Histoire globale et genèse de la finance européenne

Les trois siècles qui précèdent la révolution industrielle ne relèvent pas, au sens strict, de ce que l’on nomme aujourd’hui mondialisation économique. Cette dernière est historiquement matérialisée, du moins aux yeux de la plupart des économistes, par deux périodes spécifiques, dans les années 1860-1914 d’une part, depuis le milieu des années 1980 d’autre part. Il a néanmoins été montré que ces deux phases particulières révèlent des régularités sous-jacentes, éventuellement beaucoup plus anciennes. Au-delà de la libéralisation des échanges de biens et de capitaux (et des phénomènes de convergence connexes), ces deux périodes voient se conforter des régulations internationale ou supranationale qui vont certainement dans le sens d’un approfondissement des dispositifs de marché… Si bien que sur la longue durée le processus de mondialisation a pu être qualifié de synergie entre l’extension géographique des échanges et l’approfondissement des structures de marché [Norel, 2004]. Plus précisément, avant la révolution industrielle, c’est bien le grand commerce, l’expansion géographique des échanges (pas nécessairement ni toujours marchands) qui stimulerait la création de « systèmes de marché », entendus comme la mise en place, au côté des marchés de biens, de marchés de facteurs (terre, travail et capital) de plus en plus sophistiqués, permettant ainsi en principe une meilleure allocation des ressources. On sait en effet que les premiers marchés de facteurs dignes de ce nom en Europe apparaissent aux Pays-Bas puis en Angleterre, pays phares dans l’expansion commerciale qui suit le siècle d’or espagnol, et cela ne saurait être fortuit.

Si l’on envisage ainsi que la mondialisation constitue, non pas seulement un état repérable lors de périodes spécifiques, mais aussi et surtout un processus historique de longue durée, caractérisé par cette synergie entre un phénomène d’ordre géographique et une transformation institutionnelle particulière, alors il devient possible d’étudier les liens entre ce processus historique de mondialisation et la mise en place des innovations touchant les marchés de facteurs, innovations financières entre autres… Le développement de la finance de marché apparaît ainsi comme une conséquence directe de l’extension géographique des échanges et du développement du commerce hors frontières. Rien d’étonnant s’il émerge après le premier tour du monde (Magellan, 1522) qui fait que la terre devient promesse de conquête, et s’il s’accélère au 17e et surtout au 18e siècle, quand les revenus du commerce explosent.

La relative « dématérialisation » qui prend clairement son essor au 17e siècle, notamment aux Pays-Bas et en Angleterre (effets de commerce puis billets plutôt que métaux précieux et espèces), et l’intermédiation de professionnels (financiers organisant les émissions et plaçant les titres), s’expliquent par la croissance des échanges au sein des premiers « empires coloniaux ». On pense évidemment à la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, sa capacité à faire circuler sa signature, sa capacité à transférer des fonds de façon sûre et rapide.  La City constitue, dans ce domaine, un autre exemple saisissant. Fondée sur la Tamise, juste à l’endroit où les bateaux arrivaient pour décharger leurs marchandises, la City est le nom du quartier le plus ancien de la ville. Le commerce y a du reste toujours été florissant et ce depuis le Moyen Âge, notamment avec les villes hollandaises, puis les villes de la Hanse et les villes italiennes entre les 12e et 14e siècles.

L’expansion du 16e siècle a amené les Britanniques, comme bien d’autres, à développer leur flotte marchande, ainsi que le commerce d’épices et de thé en provenance des pays asiatiques. Comme les bateaux et leur armement coûtaient chers, ils eurent l’idée de créer des sociétés, développant ainsi le principe de la commenda ou de la colleganza vénitienne (elle-même d’origine arabe). Ce système permettait au public d’investir en achetant des titres de la société et de profiter des bénéfices réalisés grâce au commerce. Il devint vite clair, que ces titres pouvaient se vendre et s’acheter, comme n’importe quel produit : ainsi commença l’histoire financière européenne. Certes, elle était aussi née de la dette publique, apparue clairement en Europe aux 14e et 15e siècles, mais avec des financeurs plus institutionnels (villes, grands marchands ou banquiers) et sans réel marché, à grande échelle, des titres de dette.

Au-delà de ces données factuelles qui montrent l’imbrication étroite entre grand commerce d’une part, innovations financières d’autre part, il nous faut analyser plus systématiquement la relation qui unit l’extension géographique des échanges et la formation du marché du capital en Europe de l’Ouest. Nous proposons de privilégier trois étapes dans l’enchaînement logique menant du simple commerce de longue distance aux perfectionnements du marché financier.

La première étape concerne la lettre de change, à la fois ses transformations en tant que moyen de paiement et son évolution en tant qu’instrument de crédit.

Cette lettre est d’abord une reconnaissance de dette sur papier, suite à une transaction commerciale entre partenaires étrangers. Muni de ce papier, le vendeur peut aller voir sa banque pour en percevoir immédiatement le montant, laissant alors la banque se débrouiller avec le client extérieur. Mais il peut aussi l’utiliser comme moyen de paiement et la transférer à quelqu’un d’autre qui aurait confiance dans la reconnaissance de dette signée par ce client. De fait, la lettre de change évolue au 16e siècle, en premier lieu parce que la révolution commerciale impose des distances plus longues, donc des délais supplémentaires avant perception des recettes liées à une transaction. Par exemple une importation de produits asiatiques en Europe devra être réglée aujourd’hui mais n’assurera un revenu qu’après que le produit soit parvenu en Europe… Cette extension géographique des échanges multiplie par ailleurs les partenaires éloignés et donc accroît aussi le risque de contrepartie commerciale.

Pour ce qui est de ce dernier, une solution partielle est trouvée à Anvers, dans la seconde moitié du 16e siècle, avec les pratiques d’endossement multiple des lettres de change [De Roover, 1953, p.83-118 ; Kohn, 1999, p.23-28]. Traditionnellement le « payé » ou « possesseur » d’une lettre de change, par exemple un exportateur, peut décider de ne pas présenter, auprès d’un merchant-banker domestique, le « payeur », la lettre de change remise par son client étranger (le « tiré » de la lettre), pour s’en servir à son tour comme moyen de paiement. Si les partenaires se connaissent bien, la circulation de la lettre comme moyen de paiement est sans difficultés. Un problème se pose évidemment en revanche dans un espace commercial élargi. Comment le nouveau récipiendaire peut-il être sûr que le merchant-banker « payeur » associé au « possesseur » est fiable ? Simplement en exigeant que celui qui lui remet la lettre de change appose sa signature au dos et se rende ainsi coresponsable du paiement final (au même titre que le « tiré » et le « payeur »). Avec la multiplication des usages successifs d’une même lettre comme moyen de paiement, la sécurité de celle-ci s’accroît d’autant puisque de plus en plus d’agents économiques affichent leur solidarité. Dans ces conditions, un vendeur peu enclin à courir des risques aura tendance à n’accepter en paiement que des lettres de change déjà endossées par des « signatures » prestigieuses… Les dangers liés à la multiplication des partenaires commerciaux sont ainsi circonscrits à partir du moment où la plupart, par la technique de l’endossement, confirment leur responsabilité dans la chaîne officielle de paiements.

Le premier problème (celui du délai entre le paiement du produit asiatique et sa mise en vente en Europe) est aussi indirectement réglé par cette même évolution. Les grands importateurs européens sont essentiellement, voire exclusivement, les grandes compagnies de commerce. Le prestige de leur signature leur permet de régler assez largement leurs achats sur d’autres continents par émission d’une lettre de change payable dans une « banque » locale (mais aussi à Londres ou Amsterdam) ou simple endossement d’une lettre déjà en circulation. Les vendeurs n’escompteront que rarement cette lettre dans la mesure où elle pourra leur servir de moyen de paiement local, à peu près unanimement accepté. En conséquence l’importation pourra avoir commencé de créer des revenus en Europe avant même d’avoir été payée, en espèces sonnantes et trébuchantes… Le règlement réel se fera, d’abord par compensation, puis ultérieurement et pour le solde, par le premier galion transportant du métal précieux…

Moyen de paiement, la lettre de change a toujours été aussi un instrument de crédit. Vendre à Londres, à un merchant-banker local, une lettre de change payable sur une banque d’Amsterdam, n’est rien d’autre qu’un emprunt à Londres réalisé par ce vendeur (« tireur » de la lettre). Le merchant-banker londonien détient alors une créance sur Amsterdam qui peut être incluse dans une opération de compensation. Mais se développent vite d’autres pratiques qui n’ont plus rien à voir avec le commerce. C’est notamment la technique du « rechange » utilisée dès la fin du Moyen Âge. Supposons qu’une lettre de change vendue à Londres et payable sur Amsterdam soit doublée par une lettre semblable, vendue par le « payeur » initial à Amsterdam et réglable au final par le « tireur » initial à Londres. Dans ce dispositif, il peut donc y avoir émission de deux lettres de change symétriques et qui se neutralisent sans contrepartie commerciale aucune… Ce genre de dispositif semble à l’époque avoir connu un grand succès parce qu’il permettait de déguiser une opération locale de prêt à intérêt, donc répréhensible aux yeux de l’Église, en une opération formellement internationale et a priori commerciale…

Mais ce qui est nouveau au 16e siècle, et encore à Anvers (officialisé en 1540), c’est l’escompte, par des money dealers, des lettres de change désormais endossables. En clair, ces agents achetaient avec un rabais (plus ou moins important selon l’état de resserrement du crédit) les lettres de change en circulation. Jusqu’alors de telles pratiques n’avaient guère concerné que les dettes publiques à Florence. Mais l’existence d’endossements rendait ces papiers fiables, donc négociables et ce, à n’importe quelle date avant leur maturité. Autrement dit cette négociabilité permettait de fixer des taux d’intérêt à diverses échéances, pour des instruments a priori sans risque. Comme on va le voir dans notre deuxième partie, on dispose alors de ce qui serait « le fondement de la banque commerciale moderne, aux 17e et surtout 18e siècles » [Kohn, 1999, p. 28]. Là encore l’évolution commerciale extérieure serait bien au point de départ, avec la nécessité de l’endossement des lettres de change, des tout premiers pas de la banque commerciale…

Mais surtout le financement à long terme des opérations lourdes qu’impose le grand commerce (armement des bateaux, achat des cargaisons…) amène d’une certaine façon la transformation de crédits à court terme, matérialisés par une lettre de change, en crédits à long terme sous forme de rentes sur les sociétés commerciales. C’est là notre deuxième étape. Au tout début du 17e siècle, la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, la VOC, finance ses premières opérations par emprunt à court terme. Celui-ci prend la forme d’une vente de lettres de change domestiques. Mais devant la multiplication des voyages, la compagnie décide, en 1609, de convertir ces dettes en « parts » de la société. Techniquement, le procédé consiste à convertir les lettres en rentes perpétuelles négociables, sur le modèle de celles qui avaient été créées en 1542 pour financer l’impôt exigé par Charles Quint de ses provinces flamandes… Autrement dit les exigences du grand commerce amènent à étendre aux sociétés commerciales le type de financement qui était jusqu’ici, et depuis peu, l’apanage des puissances publiques provinciales. Mais il y a aussi des raisons politiques à cette extension.

La VOC en effet a commencé comme une entreprise gérée strictement par des représentants politiques des différentes provinces (les Heeren XVII). Et l’obtention de parts dans la société, sous forme de rentes perpétuelles, ne devait en rien modifier cet état de fait. Ce type de gouvernance d’entreprise, dans lequel les porteurs de parts n’ont strictement aucun contrôle opérationnel et, en quelque sorte, « mandatent » des représentants du pouvoir politique pour gérer au mieux l’entreprise, semble avoir à son tour stimulé l’innovation financière précédemment décrite. D’une part les pouvoirs politiques provinciaux avaient tout intérêt à trouver un financement de long terme pour la VOC qui n’entame pas leur propre contrôle : à l’inverse la cession de droits à des privés par la couronne britannique pour mener à bien les grandes compagnies commerciales s’est accompagné d’un net recul du contrôle étatique. La création de rentes perpétuelles était donc un bon moyen, pour les pouvoirs provinciaux, de conserver le contrôle et de tirer parti au maximum des bénéfices dégagés. D’autre part il semble que ce dispositif de gouvernance ait permis le spectaculaire succès de l’émission des rentes citées : les souscripteurs étrangers semblent avoir été positivement sensibles au fait que cette « augmentation de capital » allait accroître les moyens d’action de la VOC, sans diluer le pouvoir de décision effectif [Neal, 1993, p. 9]. En définitive, l’exigence d’innovation financière, issue du rôle moteur des Provinces-Unies dans l’économie monde du 17e siècle, s’est trouvée facilitée, dans sa mise en œuvre, par un mode très particulier de gouvernance de la principale compagnie néerlandaise de l’époque…

La troisième étape, dans laquelle se manifesterait une influence déterminante de l’extension géographique des échanges sur les innovations financières, est sans doute à situer au début du 18e siècle. Tant en France qu’en Angleterre, une réponse au surendettement de l’État est, on le sait, la vente aux épargnants de titres de dette des grandes compagnies commerciales (compagnie d’Occident devenue compagnie des Indes en France, compagnie des Mers du Sud en Angleterre) en échange des rentes sur le Trésor royal détenues par ces mêmes particuliers. Une fois en possession de ces rentes, les compagnies en négociaient le « remboursement » avec ce même Trésor, notamment par l’obtention de privilèges commerciaux supplémentaires ou encore le monopole de frappe des monnaies. On sait qu’en France, ce dispositif devait aussi être associé à l’émission massive de billets par la Banque Royale, notamment afin de contribuer à l’achat de titres de la Compagnie des Indes, débouchant sur la panique associée au nom de John Law et à une réelle méfiance vis-à-vis des billets de banque pour plusieurs décennies. C’est au début 1720 qu’éclate la bulle boursière en France. En Angleterre, l’éclatement de la bulle sur les titres de la South Sea Company survient en août 1720, six mois après l’autorisation d’émettre des titres en échange de rentes publiques.

Ce qui frappe dans les deux chronologies, c’est d’abord l’instrumentalisation, par les pouvoirs publics, des grandes compagnies et de leurs perspectives de bénéfice commercial, pour se désendetter d’une façon particulièrement habile (même si elle devait très mal tourner en France). En clair on adossait les dépenses publiques et la prospérité permise par l’émission monétaire sur les espoirs plus ou moins fantasmatiques de profits commerciaux sur longue distance. Et l’on pourrait alors penser que cette instrumentalisation du commerce au long cours fut alors une dramatique erreur. Il est probable au contraire que cette « faute » devait servir l’innovation financière en stabilisant les marchés financiers et en relançant la croissance… Pour Neal [1993, p. 80],  c’est non seulement la prospérité des vingt années qui ont suivi, mais aussi et surtout « le renforcement des liens financiers entre Londres et Amsterdam » qui furent les vraies conséquences des deux crises. Ce renforcement serait imputable à l’habitude prise par les spéculateurs de spéculer alternativement sur Paris, Londres et Amsterdam et de procéder à des allers-retours successifs, en fonction des événements. Par ailleurs, il apparaît clairement que les deux marchés financiers deviennent beaucoup plus intégrés et efficients à partir de 1725 (idem, p. 163). Le premier marché international des capitaux serait donc indirectement imputable à cette instrumentalisation des profits des compagnies maritimes, si dramatiquement vécue en 1720…

BOYER-XAMBEU M.-T., DELEPLACE G., GILLARD L., [1986], Monnaie privée et pouvoir des princes, Paris, Editions du CNRS et Presses de la FNSP.

De ROOVER R., [1953], L’Évolution de la lettre de change, 14ème – 18ème siècle, Paris, Armand Colin.

KOHN M., [1999], Bills of Exchange and the Money Market to 1600, Dept of Economics – DartmouthCollege, Working paper 99-04.

NEAL L., [1993], The Rise of Financial Capitalism – International Capital Markets in the Age of Reason, Cambridge, CUP.

NOREL P. [2004], L’Invention du Marché, une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

Traite négrière et formation du capitalisme (2)

En 1944, dans Capitalism and Slavery, Williams affirme que la traite des Noirs, « forme la plus avancée du capitalisme marchand », aurait été « une des principales sources de l’accumulation du capital qui, en Angleterre, a financé la révolution industrielle ». Et il semble en effet que des armateurs aient bien avancé de l’argent à James Watt auquel on attribue traditionnellement la paternité de la machine à vapeur. Mais au-delà de l’anecdote, si l’on peut penser que les riches armateurs ou planteurs disposaient de l’argent nécessaire pour financer les inventeurs et entrepreneurs de la Révolution industrielle, l’ont-ils réellement fait? 

La question est difficile à trancher tout en restant elle-même ambiguë. En premier lieu, on connaît mal le volume et l’affectation des revenus des armateurs et planteurs : ce qui est consacré à la consommation ostentatoire ou à l’achat de titres laisse peu de traces précises, d’où l’incertitude sur la fraction consacrée à l’industrie. Supposant ensuite que l’on connaisse l’investissement brut dans l’industrie des fortunes concernées, comment déterminer la part qui revient aux profits spécifiques de la traite plutôt qu’à ceux dégagés d’autres activités ? Si enfin ces difficultés sont levées, le point intéressant consiste a priori à évaluer la proportion de l’investissement industriel total imputable aux revenus de la traite… Tout en sachant qu’un tel ratio « mécanique » ne rend compte que d’un effet très localisé des revenus de la traite sur l’économie, via l’investissement. Les effets réels sont beaucoup plus diversifiés et mettent en jeu la dynamique de l’économie : stimulation des exportations pour fournir les marchés américains, donc de l’innovation locale, accroissement de l’emploi européen donc du revenu et de la possibilité d’importer les denrées coloniales, source de plus de pouvoir d’achat transatlantique, etc. Ces remarques faites, analysons néanmoins la contribution directe des revenus de la traite à l’investissement, les autres effets étant étudiés plus loin.

En Angleterre, on estime qu’une part importante des capitaux nécessaires au développement de l’industrie cotonnière du Lancashire a pu provenir de l’activité du port de Liverpool, principal pôle de la traite. Le capital commercial de la région de Glasgow, développé grâce au commerce du tabac, lui-même lié à l’esclavage, trouve un emploi considérable dans l’industrie après 1730 : les négociants du commerce atlantique prennent en Écosse le contrôle des industries du verre, du sucre et du lin. Devine a montré comment le store system des marchands de Glasgow sur le marché de la Chesapeake dépendait de l’échange des biens de consommation et d’équipement nécessaires à la vie des plantations contre la production américaine et exigeait le développement d’étroites relations entre marchands et producteurs industriels [Léon, tome 3, 1978, p. 53]. Dans le même esprit, des familles britanniques exploitant des plantations jamaïcaines investissent dans la métallurgie (cas des Fuller dans le Sussex) ou les carrières d’ardoise (cas des Pennant au pays de Galles). Mais plus globalement les planteurs semblent avoir privilégié la terre, les emprunts d’État ou la consommation à l’investissement industriel [Morgan, 2000, pp. 53-54]. Au niveau des armateurs, toutes les industries, du textile au charbon en passant par la construction navale, le raffinage du sucre ou encore l’industrie du verre ont reçu de leurs capitaux, sans qu’il soit possible de distinguer, dans ces apports, ce qui provient de la traite de ce qui résulte des autres activités de banque, d’assurance ou de transport que pratiquent aussi ces mêmes armateurs…

Si l’on quitte les faits bruts pour s’intéresser aux ratios entre revenus de la traite et investissement, la situation apparaît plus claire. Pour Barbara Solow, reprenant des calculs d’Engerman, les profits de la seule vente d’esclaves représentaient en 1770 environ 0,5% du revenu national britannique, mais 7,8% de l’investissement total et surtout 38,9% de l’investissement industriel et commercial proprement dit [Solow, 1985, p. 105]. La signification de ce ratio (lui-même relativement stable au long du 18ème siècle) est importante dans la mesure où, « aucune industrie n’a pu atteindre un tel ratio dans l’économie américaine moderne » [Morgan, 2000, p. 47]. Il est cependant possible qu’à l’époque, d’autres industries britanniques aient dépassé ce ratio, dans le textile notamment [Eltis et Engerman, 2000, pp. 134-135]. La traite n’en apparaît pas moins comme un moteur potentiel de l’investissement. Il reste alors à évaluer quelle part de ces profits allait réellement à l’investissement industriel et commercial, ce qui n’est pas déterminable aujourd’hui. Mais on peut aussi considérer que, de toute façon, le reste des revenus de la traite contribuait à l’essor productif par le biais d’autres investissements ou de la consommation. Le débat ne semble pas être clos pour autant : le bilan publié par Thomas [2000] tendant à relativiser l’ampleur de l’accumulation de capital à grande échelle par le biais de la traite.

Pour ce qui est de la France, les armateurs ont-ils investi l’argent gagné grâce à la traite ailleurs que dans la terre et dans la pierre ? A Nantes, on trouve beaucoup d’armateurs d’origine bourgeoise, qui ont acheté des charges anoblissantes et des seigneuries pour unir le prestige de la noblesse à celui de la fortune ; les Mautaudoin, Boutellier, Trochon, Luynes, Michel, Grou, Chaurand veulent tous être anoblis. Lemesle estime cependant que même si les négociants consentaient à payer des prix de plus en plus élevés pour obtenir des charges, celles-ci n’ont pas détourné une part importante de leur capital. Pourtant, le même auteur remarque que « les armateurs ne se sentaient pas la vocation de réinvestir leur capital dans l’industrie, même s’ils avaient développé et encouragé la construction navale, l’indiennage, le raffinage du sucre » [Lemesle, 1998, p. 95]. Pétré-Grenouilleau estime quant à lui qu’en ce qui concerne les ports français, les armateurs n’ont pas réalisé d’investissements massifs dans ces secteurs industriels : « Aussi, loin d’être un aboutissement logique, l’industrie est réduite dans la pensée des armateurs nantais (et sans doute également bordelais), à un simple auxiliaire » [1998, p. 129].

Si la participation à la traite fait de certains armateurs des acteurs de la révolution industrielle, on doit donc plutôt trouver ces individus parmi les Anglais que chez leurs homologues français. Par ailleurs, les profits de la traite ont vraisemblablement eu un impact économique significatif sur le volume de l’investissement industriel, comme l’indiquent les chiffres cités par Solow. Il importe maintenant d’étendre l’analyse pour prendre en compte plus globalement l’effet sur le développement européen de l’ensemble de ce commerce transatlantique qui explose dans la deuxième moitié du 18ème siècle…

A un premier niveau, il est clair que l’esclavage au sein des plantations, objectif intentionnel de la traite, a considérablement amélioré le revenu nord-américain. Or précisément, on sait que le débouché américain sera crucial pour l’Angleterre dans l’enchaînement des causes menant à la révolution industrielle. Du point de vue de la demande, en effet, l’industrie textile britannique a d’abord été stimulée par une lente élévation des revenus en Europe puis, entre 1750 et 1780, par le marché nord-américain, plus généralement atlantique [Verley, 1997] croissant qui a poussé à employer plus de travailleurs dans les manufactures britanniques. Cette demande de travail a en retour pesé à la hausse sur les salaires britanniques, justifiant en conséquence la recherche de gains de productivité, notamment par de nouvelles techniques. Par ailleurs cette demande américaine a ensuite permis d’écouler la production anglaise de textiles. En tant que résultat objectif de l’esclavage de plantations, la hausse du revenu américain a donc sensiblement contribué, à la recherche de gains de productivité dans l’industrie anglaise d’une part, à la vente des produits que ces mêmes gains de productivité permettaient d’autre part.

Une deuxième dimension de cette influence, connexe de la précédente, apparaît alors immédiatement. La production de coton, elle-même totalement imbriquée dans l’économie de traite et d’exploitation esclavagiste, a permis à l’Europe de bénéficier d’une matière première textile en abondance. De fait, les terres européennes encore utilisables (hors vivrier) n’auraient jamais suffi à produire, ne serait-ce que 10% de cet apport américain en matières premières. Et l’utilisation de techniques nouvelles et coûteuses ne se justifie que par deux facteurs primordiaux, des marchés et des matières premières. Les machines à filer et tisser qui seront alors mises au point n’étaient donc rentables qu’à condition de traiter une matière première suffisamment abondante, ce qui fut le cas avec les productions de coton nord-américaine et des Caraïbes. Elles exigeaient aussi des débouchés prometteurs, de fait ceux que l’Angleterre maîtrisait, de par sa domination des mers, notamment le débouché nord-américain puis le marché asiatique, autrefois alimenté en cotonnades par l’Inde. Autrement dit, traite et esclavage sont bien au cœur des enchaînements qui mènent, avec d’autres facteurs évidemment, à la vague d’ingénierie britannique qui caractérise le 18e siècle.

A un troisième niveau, on ne peut que relever une multitude d’influences de la traite sur les économies européennes en général, britannique en particulier. C’est d’abord un stimulant très direct à la production d’artefacts : on sait que les négriers échangeaient les esclaves amenés sur la côte africaine contre des armes, du textile, des produits à l’apparence prestigieuse. C’est ensuite une impulsion réelle donnée à la construction navale. A travers l’importation en Europe de sucre, second produit clé produit par les esclaves, c’est aussi la possibilité de fournir des calories bon marché à la classe ouvrière britannique. La traite, c’est aussi une source de revenus pour les États, soit directe quand ils imposent les bateaux négriers, soit indirecte à travers la taxation des importations de coton ou de sucre. Et bien évidemment, même si les armateurs investissent leurs profits dans la terre et non dans l’industrie, cela détermine des flux de revenu en chaîne dans les économies européennes…

Il est largement admis aujourd’hui que la révolution industrielle marque l’achèvement du mode d’organisation que l’on appelle « capitalisme ». Cette thèse est du reste commune, pour des raisons différentes, à Marx et à Weber. Pour le premier, la révolution industrielle, non seulement élargit le salariat (qui constitue le pivot du rapport de production capitaliste), mais encore transforme radicalement les forces productives. Pour le second, c’est la période de rationalisation des techniques et de libération définitive de la main d’œuvre de ses attaches traditionnelles. Dès lors, en tant qu’ils se situent au cœur de la révolution industrielle, par le capital fourni, les matières premières produites, la demande américaine stimulée, la rentabilisation de nouvelles techniques de fabrication, traite négrière et esclavagisme constituent bien une pièce maîtresse de la longue construction du capitalisme.

 

 

 

L’ensemble des deux textes de cet article constitue une version modifiée d’une partie de chapitre consacrée à ces thématiques, parue dans Norel (dir.) « L’invention du Marché », Paris, Seuil, 2004, pp. 317-328. Cet ensemble doit donc beaucoup aux pages rédigées initialement par Claire Aslangul.

 

ELTIS D., ENGERMAN S., 2000, « The Importance of Slavery and the Slave Trade to Industrializing Britain », Journal of Economic History, vol. 60, n°1, march.

LEMESLE, R.-M., 1998, Le commerce colonial triangulaire 18ème – 19ème siècles, Paris, PUF.

LEON, P. (Dir.), 1978, Histoire économique et sociale du Monde, vol. 3 : « Inerties et révolutions », Paris, Armand Colin.

MORGAN K., 2000, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press.

PETRE-GRENOUILLEAU, O., 1998, Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette.

SOLOW B., 1985, « Caribbean Slavery and British Growth : the Eric Williams Hypothesis », Journal of Development Economics, n°17, 99-115.

THOMAS, H., 2000, The Slave Trade. The Story of the Atlantic Slave Trade : 1440-1870, New York, Simon and Schuster.

VERLEY, P., 1997, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard. Réédition Tel 2013

WILLIAMS, E., 1944, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press (rééd. Capricorn Books, 1966).

 

Traite négrière et formation du capitalisme (1)

Au-delà de la réprobation morale que suscite le développement du trafic d’êtres humains, il existe un certain nombre de débats spécifiquement économiques autour du phénomène de la traite négrière. Peut-on en calculer la rentabilité au niveau de ses acteurs immédiats ? Quels ont été plus globalement les profits de cette activité ? Ont-ils servi à financer la révolution industrielle et furent-ils finalement nécessaires au capitalisme ? Quel effet sur les exportations et la dynamique industrielle européennes ont eu les revenus de la traite ? L’enjeu est de taille pour l’histoire globale puisqu’il s’agit de préciser le rôle de cette traite dans la formation du mode de développement occidental. Dans ce premier papier, nous allons nous interroger sur les seuls profits des acteurs directement impliqués (armateurs, planteurs, États), laissant les effets macroéconomiques pour un second article.

Il est d’abord difficile d’évaluer les profits créés grâce à l’utilisation de l’esclavage car ils sont réalisés en plusieurs étapes, notamment aux niveaux des armateurs européens et des planteurs. Si les acteurs privés semblent au cœur du système, les États européens, par le biais des taxes sur les produits tropicaux et de la stimulation générale des économies nationales consécutive à l’essor du circuit triangulaire, ont aussi profité de la traite. Il semble que ce soit dans les métropoles européennes que les profits de la traite aient été les plus importants. Considérons donc d’abord les profits des armateurs. Ils sont a priori calculables en évaluant la valeur de la cargaison de retour, en ajoutant les éventuels gains monétaires directs sur la vente d’esclaves, en déduisant le prix de la cargaison initiale et l’ensemble des frais de l’expédition [Morgan, 2000, p. 39]. Mais la cargaison du négrier à son retour dans le port européen ne fait souvent que couvrir les frais du voyage et les profits apparaissent donc bien maigres sur le papier… Ce sont en réalité les cargaisons des navires en droiture (trajet direct aller-retour entre l’Europe et l’Amérique), contreparties de ventes antérieures d’esclaves, qui rapportent souvent les bénéfices réels, sous la forme de produits tropicaux qui seront en partie consommés dans le pays, en partie réexportés. Ainsi le profit total sur un transport d’esclaves ne devient souvent effectif que deux ou trois ans après la vente de ces esclaves. Villiers et Duteil [1997, p. 185] remarquent que le commerce négrier est l’un des premiers où l’on pratique la comptabilité en partie double, laquelle permet de faire apparaître la rentabilité réelle du commerce négrier à l’issue du cycle complet, soit après la vente des produits coloniaux. L’analyse de cette comptabilité prouverait que la vente des Africains représente la première source de profit.

Cependant, avec la dissociation des cargaisons et la marge énorme de fraude, les bénéfices réels sont difficiles à évaluer. On sait cependant comment les capitaines se servaient de la réglementation française pour frauder : afin d’encourager le trafic négrier, cette dernière stipulait que toute marchandise antillaise ramenée par des négriers en échange d’esclaves était exemptée de moitié des droits de douane ; les négriers pouvaient alors négocier avec les planteurs pour obtenir de ceux-ci (contre une remise sur ce qu’il leur restait à payer) des reconnaissances de dette en blanc, ce qui permettait ensuite à ces armateurs de ramener en France des marchandises dispensées de droit de douane qu’ils certifiaient avoir reçues contre fourniture d’esclaves [Pluchon, 1985, p. 246]. Malgré les difficultés d’évaluation, on estime globalement que, sauf désastres exceptionnels, la traite négrière a été rentable (et ce d’autant plus que la boucle était réalisée rapidement, et que le capitaine était assez habile pour inclure une grande marge de fraude). La richesse des familles d’armateurs en témoigne et les architectures de Bordeaux, Nantes ou la Rochelle l’ont inscrit dans la pierre. Les taux de profit ont parfois été estimés autour de 50 % de l’investissement initial. Étudiant le cas anglais, Williams [1944], qui retenait un taux de profit moyen de 33% pour le 18e siècle, estime que le commerce triangulaire rapportait de l’ordre de 300 000 livres sterling par an pour Liverpool grâce aux seuls esclaves à la fin du 18e siècle, et 4 millions de livres de revenus annuels pour les plantations britanniques des Antilles en 1798.

Butel appelle cependant à nuancer les estimations de taux de profit tournant autour de 30 à 40% [in Léon, tome 3, 1978, p. 61]. En réalité, ainsi que le conclut Saugéra dans son ouvrage sur Bordeaux, « il est aussi essentiel de poser la question des profits que difficile d’y répondre » et « excepté pour quelques cas, comme Marchais ou Nairac, la traite ne représentait pour la majorité [des armateurs] qu’une partie souvent accessoire de leur activité maritime et commerciale. Comment déterminer l’argent spécifiquement négrier, c’est-à-dire gagné grâce à la vente des Noirs ? » [Saugéra, 1995, p. 272]. Pétré-Grenouilleau conclut que, « popularisée par de mauvais ouvrages de vulgarisation, née sans doute des efforts déployés par les armateurs eux-mêmes afin d’attirer des investisseurs », l’idée selon laquelle les bénéfices négriers étaient considérables doit être abandonnée [Pétré-Grenouilleau, 1998, p. 105].

Morgan [2000, p. 39-44] a réalisé pour sa part un recensement des études sur le sujet et note que la tendance majoritaire situerait les taux de profit entre 6 et 10% pour les armateurs britanniques. Il montre que les taux de profit supérieurs à 15 % reflètent le plus souvent une surestimation du prix de vente comme du volume des captifs. Il opte pour les résultats donnés par Anstey [1975] qui, calculant sur un échantillon assez large de comptabilités d’armateurs, aboutit à un taux de profit moyen de 8,1% dans les années 1760, 9,1% dans les années 1770, 13,4% pour la décennie suivante, 13% pour la dernière du siècle et seulement 3,3% entre 1801 et 1807. Ces ordres de grandeur sont par ailleurs confirmés par le travail de Behrendt [1993] qui situe ces taux autour de 7,3% entre 1785 et 1807. Mais il est bien évident que ces calculs, aussi précis soient-ils, ne peuvent estimer correctement la fraude et il y a fort à penser que les taux de profit effectifs furent de ce fait sensiblement plus élevés. Ceci dit, dans une économie où la mobilité du capital devient forte, il n’y a pas lieu de penser que les taux de profit du commerce négrier dussent être beaucoup plus élevés que sur toute autre activité capitaliste (soit de l’ordre de 6 à 8%), sauf à considérer un risque d’entreprise a priori plus fort.

Au niveau des planteurs des îles et colonies américaines, les profits réalisés grâce à l’emploi d’une main-d’œuvre servile sont eux aussi difficiles à estimer. Il faudrait pour ce faire prendre en compte non seulement l’exploitation des esclaves au sens monétaire, mais aussi les conséquences que le système pouvait avoir sur le prix des terres locales et celui des denrées [Engerman, in Mintz, 1981, p. 228]. Les recherches récentes montrent que le travail servile offrait des rendements intrinsèques intéressants. La productivité des esclaves était plus faible que celle des ouvriers libres, mais les captifs étaient bien meilleur marché : selon Gemery et Hogendorn, en cumulant ces deux facteurs, « les esclaves coûtaient environ trois fois moins cher que les ouvriers libres ou contractuels » [in  Mintz, 1981, p. 20]. De plus, les esclaves constituaient un capital et pouvaient offrir des avantages non monétaires, tels que prestige ou concubinage, qui rehaussaient leur valeur subjective par rapport aux autres types de main-d’œuvre. Les mêmes auteurs remarquent que « l’achat de labeur servile ou contractuel s’apparente plus à l’acquisition de capitaux qu’à celle de main-d’œuvre » et citent des cas où les deux tiers de l’investissement (l’esclave) étaient récupérés dans la première année.

Pourtant, au niveau des colonies, les profits semblent moins importants que dans les métropoles : selon Garden, étant donnés les frais considérables d’investissement et de fonctionnement ainsi que les variations des prix sur le marché européen, le profit retiré par le planteur lui-même est assez faible, de l’ordre de 3 à 4% du capital investi [in Léon, t. 3, 1978, p. 254]. Par ailleurs, la vente n’a lieu qu’une fois par an, après la récolte. En conséquence, les cargaisons de sucre sont souvent utilisées pour payer les intérêts des avances faites par les négriers. Les planteurs brésiliens survivent grâce au commerce d’esclaves lui-même, alternativement de l’artisanat fabriqué dans les ateliers de leurs domaines ou en se faisant prêteurs d’argent. Comme les véritables profits sont réalisés dans les métropoles où la vente de denrées coloniales se fait au prix fort, les planteurs qui ont des liens corrects avec les grandes maisons de commerce européennes sont favorisés. Aux Antilles, on peut distinguer les méthodes du commerce français et celles du commerce anglais. Le négoce britannique a réussi à créer des liens permanents avec les planteurs par le système de la commission d’achat des produits d’Europe et de vente des denrées coloniales, sous l’égide des puissantes maisons de « facteurs » de Londres : ce système aboutit souvent à l’endettement des planteurs vivant des avances du négociant consignataire des produits. Aux Antilles françaises, il existe des liens directs entre capitaines de navires jouant le rôle de négociants et planteurs ; les négociants armateurs sont plus souvent acheteurs des cargaisons de retour [Léon, t. 3, 1978, p. 88]. Quoi qu’il en soit, dès le début, les marchands jouent un rôle essentiel dans la plantation sucrière en raison des exigences financières de ces cultures : ils fournissent les équipements, partagent les profits, accordent des avances sur récoltes.

Il n’en reste pas moins que les revenus des plantations britanniques aux Caraïbes sont considérables en valeur brute. Citant Burnard, Morgan [2000, p. 57] retient des revenus tirés de la Jamaïque à hauteur de 6 millions de livres par an (pour une valeur des plantations de l’île à 28 millions environ) en 1774. Le total des possessions britanniques vaudrait de l’ordre de 50 millions de livres et rapporterait à ses propriétaires (souvent absentéistes et résidant en Angleterre) quelque 10 millions de livres par an, soit de l’ordre de 15% du revenu national britannique à la veille de l’indépendance américaine. Il faut sans doute déduire de ces revenus le prix de la défense des territoires exploités, encore qu’elle réponde aussi à des intérêts stratégiques indépendants des planteurs. Toujours est-il que ces revenus considérables sont privatisés, utilisant ici la dépense militaire britannique et permettant un réinvestissement éventuel en métropole…

La question de la rentabilité globale de la traite reste donc, sinon indécise, du moins délicate à quantifier en raison de la multiplicité des niveaux où sont réalisés les profits, de la diversité des acteurs, de l’importance des « ententes verbales » entre ces derniers ou encore de l’imbrication entre profits privés et coûts publics. On retrouve ici un point central des débats d’aujourd’hui autour de la mondialisation, à savoir le lien complexe entre États et acteurs privés. Cependant le vrai problème, pour la formation du capitalisme européen, est évidemment ailleurs : en quoi la traite a-t-elle contribué à la révolution industrielle ? Ce sera l’objet de notre prochain article.

ANSTEY, R., [1975], The Atlantic Slave Trade and British Abolition 1760-1810, Londres, Mcmillan.

BEHRENDT S. D., [1993], The British Slave Trade, 1785-1807 : Volume, Profitability and Mortality, University of Wisconsin Ph.D., cité par MORGAN [2000].

BUTEL, P., [1978], « L’apogée du grand commerce maritime » et « La révolution américaine » in Léon, op. cit.

ENGERMAN, S. L., [1981], « L’esclavage aux États-Unis et aux Antilles : quelques comparaisons économiques et démographiques », in Mintz, op. cit. 223-246.

GARDEN M., [1978], « Le monde extra-européen » in Léon, op. cit.

GEMERY, H. S, HOGENDORN, J. S, [1981], « La traite des esclaves sur l’Atlantique : essai de modèle économique », in Mintz, op. cit. 18-45.

LEON, P. (dir.), [1978], Histoire économique et sociale du Monde, vol. 3 : « Inerties et révolutions », Paris, Armand Colin.

MINTZ, W. S. (Dir.), [1981], Esclave = facteur de production. L’économie politique de l’esclavage, Paris, Dunod.

MORGAN K., [2000], Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press.

PETRE-GRENOUILLEAU, O., [1998], Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette.

PLUCHON, P., [1980], La route des esclaves. Négriers et bois d’ébène au 18e siècle, Paris, Hachette.

SAUGERA, E., [1995], Bordeaux, port négrier. Chronologie, économie, idéologie, 17e-1me siècles, Paris, Karthala.

VILLIERS, P., DUTEIL , J.-P., [1997], L’Europe, la mer et les colonies, Paris, Hachette.

WILLIAMS, E., [1944], Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press (rééd. Capricorn Books, 1966).

 

 

 

Vers une histoire globale de l’aventure industrielle

A propos de l’ouvrage de Patrick Verley, L’échelle du Monde – Essai sur l’industrialisation de l’occident, Paris, Tel Gallimard, réédition 2013.

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Il s’agit là d’un ouvrage sur l’histoire de la « révolution industrielle », constituant une référence depuis sa première parution en 1997 et aujourd’hui réédité en poche, avec une importante postface. Cette dernière a le mérite de situer l’évolution de la réflexion depuis quinze ans et surtout de montrer comment cette discipline relativement jeune qu’est l’histoire globale pourrait aujourd’hui infléchir la réflexion menée. C’est aussi un livre au titre a priori énigmatique et passablement ambigu. Que désigne cette « échelle du monde » ? S’agit-il de montrer que tous les pays du monde ont vocation à faire progresser leur économie grâce à cette « échelle » que constituerait l’industrialisation ? Cette interprétation serait d’autant plus plausible que Patrick Verley précise à maintes reprises que l’histoire de la révolution industrielle ne peut pas être séparée de l’histoire longue des industrialisations, y compris celles qui s’amorcent sous nos yeux depuis trente ans. Mais comme on va le voir, l’une des thèses clés de l’ouvrage est que « l’aventure industrielle » qui s’ouvre en Grande-Bretagne, dans la seconde moitié du 18e siècle, va se trouver largement accélérée par l’espace extérieur, ses débouchés, ses importations possibles, bref le profit qu’il est possible d’en tirer. C’est alors le « monde », le marché global en tant qu’adjuvant de l’industrialisation, plus généralement comme moyen d’ascension et de développement, qui serait en jeu dans ce titre (comme l’auteur l’avoue du reste brièvement dans sa postface). D’où une méprise possible – prendre ce livre pour un pur ouvrage d’histoire globale – qui peut sans doute se produire lorsqu’on le lit un peu vite (voir à ce sujet la surprenante recension parue dans le Monde le 31 octobre dernier). Dans cette œuvre, qui est d’abord une longue et très précise recherche d’histoire économique sur l’industrialisation, il y a évidemment beaucoup à apprendre. Commençons donc par évoquer cette riche analyse avant d’y mêler, à dose homéopathique, l’histoire globale…

La première partie de l’ouvrage, sobrement intitulée « Perspectives », représente une bonne centaine de pages et constitue une tentative de repérage des problématiques et théories liées à la « révolution industrielle », un essai de généalogie des façons successives de la penser (chapitres 1 et 2). On voit ainsi que la question des machines, d’abord étudiée par Ricardo dans les purs termes de l’économie politique (le progrès technique peut supprimer des emplois à court terme mais ses effets de long terme seront positifs), devient dès le début du 19e siècle le problème des conséquences sociales de leur introduction, de leur impact sur le chômage et les conditions de vie. Peu d’interrogation sur les origines de l’aventure industrielle donc, mais soit une étude des mécanismes économiques qui lui sont liés (Mill), soit une approche historique chez Engels et Toynbee, notamment focalisée sur l’évolution des revenus ouvriers. Ce n’est qu’au début du 20e siècle avec Usher qu’est remise en cause l’idée de « rupture » instaurée par la machine et largement étayée l’hypothèse d’une évolution très lente, la grande unité de production (factory system) ne venant détrôner l’artisanat à domicile (putting-out system) que lorsque la rentabilité devient réellement supérieure avec un large usage des machines dans les usines, soit à la fin du 19e seulement. La réflexion sur les origines s’engage alors, écartant vite l’idée d’une cause unique au profit d’un faisceau de facteurs convergents, mais sans que soient véritablement spécifiées les interactions entre ces derniers. Plusieurs auteurs sont alors conduits à privilégier néanmoins une cause principale mais sans démontrer ni qu’elle est exogène à l’ensemble du processus, ni que les causes secondaires seraient endogènes, dans le cadre donc d’un « éclectisme à mauvaise conscience ». Verley montre alors que la réflexion sur le développement des années 1950 vient prendre la suite, notamment avec le tristement célèbre montage de Rostow et ses cinq stades du développement. L’auteur reste ici très poli mais cette construction mal ficelée (les étapes sont peu délimitées) totalement eurocentrique, reprenant les thèses les plus béates de l’évolutionnisme social et conduisant à comparer l’Angleterre du 18e siècle avec l’Inde du milieu du 19e, sans aucun souci des contextes radicalement différents, n’a évidemment plus sa place. Il n’en demeure pas moins que le concept de décollage (take-off) sera beaucoup discuté, approfondi, débouchant parfois sur des constructions intéressantes mais finissant sur des contradictions notoires : si les lois de l’économie sont assez différentes avant et après le décollage, la mise en évidence d’un taux d’investissement minimal pour décoller sembler manquer de logique.

Les approches qui suivront apparaissent plus riches. Ce sont d’abord les marxistes qui, avec Dobb, ont conçu la révolution industrielle comme « étape ultime de structuration des rapports de production capitalistes autour du machinisme et de la grande industrie ». Cette étape ne pouvait être franchie qu’une fois l’accumulation primitive du capital réalisée d’une part (via la montée au Moyen-âge du capital marchand et l’expansion coloniale), qu’une fois consommée l’expropriation des petits producteurs d’autre part (lors des enclosures anglaises du 16e siècle notamment). Dans cette approche, les origines de l’aventure industrielle ne sont plus à étudier de façon immédiate mais en replaçant l’événement dans une logique beaucoup plus large. C’est ensuite Gershenkron qui relie cette accumulation de capital (et de main d’œuvre disponible) à l’idée d’un big spurt permettant une rupture définitive, mais sans véritablement analyser le caractère seulement nécessaire ou déjà suffisant de l’accumulation primitive. Quant aux théories de la croissance qui reportent dans le passé les modèles valables pour le développement auto-entretenu de l’après révolution industrielle, elles ne peuvent logiquement expliquer cette dernière, la difficulté étant clairement de modéliser le changement. L’auteur semble prendre davantage le parti des approches plus empiriques qui se fondent sur les statistiques pour caractériser l’industrialisation : « Au tournant des années 1990, cette position nuancée semble être celle qui concilie le mieux l’acquis des recherches historiques qui confortent toutes l’idée de progressivité, de lenteur et d’inachèvement des mutations économiques et même techniques prises globalement, avec la reconnaissance d’un total redéploiement des ressources qui accéléra, avec un sensible décalage temporel, le développement d’institutions et de formes d’organisation radicalement nouvelles tant dans la production et les transports que sur les marchés des marchandises, de la main-d’œuvre et des capitaux ». Il ne va pas de soi pour autant que l’histoire se reproduise partout et Verley rappelle justement (chapitre 3) les thèses (de Mathias notamment) qui montrent que la situation britannique est unique, les concurrents ne pouvant plus considérer l’industrialisation comme une simple option, mais bien une nécessité pour ne pas rester à la traîne, par ailleurs en copiant ce qui existait déjà de fait. Il consacre aussi de très bonnes pages à la thèse de l’arriération, donc aussi aux avantages que possèdent les late-comers. Cette première partie se termine (chapitre 4) par les thèses de Wrigley selon lequel la révolution industrielle voit se substituer des énergies minérales aux énergies d’origines hydraulique, animale et humaine, mais surtout végétale (bois, matières premières d’origine agricole) libérant ainsi terre la terre et les forêts d’une pression devenue trop lourde. Mais l’auteur corrige aussitôt le propos : cette thèse reste partielle et ne peut par exemple expliquer a contrario l’impossibilité des Pays-Bas de passer à une véritable croissance de type industriel. Il faut donc que quelque autre facteur soit clé dans l’industrialisation et c’est là qu’intervient la disponibilité, ou pas, de marchés extérieurs en forte croissance. C’est elle qui dynamise la croissance dite smithienne et qui peut, dès que les baisses de prix engendrées par la division du travail ont atteint leurs limites, stimuler une croissance schumpeterienne fondée sur les nouvelles technologies et l’organisation du travail qui leur est associée.

C’est là une habile transition vers la seconde partie du livre, « Marchandises, marchés, Etats », longue cette fois de presque 600 pages et comportant un chapitre démesuré qui en comporte, à lui seul, plus de 250… Une telle disproportion est totalement inhabituelle, voire incongrue en regard des normes de construction traditionnelles. Mais il est possible que, chemin faisant, l’auteur ait réalisé concrètement toute la richesse explicative des « débouchés extérieurs et relations internationales » pour comprendre l’aventure industrielle.

Les trois premiers chapitres de cette partie relèvent d’une analyse serrée et, de fait, assez classique. Le chapitre 5 est consacré aux progrès de la consommation, en tant que composante principale de la demande dans les pays européens, c’est-à-dire des marchés internes. Et il apparaît vite que la croissance des achats, sur un rythme lent mais assez régulier, caractérise nettement le siècle qui précède 1780, date par trop officielle du début de la révolution industrielle. De fait, « jusqu’à la césure des années 1860-1870, l’impulsion à la croissance industrielle est donc, même en Grande-Bretagne, le fait d’une demande de biens de consommation qui répondent à des besoins simples (vêtements, aménagement de la maison, alimentation) et dont les premières manifestations dans les couches larges de la population peuvent déjà se percevoir en Angleterre dès la fin du 17e siècle. Elle produit ses effets bien avant que les changements des techniques et des formes d’organisation du travail, auxquelles on attribue habituellement un rôle majeur dans la hausse de la productivité du travail, ne puissent exercer les leurs ». Autrement dit, la consommation stimule l’activité manufacturière et l’industrie naissante bien avant que la hausse des revenus liée aux gains de productivité vienne à jouer à son tour en augmentant la demande. Cette thèse, assez proche du concept de « révolution industrieuse » marque donc le progrès fait préalablement, suggère que la production a suivi cette consommation simple. Ainsi préalablement stimulée, la production sera dès lors au rendez-vous de l’exportation permise par la maîtrise britannique de l’économie atlantique et de l’Asie du sud, après 1750… Et ensuite s’enclencheront croissances smithienne, puis schumpeterienne. Avec un poids de plus en plus grand de l’exportation dans la vente des produits industriels britanniques au cours du 19e siècle. L’auteur nous montre alors que c’est dans le textile que ce stimulant jouera le plus, non pas tant par une influence féminine sur l’évolution de cette consommation que par une influence des modes de consommation urbains et des classes supérieures. Il en résulterait une certaine dégradation de qualité pour obtenir des prix plus bas et parfois une certaine standardisation. L’auteur développe alors le cas spécifique des « indiennes », ces cotonnades imprimées, importées d’abord et très prisées pour leur qualité, puis interdites d’entrée dans les ports occidentaux comme de fabrication locale en France et en Grande-Bretagne. Leur production balaiera ces réglementations et en fera le fer de lance de la révolution industrielle, notamment par la stimulation de la mécanisation du filage et du tissage induite par une forte demande. Là aussi c’est une évolution lente de la consommation comme la transformation des goûts qui sont à la source de la première demande motrice de l’industrialisation. L’amateur de faits historiques significatifs sera comblé par les 24 pages érudites consacrées à ce chatoyant sujet…

Portant sur la circulation des marchandises et de l’information, le chapitre 6 contribue lui aussi à étayer l’idée d’un lent progrès de la consommation, précisément permis par une certaine unification territoriale liée à la construction de routes (surtout en France),  d’infrastructures pour le cabotage (surtout en Angleterre), de canaux (dans les deux pays). En retour, ces voies de communication, améliorées au 18e siècle, seront des stimulants cruciaux pour l’industrie (notamment canaux et cabotage qui acheminent plus facilement charbon et matières premières vers les centres industriels). Il n’en demeure pas moins que les baisses du coût du transport sont plus spectaculaires en matière de navigation maritime : « le fret du coton de La Nouvelle Orléans à Liverpool tombe entre 1818 et 1850 de 4 cents à 0,74 cent la livre », soit donc de plus de 80% de baisse, alors que le coût du transport intérieur de marchandises en France ne décroît que de 25% sur la même période. Et « les négociants en coton de Manchester se plaignent qu’il soit plus long de faire venir leurs achats de Liverpool par le canal que de leur faire traverser l’Atlantique ». Mais la possibilité de vendre plus, dès la seconde moitié du 18e siècle, est aussi à relier aux progrès du grand négoce international comme à l’apparition des grossistes et à la « révolution du commerce de détail » dans les pays les plus avancés.

Laissons de côté le chapitre 7, consacré à l’évolution des structures sociales et des pouvoirs d’achat (notamment pour préciser comment la consommation peut ainsi croître, avant même les débuts de la révolution industrielle puis progresser de façon régulière, mais sans explosion, ensuite) pour nous consacrer au problème qui justifie le titre de l’ouvrage, la question des débouchés extérieurs, objet du chapitre 8. L’auteur commence par y montrer le caractère éminemment conflictuel de la recherche des débouchés pour les trois pays leaders entre 1650 et 1780, dans la mesure où les produis qu’ils offrent sont plus concurrents que complémentaires. Il fournit surtout quelques chiffres clés. Ainsi, pour la Grande-Bretagne, le taux d’ouverture (exportations/PIB) reste faible jusqu’en 1830 et n’atteindrait que 17% en 1870 ; néanmoins le taux d’ouverture industrielle (exportations industrielles / production industrielle) serait plus significatif, 4% en 1700, proche de 9% en 1780 et bondirait ensuite jusqu’à atteindre 67% en 1850. On pourrait alors penser que les exportations de l’industrie, même si elles semblent motrices de ce secteur au milieu du 19e siècle, seraient sans importance avant 1780. Verley nous met en garde contre une telle conclusion : non seulement le taux d’ouverture est d’emblée très élevé pour certaines branches, les plus dynamiques de la révolution industrielle (par exemple 50% dans les cotonnades dès 1760), mais encore, si l’on raisonne en termes de contribution des exportations industrielles à la croissance du PIB, les performances de l’exportation sont beaucoup plus significatives que le taux d’ouverture ne l’indique. Confirmant cette importance, la longue lutte entre la France, les Provinces-Unies et la Grande-Bretagne, tant pour les marchés que pour les sources d’approvisionnement, ne cessera pas avant 1815 aussi bien sur le front nord-américain que pour l’enjeu des métaux précieux ibériques ou encore les débouchés méditerranéens, plus tard sur le marché indien.

Si l’on raisonne ensuite par périodes, il apparaît clair que, de 1720 à 1760, la contribution des exportations à la croissance se ralentit en Grande-Bretagne, laissant ici tout son rôle à la consommation issue de la « révolution industrieuse ». Néanmoins le pays conforte ses débouchés ibériques et méditerranéens (plus de la moitié dans les années 1750) composés à plus de 80% de produits « industriels ». A partir de 1760, ce débouché se contracte relativement mais se trouve relayé par le complexe des marchés américains qui, pour sa part, va faire de l’exportation industrielle britannique un véritable moteur de transformation industrielle. L’exportation de produits manufacturés concerne évidemment les îles des Caraïbes pour la consommation des planteurs (mais aussi l’Afrique, débouché intermédiaire dans la traite des esclaves destinée à ces îles) avec des effets industrialisants en retour (raffineries de sucre entre autres). Elle concerne surtout les treize colonies britanniques d’Amérique du Nord qui vont constituer, à la fin du siècle, un marché semblable à celui des Pays-Bas. Ce marché se verra renforcé par l’indépendance des États-Unis après 1776, les modes de consommation des nord-américains ne se démarquant guère de leur homologue britannique. Verley ajoute deux autres raisons : le faible prix des produits britanniques d’une part, l’inertie des réseaux commerciaux établis d’autre part. Il consacre ensuite la fin du chapitre à l’étude détaillée de chacune des industrialisations européennes entre la révolution française et 1860. Pour la Grande-Bretagne il en ressort une tendance logique à la prépondérance des exportations de filés/tissus de coton, plus généralement de cotonnades, dans la production de la branche, et d’un poids très important de ces mêmes exportations dans l’exportation industrielle totale, notamment grâce au marché nord-américain. De fait, à partir de 1820, l’exportation devient vitale pour la pérennisation de la révolution industrielle britannique, notamment dans la mesure où l’industrie du coton a de multiples effets d’entraînement sur d’autres branches comme la sidérurgie ou la chimie. Enfin, lorsque le débouché continental européen se ferme à ces cotonnades, puis que le débouché nord-américain devient moins attractif, c’est l’Inde qui devient paradoxalement le premier marché des cotonnades britanniques, contribuant dans les années 1856 à 1886 à près de la moitié du taux de croissance de la production cotonnière outre-Manche.

C’est enfin dans sa postface que l’auteur réalise une brève incursion dans ce que l’histoire globale pourrait apporter à son propos. Il mobilise Pomeranz et sa « grande divergence » pour étayer une partie de ses thèses, sans peut-être donner l’importance qu’elle mérite à la thèse des « hectares fantômes » : c’est bien en permettant une culture très abondante de coton, totalement impossible sur le sol européen déjà en proie à des problèmes écologiques, que les territoires conquis ou utilisables commercialement ont stimulé, non seulement l’industrie des cotonnades, mais aussi la recherche afin de mécaniser le filage et le tissage. En ce sens, c’est bien l’un des cœurs techniques de la révolution industrielle qui est mis en place par l’économie globale issue du mercantilisme. Verley est beaucoup plus convaincant dans les pages qu’il consacre à l’analyse de cette révolution comme un mouvement classique de substitution d’importations ou encore d’imitation de la dynamique indienne. Il montre d’abord que les difficultés économiques du 17e siècle en Europe étaient dues très largement au drain d’argent vers la Chine qui alors reconstruisait son système monétaire sur ce métal et obligeait les Européens à payer en argent, issu des Amériques, leurs achats de soie, jade et porcelaine. Les grandes compagnies commerciales européennes auraient réagi en cherchant à acheter ces produits grâce aux gains monétaires réalisés sur le commerce interne à l’océan Indien. Et surtout à importer massivement des produits asiatiques à bon marché (porcelaines standard et tissus imprimés du Bengale) pour rentabiliser leur activité, habituant les consommateurs européens à ces produits et stimulant les entrepreneurs de notre continent à copier les produits asiatiques. Dans le premier quart du 18e siècle, malgré le drain vers l’Asie, l’approvisionnement en argent redevient suffisant pour stimuler la croissance européenne, de plus en plus tournée vers l’industrie, d’autant que la Grande-Bretagne capte désormais l’or brésilien… Mais pour Verley l’essor de cette industrie relève en partie d’une substitution d’importations : on cherche à remplacer par des productions européennes les tissus indiens (et la porcelaine chinoise) jusque là importés; avec l’impact que l’on sait sur l’industrie des cotonnades. En ce sens, l’industrialisation européenne serait le premier développement par la substitution d’importations, stratégie qui deviendra très à la mode, au milieu du 20e siècle, en Amérique latine, en Corée du Sud ou à Taïwan, avant de se convertir en « promotion d’exportations industrielles » dans ces deux dernières économies. Où l’on voit que les stratégies de développement économique ne sont pas des processus d’imitation de la seule Europe : la Grande-Bretagne avait dans un premier temps imité l’Asie avant de réexporter vers cette dernière les produits copiés et à production de plus en plus mécanisée.

Au total, l’échelle du Monde est sans doute l’un des premiers livres sur la révolution industrielle à donner l’importance qu’il mérite au contexte global (aux côtés, il est vrai, du tome 3 du système-monde moderne de Wallerstein, paru en 1987). Et c’est sans doute à ce titre qu’il peut confirmer aujourd’hui son statut de référence incontournable.

Le tour du monde de George Anson (1ère partie)

Premier volet d’un polyptyque consacré au livre rédigé par Richard Walter, et traduit en français en 1749 : Voyage autour du monde, fait dans les années MDCCXL,I,II,III,IV, par George Anson, présentement Lord Anson, commandant en chef d’une escadre envoyé par Sa Majesté britannique dans la mer du Sud, trad. de l’anglais, Paris, chez Charles-Antoine Jombert.

L’ouvrage, quelque peu oublié aujourd’hui, a été en son temps un best-seller. Paru à Londres en 1748, le livre est traduit en français dès l’année suivante ; et il est réédité cinq fois dans cette même langue au cours de la décennie suivante. Le livre est également traduit en hollandais, dès 1748, en allemand, en 1749, en italien, en 1756, en suédois, en 1761, mais pas en espagnol – ce qui n’est pas anodin, comme on le comprendre par la suite. Au 18e siècle, en tout, on compte 44 éditions. L’influence de ce récit de l’expédition conduite par le commodore Anson autour du globe se lit aussi bien dans l’œuvre de Montesquieu que dans celles de Voltaire ou encore de Rousseau, et l’ouvrage, à n’en point douter, constitue une source majeure pour l’histoire globale.

La circumnavigation terrestre opérée en 1522 a marqué l’entrée dans la mondialisation globale, même si on peut considérer qu’il ne s’agit là encore que d’une proto-mondialisation. En effet, comme le souligne l’auteur, au milieu du 18e siècle, malgré la multiplication des voyages, le tour du monde reste un fait rare et remarquable. On en compte alors à peine une vingtaine.

« Quoique depuis deux siècles on ait fait de grands progrès dans l’art de la navigation, un voyage autour du monde ne laisse pas d’être considéré comme une chose singulière, & le public a toujours paru fort curieux des accidents, qui accompagnent la plupart du temps cette entreprise extraordinaire. » *

Outre le récit, qui satisfera les amateurs d’aventures : l’expédition dura plus de trois ans, moins de deux cents hommes survécurent sur les deux mille engagés au départ… ; le livre rédigé par le chapelain Richard Walter, membre de l’expédition, s’avère très riche de renseignements sur des thématiques multiples, ce dont ces deux billets tâcheront de donner un aperçu, au risque de paraître un peu décousus.

Carte du tour du monde du Centurion (2)

Fig. 1. Le tour du monde d’Anson (BnF)

La guerre mondiale

La guerre de 1914-1918 a-t-elle vraiment été la première guerre mondiale ? Il y a déjà quelque temps que la question commence à être posée sérieusement et de plus en plus d’auteurs attirent l’attention sur la guerre de Sept Ans (1756-1763) dont le déploiement en Europe, en Amérique, en Asie, pourrait justifier que le concept de « guerre mondiale » soit employé. C’était l’objet d’un très récent colloque organisé par Pierre Serna, Hervé Drevillon et Marion Godfroy. Or la logique globale qui est à l’œuvre dans ce conflit est déjà en place dans les années antérieures, comme le remarquait Voltaire en historien du temps présent :

« La France ni l’Espagne ne peuvent être en guerre avec l’Angleterre, que cette secousse qu’elles donnent à l’Europe ne se fasse sentir aux extrémités du monde. Si l’industrie & l’audace, de nos nations modernes ont un avantage sur le reste de la terre & sur toute l’Antiquité, c’est par nos expéditions maritimes. On n’est pas assez étonné peut-être de voir sortir des ports de quelques petites provinces inconnues autrefois aux anciennes nations civilisées, des flottes dont un seul vaisseau eût détruit tous les navires des anciens Grecs & des Romains. D’un côté ces flottes vont au-delà du Gange se livrer des combats à la vue des plus puissants empires, qui sont les spectateurs tranquilles d’un art & d’une fureur qui n’ont point encore passé jusqu’à eux ; de l’autre, elles vont au-delà de l’Amérique se disputer des esclaves dans un Nouveau Monde. » *

Or cette réflexion de Voltaire est précisément motivée par l’expédition d’Anson, qui s’inscrit au cours d’une guerre appelée par les Anglais « guerre de l’oreille de Jenkins » et par les Espagnols « guerre de l’asiento ». La traite des noirs de l’Afrique vers les possessions espagnoles d’Amérique était un monopole (asiento) concédé à l’Angleterre à l’occasion du traité d’Utrecht (1713) pour trente ans. Une clause annexe limitait l’importation de marchandises britanniques à un seul navire par an. En 1731, un navire de contrebande fut arraisonné. Le capitaine espagnol fit trancher l’oreille du capitaine anglais, Robert Jenkins. Les relations entre les deux nations se dégradèrent, mais l’affaire fut étouffée. Provisoirement. En 1739, Jenkins fut appelé à comparaître à la Chambre des communes et l’indignation prévalut. Robert Walpole, qui dirigeait alors le gouvernement de la Grande-Bretagne, fut contraint par le roi et par la majorité à la Chambre des communes, de déclarer la guerre contre l’Espagne. Or, pour affaiblir la puissance espagnole, il fut décidé d’aller frapper celle-ci à la source de sa richesse, à l’autre bout du monde, à Manille. Deux flottes devaient faire la moitié du tour du globe, l’une par l’ouest, l’autre par l’est, et frapper par surprise.

« Ce projet était certainement très bien conçu, & pouvait contribuer puissamment, tant au bien public qu’à la réputation & à la fortune de ceux qui avaient été choisis pour l’exécuter ; car si M. Anson était parti pour Manille au temps & de la manière que l’avait dit le Chevalier Wagner, il serait, suivant toutes les apparences, arrivé sur les lieux avant que les Espagnols y eussent reçu avis qu’ils étaient en guerre avec les Anglais, & par conséquent avant qu’ils se fussent mis en état de faire résistance. On peut hardiment supposer que la ville de Manille se trouvait dans une situation pareille à celle de tous les autres établissements espagnols, lors de la déclaration de guerre : c’est-à-dire que les fortifications de leurs meilleures places étaient négligées, & en divers endroits tombées en ruine, leur canon démonté, ou rendu inutile, faute d’affuts ; leurs magasins, destinés à contenir les munitions de guerre & de bouche, tous vides ; leurs garnisons mal payées, & par cela même peu fortes, & découragées ; & la caisse royale du Pérou, qui devait seule remédier à tous ces désordres, entièrement épuisée. On sait par des lettres de leurs vice-rois et de leurs gouverneurs, qui ont été interceptées, que c’était là précisément l’état de Panama, & des autres places espagnoles le long de la côte de la mer du Sud, près de douze mois après notre déclaration de guerre ; & l’on n’a aucun droit de s’imaginer que la ville de Manille, éloignée d’environ la moitié de la circonférence de notre globe, ait été l’objet de l’attention & des soins du gouvernement espagnol plus que Panama, & les autres ports importants du Pérou & du Chili, d’où dépend la possession de cet immense empire. On sait même à n’en pouvoir douter, que Manille était alors incapable de faire une résistance tant soit peu considérable, & qu’elle se serait probablement rendue à la seule vue de notre escadre. Pour se former une idée de quelle conséquence cette ville, & l’île dans laquelle elle est située, nous auraient été, il faut considérer que l’air est très sain, qu’elle a un bon port & une excellente baie, que ses habitants sont nombreux et riches, & qu’elle fait un commerce très lucratif dans les principaux ports des Indes Orientales & de la Chine, sans compter son négoce exclusif avec Acapulco, dont elle retire par an près de trois millions d’écus. » *

Le projet tel quel fut finalement abandonné, mais Anson fut bien chargé de commander une flotte, unique, pour affaiblir l’empire espagnol dans l’océan Pacifique en passant par l’ouest. Ce qu’il mit à exécution. La guerre ne fut pas mondiale par le nombre de pays engagés, mais elle le fut par la stratégie, conséquence directe de la mondialisation des puissances européennes. La thalassocratie anglaise fut testée, et avec un certain succès car si Manille ne fut pas attaquée, la ville espagnole de Païta, au Pérou, fut prise et incendiée en 1741, et le galion de Manille finit par être capturé en 1743 à son arrivée aux Philippines :

« C’est ainsi que le Centurion se rendit maître de cette riche prise, dont la valeur montait à un million & demi de piastres. Elle se nommait Nostra Signora de Cabadonga, & était commandée par le général Don Jeronimo de Montero, Portugais de naissance, le plus brave & le plus habile officier, qui fût employé au service de ces galions. Le galion était beaucoup plus grand que le Centurion : il était monté de cinq cent cinquante hommes, de trente-six pièces de canon, & de vingt-huit pierriers, de quatre livres de balle. L’équipage était bien pourvu de petites armes, & le vaisseau bien muni contre l’abordage, tant par la hauteur de ses plats-bords, que par un bon filet de cordes de deux pouces, dont il était bastingué, & qui se défendait par des demi-piques. Les Espagnols eurent soixante-sept hommes tués dans l’action, & quatre-vingt-quatre blessés ; le Centurion n’eut que deux morts, & de blessés, un lieutenant & seize matelots, dont il en mourut un seul : on peut voir par-là le peu d’effet des meilleures armes, lorsqu’elles sont entre des mains peu expérimentées à s’en servir. » *

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Fig. 2. Capture du galion espagnol Nuestra Señora de Covadonga par le navire britannique Centurion, commandé par George Anson, le 20 juin 1743. Huile sur toile de Samuel Scott.


Le galion de Manille (ou d’Acapulco)

Il a déjà été question dans le blog de ce navire qui assurait une fois l’an la jonction entre les Philippines et l’Amérique espagnoles (cf. billet de Morgan Muffat-Jeandet), entre la Chine de l’argent et l’Europe de l’or.

« Nous vîmes donc renaître pour la seconde fois notre attente & nos espérances ; & de jour en jour nous nous confirmions dans l’idée que ce galion était la plus riche prise qu’on pût trouver dans aucun lieu du monde. Tous nos projets pendant le reste de notre voyage étant relatifs à ce vaisseau presque aussi fameux que celui des Argonautes, & le commerce qui se fait entre Manille & le Mexique par le moyen de ce galion étant peut-être le plus lucratif qui se fasse, eu égard à son peu d’étendue, j’ai cru devoir employer le chapitre suivant à en donner à mes lecteurs l’idée la plus juste qu’il me sera possible. » *

L’auteur revient ensuite sur l’origine de cette connexion transpacifique : la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb, le partage du globe entre l’empire espagnol et l’empire portugais, puis l’expédition de Magellan.

« Quoique les Espagnols n’eussent pas obtenu ce qu’ils s’étaient proposé dans ce voyage, la découverte qu’on y fit des îles Philippines n’était pas un objet à mépriser. Ces îles ne sont pas fort éloignées de celles qui produisent les épiceries ; elles sont très bien situées pour le commerce de la Chine & des autres pays des Indes Orientales ; aussi la communication fut-elle bientôt établie, & depuis soigneusement conservée entre ces îles & les colonies espagnoles sur les côtes de la mer du Sud. Manille, ville située dans l’île de Luçon, la plus considérable des Philippines, devint bientôt le marché de toutes les marchandises des Indes, que les habitants achetaient & envoyaient tous les ans pour leur propre compte en Amérique ; & les retours de ce commerce se faisant en argent, Manille devint en peu de temps une des villes les plus opulentes, & son négoce si considérable, qu’il attira l’attention de la cour d’Espagne, & qu’on jugea à propos de le régler par un grand nombre d’édits royaux. […]

Le commerce de Manille avec la Chine & les autres pays des Indes Orientales, consiste principalement en marchandises propres pour le Mexique & le Pérou. Telles sont les épiceries, des soieries de la Chine, surtout des bas de soie, dont j’ai ouï dire qu’il ne s’en transporte pas moins de cinquante mille paires par an : grande quantité d’étoffes des Indes, mousselines, toiles peintes & autres, sans compter d’autres articles de moindre importance, tels que des ouvrages d’orfèvrerie, dont la plus grande partie se travaille par des Chinois, établis à Manille même, où il y en a plus de vingt mille domestiques, ouvriers, courtiers ou fripiers. Toutes ces marchandises sont transportées par le moyen d’un vaisseau, quelquefois de deux, qui partent tous les ans de Manille, pour Acapulco.

Ce commerce n’est pas libre pour tous les habitants de Manille, il est restreint à certaines personnes, par plusieurs ordonnances, à peu près dans le goût de celles qui règlent celui des vaisseaux de registre qui partent de Cadis pour les Indes Orientales. Les vaisseaux qui sont employés à celui de Manille sont entretenus par le roi d’Espagne, qui en paie les officiers & l’équipage, & la charge en est divisée en un certain nombre de balles, d’égale grandeur. Ce nombre est distribué entre les couvents de Manille, & les jésuites y ont de beaucoup la meilleure part. C’est une espère de gratification que le roi leur fait, pour soutenir leurs missions, destinées à la propagation de la foi catholique ; & chaque couvent a droit de charger sur le galion une quantité de marchandises, proportionnée au nombre des balles qui leur est assigné ; ou s’il l’aime mieux il peut vendre & transporter ce droit à tout autre. » *

Mais la clé de cet échange tient sans doute à sa monnaie.

« La partie de beaucoup la plus considérable de la charge de ce galion, pour le retour, consiste en argent. Le reste est composé de quelque quantité de cochenille, de confitures de l’Amérique espagnole, de merceries & de colifichets d’Europe, pour les femmes de Manille, & de vins d’Espagne, de tinto, de vins secs d’Andalousie, nécessaires pour dire la messe. » *

Ce commerce joue un rôle important dans la mondialisation en autonomisant l’Amérique espagnole par rapport à l’Europe, malgré les tentatives de réglementation.

« On croira aisément que la plus grande partie de ces retours ne reste pas dans Manille, & qu’elle se distribue dans toutes les Indes Orientales. C’est une maxime de politique admise par toutes les nations européennes, qu’on doit tenir les colonies d’Amérique dans la dépendance la plus absolue à l’égard de leur métropole, & qu’on ne doit leur permettre aucun commerce lucratif avec d’autres nations commerçantes. Aussi n’a-t-on pas manqué de faire souvent des représentations au Conseil d’Espagne, sur ce commerce entre le Mexique & le Pérou & les Indes Orientales. On lui a remontré que ces soieries de la Chine, transportées directement à Acapulco, se donnaient à bien meilleur marché, que celles qui se fabriquaient à Valence & en d’autres villes d’Espagne ; & que l’usage des toiles de coton de la côte de Coromandel réduisaient presque à rien le débit des toiles d’Europe, transportées en Amérique, par la voie de Cadix. Il est clair que ces raisons sont solides, & que ce commerce de Manille rend le Mexique & le Pérou moins dépendants de l’Espagne, à l’égard de plusieurs marchandises très nécessaires, & qu’il détourne de très grandes sommes, qui sans cela, passeraient en Espagne, en payement de ses produits & manufactures, & au profit des marchands & commissionnaires d’Espagne. Au lieu qu’à présent ces trésors ne servent qu’à enrichir des jésuites & quelques autres personnes en petit nombre, à l’autre bout du monde. Ces raisons parurent si fortes à Don Joseph Patinho, Premier Ministre en Espagne & fort peu ami des jésuites, qu’il résolut, vers l’année 1725 d’abolir ce commerce, & de ne permettre le transport d’aucune marchandise des Indes Orientales en Amérique, que par le moyen des vaisseaux de registre, partis d’Europe. Mais le crédit de la Société para le coup.

Il part donc tous les ans un vaisseau ou deux, tout au plus, de Manille pour Acapulco. » *


Les vents de la colonisation

Cette boucle maritime, entre Manille et Acapulco, rappelle le rôle des vents dans la géographie des implantations européennes, comme le souligne Greg Bankoff dans un article sur les « vents de la colonisation ». La translation de l’emporium espagnol de Callao à Acapulco en est ainsi un bon exemple.

« Ce commerce se faisait au commencement entre Callao & Manille ; les vents alizés étaient toujours favorables, pour cette traversée, & quoiqu’elle fût de trois à quatre mille lieues, elle se faisait souvent en moins de deux mois. Mais le retour de Manille à Callao en revanche était très pénible & très ennuyeux. On dit qu’on y employait quelquefois plus d’une année, ce qui n’est pas étonnant, si ces navigateurs se tenaient pendant toute la route entre les limites des vents alizés, & on assure que dans leurs premiers voyages, ils étaient assez malhabiles pour cela. On ajoute encore qu’ils ne quittèrent cette mauvaise manière, que sur l’avis d’un jésuite, qui leur persuada de porter au nord, jusqu’à ce qu’ils fussent sortis des vents alizés, & de porter alors vers les côtes de Californie à la faveur des vents d’ouest, qui règnent ordinairement sous des latitudes plus avancées. Cet usage dure déjà depuis cent soixante ans au moins, car dès l’année 1586, le Chevalier Thomas Cavendish se battit vers la pointe méridionale de Californie, contre un vaisseau de Manille destiné pour l’Amérique. Ce plan de navigation a obligé, par la vue d’abréger l’allée & le retour, à changer le lieu de l’étape de commerce, & à la transporter de Callao, qui est situé dans le Pérou, à Acapulco, qui est un port de la côte de Mexique, ou elle reste fixée jusqu’à présent. » *

Ailleurs, l’auteur du Tour du Monde souligne le rôle majeur que pourraient jouer les îles de Juan Fernandez, situées dans le Pacifique Sud, et celles des Malouines pour garantir le passage du Cap Horn.

« À l’égard des îles de Falkland, elles ont été vues de plusieurs navigateurs français & anglais. Frézier les a mises dans sa Carte de l’extrémité de l’Amérique Méridionale, sous le nom de “nouvelles îles”. Wood’s Rogers, qui courut la côte N.E. de ces îles en 1708, dit qu’elles s’étendent environ la longueur de deux degrés, qu’elles sont composées de hauteurs qui descendent en pente douce les unes devant les autres; que le terrain en paraît bon, & couvert de bois ; & que suivant les apparences il n’y manque pas de bons ports. L’un & l’autre de ces endroits est à une distance convenable du continent, & à en juger par leurs latitudes le climat y doit être tempéré. II est vrai qu’on ne les connaît pas assez bien pour pouvoir les recommander, comme des lieux de rafraichissement propres à des vaisseaux destinés pour la mer du Sud, mais l’amirauté pourrait les faire reconnaître à peu de frais ; il n’en couterait qu’un voyage d’un seul vaisseau, & si un de ces endroits se trouvait après cet examen, propre à ce que je propose, il n’est pas concevable de quelle utilité pourrait être un lieu de rafraichissement aussi avancé vers le sud, & aussi près du Cap Horn. Le Duc & la Duchesse de Bristol ne mirent que trente-cinq jours, depuis qu’ils perdirent la vue des îles de Falkland, jusqu’à leur arrivée à l’île de Juan Fernandez, dans la mer du Sud, & comme le retour est encore plus facile, à cause des vents d’ouest qui règnent dans ces parages, je ne doute pas qu’on ne puisse faire ce voyage, des îles de Falkland à celle de Juan Fernandez, aller & revenir, en un peu plus de deux mois. Cette découverte pourrait être de grand avantage à notre nation, même en temps de paix, & en temps de guerre, nous rendre maîtres de ces mers. » *

Les îles Malouines furent colonisées pour la première fois par les Français et par les Anglais dans les années 1760, mais ce n’est qu’en 1840 que l’archipel devint possession de la couronne britannique. Quant à l’archipel Juan Fernandez, au 18e siècle, il était dans la sphère de la puissance espagnole.


La dispersion des plantes et des animaux

Parmi les thèmes de l’histoire globale, l’environnement occupe une place non négligeable (on peut penser en particulier aux travaux d’Alfred R. Crosby et de Richard H. Grove). Les îles sont des milieux particuliers issus d’un isolement plus ou moins marqué. Pour celles qui ont été longtemps à l’écart des voies des hommes, le choc a souvent été assez brutal. Le récit du tour du monde d’Anson est intéressant par rapport à une pratique des navigateurs européens attestée déjà au XVIe siècle. Ceux-ci, même s’ils ne colonisaient pas certaines îles, laissaient des animaux ou des plantes dans celles qui pouvaient être considérées comme des mouillages utiles. Ce fut par exemple le cas dans l’océan Indien, à La Réunion et à Maurice, découvertes dès le 16e siècle, mais peuplées uniquement à partir de la deuxième moitié du 17e siècle. C’est ce que fit Anson à Juan Fernandez.

« La douceur du climat & la bonté du terroir rendent cet endroit excellent pour toutes sortes de végétaux ; pour peu que la terre soit remuée, elle est d’abord couverte de navets & de raves. C’est ce qui engagea Mr. Anson, qui s’était pourvu de presque toutes les semences propres aux jardins potagers, & de noyaux de différentes sortes de fruits, à faire semer des laitues, des carottes, etc. & mettre en terre dans les bois des noyaux de prunes, d’abricots, & de pêches : le tout pour l’utilité de ses compatriotes, qui pourraient dans la suite toucher à cette île. Ses soins, du moins à l’égard des fruits, n’ont pas été inutiles ; car quelques messieurs qui, en voulant se rendre de Lima en Espagne, avaient été pris & menés en Angleterre, étant venu remercier Mr. Anson, de la manière généreuse & pleine d’humanité dont il en avait agi envers ses prisonniers, dont quelques-uns étaient de leurs parents, la conversation tomba sur ses expéditions dans la mer du Sud ; & ils lui demandèrent à cette occasion s’ils n’avaient point fait mettre en terre dans l’île de Juan Fernandez des noyaux d’abricots & de pêches, quelques voyageurs, qui avaient abordé cette île, y ayant découvert un grand nombre de pêchers & d’abricotiers, sorte d’arbres qu’on n’y avait jamais vue auparavant ? » *

« Par rapport aux animaux, qu’on trouve ici, la plupart des auteurs qui ont fait mention de l’île Juan Fernandez, en parlent comme étant peuplée d’une grande quantité de boucs & de chèvres ; et l’on ne saurait guère révoquer leur témoignage en doute à cet égard, ce lieu ayant été extrêmement fréquenté par les boucaniers & les flibustiers, dans le temps qu’ils couraient ces mers. Il y a même deux exemples, l’un d’un Maskite Indien, & l’autre d’un Écossais, nommé Alexandre Selkirk, qui furent abandonnés sur cette île, & qui, par cela même qu’ils y passèrent quelques années, devaient être au fait de ses productions. Selkirk, le dernier des deux, après un séjour d’entre quatre & cinq ans, en partit avec le Duc & la Duchesse, armateurs de Bristol, comme on peut le voir plus au long dans le journal de leur voyage. Sa manière de vivre, durant se solitude, était remarquable à plusieurs égards. Il assure, entre autres choses, que prenant à la course plus de chèvres qu’il ne lui en fallait pour sa nourriture, il en marquait quelques-unes à l’oreille, & les lâchait ensuite. Son séjour dans l’île de Juan Fernandez avait précédé notre arrivée d’environ trente-deux ans, & il arriva cependant que la première chèvre, que nos gens tuèrent, avait les oreilles déchirées, d’où nous conclûmes qu’elle avait passé par les mains de Selkirk. […]

Mais ce grand nombre de chèvres, que plusieurs voyageurs assurent avoir trouvé dans cette île, est à présent extrêmement diminué : car les Espagnols, instruits de l’usage que les boucaniers & les flibustiers faisaient de la chair des chèvres, ont entrepris de détruire la race de ces animaux dans l’île, afin d’ôter cette ressources à leurs ennemis. Pour cet effet ils ont lâché à terre nombre de grands chiens, qui s’y sont multipliés, & ont enfin détruits toutes les chèvres qui se trouvaient dans la partie accessible de l’île ; si bien qu’il n’en reste à présent qu’un petit nombre parmi les rochers & les précipices, où il n’est pas possible aux chiens de les suivre. » *

Alexandre Selkirk dont il est ici question est ce naufragé qui servit de modèle au personnage de Robinson Crusoé. On retrouvera, encore plus soutenue, cette description quasi édénique à propos de l’île de Tinian, dans l’archipel des Mariannes.

Ile de Juan Fernandez (paysage)

Fig. 3. L’île de Juan Fernandez (BnF)