Première partie du compte rendu par Clément Broche de :
Timothy Brook, Le Léopard de Kubilai Khan : une histoire mondiale de la Chine, Paris, Payot, 2019, 544 p.
Microhistoire globale chinoise
Le Léopard de Kubilai Khan, voilà un titre bien mystérieux pour un lecteur qui n’aurait pas prêté attention au sous-titre de cet ouvrage. Une histoire mondiale de la Chine rend en effet d’un coup ce dernier beaucoup plus explicite. L’historien canadien Timothy Brook propose ici une histoire de la Chine à travers ses relations, connexions, interactions avec le reste du monde, ce qui n’est pas la Chine. Comme l’auteur le formule lui-même, son étude s’inscrit dans le champ de l’histoire globale, selon une perspective que l’on peut qualifier de microhistoire globale : « un style délibérément descriptif et une perspective résolument globale (1) ». L’un des mandats principaux de ce champ de la discipline historique est de proposer une alternative à un grand récit occidentalocentré de l’histoire du monde. C’est précisément ce à quoi s’attache l’ouvrage de Brook, en redonnant à la Chine la place qui est la sienne dans cette grande histoire mondiale. Pour ce faire, outre les méthodologies associées à l’histoire globale, notre auteur a besoin d’un concept fort pour mener à bien son analyse. La lecture de l’histoire chinoise que propose Brook dans Le Léopard de Kubilai Khan se fait par le prisme de ce qu’il définit et désigne comme le « Grand État ».
Tour à tour Yuan, puis Ming et enfin Qing, le Grand État permet à Brook de proposer son récit mondial de la Chine, ou son histoire de la Chine dans le monde. Pour autant, outre le fait que l’ouvrage interroge parfois sur la forme, le concept se montre-t-il adéquat pour mener à bien son projet et dépasser ce que l’on pourrait qualifier d’histoire de l’Empire chinois ? De la même manière, son approche microhistorique, prenant la forme d’une succession de portraits de personnages aux trajectoires singulières, permet-elle véritablement de proposer une histoire mondiale de la Chine, ou ne constitue-t-elle pas finalement plutôt une somme d’histoires de Chinois dans le monde ? Ces réflexions apparaissent essentielles pour évaluer la portée réelle du Léopard de Kubilai Khan au regard de son objectif ambitieux affiché que de proposer une histoire mondiale de la Chine.
Timothy Brook, historien de la Chine globale
Avant d’être un spécialiste de l’histoire globale, Timothy Brook est d’abord et avant tout un sinologue. Originaire de Toronto, il y effectue le début de ses études supérieures pour ensuite rejoindre l’université Harvard en 1974. Il y rédige une thèse sous la direction de l’éminent sinologue Philip A. Kuhn, et obtient en 1984 un doctorat en histoire et langues d’Asie orientale. Après être passé par les universités d’Alberta, de Toronto, Stanford et Oxford, il devient professeur d’histoire à l’Université de Colombie-Britannique en 2004 où il enseigne l’histoire chinoise, mais aussi l’histoire globale jusqu’à sa récente retraite. Désormais professeur émérite, il est toujours actif, comme en témoigne la parution en 2019 du Léopard de Kubilai Khan.
Un rapide parcours de ses publications précédentes démontre que Brook n’en est pas à son coup d’essai en matière d’histoire globale de la Chine, comme avec ce livre qu’il dirige en 2018 intitulé Sacred Mandates: Asian International Relations since Chinggis Khan (2) ou encore son ouvrage Mr. Selden’s Map of China: Decoding the Secrets of a Vanished Cartographer (3), mais aussi et surtout son succès en librairie – auquel Brook doit sa notoriété auprès du grand public – Vermeer’s Hat: The Seventeenth Century and the Dawn of the Global World, publié il y a maintenant quinze ans déjà, en 2008, dans sa version originale, et traduit en français en 2010 (4). Dans sa préface au Léopard de Kubilai Khan, Brook revient sur le tournant qu’il a souhaité opérer avec cet ouvrage et explique les motivations de sa démarche qui visait tant à faire la promotion de l’histoire globale auprès du grand public que de lui présenter la place majeure de la Chine dans le grand récit mondial de l’humanité :
« À mi-chemin de ma carrière, j’ai eu envie de donner une orientation nouvelle à mon activité d’écriture […] j’ai voulu sortir de l’enceinte académique de la sinologie et partager ma curiosité et mes idées avec un plus vaste public de lecteurs […] j’ambitionnais d’atteindre des lecteurs extérieurs à cette sphère, qui s’intéressent aux questions que j’ai étudiées pour essayer de mieux comprendre notre monde désormais globalisé. Le résultat a été Vermeer’s Hat, un livre dans lequel j’ai essayé d’engager le dialogue entre le passé chinois et l’histoire européenne (5). »
Enfin, comme Brook le souligne lui-même, alors qu’en 2008, rien ne spécifiait dans le titre de Vermeer’s hat que l’ouvrage traitait [en creux] de la Chine, l’objet du Léopard de Kubilai Khan est ici clairement explicité avec ce sous-titre Une histoire mondiale de la Chine. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le titre de la version originale diffère de celle en français, publiée pourtant de façon concomitante. En effet, en anglais, le titre est littéralement celui du concept clé que Brook mobilise dans son ouvrage, celui du Grand État, Great State: China and the World (6). Au-delà de la question de ce choix éditorial, il est surprenant de constater que Brook a validé ce titre évacuant la référence directe à ce qui est tout à la fois son grand concept et l’objet même du livre, l’histoire du Grand État chinois.
La Chine connectée de Brook
Le titre de l’ouvrage, ce fameux Léopard de Kubilai Khan, renvoie au premier des treize chapitres qui composent le livre et qui sont autant de récits qui peuvent parfaitement fonctionner de manière autonome. Brook propose des portraits de personnages, à différentes époques et en différents endroits, ayant pour point commun de tous renvoyer à la dimension connectée de la Chine avec le monde extérieur et donc à l’histoire mondiale de la Chine.
C’est une carte trouvée par l’un de ses étudiants dans les rayonnages de la bibliothèque de l’université de Colombie-Britannique qui constitue le point de départ de cet ouvrage. Outre les réflexions qu’il développe autour de l’auteur, de la date et des conditions de réalisation de la carte, Brook explique que ce type de représentation était appelée hua yi tu par les Chinois, littéralement « une carte des Chinois et des barbares ». Produite au 16e siècle durant la dynastie Ming, celle-ci est la représentation chinoise du monde de l’époque, monde que ces derniers désignent alors par l’expression « dix mille pays ». Cette carte amène donc à interroger cette conception chinoise du monde, ainsi que les rapports du pays à l’étranger. Néanmoins, avant de pouvoir comprendre les relations de la Chine à l’extérieur, Brook se doit d’en définir son identité. C’est là qu’intervient son concept de Grand État. Ce terme, Brook l’emprunte aux Mongols qui, après l’accession de Gengis Khan au rang de grand khan au début du 13e siècle, ont besoin de cette expression, yeke ulus en mongol, pour penser une entité politique plus grande que celle d’un simple État mongol, Mongqol ulus, et ainsi pouvoir y intégrer les nouveaux territoires conquis. Il y a également derrière ce concept l’idée d’une légitimité universelle à l’exercice du pouvoir du khan à la tête du yeke Mongqol ulus. Après les conquêtes de Kubilai Khan et la fondation de la dynastie Yuan, le Grand État se voit transposé dans l’espace chinois pour être finalement repris et sinisé par les successeurs des Yuan, les Ming, qui eux-mêmes le transmettront aux Qing par la suite. Ainsi, Brook explique que le concept du Grand État est précisément celui dont il avait besoin pour articuler et mettre en relation les différents récits qu’il présente dans son ouvrage :
« J’ai constaté que le concept de Grand État m’était indispensable pour donner un cadre aux histoires que je raconte sur les relations qui se sont nouées entre Chinois et non-Chinois au cours des huit derniers siècles […] ceux qui vivaient à l’intérieur de cet État devaient se soumettre à son autorité, ceux qui vivaient à l’extérieur devaient s’en remettre à elle. Le concept est important, car c’était une réalité fondamentale pour ceux qui devaient allégeance au Grand État comme pour ceux qui s’y rendaient depuis des régions situées au-delà de sa portée. Il apportait l’architecture symbolique des espaces d’interaction entre Chinois et non-Chinois (7). »
Son choix de retenir le concept du Grand État comme cadre d’analyse lui permet également de poser les balises de son étude et de justifier de sa chronologie qui s’étale donc de la dynastie Yuan à la République de Chine (première moitié du 20e siècle).
Dans les trois premiers chapitres, Brook aborde la période de la dynastie Yuan et du Grand État mongol (terme qu’il retient, réfutant celui d’empire qui renvoie à un concept selon lui occidental). Sa seconde partie, composé de cinq chapitres se déroulant à l’époque des Ming, est la plus importante – et pour cause, Brook est spécialiste de cette période à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages (8). Aux Ming succède la conquête mandchoue et la fondation de leur dynastie chinoise, la dernière à régner, celle des Qing. Les chapitres 9 à 12 couvrent cette période, alors que le treizième et dernier prend place à l’époque républicaine, après l’occupation japonaise du territoire chinois de 1937 à 1945. Au fil de ces différents récits, le concept du Grand État se voit décliné pour désigner tour à tour le Grand État mongol, Yuan, Ming, Qing, mais aussi le Grand État de l’Ouest (lorsque Matteo Ricci présente l’Europe aux Chinois) ou encore japonais.
Concernant sa méthodologie et ses objectifs, Brook les énoncent clairement dans son introduction : « Tout ce qui se passe dans ce livre s’est produit sur des toiles de fond nationales, dans des contextes internationaux et à des échelles mondiales […] j’ai cependant choisi de me concentrer […] sur ce qui est arrivé à des êtres réels, dans des cadres locaux particuliers (9)… » La volonté de micro dans le macro est ici bien explicitée par Brook, qui poursuit : « Je vous offre une série de portraits intimes de personnages […] témoins de l’importance que le monde a eue pour la Chine, de l’importance que la Chine a eue pour le monde et de la présence constante de la Chine dans le monde (10)… » Là aussi, l’objectif de Brook est clairement exposé. Il entend utiliser l’histoire globale pour déconstruire un grand récit historique occidentalocentré et redonner à la Chine la place qui est la sienne dans l’histoire du monde, tout comme il souhaite instaurer le dialogue et œuvrer au rapprochement : « Si quelque chose m’a guidé tout au long de ce projet, c’est le souci de réduire la distance que les Chinois et les non-Chinois ont l’habitude de mettre entre eux (11). » Cette volonté affichée se retrouve tout au long de l’ouvrage comme lorsque, dans le chapitre six, Brook critique le travail de nombreux historiens qui jusque dans les années 1970 présentaient la Chine des Ming comme un État arriéré, fermé sur lui-même et refusant de s’ouvrir au reste du monde : « Tout cela n’est que fariboles hilarantes (12)… » Il œuvre dans les lignes qui suivent à démonter cet argumentaire en apportant nuance et complexité, mettant en lumière les débats qui ont lieu au sein de la cour impériale à propos du commerce maritime et des décisions à prendre concernant de nouveaux acteurs présents dans les régions du sud de la Chine en ce début de 16e siècle, les Portugais. Il montre également comment finalement les politiques en vigueur en Europe à la même époque et sur ce même sujet ne sont pas véritablement différentes de celles qui ont cours en Chine : « Les mesures prises par l’État Ming pour protéger ses frontières et ses intérêts dans les années 1510 n’étaient pas si différentes de celles des États européens de l’époque (13). »
De la même manière, dans le chapitre suivant traitant du commerce en mer de Chine méridionale un siècle plus tard, Brook met de l’avant le fait que sans les Chinois, les débuts de l’économie globale à l’époque moderne n’auraient pu se faire : « La demande européenne de produits chinois associée à la capacité de l’économie chinoise d’absorber d’importants volumes d’argent plaça les marchands chinois au cœur de tout le système. Sans leur participation […] l’économie globale du début du monde moderne n’aurait pas existé (14). » Brook reprend ici à son compte l’un des grands arguments avancés par l’historien américain Kenneth Pomeranz qui, dans son ouvrage Une grande divergence (15), montre l’importance de la manne que représente l’argent extrait des mines des colonies espagnoles d’Amérique du Sud dans la mise en place de ce système économique globalisé : « Les Européens apportaient l’argent, les Chinois les marchandises (16). » Ce travail de mise en discussion de différents espaces et de réévaluation de la place de la Chine dans le grand récit de l’histoire du monde est véritablement le point fort de l’ouvrage de Brook, qui à lui seul justifie la lecture du Léopard de Kubilai Khan.
La suite de cet article sera publiée lundi 30 octobre.
Notes
(1) Timothy Brook, Le Léopard de Kubilai Khan. Une histoire mondiale de la Chine, traduit de l’anglais (Canada) par Odile Demange, Paris, Payot, 2019, p. 19.
(2) Timothy Brook, Michael van Walt van Praag et Mike Boltjes (dir.), Sacred Mandates: Asian International Relations since Chinggis Khan, Chicago, University of Chicago Press, 2018, 288 p.
(3) Timothy Brook, Mr. Selden’s Map of China: Decoding the Secrets of a Vanished Cartographer, Toronto, House of Anansi Press, 2013, 256 p. – traduit de l’anglais (Canada) par Odile Demange, La Carte perdue de John Selden. Sur la route des épices en mer de Chine, Paris, Payot, rééd. « Poche », 2016, 364 p.
(4) Timothy Brook, Vermeer’s Hat: The Seventeenth Century and the Dawn of the Global World, Toronto, House of Anansi Press, 2008, 288 p. ; Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, traduit de l’anglais (Canada) par Odile Demange, Paris, Payot, 2010, 304 p.
(5) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 18.
(6) Timothy Brook, Great State: China and the World, London, Profile Books, 2019, 512 p.
(7) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 30.
(8) Timothy Brook, Praying for Power: Buddhism and the Formation of Gentry Society in Late-Ming China, Cambridge, Harvard University Press, 1994, 412 p. ; Timothy Brook, The Confusions of Pleasure: Commerce and Culture in Ming China, Berkley, University of Carolina Press, 1999, 345 p. ; Timothy Brook, The Chinese State in Ming Society, Londres, Routledge, 2004, 264 p.
(9) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 31.
(10) Ibid.
(11) Ibid., p. 35.
(12) Ibid., p. 213.
(13) Ibid., p. 214.
(14) Ibid., p. 223.
(15) Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, traduit de l’anglais (américain) par Nora Wang et Mathieu Arnoux, Paris, Albin Michel, 2010, 560 p.
(16) T. Brook, Le Léopard de Kubilai Khan, op. cit., p. 223.