L’histoire globale, une science sociale pluriséculaire et transdisciplinaire

L’histoire globale est une question bien trop épineuse pour être laissée entre les seules mains des historiens. C’est peut-être la raison pour laquelle les contributions des autres sciences sociales à l’histoire globale ont déjà plus d’un siècle, si l’on se rappelle par exemple l’influence déterminante que la lecture d’Ancient Society a pu exercer sur Karl Marx pour réviser son concept de mode de production asiatique à l’aune des régimes fonciers russes et allemands [1]. Une telle entrée en matière pose d’emblée, à rebours de la doxa encore parfois tenace selon laquelle l’histoire globale n’est qu’un courant historiographique récemment importé des États-Unis dans le sillage de la World History à la faveur de la « mondialisation » et du triomphe concomitant de l’idéologie néolibérale [2], le problème de savoir si l’on peut d’un même tenant définir et identifier ce qu’est l’histoire globale, et quelle est la nature des contributions des différences sciences sociales à son projet.

Un tel questionnement suppose de distinguer, comme l’a proposé Olivier Pétré-Grenouilleau dans sa généalogie de la « galaxie histoire-monde » [3], ce qui relève de l’usage institutionnel du terme histoire globale/mondiale (dans les maisons d’éditions, les colloques, les départements universitaires, les associations et les revues), et ce qui relève d’une pratique savante d’investigation et de théorisation existant bien avant l’apparition de ce terme et de ce contexte institutionnel. Hérodote ne proposait-il pas déjà dans ses Histoires une synchronisation des événements sur le long terme, à l’échelle de trois continents, reconstituée à partir des vestiges archéologiques et des sources ethnographiques et historiques disponibles sur le monde gréco-romain, l’Égypte, l’Inde, la Babylonie, l’Arabie et la Perse [4] ?

Un tel questionnement implique surtout de concevoir l’histoire globale autrement que ne l’ont fait jusqu’à présent certains historiens. Il est en effet significatif que lors du 3e congrès européen d’histoire globale tenu à la London School of Economics en avril 2011, la table ronde consacrée aux types de comparaison, de causalité et d’échelle ait été monopolisée par des historiens, à la pointe de ces débats dans leur propre discipline, mais à l’exclusion de tout autre représentant des sciences sociales [5].

Un article récemment publié en France expose clairement les deux présupposés inhérents à une telle surreprésentation des historiens [6] : l’histoire globale serait un jeune mouvement historiographique relativement « flou » et « fourre-tout », au sein duquel se rencontrent et se confrontent la microstoria, l’histoire « transnationale », « impériale », « mondiale », « connectée », « comparée » ou « universelle » ; ce mouvement se constituerait à la confluence de traditions académiques et nationales aiguillées par des contextes géopolitiques spécifiques (Guerre froide, montée des nationalismes coréen, russe et japonais, consensus de Washington, choc du 11 septembre, etc.), sans que l’on puisse discerner encore avec certitude si la « globalisation » est et restera son objet d’étude, la coopération universitaire internationale son horizon pratique, et la collaboration avec d’autres disciplines inhérente à son projet.

Ce qui sous-tend cet angle d’approche semble aller de soi : l’histoire globale est d’abord le fait des historiens, et son histoire institutionnelle contemporaine est à même de nous éclairer sur ce que ce nouveau label recouvre. Qu’en est-il cependant si l’on choisit un angle d’approche quelque peu différent et point par point opposé aux deux présupposés précédents ? Autrement dit, si le débat est réorienté sur l’importance de la transdisciplinarité en histoire globale et la généalogie conceptuelle de ses modèles théoriques ? Cette perspective revient de fait à envisager celle-ci comme une méta-discipline, et non plus comme un simple courant historiographique ; elle revient aussi à la saisir par son « histoire interne » et non plus seulement « externe » [7]. C’est ce qu’avec Philippe Beaujard et Philippe Norel nous avons récemment tenté de faire [8], et cela nous a conduits à considérer l’histoire globale comme le nom contemporain de ce qu’Immanuel Wallerstein appelle « la science sociale historique » [9], dont les fondations remontent bien au-delà des années 1980, contrairement à ce que certains historiens à l’image de Bruce Mazlish aimeraient faire croire.

Depuis la parution des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, le développement des sciences sociales s’est en effet caractérisé par un mouvement de balancier entre deux orientations opposées et complémentaires. D’un côté, la spécialisation disciplinaire des corpus académiques a été assurée par des techniques d’enquête singulières produisant et mobilisant un certain type de données empiriques à l’appui des démonstrations inférées (traitement d’archives, observation participante, cartographie, fouilles, entretiens directifs et semi-directifs, bases de données économétriques…). Cette clôture disciplinaire s’est ancrée dans l’histoire des traditions nationales et universitaires. D’un autre côté, cependant, le décloisonnement et le dialogue entre disciplines ont été encouragés par une triple réalité épistémologique incontournable.

Tout d’abord, les sciences sociales partagent le même objet d’étude empirique. Elles ambitionnent toutes en effet de décrire, comprendre et expliquer les « activités sociales », c’est-à-dire les actions humaines coordonnées ; elles s’intéressent ainsi à leurs conditions pratiques et matérielles, aux agents qui les mènent, aux relations qui s’y nouent, aux raisons et motivations qui les guident, aux lieux et temporalités dans lesquels elles se déploient, aux effets et conséquences qu’elles induisent, aux facteurs qui conditionnent leur existence ici et là, à telle et telle époque. Les sciences sociales disposent, en outre, pour analyser ces pratiques des mêmes options épistémiques : l’opposition entre atomisme, constructivisme et holisme méthodologique bien sûr, mais aussi le choix entre une explication en termes de mécanismes causaux ou fonctionnels, une compréhension en termes de représentations intentionnelles, ou une intelligibilité en termes de processus séquentiels. Enfin, les sciences sociales entretiennent les unes avec les autres, mais aussi avec les autres savoirs modernes, tels que les sciences mathématiques et physiques, les sciences biologiques, les sciences économiques, les sciences cognitives, et les sciences de la littérature et du langage, des rapports institutionnels et didactiques favorisant régulièrement les emprunts méthodologiques, les transferts conceptuels et la diffusion de données empiriques et d’hypothèses théoriques, qui promeuvent de fait la transdisciplinarité [10].

L’exemple le plus célèbre, associé à la naissance institutionnelle de l’histoire globale, est l’essor en France de l’École des Annales durant l’entre-deux-guerres, pour une large part indissociable des échanges intellectuels tissés entre les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch, les psychologues Pierre Janet, Henri Wallon et Jean Piaget, le sociologue François Simiand, le philosophe Lucien Lévy-Bruhl, l’écrivain Paul Valéry et l’ethnologue Marcel Mauss, lors des semaines du Centre international de synthèse créé par Henri Berr [11]. C’est par ailleurs dans un tel cadre transdisciplinaire que le projet de publication d’une histoire globale universelle se met en place après la Seconde Guerre mondiale au sein de l’Unesco, pour appréhender le développement scientifique et culturel de l’humanité au travers des migrations, des échanges de connaissances et des transferts technologiques transcontinentaux. Parmi les nombreux savants qui collaborent à ce projet dans les années 1950, se trouvent ainsi le biologiste Julian Huxley, le biochimiste Joseph Needham, l’archéologue Vere Gordon Childe, les ethnologues Paul Rivet et Claude Lévi-Strauss, ainsi que les historiens Arnold Toynbee et Lucien Febvre [12]. Si cette transdisciplinarité est alors organisée et facilitée sur le plan institutionnel, elle n’en est pas moins perceptible dans la façon même de poser les problèmes et de chercher à les résoudre. Il existe de fait une problématique transversale aux Annales et à l’Unesco, mais aussi aux travaux précurseurs d’Adam Smith, de Karl Marx et de Max Weber, que l’on retrouve tout autant dans les débats au 20e siècle entre les ethnologues évolutionnistes et diffusionnistes, que parmi les historiens modernistes (Eduard Meyer et Mikhaïl Rostovtseff) et primitivistes (Karl Bücher et Moses Finley). Cette problématique touche aux rythmes et aux modalités des changements sociaux propres à la croissance et aux transferts à grande échelle des richesses, des savoirs, et des populations humaines, animales et végétales. Cette problématique parcourt d’ailleurs un grand nombre de textes en sciences sociales, même si leurs auteurs ne peuvent être soupçonnés d’avoir voulu développer expressément l’histoire globale. Émile Durkheim est à cet égard emblématique : ce qu’il nomme la « loi de gravitation du monde social » n’est autre que le lien de causalité directe existant selon lui entre l’augmentation du « volume et de la densité matérielle et morale des sociétés » et le passage structurel d’une forme de solidarité mécanique à une solidarité organique dans la division sociale du travail. Autrement dit, la spécialisation des groupes humains dans des activités productives complémentaires, et l’autonomisation, l’interdépendance et l’individualisation de leurs membres qui en résultent, sont pour lui le résultat conjugué d’une croissance et d’une densité démographique accrue, du développement des infrastructures de transport et de communication, et d’une intensification des échanges et des rencontres entre ces individus et ces groupes.

Ce qui peut alors paraître constitutif de l’histoire globale, c’est bien ce fait de s’interroger sur l’expansion géographique de ces interconnexions entre sphères d’activités sociales, et sur l’accroissement en vitesse et en volume de ces flux de capitaux, d’idées, d’images, de populations et de biens et services véhiculés par les technologies de transport et de communication entre localités, provinces, régions et continents. Le premier problème auquel s’attelle l’histoire globale (quelle est la nature de ces processus de globalisation ?) est donc d’identifier où, comment, et par qui se mettent en mouvement ces flux, s’établissent et s’organisent ces interconnexions, s’aménagent ces échelles spatio-temporelles au sein desquelles cette circulation et cette articulation sont rendues possibles. Seulement, la seule caractérisation, même aussi fine que possible, de ces « projets globalistes » [13], quels que soient par ailleurs les agents sociaux et les organisations humaines qui les portent (aujourd’hui, les diasporas, les mafias, les travailleurs migrants, les gouvernements d’État, les institutions multilatérales – FMI, Banque mondiale, BIT, Unicef –, les entreprises multinationales, les industries médiatiques et culturelles, les banques d’investissement et les fonds de pension, les mouvements altermondialistes, religieux, terroristes ou indigènes, les organisations non gouvernementales, les autorités de régulation indépendantes – OMC –, etc.) ne peut rendre compte du changement social qu’entraînent ces différentes formes de globalisation, et des transformations structurelles qui modifient les conditions d’exercice des activités sociales reliées par ces flux. Le second problème (quelle est la nature de ces processus de « mondialisation » ?) est donc de repérer et d’analyser ces types de changement social corrélés aux processus de globalisation, à savoir pourquoi, où, et comment émergent et disparaissent des principes de coordination et de régulation des différentes sphères d’activité ainsi interconnectées. Ceci est un problème beaucoup plus analytique que le premier, au sens où l’institutionnalisation de ces principes (par exemple sous forme marchande, redistributive, etc.) est indissociable de l’existence et de la recomposition de formations politiques souveraines, organisées, et territorialisées.

Dans cette optique, l’histoire globale apparaît par conséquent comme un programme de recherche transdisciplinaire qui a pour ambition de décrire et d’analyser comparativement les formes de changement social liées aux différents types de globalisation. Ces dernières concernent tout aussi bien les réseaux matrimoniaux et migratoires, les chaînes de marchandises, les sphères de circulation des capitaux et des objets précieux, les transferts de technologies, les conflits armés, que les aires de diffusion des langues, des connaissances scientifiques, des traditions religieuses, des imaginaires politiques et des styles artistiques. La question porte ainsi sur leur synergie avec la genèse, le développement et le déclin de types de formation politique, d’industrie, d’écriture, de marché, de finance, d’urbanisme, de progrès scientifique et technique, et pour tout dire de culture.

Le « tournant global » [14] en sciences sociales s’avère donc une orientation problématique possible pour chaque discipline ; certes, c’est en histoire que l’on trouve les plus nombreuses références, aussi bien anciennes que contemporaines, à l’image des travaux d’Henri Pirenne (Mahomet et Charlemagne, 1937), de Frederick Teggart (Rome and China, 1939), de Karl Polanyi (La Grande Transformation, 1944), de Marshall Hodgson (The Venture of Islam, 1974), de Fernand Braudel (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1979), de Kirti Chaudhuri (Trade and Civilization in the Indian Ocean, 1985), de Denys Lombard (Le Carrefour javanais, 1990), ou bien encore de Kenneth Pomeranz (The Great Divergence, 2000). Mais cette importance des travaux historiens ne doit pas masquer le rôle déterminant des contributions propres aux sciences politiques, à la géographie, l’archéologie, la sociologie, l’économie, et l’ethnologie (alias social/cultural anthropology) [15].

Prise sous cet angle, l’histoire globale s’élabore sur la base et à la croisée des différentes sciences sociales, dont les apports spécifiques se retrouvent intégrés à partir d’une littérature secondaire commune [16]. Toutes ces disciplines sont ainsi susceptibles d’alimenter au confluent de leurs recherches le grand fleuve de l’histoire globale. Pour filer la métaphore fluviale, les différentes sciences sociales, en amont, nourrissent en données et en concepts les problématiques propres à l’histoire globale, tandis qu’en aval, les ouvrages de seconde main induisent un espace de confrontation des faits et des théories constitutif de ses analyses et de son dépassement du compartimentage des sciences sociales en domaines thématiques, en aires culturelles, en corpus académiques et en méthodologies d’enquête étrangers les uns aux autres. Cette transdisciplinarité s’incarne donc en priorité dans une problématique transversale et des transferts de données et de concepts. Ce n’est ainsi pas un hasard si l’espace des controverses théoriques et des options méthodologiques disponible est homologue dans toutes les sciences sociales concourant à l’histoire globale : pour ne prendre qu’un seul exemple, l’opposition des démarches et des analyses propres à l’histoire comparée de Victor Lieberman, basée sur des études de cas disjointes les unes des autres, et l’histoire connectée de Sanjay Subrahmanyam centrée sur la mise en abîme d’archives référencées à des langues et des univers différents, se retrouve en ethnologie dans le clivage entre la multi-case ethnography défendue par Michael Burawoy, et la multi-sited ethnography revendiquée par George Marcus.

Ce que l’on peut donc retenir d’un tel survol rapide des fondements problématiques et pluri-/trans-disciplinaires de l’histoire globale, c’est au fond trois idées simples. La première est le contresens total que signifie du point de vue de l’histoire et de l’épistémologie des sciences sociales l’idée de restreindre l’histoire globale à un courant disciplinaire ou à un cadre théorique exclusifs, voire de considérer ses représentants contemporains comme la réincarnation succédanée des Armchair Scholars du 19e siècle au service du néolibéralisme triomphant. La deuxième est le rôle fondamental et complémentaire endossé par chaque discipline, et plus particulièrement les différents types d’enquêtes empiriques existant en sciences sociales, dans la reconstitution des chaînes de médiations pratiques entre les différentes échelles des macro-ensembles pris à chaque fois en considération. Comme le souligne Marshall Sahlins dans son analyse de l’incorporation au 19e siècle de la vallée d’Anahulu au capitalisme mondial, si mécanismes de nature systémique il y a, ces derniers ne peuvent s’appliquer et se reconfigurer localement qu’au travers de stratégies multiples d’acteurs sociaux de taille et de puissance variable, qui s’adossent de leur côté à des catégories culturelles conditionnant leur propre représentation du champ des possibles. Il ne suffit pas, en effet, de repérer une corrélation entre des changements sociaux majeurs et une phase historique de globalisation (dans le cas d’Hawaï, l’étatisation, l’unification et la centralisation de ces îles à la suite de l’introduction des armes à feu occidentales ; l’avènement d’une oligarchie des grands chefs grâce à la monopolisation du commerce de bois de santal exporté en Chine ; leur colonisation politique et religieuse à l’arrivée des grandes flottes de baleiniers américaines, etc.). Il faut pouvoir en expliquer à chaque fois l’articulation située et les synergies précisément en jeu, sous des formes processuelles à découvrir et théoriser. La troisième idée renvoie à cette nécessaire intégration à un niveau logique supérieur des études empiriques spécifiques ainsi conduites avec les outils techniques de chaque discipline. L’existence d’ouvrages de synthèse de seconde main s’avère en effet déterminante pour confronter les faits et les modèles théoriques. Il faut ici remarquer que c’est l’ethnologie, et non l’histoire, qui se trouve là bien positionnée, de par son passé colonial, pour fournir à l’histoire globale une exigence de comparatisme et de montée en généralisation sachant conjurer les spectres de l’eurocentrisme et de l’ethnocentrisme. À ce titre, l’œuvre de l’ethnologue africaniste Jack Goody en est la meilleure illustration, par l’analyse des trajectoires historiques singulières des différentes sociétés afro-eurasiennes qu’elle autorise, sur la base des multiples échanges ayant orienté leur développement parallèle pluriséculaire depuis la révolution urbaine de l’âge du bronze. Si les travaux de celui-ci ont été depuis bien longtemps considérés en ethnologie comme inclassables, c’est peut-être justement parce que Goody est l’un des principaux fondateurs de, et contributeurs à, l’histoire globale contemporaine.

 

Ce texte est paru initialement, sous une forme légèrement différente et en tant que partie d’un article plus vaste : BERGER L., « La place de l’ethnologie en histoire globale », Monde(s), 2013, n° 3, p.193-212, reproduit avec l’autorisation des éditions Armand Colin.

 


[1] La dernière esquisse de ce concept sera formulée en 1881 dans ses trois lettres à Vera Zassoulitch. Voir Maurice Godelier, « Le mode de production asiatique : un concept stimulant, mais qui reste d’une portée analytique limitée », Actuel Marx, n° 10, 1991.

[2] Cf. Chloé Maurel, « La World/Global History. Questions et débats », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 104, 2009, p. 153-166.

[3] Cf. Olivier Pétré-Grenouilleau, « La galaxie histoire-monde », Le Débat, n° 154, 2009, p. 41-52.

[4] Cf. Patrick O’Brien, “Historiographical Traditions and Modern Imperatives for the Restoration of Global History”, Journal of Global History, vol. 1 (2006/1), p. 3-39.

[5] “Reciprocal Comparison: Roundtable”, Venue: NAB 204, LSEBuilding, Saturday, April 16. Convenor: Alessandro Stanziani (Paris); Panelists: Gareth Austin (Geneva), William Clarence-Smith (London), Frederick Cooper (New York/Berlin), Matthias Middell (Leipzig), Patrick O’Brien (London), Kapil Raj (Paris), Peer Vries (Amsterdam).

[6] Cf. Pierre Grosser, « L’histoire mondiale/globale, une jeunesse exubérante mais difficile », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 110, 2011, p. 3-18.

[7] Sur la hiérarchie complémentaire entre la reconstruction rationnelle des arguments et des problèmes scientifiques (l’histoire normative-interne) et la reconstitution historique des contextes institutionnels de la pratique scientifique (l’histoire empirique-externe), voir Imre Lakatos, “History of Science and its Rational Reconstructions”, Proceedings of the Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association, vol. 1970 (1970), p. 91-136.

[8] Cf. Philippe Beaujard, Laurent Berger, Philippe Norel (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009.

[9] Cf. Immanuel Wallerstein, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris, PUF, 1991.

[10] Cf. Jean-Michel Berthelot (dir.), Épistémologie des sciences sociales, Paris, PUF, 2001 ; Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.

[11] Cf. André Burguière, L’école des Annales. Une histoire intellectuelle, Paris, Odile Jacob, 2006.

[12] Ce dernier sera mandaté pour éditer dès 1953 les Cahiers d’histoire mondiale, où publieront notamment l’ethnologue américain Clyde Kluckhohn et le sociologue polonais Florian Znaniecki. La publication de cette histoire globale universelle sera maintes fois repoussée jusqu’aux années 1970, en raison de la participation des Soviétiques et des enjeux idéologiques de la Guerre froide. Voir Poul Duedahl, “Selling Mankind: Unesco and the Invention of Global History, 1945–1976”, Journal of World History, vol. 22 (2011/1), p. 101-133.

[13] Pour reprendre l’expression d’Anna Tsing (“The Global Situation”, Cultural Anthropology, vol. 15 (2000/3), p. 327-360).

[14] Une expression des sociologues Roland Robertson et Michael Burawoy, qui a été utilisée en France dans un sens proche du caractère transdisciplinaire attribué ici à l’histoire globale, par Alain Caillé et Stéphane Dufoix (dir.), Le Tournant global des sciences sociales, Paris, La Découverte, 2013.

[15] On peut citer à l’appui, parmi d’autres, les publications contemporaines de Jean-François Bayart, Romain Bertrand et Jack Goldstone pour les sciences politiques, celles de Christian Grataloup, David Harvey et Laurent Carroué pour la géographie, celles de Guillermo Algaze, Andrew Sherratt et Patrick Kirch pour l’archéologie, celles de Saskia Sassen, Giovanni Arrighi et Michael Mann pour la sociologie, celles de Ronald Findlay, Kevin O’Rourke et Philippe Norel pour l’économie, et enfin celles de Jonathan Friedman, Arjun Appadurai ou Jean et John Comaroff pour l’ethnologie.

[16] Pour une très belle illustration, adossée conjointement à l’économie, à la géographie et aux sciences politiques, voir François Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, Japon et en Asie du Sud-Est, XVIe-XXIe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2009.

L’Histoire globale, un nouveau programme de recherche ?

Il existe aujourd’hui un ensemble de recherches qui, de par les problématiques et les thématiques auxquelles elles se réfèrent, de par les principaux courants théoriques qui les animent, et de par les travaux précurseurs dont elles s’inspirent, peuvent être regroupées au sein d’un seul et même programme de recherche international : l’Histoire globale.

Ce programme est d’abord fondamentalement transdisciplinaire, du fait notamment de reprendre à son compte une série de problèmes dont l’horizon de résolution fut constitutif des sciences sociales, avant que celles-ci ne s’institutionnalisent en disciplines universitaires distinctes à la fin du XIXe siècle. L’Histoire globale s’élabore ainsi aujourd’hui sur la base et à la croisée des différentes sciences sociales, dont les apports spécifiques sont intégrés à partir d’une littérature secondaire commune. Autrement dit, il existe une économie, une sociologie, une géographie, une archéologie, une science politique, une anthropologie, et bien entendu une histoire, alimentant au confluent de leurs recherches le grand fleuve de l’Histoire globale. Pour filer la métaphore fluviale, ces différentes disciplines en amont nourrissent en données et en concepts les problématiques propres à l’Histoire globale, tandis qu’en aval les lectures de seconde main induisent un espace de confrontation des faits et des théories constitutif de ses analyses et de son dépassement du compartimentage des sciences sociales en domaines thématiques, en aires culturelles, en corpus académiques et en méthodologies d’enquête étrangers les uns aux autres.

Ce programme se focalise donc sur l’objet d’étude propre aux sciences sociales (les pratiques humaines et les sphères d’activités sociales). Il cherche à décrire, comprendre et expliquer celles-ci du point de vue de leur raison d’être ; autrement dit, il s’interroge sur les raisons pour lesquelles telle pratique humaine ou telles activités sociales sont plutôt que de ne pas être, se passent ainsi plutôt que de toute autre façon, et se transforment de cette manière plutôt qu’une autre, au vu notamment des rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Néanmoins, cette problématique fondamentale est formulée en Histoire globale sous couvert de trois types d’analyses spécifiques.

Tout d’abord une analyse du changement social lié à l’accumulation à grande échelle du capital technique, financier et humain, c’est-à-dire intégrant la question de la genèse et du développement de l’État, de l’industrie, de l’économie de marché, du progrès scientifique et donc du capitalisme. Il faut dire que, des travaux précurseurs de Smith, Marx, Weber, Sombart et Polanyi aux débats fondateurs entre les modernistes (Meyer et Rostovtseff) et les primitivistes (Bücher et Finley), ce questionnement a été au cœur de l’élaboration et de l’essor des sciences sociales.

Cette problématique est ensuite indissociable d’une critique de l’eurocentrisme et d’une remise en cause radicale des perspectives ethnocentriques. Pour l’essentiel, cela consiste à s’écarter du grand récit téléologique envisageant les trajectoires historiques des différentes sociétés humaines indépendamment des échanges qui ont orienté leur développement pluriséculaire. Il est aujourd’hui inconcevable, à la suite des mises au point de Jack Goody et de James Blaut, d’envisager le parcours des sociétés occidentales au prisme du miracle grec de l’Antiquité, reporté grâce à l’effondrement de l’Empire romain et à l’avènement du féodalisme européen, aux temps de la Renaissance italienne et de l’Époque moderne, en prélude aux révolutions industrielles et à l’avènement de la démocratie libérale et de l’économie de marché. De même qu’il serait erroné de n’envisager le parcours des sociétés non occidentales qu’en réaction aux faits et gestes des Européens.

Cette problématique se déploie enfin à travers l’analyse des jeux d’échelles associés à l’intégration ou l’autonomisation des sphères d’activités sociales. L’école des Annales, de même que la World History, ont beaucoup fait pour mettre au premier plan ce souci d’articuler différents niveaux géographiques d’interaction (local, national, régional, global) à de multiples temporalités (temps structurel, conjoncturel et événementiel). Cela se traduit d’abord par la prise en compte de l’effet structurant des réseaux d’échanges, en fonction de leurs flux caractéristiques (biens, services, capitaux, connaissances, images et savoir-faire, populations, violences politiques et négociations diplomatiques), d’après leur morphologie (étendue, configuration hiérarchique ou rhizomique), et selon les formes d’interactions instituées entre les partenaires d’échange. Il est prêté ainsi une attention particulière à la fréquence et l’intensité de ces interactions, à leur caractère direct ou indirect (médiatisé, répercuté à distance) et à leur logique interne (réciprocité, redistribution, commercialisation, prédation, protection, transmission, etc.). Cela par ailleurs se traduit par la prise en compte de l’impact primordial de l’évolution des technologies de pouvoir, de production, de transport et de communication sur la nature de ces échanges. Et cela se traduit enfin par l’attention portée à l’expansion ou la contraction de ces réseaux d’échanges entre localités, régions et continents, que ce soit au niveau des circuits matrimoniaux, des réseaux migratoires, des chaînes de marchandises, des routes commerciales, des sphères de circulation des capitaux et richesses, des transferts de technologies, des conflits armés, ou bien encore des aires de diffusion des langues, des connaissances scientifiques, des traditions religieuses, des imaginaires politiques et des styles artistiques.

L’étude des processus de globalisation est donc au cœur du programme de recherche de l’Histoire globale. Cette expansion géographique des échanges et des flux est indissociable des formes d’acculturation, de métissage et de cosmopolitisme qui en résultent. Néanmoins, cette « accélération de l’histoire » et ce « désenclavement » des localités sont très anciens et attestés au moins depuis l’âge du Bronze (IIIe millénaire avant J.-C.), voire depuis la révolution néolithique (entre le Xe et IXe millénaire avant J.-C.). De plus, non seulement les processus de globalisation se sont caractérisés par leur discontinuité et leur cyclicité (les réseaux d’échange se contractant lors de certaines périodes historiques), mais de surcroît, ces processus ont été corrélés à différents types de changement social (étatisation, marchandisation des facteurs de production, etc.), selon la nature des ensembles de sociétés ainsi connectés. Le premier problème central pour l’Histoire globale est par conséquent de caractériser les modalités distinctes de cette synergie (expansion des échanges / transformation évolutive des sociétés), telle qu’elle s’est manifestée sporadiquement en Amérique, en Océanie et dans l’hémisphère afro-eurasiatique depuis la révolution néolithique et l’âge du Bronze. Autrement dit, d’entreprendre une étude comparative des différentes formes de mondialisation régionale, intercontinentale et planétaire dans l’histoire de l’humanité.

Si l’existence et l’oscillation pluriséculaire des réseaux d’échanges ont eu des effets structurants sur l’ensemble des sociétés et des cultures ainsi connectées, ces dernières ont pu aussi se développer et se singulariser à partir de dynamiques propres, tenant autant d’un travail de réappropriation situé, que de circonstances historiques et de spécificités écologiques et politiques liées à l’enracinement territorial des populations et aux formes de transmission intergénérationnelle au sein de celles-ci. Le second problème central pour l’Histoire globale est donc de savoir à quelle échelle d’interaction et de temporalité il est nécessaire de se référer, mais aussi dans quelle mesure il est possible de relativiser l’impact de ces échanges entre et au sein même de ces sociétés et cultures, pour élaborer une connaissance savante des sphères d’activités sociales étudiées : quelles « unités échangistes » privilégier, quelles techniques d’investigation et de traitement des données alors déployer ?

Ces deux problèmes centraux sont traités et âprement discutés par les principaux courants théoriques, procurant à l’Histoire globale sa vision globalisante et le champ de ses controverses. Ces grands pôles de réflexions théoriques ont été constitués dans le sillage respectif des principales figures fondatrices des sciences sociales ; à savoir, Adam Smith pour les sources classiques, Karl Marx pour les références marxistes, Carl Menger pour les positions néoclassiques et Gustav Von Schmoller pour les perspectives historicistes. L’Histoire globale, loin d’échapper à la querelle des méthodes (Methodenstreit) s’enracine bien au contraire dans les débats suscités à la fin du XIXe siècle entre l’école autrichienne et l’école historique allemande.

Néo-institutionnalistes, les successeurs de Menger soit élaborent une Histoire globale sur la base de la théorie des jeux et des coûts de transaction, soit assimilent mondialisation et phénomènes historiques de convergence des prix de biens et de facteurs, pour conclure à l’absence de toute globalité avant le XIXe siècle. Prenant appui sur les idées de Smith et de Malthus, les seconds comparent les conséquences historiques des dynamiques smithiennes centrées sur la spécialisation régionale et l’extension géographique concomitante des marchés. L’objectif est alors de saisir comment l’émergence et l’encouragement d’innovations institutionnelles et technologiques majeures sont susceptibles de contrecarrer les limites malthusiennes possibles de ces dynamiques, liées au non-renouvellement des terres arables provoqué par la déforestation, l’érosion des sols et l’obtention problématique des cinq nécessités de la vie (progéniture, nourriture, fibres, combustibles, matériaux de construction). Les héritiers de Marx trouvent dans l’analyse système-monde, fondée par Wallerstein, l’occasion d’analyser la structuration des rapports entre localités et régions selon le modèle centre/semi-périphérie/périphérie/marges, à partir notamment des transferts de surplus (obligations sociales, extraction coercitive, échange commercial inégal) opérés entre les différentes élites dirigeantes et entrepreneuriales des sociétés ainsi interconnectées. Enfin, les descendants de Schmoller s’inscrivent dans la continuité du diffusionnisme et du culturalisme allemand et américain, prégnants dans l’anthropologie interprétative et les études postcoloniales contemporaines, pour étudier les flux culturels et les situations de contact et d’acculturation croisée, propices au travail et à la créolisation de l’imagination humaine.

L’Histoire globale en tant que programme de recherche international émerge donc à l’horizon unifié des sciences sociales et tient paradoxalement son unité de la particularité de ses analyses, de la diversité de ses méthodologies d’enquête, de la disparité de ses thèmes problématiques et de l’incompatibilité de ses concepts.

Islamisation et constitution des élites africaines (8e-16e siècles). Note sur l’œuvre inachevée de Pierre-Philippe Rey

Sous l’impulsion de l’anthropologue marxiste Claude Meillassoux [1971], les études africanistes françaises ont profondément renouvelé dans les années 1970 l’abord des sociétés ouest-africaines et la question de leur historicité. Les travaux de Jean-Loup Amselle, Jean Bazin, Jean Copans, Catherine Coquery-Vidrovitch ou Emmanuel Terray ont en effet réarticulé les dynamiques endogènes des sociétés locales aux interconnexions économiques, politiques, religieuses et linguistiques déployées à l’échelle régionale, voire intercontinentale depuis l’Afrique occidentale. Les changements structurels sont alors apparus comme indissociables du commerce lointain d’esclaves, de produits vivriers (riz, igname, mil) et de biens précieux (or, cola, sel, textiles) entrepris par les diasporas marchandes berbères, mandingues ou européennes. Les processus d’étatisation, d’urbanisation et de marchandisation des sociétés ouest-africaines se sont ainsi avérés partie prenante aussi bien de la colonisation occidentale que de l’expansion pluriséculaire de l’islam en Afrique noire. Les transformations évolutives des formations politiques ont révélé alors des oscillations cycliques entre les confédérations de villages ou de tribus, les chefferies, les royautés et les grands empires. Une histoire globale de l’Afrique s’est ainsi esquissée au croisement des recherches ethnographiques et historiographiques.

Issus de cette veine africaniste, les travaux de Pierre-Philippe Rey* [1971 ; 1973] ont pris une inflexion singulière dans les années 1980, après s’être initialement intéressés aux modalités d’incorporation des sociétés d’Afrique équatoriale au système capitaliste contemporain (par la mise en exergue notamment de l’impact de la monétarisation des transactions matrimoniales sur la constitution d’un marché du travail et de produits vivriers au Congo). Pierre-Philippe Rey s’est lancé en effet dans un vaste et ambitieux projet de recherche qui, s’il n’a à ce jour abouti à aucune publication majeure, n’en a pas moins entraîné tout un ensemble de thèses universitaires, de séminaires de recherche, et de missions de terrains et de recueil d’archives et de documents d’époque, dont les quelques textes parus de sa main en 1989, 1994, 1998 et 2001 dans des ouvrages collectifs, certes secondaires (hommages académiques, numéros spéciaux de revues locales, publications grand public de l’Unesco), donnent cependant un aperçu suffisamment significatif pour être présenté et diffusé au regard de l’importance des deux idées centrales qui y sont exposées et défendues dans toute leur originalité heuristique.

Ce projet a cherché en effet à décrire et rendre intelligible sur des bases marxistes et hégéliennes le double processus d’islamisation et de rationalisation ayant touché conjointement l’Afrique du Nord et de l’Ouest entre le 8e et le 16e siècle. Son fil conducteur a été de s’intéresser en priorité aux « subjectivités collectives des classes dominantes africaines », c’est-à-dire aux projets de société qui ont été concrètement mis en œuvre par les élites dirigeantes et entrepreneuriales d’un bout à l’autre du Maghreb et de l’Afrique noire occidentale. L’unification culturelle de cet espace régional, tant sur le plan alimentaire, vestimentaire qu’architectural, accompagna ainsi l’affrontement de deux stratégies majeures au sein d’une seule et même « classe dominante » convertie à l’islam. Ces élites africaines participèrent en effet durant plus d’un millénaire à la propagation de l’islam et à la conversion éventuelle des populations locales, sur la base de deux stratégies radicalement opposées, tant au niveau des objectifs poursuivis en matière d’organisation de la production, de la distribution et de la consommation des richesses, que des choix valorisés quant à la constitution d’organisations politiques gouvernementales spécifiques. Selon Pierre-Philippe Rey, le premier type de stratégie fut élaboré dans le cadre de la doctrine khâridjite (essentiellement dans sa version ibadite) [1], tandis que le second relevait aussi bien de la doctrine sunnite que chiite.

La première idée centrale de cet africaniste découle ainsi d’une prise de position originale dans le débat sur l’islamisation de l’Afrique occidentale. La position dominante [Levtzion & Pouwels, 2000], tout en reconnaissant l’implication antérieure des tribus berbères sufrites et ibadites entre le 8e et le 11e siècle dans l’ouverture de routes commerciales transsahariennes et la construction de mosquées dans les villes marchandes des royaumes du Bilal-al-Sudan, attribue au mouvement almoravide et aux Arabes nomades sunnites l’islamisation de l’Afrique noire et notamment la création d’une diaspora mandingue convertie à l’islam au 11e siècle. Dans cette perspective, quel que soit le nombre antérieur de populations gagnées à l’islam par la « secte des sortants » (khâridjites), l’école malékite en Afrique du Nord et de l’Ouest, l’école shaféite en Afrique de l’Est, sont supposées avoir toutes deux monopolisé à l’échelle régionale au 2e millénaire les chemins de l’arabisation et de la conversion à l’islam parmi les sociétés subsahariennes, en liaison avec l’expansion des confréries soufies à partir du 13e siècle [2].

C’est à l’encontre de ce scénario historique que Pierre-Philippe Rey mobilise deux séries de faits et d’arguments. Il existe en effet des sources méconnues, telles les anciens livres de la secte d’al-Ibadiya, qui témoignent de relations durables établies entre les imamats khâridjites de Tripoli (756-761), de Tahert (776-909), de Sijilmasa (757-950) et les formations politiques du Bilal-al-Sudan, principalement celles du Ghana, de Gao et du Kanem [Lewicki, 1962] [3]. Ces relations, par le biais des ambassades, mais aussi par l’intermédiaire des échanges commerciaux (or et esclaves) le long des pistes Tahert-Sijilmasa-Awdagast-Gana à l’ouest, Tahert-Ouargla-Tademekka-Gao au centre et Tripoli-Zawila-Kawar-Kanem à l’est, ont entraîné l’islamisation d’une partie des populations sahéliennes intégrées à ces réseaux, et plus particulièrement celle des groupes soninké présents entre Awdagast et Gana [4].

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Figure 1- Les pistes caravanières vers le Bilal-al-Sudan, d’après Tadeusz Lewicki (1962)

Mais de surcroît, une relecture attentive des sources historiques connues, telles les chroniques des villes et les Voyages d’Ibn Battûta, établit l’existence entre le 11e et le 16e siècle d’un conflit et d’un affrontement récurrents des formes d’islamisation khâridjite, sunnite et chiite dans toute l’Afrique du Nord et de l’Ouest, mais aussi sur les côtes orientales africaines [Horton & Middleton, 2000]. Loin de s’être effacée à l’arrivée des Almoravides, des lignages sharifiens ou des confréries soufies, l’influence de la branche ibadite de l’islam khâridjite a perduré et s’est renforcée, aussi bien sur le littoral swahili (où Rafael da Conceiçao remarque qu’en dépit de son retrait éventuel du jeu économique et politique, les imams de Cabo Delgado, des Comores, de Zanzibar et de l’archipel de Lamu continuent d’être formés à Oman), que plus spécifiquement en Afrique occidentale, du fait de l’expansion de la diaspora marchande soninké à partir de la ville ibadite d’Awdagast au 11e siècle, et de l’échec relatif par ailleurs de la révolte berbère nekkariste au Maghreb menée par Abu Yazid contre les Fatimides au 10e siècle. Ainsi, l’islamisation des sociétés ouest-africaines par cette diaspora soninké – dénommée wangara par les géographes berbères et arabes –, au gré de ses migrations et implantations vers le sud-est (les Juula en zone malinké, les Yarse en pays mossi, les Hawsa dans les cités-États de Kano et Katsina…), s’est-elle opérée dans un rapport ambivalent au khâridjisme ou au sunnisme, selon la nature des rapports géopolitiques en jeu dans le contrôle des pistes caravanières (l’or étant soit destiné au Maroc malékite, soit aux villes et oasis ibadites, mozabites et nekkaristes du Maghreb oriental) [5]. Nombre de chroniques citadines (Kano, Katsina, Tademekka, Tumbuktu, etc.) mentionnent de la sorte une double islamisation consécutive à l’arrivée dans un premier temps de Wangara ibadites, et dans un second temps de Wangara malékites. Si un roi du Mali est converti à l’ibadisme à la fin du 12e siècle par un ascendant d’Al-Dardjini, le mansa Kankan Musa parti en pèlerinage à la Mecque au 14e siècle se reconnaît dans l’école juridique malékite. De même que le fondateur ibadite de l’Empire songhay (Sonni Ali) est détrôné par l’Askya Mohammed malékite appuyé par les tribus berbères Masufa contre lesquelles conspirent certains groupes juula [6]. C’est d’ailleurs pourquoi, soutient Rey, le contenu doctrinal de l’Islam juula professé par El Hadj Salim Suware au 15e siècle est si proche de l’ibadisme et est diffusé en priorité par les savants et lettrés musulmans disciples de Suware fuyant les ulemas de Tumbuktu après la prise de pouvoir de l’Askya Mohammed[7].

Aussi, ce qui structure véritablement au 2e millénaire l’histoire des principales formations politiques africaines occidentales (Ghana, Kanem, Mali, Songhay, cités hawsa et touareg, etc.), et orientales (Zimbabwe, Oman, cités swahili), ce sont les relations de compétition et de coopération de ces différentes élites islamisées pour le contrôle régional des routes commerciales et des technologies de production, de destruction et de communication. Les élites africaines subsahariennes se retrouvent ainsi de fait positionnées à l’interface des réseaux khâridjites, chiites et sunnites dans le commerce de l’or en provenance du Bilal-al-Sudan, de Nubie ou du grand Zimbabwe. La thèse centrale de Pierre-Philippe Rey est que les « luttes et les alliances entre ces fractions de classe dominante » sont à l’origine durant ce demi-millénaire de l’historicité des sociétés africaines, et se configurent selon deux types de stratégies radicalement opposées.

La première est propre au fonctionnement des réseaux musulmans ibadites, et est relative à la constitution de « fractions de classe hégémoniques », qui privilégient l’accumulation de l’or (thésaurisé en vue de l’accomplissement des idéaux de la secte), la transformation du monde matériel et l’exploitation de ses ressources, grâce à l’encouragement du progrès technique et scientifique et l’utilisation à ces fins des « classes dominées » – principalement les populations réduites en esclavage – (l’équivalent de ce que Marx appelle la soumission réelle des procès de travail, avec à la clef une transformation des rapports sociaux et des forces productives). Inversement, la seconde est propre aux réseaux musulmans sunnites (mais aussi chiites), et est relative à la constitution de « fractions de classes régnantes », qui privilégient la centralisation du pouvoir politique et le contrôle des populations sous leur gouvernement en utilisant à ces fins le monde matériel, les technologies et les ressources disponibles (ce que Marx appelle la soumission formelle des procès de travail). Si les élites portées par les réseaux ibadites jouent ainsi un rôle historique majeur dans l’ouverture de nouvelles routes commerciales caravanières et maritimes dans le Sahara et l’océan Indien et la diffusion du progrès scientifique et technique, les élites intégrées aux réseaux sunnites et chiites jouent un rôle non moins crucial dans le processus régional d’étatisation et la construction des grands empires subsahariens, en diffusant notamment les idéologies centralisatrices originaires de Mésopotamie.

Les élites ibadites ont ainsi construit en priorité leur statut sur le développement et la diffusion des savoirs et techniques nécessaires à l’aménagement et à la transformation des grands espaces maritimes et désertiques propices au commerce de longue distance. Elles ont ainsi encouragé l’urbanisation et le peuplement du Sahara et du Sahel (grâce au système d’irrigation des foggaras et aux oasis artificiels [8]), tout comme elles ont poussé à la maîtrise de la navigation et à la construction d’architectures portuaires et religieuses en Méditerranée (mozabites maghrébins), sur la mer Rouge et dans l’océan Indien (ibadites yéménites, omanais et zanzibarites [9]). Elles se sont impliquées directement dans les innovations technologiques, liées par exemple à l’extraction minière aurifère ou bien encore à la filature, au tissage et à la teinture du coton. Elles ont ainsi été à l’origine des premiers programmes de scolarisation, par la création notamment de réseaux d’écoles où, parallèlement à l’enseignement religieux, se transmettaient les connaissances astronomiques, mathématiques, médicales et géographiques participant du processus wébérien de « démagification du monde » [10]. Elles ont promu une éthique du travail et une forme d’ascétisme puritain hostiles au luxe et à la consommation ostentatoire, et favorables au réinvestissement productif et commercial du capital accumulé. Elles se sont de surcroît mobilisées à l’encontre de l’édification d’un État musulman centralisé au profit de formes plus tribales et démocratiques d’organisations gouvernementales, sur le modèle par exemple des assemblées claniques berbères (jemâa) ou des classes d’âge propres à certaines cités-États swahilies (waungwana). Convertis initialement par les missionnaires savants originaires de Bassorah en Perse, les réseaux ibadites occidentaux et orientaux firent preuve d’une certaine tolérance religieuse, et militèrent en faveur du caractère électif et non dynastique de l’imamat, suscitant ainsi une forme de créolisation culturelle et de nombreuses vocations locales attirées par la participation au commerce de longue distance (ce dont attestent les créations concomitantes d’une langue swahili en Afrique orientale et d’une langue azer, mélange de soninké, de berbère et d’arabe, en Afrique occidentale) [11].

De leur côté, les élites sunnites, voire chiites (à l’instar des dynasties shiraziennes sur les côtes orientales africaines), ont construit d’abord leur statut par la conquête guerrière, la négociation diplomatique et le développement des savoirs et techniques nécessaires à l’organisation logistique, militaire et administrative des formations étatiques plus ou moins centralisées qu’elles se sont efforcées de bâtir au cours des siècles, sur la base des stratifications sociales locales systématiquement ré-agencées sur un mode plus hiérarchique. Elles ont donc utilisé nombre de technologies de production, de destruction et de transport, sans pour autant chercher à transformer le désert (qu’elles connaissaient par ailleurs parfaitement) ou les espaces géographiques soumis à leur pouvoir territorial. Elles ont plutôt en effet encouragé les innovations institutionnelles susceptibles de leur faciliter le contrôle des structures sociales et ainsi, la supervision de la circulation et distribution des biens et services au sein de celles-ci, à l’image du système inter-clanique de relations de parenté à plaisanterie (senankuya) recomposé en un système de castes par le fondateur de l’Empire du Mali Sunjata Keita au 13e siècle, et repris depuis constamment lors des différents processus d’étatisation dans la région [Tamari, 2000]. Ainsi, au Sahara, si les tribus Sanhaja porteuses de la doctrine malékite (Lemtuna, Gudala, Masufa) sont réputées pour les formations politiques qu’elles ont édifiées à l’aide du commerce caravanier, les tribus Hawwara et Zanata ibadites sont reconnues pour leur peuplement du Hoggar associé à l’ouverture de nouvelles pistes caravanières.

Cette attention portée à l’ibadisme a conduit Pierre-Philippe Rey à soutenir une seconde thèse plus discutable, mais tout aussi digne d’intérêt, sur l’origine du rationalisme universaliste des Lumières associé aux œuvres de Pascal, Descartes, Spinoza et Leibniz sur le plan philosophique (idéaux scientifiques et valeurs rationalistes) et à la Révolution française sur le plan politique (idéaux démocratiques / émancipateurs et valeurs égalitaristes / méritocratiques). Ce serait en effet selon lui au Maghreb (parmi les Berbères Zenata et Hawwara) et en Afrique occidentale (parmi les Soninké), qu’émergerait pour la première fois, aux 8e et 9e siècles, une réactualisation de l’héritage antique, conjuguant le projet d’une action réfléchie et maîtrisée sur la nature (physis) et le gouvernement démocratique des hommes (isonomos) en dehors de tout principe de transcendance [Rey, 1998, p. 153]. La conversion à l’ibadisme de ces populations résulta en effet à l’origine du prosélytisme de cinq prédicateurs « propagateurs de la science » (hamallet el ilm), provenant de la province de Bassorah, carrefour commercial et religieux où se réalisait alors la synthèse des savoirs grecs, perses, indiens et malais. L’un de ces savants et gouverneur rebelle, en fondant la dynastie rustémide de Tahert, instaura un climat de tolérance au Maghreb, propice aux débats entre les théologiens et les philosophes des trois grands monothéismes, et favorisa ainsi la sécularisation et la transmission des connaissances techniques et scientifiques. Lewicki put ainsi recenser sur cette période dans les villes du Mzab, de Tahert et de Ouargla, plusieurs centaines de lettrés, d’intellectuels et de savants de confession chrétienne, musulmane ou juive (la diaspora radanite étant implantée jusqu’à Tumbuktu au 8e siècle). Contrairement au califat abbasside miné dans son œcuménisme par le débat entre philosophie et religion, en raison du rôle alloué à cette dernière dans la légitimation de la construction étatique impériale, l’imamat de Tahert par son antiétatisme démocratique et sa valorisation d’une forme d’ascèse intramondaine, sut allier le développement du commerce de longue distance et la diffusion du progrès technique et scientifique, en contribuant de surcroît par sa résistance à l’incorporation à l’Empire musulman abbasside, à favoriser l’émergence politique de l’émirat omeyyade d’al-Andalus, auquel il s’allia d’ailleurs contre les Aghlabides de Kairouan et les Idrissides de Fès partisans du califat unifié, après avoir protégé la fuite de son fondateur Abel Haman [12].

Dans ces conditions, le transfert de cette forme originelle du rationalisme universaliste en Andalousie au 9e siècle, et son autonomisation alors garantie au sein de l’islam par rapport à la révélation divine dans les œuvres d’Avicenne (Ibn Sina) au 10e siècle, puis d’Averroès (Ibn Rushd) au 12e siècle, peuvent apparaître comme une étape supplémentaire vers la constitution concomitante d’une science et d’un État modernes au 13e siècle dans le royaume de Sicile, dirigé par l’empereur allemand Frédéric II de Hohenstaufen, ouvertement athée. Opposé à la papauté chrétienne, Frédéric II impulsa véritablement en Europe à la fois l’institutionnalisation des universités comme lieux de production et de transmission des savoirs [13], la pratique de la raison d’État comme technique de gouvernement associée au développement du capitalisme [14], la diffusion des technologies industrielles liées au textile vers Bologne et l’Italie du Nord, et bien entendu la traduction et la diffusion en latin de l’averroïsme et de nombreux philosophes, médecins et savants grecs, musulmans ou juifs (Maïmonide, Ptolémée, Aristote, Galien, etc.) [15]. Pierre-Philippe Rey, en reconstituant cette « route de la rationalité universaliste » de l’imamat de Tahert au royaume de Sicile, via l’Andalousie omeyyade, suggère ainsi qu’il aurait pu alors se constituer en Europe et dans le monde méditerranéen au 13e siècle un espace culturel commun au-delà des divergences chrétiennes et musulmanes, si cette tentative allemande et sicilienne n’avait été écrasée par la fureur conjointe des papes et des princes saxons et anglo-saxons durant la mondialisation mongole.

Bibliographie

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LEVTZION, Nehemia & POUWELS, Randall (dir.), [2000], The History of Islam in Africa, Oxford, James Currey.

LEWICKI, Tadeusz [1962], « L’État nord-africain de Tahert et ses relations avec le Soudan occidental à la fin du 8e et au 9e siècle », Cahiers d’Études Africaines 2(8), pp.  513-535.

MEILLASSOUX, Claude (dir.) [1971], The Development of Indigenous Trade and Markets in West Africa, London, Oxford University Press.

REY, P-P. [1971], Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme. L’exemple de la Comilog au Congo-Brazzaville, Paris, Maspero.

REY, P-P. [1973], Les Alliances de classes, Paris, Maspero.

REY, P-P. [1989], « Les classes sociales en Afrique de l’ouest de 750 à 1600 (conflits religieux internes à l’islam, compétition commerciale, succession et disparition des Empires) », in Jean-Marie BROHM (dir.), Une galaxie anthropologique. Hommage à Louis Vincent Thomas, Montpellier, Quel Corps ?, pp. 210-231.

REY, P-P. [1994], « La jonction entre réseau ibadite berbère et réseau ibadite dioula du commerce de l’or, de l’Aïr à Kano et Katsina au milieu du 15e siècle, et la construction de l’Empire songhay par Sonni Ali Ber », Revue de Géographie Alpine, numéro spécial, vol.1, pp. 111-136.

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REY, P-P. [2001], « L’influence de la pensée andalouse sur le rationalisme français et européen », in Doudou DIENE (dir.), Les Routes d’al-Andalus : patrimoine commun et identité plurielle, Paris, Unesco, pp. 111-118.

TAMARI, Tal. [2000], Les Castes de l’Afrique occidentale, Paris, Société d’Ethnologie.


* Cet anthropologue, ancien élève de l’école polytechnique, a fait toute sa carrière d’enseignant-chercheur à l’université Paris VIII où il est actuellement professeur.

[1] Les différentes « sectes » khâridjites, si elles sont réputées pour leur puritanisme moral et leurs valeurs égalitaristes et méritocratiques, le sont aussi pour leur fanatisme radical et leur devoir de révolte contre l’injustice politique. Cependant, il convient de différencier les courants extrémistes localisés en Mésopotamie et en Arabie, qui ont considéré le jihad comme sixième pilier de l’islam (tels les azraqites ayant pratiqué l’examen probatoire et justifié le meurtre religieux, ou bien les najadât ayant recouru explicitement aux armes pour la conquête du pouvoir), des courants modérés qui ont renoncé au jihad au Maghreb, au Yémen et à Oman, à l’instar des sufrites et des ibadites (dont parmi eux les nekkarites et les mozabites berbères). Ces derniers ont en effet condamné rigoureusement le meurtre politique et rejeté le massacre des femmes, des enfants et des infidèles, admis la dissimulation de la foi par prudence, mais aussi valorisé l’expression de celle-ci au travers des œuvres personnelles, mettant ainsi en avant l’importance des vertus individuelles et le traitement égalitaire de tous les croyants, indépendamment de leur naissance, de leur puissance, de leur origine ethnique ou de leur richesse.

[2] Le mouvement almoravide étant lui-même basé sur la conversion au sunnisme des tribus berbères islamisées sanhaja contrôlant alors une partie du commerce transsaharien qui assurait depuis trois siècles l’extraction de l’or nécessaire au système monétaire bimétallique de l’Empire musulman.

[3] Le royaume de Gao est mentionné par Al-ya’qubi vers 874. Le géographe arabe Al-Fazari mentionne de son côté à la fin du 8e siècle le terminus de ces routes commerciales ibadites transsahariennes à la capitale du Ghana, à l’embouchure du fleuve Sénégal et à la ville de Nahla au Bornou.

[4] Al-Zuhri assure même que la région située entre Gana et Tademekka est ibadite et liée à Ouargla dès l’époque du califat omeyyade au 8e siècle.

[5] Al-Bakri décrit ainsi en 1068 les habitants de Tademekka comme à la fois berbères et musulmans, recevant leurs céréales du pays des Noirs, et les payant en dinars d’or pur, de même qu’il souligne comment à Gao ce sont les barres de sel qui sont utilisées comme monnaie, dans une ville où est professé l’islam ibadite, et où le palais royal est un quartier séparé du marché par une mosquée.

[6] Les premiers Juula islamisant Kano sont des commerçants et lettrés khâridjites ayant ouvert, de Dia à Djenné, Bobo-dioulasso, Kong et Bighu, une route commerciale se refermant sur Kano et encerclant ainsi l’aire géographique contrôlée par les Masufa, héritiers des Almoravides. Ceux-ci contrôlent de leur côté de Sijilmasa à Takkeda les pistes transsahariennes orientées nord-sud et ouest-est. L’encerclement des Masufa devient total lors de la jonction de cette nouvelle piste ibadite au 15e siècle avec la piste de l’Aïr rejoignant le Fezzan et Ghadamès, anciennes zones d’influence des groupes Saghanogho ibadites (Rey, 1994, 1998).

[7] L’islam juula, centré sur Djenné et canonisé par Suware, devient officiellement une doctrine malékite à partir du 17e siècle, mais son contenu reste typiquement ibadite, notamment sur le plan politique (en accord avec la possibilité reconnue de dissimuler sa foi face à l’adversité) : refus de participer au pouvoir étatique, refus de la guerre sainte comme moyen de diffusion de l’islam, du charlatanisme et de la vénalité associés aux confréries soufies, importance accordée au savoir et à la scolarisation comme moyen de contrôle d’une aire géographique, justification de la foi par les œuvres personnelles, etc.

[8] Les communautés claniques ibadites et juives séfarades ont révolutionné au Maghreb la traversée et l’occupation du Sahara en instituant l’irrigation des jardins, grâce à des puits et des drains reliés par des canalisations souterraines, captant et stockant les eaux de la nappe phréatique dans des bassins.

[9] Le réseau commercial ibadite s’étendra, via le Yémen, Oman et Zanzibar, à l’océan Indien jusqu’en Asie du Sud (Malabar) et du Sud-Est (Malacca), pour se projeter ensuite en mer de Chine et en Chine du Sud à la rencontre des diasporas commerciales chinoises originaires du Fujian (cf. les Chinois malais dénommés Baba ou la ville portuaire « musulmane » de Canton).

[10] Contrairement à la tradition de type initiatique perpétuée par le mouvement qarmate chiite ismaélien, dont se sont inspirés autant le système du compagnonnage et des corporations en Europe que le système des castes en Afrique occidentale. Pour la dynastie Rustémide de Tahert, « toute ménagère se devait d’apprendre l’astronomie ».

[11] Pour les Saghanogho, imams juula de Kong (lors du passage de Binger), tout esclave capable de demander sa libération par écrit en arabe était immédiatement libéré (Rey, 1998, p. 153). Certains textes attestent ainsi d’un certain idéal méritocratique (« L’imam doit être le plus savant parmi vous, même si c’est un esclave noir ou une femme »).

[12] L’islamisation khâridjite initiale des groupes berbères dans la première moitié du 8e siècle, et leur résistance politique à l’incorporation à l’Empire musulman de la première dynastie des Omeyyades, déterminent ainsi probablement l’arrêt de l’expansion sunnite et arabe en Europe et en France, plus que ne le fit la bataille de Poitiers conduite par Charles Martel en 732. Les révoltes berbères ibadites contre les sunnites arabes en Afrique du Nord, entre 724 et la grande insurrection de 742, se sont en effet propagées à la péninsule ibérique au fur et à mesure de sa conquête par les armées omeyyades. Le fait que celles-ci aient été composées de troupes berbères récemment islamisées (ex. l’armée de Tarek Ibn Zyad) a ainsi failli provoquer l’expulsion des sunnites arabes hors d’Espagne par ces Berbères ibadites.

[13] La fondation d’une université à Naples et d’une cour au royaume de Sicile, où débattaient et étaient traduits en latin les plus brillants esprits chrétiens, juifs, grecs et musulmans de l’époque, dans les différents domaines des arts et des sciences, a servi de modèle au développement de la Sorbonne parisienne et des universités d’Oxford et de Cambridge. De même, l’implantation d’hôpitaux (maristan) fonctionnant comme de véritables écoles de médecine (ex. Salerne), stimulées en 1241 par l’autorisation de la dissection de cadavres humains, fit tâche d’huile en Europe avec la création de la première faculté de médecine à Montpellier en 1230, alimentée en traités médicaux à la fois par les docteurs juifs originaires de la péninsule ibérique émigrés à Lunel et Narbonne, et les grands chirurgiens de l’époque tel Roger de Palma de Salerne, ayant fui l’Italie du sud à la suite des attaques de la papauté contre les descendants de Frédéric II, et ayant rapporté à Montpellier les traités d’anatomie et de chirurgie d’Abu al Qasim.

[14] De par ses relations commerciales et diplomatiques avec la dynastie ayyubide du Caire et de Damas, Frédéric II put ainsi entrer librement et pacifiquement à Jérusalem du temps des croisades, où il fut intronisé roi.

[15] Frédéric II permit ainsi au neveu de son premier ministre, Thomas d’Acerra, par sa politique éclairée, de s’imprégner très tôt de culture musulmane à sa cour et à l’université de Naples. Ce neveu allait devenir sous le nom de saint Thomas d’Aquin à la fois le principal critique et diffuseur des théories averroïstes dans la chrétienté européenne.