussi aux travaux précurseurs d’Adam Smith, de Karl Marx et de Max Weber, que l’on retrouve tout autant dans les débats au 20e siècle entre les ethnologues évolutionnistes et diffusionnistes, que parmi les historiens modernistes (Eduard Meyer et Mikhaïl Rostovtseff) et primitivistes (Karl Bücher et Moses Finley). Cette problématique touche aux rythmes et aux modalités des changements sociaux propres à la croissance et aux transferts à grande échelle des richesses, des savoirs, et des populations humaines, animales et végétales. Cette problématique parcourt d’ailleurs un grand nombre de textes en sciences sociales, même si leurs auteurs ne peuvent être soupçonnés d’avoir voulu développer expressément l’histoire globale. Émile Durkheim est à cet égard emblématique : ce qu’il nomme la « loi de gravitation du monde social » n’est autre que le lien de causalité directe existant selon lui entre l’augmentation du « volume et de la densité matérielle et morale des sociétés » et le passage structurel d’une forme de solidarité mécanique à une solidarité organique dans la division sociale du travail. Autrement dit, la spécialisation des groupes humains dans des activités productives complémentaires, et l’autonomisation, l’interdépendance et l’individualisation de leurs membres qui en résultent, sont pour lui le résultat conjugué d’une croissance et d’une densité démographique accrue, du développement des infrastructures de transport et de communication, et d’une intensification des échanges et des rencontres entre ces individus et ces groupes.

Ce qui peut alors paraître constitutif de l’histoire globale, c’est bien ce fait de s’interroger sur l’expansion géographique de ces interconnexions entre sphères d’activités sociales, et sur l’accroissement en vitesse et en volume de ces flux de capitaux, d’idées, d’images, de populations et de biens et services véhiculés par les technologies de transport et de communication entre localités, provinces, régions et continents. Le premier problème auquel s’attelle l’histoire globale (quelle est la nature de ces processus de globalisation ?) est donc d’identifier où, comment, et par qui se mettent en mouvement ces flux, s’établissent et s’organisent ces interconnexions, s’aménagent ces échelles spatio-temporelles au sein desquelles cette circulation et cette articulation sont rendues possibles. Seulement, la seule caractérisation, même aussi fine que possible, de ces « projets globalistes » [13], quels que soient par ailleurs les agents sociaux et les organisations humaines qui les portent (aujourd’hui, les diasporas, les mafias, les travailleurs migrants, les gouvernements d’État, les institutions multilatérales – FMI, Banque mondiale, BIT, Unicef –, les entreprises multinationales, les industries médiatiques et culturelles, les banques d’investissement et les fonds de pension, les mouvements altermondialistes, religieux, terroristes ou indigènes, les organisations non gouvernementales, les autorités de régulation indépendantes – OMC –, etc.) ne peut rendre compte du changement social qu’entraînent ces différentes formes de globalisation, et des transformations structurelles qui modifient les conditions d’exercice des activités sociales reliées par ces flux. Le second problème (quelle est la nature de ces processus de « mondialisation » ?) est donc de repérer et d’analyser ces types de changement social corrélés aux processus de globalisation, à savoir pourquoi, où, et comment émergent et disparaissent des principes de coordination et de régulation des différentes sphères d’activité ainsi interconnectées. Ceci est un problème beaucoup plus analytique que le premier, au sens où l’institutionnalisation de ces principes (par exemple sous forme marchande, redistributive, etc.) est indissociable de l’existence et de la recomposition de formations politiques souveraines, organisées, et territorialisées.

Dans cette optique, l’histoire globale apparaît par conséquent comme un programme de recherche transdisciplinaire qui a pour ambition de décrire et d’analyser comparativement les formes de changement social liées aux différents types de globalisation. Ces dernières concernent tout aussi bien les réseaux matrimoniaux et migratoires, les chaînes de marchandises, les sphères de circulation des capitaux et des objets précieux, les transferts de technologies, les conflits armés, que les aires de diffusion des langues, des connaissances scientifiques, des traditions religieuses, des imaginaires politiques et des styles artistiques. La question porte ainsi sur leur synergie avec la genèse, le développement et le déclin de types de formation politique, d’industrie, d’écriture, de marché, de finance, d’urbanisme, de progrès scientifique et technique, et pour tout dire de culture.

Le « tournant global » [14] en sciences sociales s’avère donc une orientation problématique possible pour chaque discipline ; certes, c’est en histoire que l’on trouve les plus nombreuses références, aussi bien anciennes que contemporaines, à l’image des travaux d’Henri Pirenne (Mahomet et Charlemagne, 1937), de Frederick Teggart (Rome and China, 1939), de Karl Polanyi (La Grande Transformation, 1944), de Marshall Hodgson (The Venture of Islam, 1974), de Fernand Braudel (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1979), de Kirti Chaudhuri (Trade and Civilization in the Indian Ocean, 1985), de Denys Lombard (Le Carrefour javanais, 1990), ou bien encore de Kenneth Pomeranz (The Great Divergence, 2000). Mais cette importance des travaux historiens ne doit pas masquer le rôle déterminant des contributions propres aux sciences politiques, à la géographie, l’archéologie, la sociologie, l’économie, et l’ethnologie (alias social/cultural anthropology) [15].

Prise sous cet angle, l’histoire globale s’élabore sur la base et à la croisée des différentes sciences sociales, dont les apports spécifiques se retrouvent intégrés à partir d’une littérature secondaire commune [16]. Toutes ces disciplines sont ainsi susceptibles d’alimenter au confluent de leurs recherches le grand fleuve de l’histoire globale. Pour filer la métaphore fluviale, les différentes sciences sociales, en amont, nourrissent en données et en concepts les problématiques propres à l’histoire globale, tandis qu’en aval, les ouvrages de seconde main induisent un espace de confrontation des faits et des théories constitutif de ses analyses et de son dépassement du compartimentage des sciences sociales en domaines thématiques, en aires culturelles, en corpus académiques et en méthodologies d’enquête étrangers les uns aux autres. Cette transdisciplinarité s’incarne donc en priorité dans une problématique transversale et des transferts de données et de concepts. Ce n’est ainsi pas un hasard si l’espace des controverses théoriques et des options méthodologiques disponible est homologue dans toutes les sciences sociales concourant à l’histoire globale : pour ne prendre qu’un seul exemple, l’opposition des démarches et des analyses propres à l’histoire comparée de Victor Lieberman, basée sur des études de cas disjointes les unes des autres, et l’histoire connectée de Sanjay Subrahmanyam centrée sur la mise en abîme d’archives référencées à des langues et des univers différents, se retrouve en ethnologie dans le clivage entre la multi-case ethnography défendue par Michael Burawoy, et la multi-sited ethnography revendiquée par George Marcus.

Ce que l’on peut donc retenir d’un tel survol rapide des fondements problématiques et pluri-/trans-disciplinaires de l’histoire globale, c’est au fond trois idées simples. La première est le contresens total que signifie du point de vue de l’histoire et de l’épistémologie des sciences sociales l’idée de restreindre l’histoire globale à un courant disciplinaire ou à un cadre théorique exclusifs, voire de considérer ses représentants contemporains comme la réincarnation succédanée des Armchair Scholars du 19e siècle au service du néolibéralisme triomphant. La deuxième est le rôle fondamental et complémentaire endossé par chaque discipline, et plus particulièrement les différents types d’enquêtes empiriques existant en sciences sociales, dans la reconstitution des chaînes de médiations pratiques entre les différentes échelles des macro-ensembles pris à chaque fois en considération. Comme le souligne Marshall Sahlins dans son analyse de l’incorporation au 19e siècle de la vallée d’Anahulu au capitalisme mondial, si mécanismes de nature systémique il y a, ces derniers ne peuvent s’appliquer et se reconfigurer localement qu’au travers de stratégies multiples d’acteurs sociaux de taille et de puissance variable, qui s’adossent de leur côté à des catégories culturelles conditionnant leur propre représentation du champ des possibles. Il ne suffit pas, en effet, de repérer une corrélation entre des changements sociaux majeurs et une phase historique de globalisation (dans le cas d’Hawaï, l’étatisation, l’unification et la centralisation de ces îles à la suite de l’introduction des armes à feu occidentales ; l’avènement d’une oligarchie des grands chefs grâce à la monopolisation du commerce de bois de santal exporté en Chine ; leur colonisation politique et religieuse à l’arrivée des grandes flottes de baleiniers américaines, etc.). Il faut pouvoir en expliquer à chaque fois l’articulation située et les synergies précisément en jeu, sous des formes processuelles à découvrir et théoriser. La troisième idée renvoie à cette nécessaire intégration à un niveau logique supérieur des études empiriques spécifiques ainsi conduites avec les outils techniques de chaque discipline. L’existence d’ouvrages de synthèse de seconde main s’avère en effet déterminante pour confronter les faits et les modèles théoriques. Il faut ici remarquer que c’est l’ethnologie, et non l’histoire, qui se trouve là bien positionnée, de par son passé colonial, pour fournir à l’histoire globale une exigence de comparatisme et de montée en généralisation sachant conjurer les spectres de l’eurocentrisme et de l’ethnocentrisme. À ce titre, l’œuvre de l’ethnologue africaniste Jack Goody en est la meilleure illustration, par l’analyse des trajectoires historiques singulières des différentes sociétés afro-eurasiennes qu’elle autorise, sur la base des multiples échanges ayant orienté leur développement parallèle pluriséculaire depuis la révolution urbaine de l’âge du bronze. Si les travaux de celui-ci ont été depuis bien longtemps considérés en ethnologie comme inclassables, c’est peut-être justement parce que Goody est l’un des principaux fondateurs de, et contributeurs à, l’histoire globale contemporaine.

 

Ce texte est paru initialement, sous une forme légèrement différente et en tant que partie d’un article plus vaste : BERGER L., « La place de l’ethnologie en histoire globale », Monde(s), 2013, n° 3, p.193-212, reproduit avec l’autorisation des éditions Armand Colin.

 


[1] La dernière esquisse de ce concept sera formulée en 1881 dans ses trois lettres à Vera Zassoulitch. Voir Maurice Godelier, « Le mode de production asiatique : un concept stimulant, mais qui reste d’une portée analytique limitée », Actuel Marx, n° 10, 1991.

[2] Cf. Chloé Maurel, « La World/Global History. Questions et débats », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 104, 2009, p. 153-166.

[3] Cf. Olivier Pétré-Grenouilleau, « La galaxie histoire-monde », Le Débat, n° 154, 2009, p. 41-52.

[4] Cf. Patrick O’Brien, “Historiographical Traditions and Modern Imperatives for the Restoration of Global History”, Journal of Global History, vol. 1 (2006/1), p. 3-39.

[5] “Reciprocal Comparison: Roundtable”, Venue: NAB 204, LSEBuilding, Saturday, April 16. Convenor: Alessandro Stanziani (Paris); Panelists: Gareth Austin (Geneva), William Clarence-Smith (London), Frederick Cooper (New York/Berlin), Matthias Middell (Leipzig), Patrick O’Brien (London), Kapil Raj (Paris), Peer Vries (Amsterdam).

[6] Cf. Pierre Grosser, « L’histoire mondiale/globale, une jeunesse exubérante mais difficile », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 110, 2011, p. 3-18.

[7] Sur la hiérarchie complémentaire entre la reconstruction rationnelle des arguments et des problèmes scientifiques (l’histoire normative-interne) et la reconstitution historique des contextes institutionnels de la pratique scientifique (l’histoire empirique-externe), voir Imre Lakatos, “History of Science and its Rational Reconstructions”, Proceedings of the Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association, vol. 1970 (1970), p. 91-136.

[8] Cf. Philippe Beaujard, Laurent Berger, Philippe Norel (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009.

[9] Cf. Immanuel Wallerstein, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris, PUF, 1991.

[10] Cf. Jean-Michel Berthelot (dir.), Épistémologie des sciences sociales, Paris, PUF, 2001 ; Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.

[11] Cf. André Burguière, L’école des Annales. Une histoire intellectuelle, Paris, Odile Jacob, 2006.

[12] Ce dernier sera mandaté pour éditer dès 1953 les Cahiers d’histoire mondiale, où publieront notamment l’ethnologue américain Clyde Kluckhohn et le sociologue polonais Florian Znaniecki. La publication de cette histoire globale universelle sera maintes fois repoussée jusqu’aux années 1970, en raison de la participation des Soviétiques et des enjeux idéologiques de la Guerre froide. Voir Poul Duedahl, “Selling Mankind: Unesco and the Invention of Global History, 1945–1976”, Journal of World History, vol. 22 (2011/1), p. 101-133.

[13] Pour reprendre l’expression d’Anna Tsing (“The Global Situation”, Cultural Anthropology, vol. 15 (2000/3), p. 327-360).

[14] Une expression des sociologues Roland Robertson et Michael Burawoy, qui a été utilisée en France dans un sens proche du caractère transdisciplinaire attribué ici à l’histoire globale, par Alain Caillé et Stéphane Dufoix (dir.), Le Tournant global des sciences sociales, Paris, La Découverte, 2013.

[15] On peut citer à l’appui, parmi d’autres, les publications contemporaines de Jean-François Bayart, Romain Bertrand et Jack Goldstone pour les sciences politiques, celles de Christian Grataloup, David Harvey et Laurent Carroué pour la géographie, celles de Guillermo Algaze, Andrew Sherratt et Patrick Kirch pour l’archéologie, celles de Saskia Sassen, Giovanni Arrighi et Michael Mann pour la sociologie, celles de Ronald Findlay, Kevin O’Rourke et Philippe Norel pour l’économie, et enfin celles de Jonathan Friedman, Arjun Appadurai ou Jean et John Comaroff pour l’ethnologie.

[16] Pour une très belle illustration, adossée conjointement à l’économie, à la géographie et aux sciences politiques, voir François Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, Japon et en Asie du Sud-Est, XVIe-XXIe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2009.

Nehru, un autre regard sur l’histoire du monde

Lorsqu’on évoque les origines de l’histoire globale, on cite généralement des historiens étatsuniens, comme Leften S. Stavrianos, William H. McNeill, ou bien encore Marshall G.S. Hodgson (cf. le billet de Chloé Maurel) ; au-delà, on inscrit l’histoire globale dans la lignée des histoires universelles, de Bossuet à René Grousset, pour s’en tenir à des auteurs français. Parfois, on rappelle l’ouvrage de H.G. Wells, The Outline of History, paru en 1920. Mais un livre est souvent passé sous silence alors même qu’il occupe une place remarquable. Il s’agit de l’ouvrage de Jawaharlal Nehru, Glimpses of World History – « Regards sur l’histoire du monde », traduit en français en 1986, dans une édition malheureusement difficile à trouver, sous le titre Lettres d’un père à sa fille. L’ouvrage, paru en 1934, est en effet composé de près de deux cents lettres écrites par Nehru à sa fille Indira entre 1930 et 1933, alors qu’il était détenu dans les prisons britanniques. Le livre rencontra un succès assez important et connut de nombreuses rééditions, et réécritures. L’édition sur laquelle je me suis appuyée est celle parue en 1947, aux couleurs du nouvel État indien.

Nehru_Glimpses of World History

Figure 1. Glimpses of World History, 1re édition américaine, 1947

Parmi toutes ces lettres, j’en ai choisi trois afin de donner un aperçu sur ces Glimpses – en anglais, et en français (en espérant que la traduction ne soit ni fautive ni trop maladroite). Ce billet s’inscrit donc à la croisée de l’historiographie et de l’histoire elle-même, dans la mesure où l’émergence d’un regard historique global en Inde au début des années 1930 paraît doublement intéressant : et pour la compréhension de la genèse de l’histoire globale, et pour l’étude de la conscience de la mondialisation.

On imagine cependant le scepticisme vaguement goguenard de certains lecteurs face à une telle affirmation et la suspicion d’anachronisme. Sur quels critères peut-on en effet considérer que l’ouvrage de Nehru appartient à une histoire globale qui s’ignore encore en tant que telle ? Certes, la notion de « global history » ne date que du milieu des années 1940, mais on peut incontestablement reconnaître dans Glimpses of World History quelques traits constitutifs de l’histoire globale, à savoir :

– l’envergure mondiale de la réflexion ;

– la vision de l’histoire sur la longue durée, appuyée sur le présent et ouverte sur l’avenir ;

– le constat de la mondialisation comme processus d’interrelation croissante entre les hommes grâce aux progrès technique ;

– le rejet d’une historiographie exclusivement nationale ;

– la remise en question d’une écriture de l’histoire qui contribuerait à l’hégémonie des puissances dominantes.

Il reste qu’on ne peut pas aborder le livre de Nehru comme n’importe quel livre d’histoire. D’une part, parce qu’il ne s’agit pas initialement d’un livre, mais bien de lettres destinées à l’éducation d’Indira, née en 1917, et qui a donc au moment où elle reçoit ses lettres, entre 13 et 16 ans. D’autre part, parce qu’on ne peut pas ignorer l’engagement politique de Nehru, qui fut élu pour la première fois secrétaire général du parti du Congrès en 1923 et qui participa au mouvement de désobéissance civile initié par Gandhi en 1930 – ce qui lui valut d’être emprisonné et lui donna l’occasion d’écrire ces lettres.

Sur la formation de la pensée historique globale de Nehru, trois facteurs peuvent être mis en avant. Le premier est évidemment l’éducation britannique que Nehru a reçue lors de son séjour en Angleterre entre 1905 et 1912. Nehru fut étudiant successivement à Harrow, puis à Trinity College, et enfin à Inner Temple. C’est durant ses années d’études qu’il se familiarisa notamment avec les idées de la Fabian Society. En 1912, il fut admis à son examen de droit et rentra en Inde où il devint avocat à la haute cour d’Allahabad.

Le deuxième facteur, ce sont les voyages effectués par Nehru, au moment de ses études, puis en 1926-1927 lors d’un séjour avec sa famille en Suisse, à Genève, où il apprécia les rencontres et les discussions suscitées par la présence de la Société des Nations. Dans une lettre à son collègue Syed Mahmud, il écrit :

« Genève est pleine de toutes sortes de cours spéciaux et de lectures, et je participe à nombre de ces conférences. Dans l’ensemble, elles sont intéressantes et comme les conférenciers appartiennent à différentes nationalités européennes, la variation de leurs points de vue est intéressante. » [1]

En 1927, Nehru fut également désigné comme le représentant du Parti du Congrès à la conférence fondatrice de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale.

Nehru fait référence à ses voyages (Lettre 145) lorsqu’il se souvient avoir vu le premier avion voler au-dessus de la tour Eiffel et qu’il rappelle à Indira leur présence à l’arrivée de Charles Lindbergh après sa traversée de l’Atlantique en 1927. Il souligne que si pour Indira, se déplacer en avion peut être une évidence, pour l’avoir fait elle-même plusieurs fois, cela reste une révolution très récente pour l’humanité ; et Nehru ne cache pas son enthousiasme, révélant ici aussi sa croyance en la modernité technique et sa foi dans le progrès, malgré ses doutes sur la moralité des êtres humains. Les moyens modernes de communication, la télégraphie et l’aviation, doivent rapprocher les hommes. La mondialisation, comme décloisonnement de l’humanité, est gage d’un avenir meilleur. Sur ce point, Nehru a été fortement influencé par l’internationalisme des penseurs du 19e siècle.

Le troisième facteur est constitué par les lectures de Nehru à l’occasion de sa détention. Comme il l’écrit dans la première préface de Glimpses of World History, il prit tôt l’habitude de prendre des notes des livres qu’il lisait en prison. Cependant, le seul que Nehru mentionne est le livre de H.G. Wells, Outline of World History. On retrouve dans le livre de Nehru la même foi dans le progrès de l’humanité, qui constitue selon lui l’axe central de l’histoire (Lettre 2). On retrouve également l’importance accordée à la coopération. Cependant, alors que Wells anticipe l’avènement d’un gouvernement mondial unique, Nehru développe une vision d’une monde uni mais multipolaire, et on ne peut pas s’empêcher de penser à son engagement international après l’indépendance de l’Inde, à Bandung en 1955, puis à Belgrade en 1961. Malgré tous les brassages, pacifiques ou violents, de l’histoire, les civilisations peuvent perdurer. À ses yeux, la Chine et l’Inde en sont les deux exemples vivants.

On notera cependant un européocentrisme persistant dans la place qu’il accorde à l’Égypte, à la Babylonie, à la Grèce, même s’il ne manque pas de souligner qu’au moment où les grandes civilisations font leurs premiers pas, l’Europe en est encore à la barbarie. De fait, Nehru ne cache pas son espoir que l’histoire poursuive son cours, que l’Europe redevienne un petit cap de l’Asie et que l’Asie soit à nouveau prédominante (Lettre 4).

Ces quelques lignes n’entendent évidemment pas faire le tour de l’œuvre de Nehru. Ce billet se veut avant tout comme une invitation à la lecture, et aussi, un peu, au voyage.

Lettre 2, 5 janvier 1931 (en anglais, en français)

Lettre 4, 8 janvier 1931 (en anglais, en français)

Lettre 145, 22 mars 1933 (en anglais, en français)

 

Post-scriptum

Pour une utilisation possible d’une autre lettre dans le cadre du programme de terminale, cf. le site académique de La Réunion.

 

Bibliographie

Michele L. Langford, 2005, Deconstructing Glimpses of World History: An Analysis of Jawaharlal Nehru’s Letters to his Daughter, Thesis, Miami University, Oxford.

Patrick Manning, 2003, Navigating World History: Historians Create a Global Past, New York, Palgrave MacMillan.

Jawaharlal Nehru, 1947, Glimpses of World History, New York, The John Day Company (1ère éd. américaine, d’après l’édition revue et corrigée de 1939).

Jawaharlal Nehru, 1986, Lettres d’un père à sa fille, trad. par Anne Chaymotty, New Delhi, Conseil indien pour les relations culturelles.

 


Notes

[1] Jawaharlal Nehru, Selected Works of Jawaharlal Nehru, éd. par S. Gopal, New Delhi, Orient Longman, 1972, vol. 2, p. 240, cité par Langford, 2005.