C’est en définitive la question fondamentale que pose le recueil intitulé « Essais d’histoire globale », dirigé par Chloé Maurel et publié en février dernier aux éditions L’Harmattan. Il s’agit là d’un ouvrage a priori disparate, reprenant des interventions en séminaire, et portant sur des objets aussi divers que les mineurs de charbon et les imprimés en langues étrangères, les gares de chemin de fer, la lutte pour l’abolition de l’esclavage, le livre, les imprimés politiques de forme brève, les liens entre ethnologie et situations coloniales, la politique du livre de l’UNESCO, l’OIT ou encore le G7. Sur chacune des ces thématiques, les auteurs tentent d’apporter un regard nouveau, global, international ou transnational, qui parfois s’impose et colle au sujet, parfois surprend davantage. C’est sans doute tout le mérite de l’ouvrage que de tenir le pari d’une application large de ce regard neuf, même si la réussite est inévitablement inégale.
Le livre s’ouvre avec une longue introduction de Chloé Maurel qui commence par établir la filiation longue de l’histoire globale. Elle la situe d’abord dans l’histoire comparée chère à Marc Bloch et en parallèle dans les tentatives d’histoire universelle, qu’elles soient françaises (Febvre, Crouzet, Grousset, Duroselle), britanniques (Toynbee) ou allemandes. Elle distingue ensuite plusieurs générations de théoriciens de la World History d’inspiration anglo-saxonne. La première est celle des fondateurs (parmi lesquels McNeill et Stavrianos sont les plus développés) qui relèveraient d’un rejet du chauvinisme des histoires nationales et d’une « école de la citoyenneté mondiale ». Une seconde génération regrouperait Abu-Lughod, Frank et Wallerstein, auteurs du dernier quart du 20e siècle, non-historiens de formation, mais qui ont réalisé des contributions novatrices de par leurs intuitions et approches systémiques. La troisième génération s’incarnerait dans les travaux plus récents de Bentley et Subrahmanyam, plus dans la logique de l’histoire connectée, auxquels elle rattache aussi Manning. Ensuite, la fin du 20e siècle verrait l’explosion quantitative des contributions. Mais au sein de cette floraison, elle identifie bien le travail de Mazlish, fondateur de la Global History et surtout intéressé par « la naissance et l’évolution du phénomène de mondialisation ». Dans un second temps, elle s’attache à montrer le retard initial de la France en ce domaine puis évoque les ouvrages plus récents qui ont pu jalonner le débat dans notre pays.
Pour Chloé Maurel, c’est d’abord dans « l’angle très large déployé par ces travaux » qu’il faudrait trouver l’unité du livre. Cette cohérence naît aussi de rapprochements thématiques, quatre contributions relèvent ici de l’histoire de l’imprimé tandis que trois autres traitent de l’histoire des relations internationales. Il serait intéressant que les points de vue adoptés dans chaque papier soient ici plus précisément qualifiés et distingués. Il y a en effet plusieurs façons d’élargir l’angle d’approche, de « faire du global ». On peut par exemple pratiquer un comparatisme international sur un même objet (cas, par exemple, des mineurs de charbon dans ce livre). La perspective transnationale est évidemment différente puisqu’elle revient à montrer comment un objet circule dans l’espace international et doit donc être appréhendé dans cette transgression des frontières (cas ici du livre et des limites des histoires purement nationales de ce dernier). La critique de l’européocentrisme (ou de l’occidentalocentrisme) constitue tout autant un angle d’attaque plus large, particulièrement bien illustré ici dans l’histoire de la politique du livre de l’UNESCO qui voit finalement, en dépit des bonnes intentions, la promotion d’une conception très occidentale du livre… L’approche en termes de gouvernance, internationale, supranationale ou mondiale, constitue encore un autre point de vue (qui s’impose ici sur l’étude des organisations internationales). Bref, le livre aurait sans doute gagné à ce que la multiplicité des regards dits « globaux » soit davantage disséquée. Est-il par ailleurs pertinent d’appeler globaux tous ces angles d’attaque ? Oui sans doute, pour ce qui est de la cohérence éditoriale, mais des précisions complémentaires auraient été bienvenues.
Ceci dit, c’est aussi évidemment à chaque lecteur de repérer ces différences et de faire son propre cheminement, au gré des différents articles… Ne pouvant évoquer ici en détail la richesse des dix contributions réunies par l’ouvrage, contentons-nous de deux exemples, « le combat pour l’abolition de l’esclavage » (Olivier Pétré-Grenouilleau) et « les organisations internationales et la régulation sociale de la mondialisation : le cas de l’agenda de l’OIT pour le travail décent » (Marieke Louis).
Pour ce qui est de la prohibition de l’esclavage, l’article proposé ne surprend pas lorsqu’il développe l’idée que l’abolitionnisme renvoyait « à un projet forcément global, du fait même de sa nature et des modalités par lesquelles il a dû passer afin de devenir clairement opérationnel ». Il a par ailleurs été mené par des acteurs et réseaux transnationaux, certains se revendiquant d’une certaine citoyenneté mondiale. Enfin, la vaine recherche d’un traité international, à partir de 1815 et sous l’égide de la Grande-Bretagne, a bien posé « une question cruciale, celle du droit d’ingérence », dans la mesure où les traités bilatéraux qui en résultèrent supposaient « un droit de visite réciproque permettant aux navires de guerre des puissances signataires de visiter les navires de commerce de l’autre afin de vérifier qu’il n’y avait pas d’esclaves à bord ». En définitive, respect international des mesures à faire appliquer, transnationalité des acteurs, problèmes fondamentaux d’une gouvernance globale, enfin valeurs supposées universelles sont clairement au cœur de cette histoire-là. Et la démarche s’oppose alors à celle de l’historiographie traditionnelle, souvent nationale et cherchant la raison ou le facteur principal de l’abolition, négligeant alors le caractère transnational du combat engagé sur la base de valeurs radicalement nouvelles (il ne s’agissait plus d’aménager l’esclavage ou de le réformer mais de l’interdire, sur la planète entière et pour l’éternité). Autrement dit, Pétré-Grenouilleau invoque une analyse en termes de compréhension du combat (de ses acteurs, principes et méthodes) contre une tentative d’explication, en partie déterministe. Et dans la logique de cet argument il montre aussi en retour combien l’abolitionnisme a pu servir de caution morale à la colonisation ou encore comment le contrôle des navires de commerce allait renforcer l’hégémonie britannique…
Pour ce qui est de l’OIT, l’article de Marieke Louis, montre bien la déstabilisation qui a affecté l’institution, sur ces vingt dernières années, dans le cadre du débat sur la « clause sociale » d’une part, la baisse de la syndicalisation d’autre part. Par ailleurs l’OIT aurait manqué le tournant de l’an 2000 sur les objectifs du Millénaire pour le développement, se laissant alors marginaliser par les autres instances internationales. Dans ces conditions, devant la difficulté à faire valoir la pérennisation de conventions internationales comme à se poser en promoteur de normes, l’OIT s’est sans doute réfugiée dans un agenda sur le « travail décent » qui relèverait plus de la soft law, c’est-à-dire plus d’une participation à une régulation sociale mondiale que d’un effort de réglementation sociale proprement dite. Et l’OIT dériverait alors pour partie vers un rôle d’agence secondaire de développement et de rappel des droits humains fondamentaux, mais avec une prise limitée sur le réel. Dans le même esprit, son fonctionnement tripartite originel, fondé sur l’interaction des États, des organisations d’employeurs et de salariés, serait remis en cause à la fois par l’affaiblissement du pouvoir de régulation sociale des États et l’apparition d’acteurs clés comme les entreprises transnationales ou les ONG. C’est donc bien ici une focalisation sur les déterminants liés à la mondialisation économique qui éclaire les débats propres à l’OIT.
On sera peut-être moins convaincu par l’intérêt d’un regard global sur les imprimés politiques de forme brève, au-delà du rappel que les blogs et tweets de la mondialisation contemporaine ou encore le court livre de Stéphane Hessel ont certainement une parenté avec ces imprimés de jadis… Mais peu importe. A quelques exceptions près, la démonstration est faite ici que bien des objets historiographiques se prêtent, plus aisément qu’on le croit volontiers, à une mise en perspective large, à une forme ou une autre de « traitement global ». C’est tout l’apport de l’ouvrage que d’avoir réussi à révéler une telle dimension dans le cas d’objets aussi inattendus que les gares de chemin de fer ou les imprimés en langues étrangères. Néanmoins il est clair que la démarche ici engagée ne saurait saturer ce qu’on peut entendre par histoire globale. Celle-ci n’est à l’évidence pas seulement la mise en œuvre d’un angle d’approche ou d’un regard neuf. Le global est aussi un objet d’étude en soi, que l’on parle de systèmes-monde, d’interconnexions, de circulations continentales de techniques ou de diasporas commerçantes, de diffusions de consommations ou de plantes… Et le regard élargi de l’historiographe, s’il peut y contribuer, ne saurait pour autant se confondre avec l’analyse de l’historicité du global.
Je ne saisis pas trop ce concept d’Histoire globale.
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