Le livre de la mondialisation ibérique

Nous entamons, avec ce papier, une série de relectures de ce qu’on pourrait appeler les « grands classiques » de l’histoire globale. L’idée est d’abord de fournir à nos lecteurs une vision à la fois synthétique et vivante des grandes œuvres qui ont fondé ou marqué cette approche. Mais il ne s’agira pas pour autant de fiches de lecture traditionnelles, comme ce blog peut en fournir régulièrement à propos d’ouvrages nouvellement parus. Le but est bien aussi de relire ces travaux importants avec un recul de dix, trente ou cinquante ans, afin de voir comment ils ont « vieilli », leurs approximations éventuelles en regard de l’information désormais disponible, leurs limites en termes méthodologiques au vu des débats ultérieurs, leurs hypothèses parfois implicites et qui se révèlent mieux aujourd’hui… Bref, il s’agira dans cette rubrique « Relectures » de faire un état des lieux sur ce qu’on doit retenir d’œuvres fondamentales ou de livres ayant acquis le statut de travaux majeurs.

cover-gruzinskiNous commençons avec un livre étonnant, d’une grande érudition, toujours analytique, et qui s’est vite imposé comme un ouvrage phare en analyse historique des mondialisations. En écrivant Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, en 2004, Serge Gruzinski a non seulement remarquablement « décrit » la mondialisation ibérique des années 1580-1640 mais encore approfondi les concepts cruciaux de métissage, occidentalisation, mondialisation. Certes, il se réclame d’emblée de l’histoire connectée, de l’étude des rencontres et des « recouvrements de civilisations ». Mais c’est pour rappeler immédiatement qu’une « histoire culturelle décentrée, attentive au degré de perméabilité des mondes et aux croisements de civilisations (…) ne prend tout son sens que dans un cadre plus vaste capable d’expliquer, au-delà des ‘histoires partagées’, comment et à quel prix les mondes s’articulent ». Et de fait, l’un des apports centraux de l’ouvrage est bien de construire ces articulations entre l’Europe, le Nouveau Monde, l’Asie et l’Afrique en précisant les multiples circulations, humaines, marchandes et informationnelles qui font cette première mondialisation. En ce sens, c’est bien aussi un livre centré sur les interconnexions au sein d’un Monde en gestation, donc préoccupé de cerner ce qui constitue du lien social entre ses composantes éloignées.

Le livre s’ouvre sur ce constat intrigant : l’assassinat d’Henri IV a bel et bien été commenté à Mexico, en septembre 1610, par Chimalpahin, religieux indigène d’ascendance noble chalca, dans le journal qu’il tenait. Et c’est son regard, distancié à la fois de la culture hispanique officielle et de son passé indigène, qui intéresse Gruzinski dans la mesure où il relève d’une certaine modernité, laquelle « ferait affleurer un état d’esprit, une sensibilité, un savoir sur le monde né de la confrontation d’une domination à visée planétaire avec d’autres sociétés ». Par ailleurs, Chimalpahin se préoccupe autant sinon plus de l’Asie que de l’Europe, l’ouverture de la route Pacifique vers Manille ayant multiplié les contacts avec des Philippins, Chinois ou Japonais, lesquels viennent métisser davantage un imaginaire amérindien non exclusivement confronté à celui de l’envahisseur ibérique. Il vit de fait dans un « agglomérat planétaire (incluant une bonne partie de l’Europe occidentale, les Amériques espagnole et portugaise de la Californie à la terre de Feu, les côtes de l’Afrique occidentale, des régions de l’Inde et du Japon, des océans et des mers lointaines) qui se présente d’abord comme une construction dynastique, politique et idéologique ». Et l’objet du livre peut alors se définir comme une interrogation sur « la prolifération des métissages – mais aussi de leurs limitations – dans des sociétés soumises à une domination aux ambitions universelles ». Ici se marque d’emblée une dialectique essentielle de l’ouvrage, entre une occidentalisation qui pousse à une acculturation sous des formes nécessairement métissées d’une part, et une visée de domination mondiale, par ailleurs sous l’autorité d’une hiérarchie catholique très prégnante, qui fixe les limites à ne pas dépasser (en l’occurrence la relativisation de l’idéologie européenne par les savoirs indigènes ou métissés) d’autre part.

La première partie du livre (pp. 15-84) décrit alors cette « mobilisation ibérique » qui « déclenche des mouvements et des emballements qui se précipitent les uns les autres sur tout le globe » jusqu’aux microbes échappant à l’emprise des hommes… Elle se caractérise d’abord par la multiplication des institutions ibériques hors d’Europe, lesquelles sont évidemment porteuses de lien social. Mais c’est aussi le mouvement des hommes, certains membres de l’élite faisant plusieurs tours du monde durant leur vie tandis que d’autres multiplient les allées et venues entre colonies et métropoles et que des indigènes devenus riches n’hésitent pas à faire le voyage espagnol. Cette mobilisation débouche aussi sur un commerce désormais planétaire, notamment  d’objets de curiosité que l’auteur se plaît à étudier au détriment des flux de métaux précieux (sans doute mieux connus). L’information n’est pas en reste, les nouvelles circulant entre l’Est et l’Ouest dès la première moitié du 16e siècle. Les livres font de même, s’exportant ou voyageant avec les lecteurs, pour finir imprimés à Mexico, Manille, Goa, Macao ou Nagasaki, souvent pour soutenir les campagnes d’évangélisation en langue locale, parfois pour diffuser en retour vers l’Europe les savoirs indigènes relatifs aux vertus de plantes exotiques. La mobilisation ibérique n’est donc pas à sens unique.

C’est plus à l’analyse des métissages que se consacre la deuxième partie (pp. 87-175). On y apprend d’emblée que les techniques artisanales ibériques sont vite diffusées (souvent par des religieux) auprès des indigènes au point que ces derniers en viennent à concurrencer à moindre coût les artisans espagnols, avant d’être repris sous le joug de patrons exploiteurs. On y documente aussi les métissages linguistiques. Les Européens apprennent des rudiments de langues locales tandis que ces dernières s’enrichissent de termes locaux inédits pour qualifier  les « nouveautés » importées. Il n’empêche, ce sont les termes ibériques eux-mêmes qui seront finalement adoptés : « L’hispanisation de la langue est une des formes de la mobilisation ibérique (…) et donne lieu à quantité d’appropriations ou de détournements. » Le métissage est aussi humain, permettant tous les mélanges entre Européens, indigènes, Noirs et Asiatiques, aboutissant à créer une plèbe dont l’habitat et le statut sont éminemment mobiles et effraient les pouvoirs institués. En conséquence, ces individus sans métier ou résidence claire sont, à partir de 1622,  déportables vers les Philippines, permettant en principe à la Monarchie catholique de « régler ses questions sociales à l’échelle planétaire ». Car fondamentalement, l’ouverture de la route entre Acapulco et Manille a non seulement accru les métissages humains mais encore créé une seconde route vers l’Asie dès 1566, à une époque où la route portugaise est en principe interdite aux Espagnols. À partir de là, Mexico devient une étape vers l’Asie pour ces voyageurs débarquant à Vera Cruz et repartant d’Acapulco. Elle devient aussi métropole planétaire, en position plus centrale, tourne son regard autant vers l’ouest que vers l’est, substituant une vision désormais  « occidentale » à la vision européenne du monde. Et les élites indigènes ne sont pas en reste, revendiquant leur rôle dans la formation de ce « Nouveau Monde » pour lequel elles ont abandonné leurs idoles, partageant parfois « la haine du juif et de l’hérétique » ou encore « participant à leur manière du rêve asiatique quand elles saluent Philippe II du titre anticipé de roi de la Chine ». Un imaginaire commun se forge donc. Plus généralement, accumulant anecdotes révélatrices et faits objectifs, Gruzinski est clairement en position d’affirmer que, « par-delà la cohorte coutumière des préjugés, des peurs, des haines et des attirances, la mobilité des hommes et des choses déclenche toutes sortes d’échanges, matériels aussi bien qu’affectifs, qui à force de se reproduire tissent des trames planétaires où vient s’enraciner la mondialisation ibérique ».

La plus longue de toutes, la troisième partie (pp. 179-311) s’intéresse davantage aux outils des savoirs et pouvoirs qui émergent dans la mondialisation ibérique. Et il s’agit d’abord là de rendre leur dû à de nombreux individus engagés « dans une entreprise sans précédent et partout répétée : confronter des croyances, des langues, des mémoires, des savoirs jusque-là inconnus avec ce que pensaient et croyaient connaître les Européens ». Pour ces praticiens ou experts, souvent liés à la Couronne ou travaillant à sa demande, co-existent un objectif de « sauvetage archéologique » et une finalité de « dénonciation de l’idolâtrie ». De ce fait, leur proximité avec l’indigène, leur valorisation des savoirs locaux ne fait jamais oublier qu’il s’agit avant tout de rendre conformes des mentalités (et pour cela mieux en connaître les ressorts). Et de fait, Bernardino de Sahagún ou Diego Durán redonnent une mémoire à ces nouvelles chrétientés tout en consolidant la domination de l’Église. Parfois au risque d’une mise à l’index ou d’un gel des enquêtes… Toujours au péril d’un décentrement des savoirs, d’une inversion des points de vue, voire d’une remise en cause de la tradition européenne. Ainsi en va-t-il des connaissances sur les plantes et les pratiques médicales : Garcia da Orta en Inde ou Francisco Hernández au Mexique montrent l’imbrication pratique des deux types de savoir, les manières américaines de guérir certains maux européens ou encore l’adoption indienne de la « théorie des humeurs ». Si bien qu’au final, « autant que la christianisation ou que l’écriture de l’histoire, l’inventaire médical du monde est un ferment de la mondialisation ibérique », réduisant l’écart entre la manière européenne de soigner et les coutumes locales. Le même type d’hybridation concerne la cartographie, les techniques de navigation ou encore celles de l’extraction minière. Quant à l’histoire des nouvelles terres, elle est au contraire l’occasion paradoxale d’une application des façons de voir héritées de l’Antiquité, des pères de l’Église ou de la renaissance italienne, phénomène qui contribuera par ailleurs à diffuser les œuvres des auteurs anciens dans l’espace mondial ibérique. Mais de toutes parts il s’agit bien d’« introduire ces peuples dans le savoir européen, rattacher ce que l’on sait d’eux au monde tel que le conçoivent les Ibériques, connecter les mémoires, apprivoiser le neuf et l’inconnu, désamorcer l’étrange pour le rendre familier et subjugable ». Et peut-être aussi esquisser les linéaments d’une histoire globale comme chez Diogo do Couto lorsqu’il nous explique que « parce que les Chinois ont découvert les îles aux épices, ce sont eux qui furent à l’origine du grand commerce entre Rome et l’Asie ». En revanche, sur la question religieuse, aucun syncrétisme ni même d’influence mutuelle n’est évidemment tolérable même si Las Casas réalise, dès le milieu du 16e siècle, « un étonnant parcours encyclopédique des religions du globe ». En clair, le rejet n’empêche nullement l’étude exhaustive et le paganisme n’est pas nécessairement un marqueur de sauvagerie comme le montre l’étude du Japon, de la Chine ou de l’Amérique préhispanique… Cette partie se boucle sur la narration de plusieurs histoires individuelles retraçant les parcours de personnages relevant des élites mondialisées de ce siècle, religieuses ou politiques, aux destins souvent stupéfiants d’actualité.

Plus ramassée, la quatrième partie (pp. 315-440) traite des objets, de l’art, de la globalisation de la pensée et des langages. Pour ce qui est des objets, ils circulent tout autant vers les métropoles que dans le sens inverse et leur fabrication se conforme parfois à la demande du marché ibérique. Par exemple, un art manuélin de la sculpture sur ivoire se met en place en Guinée, dès la fin du 15e siècle, chez des artisans qui travaillaient jusqu’alors la pierre à savon… De leur côté les hommes d’église ne se privent pas de commander des objets de culte arborant des traits indigènes (afin de mieux enraciner le culte dans les cultures locales), déterminant un « long siècle d’art chrétien planétaire ». Souvent les objets rapportés sont détournés de leur usage initial ou entrent dans le répertoire symbolique du pouvoir royal (comme les éventails japonais). Tous « correspondent aux manifestations concrètes d’une occidentalisation du monde qui passe par le commerce, la religion, la politique, la connaissance et le goût » et qui « transforme aussi bien les êtres que les choses auxquelles elle s’applique », la main indigène s’occidentalisant pour partie tout en conservant d’importantes marges d’affirmation des talents locaux. Il est fréquent aussi qu’un objet indigène importé « soit retouché ou modifié pour en accroître le prix ou le prestige », traduisant ainsi une mainmise européenne caractérisée. Tous deviennent des objets métis, constituant le revers obligé de la mondialisation à l’œuvre, allant parfois jusqu’à mélanger mythologies grecques anciennes avec leurs homologues indiennes ou préhispaniques, ce qui interdit radicalement de « s’en tenir à la vision d’une occidentalisation réductrice et uniformisatrice ». C’est du reste dans cette partie que l’auteur étudie précisément les différences et relations entre occidentalisation et mondialisation. Ainsi, une pensée de plus en plus occidentalisée, donc aussi métissée, n’en reste pas moins corsetée par l’aristotélisme et la scolastique, comme si « la greffe du Nouveau Monde était la meilleure manière d’en réaffirmer l’universalité ». De ce fait, l’application systématique et récurrente des cadres scolastiques, leur présence dans l’homologation officielle des œuvres publiées relèverait plutôt de l’impérialisme ibérique et de son projet de domination mondiale. Ainsi, la globalisation du latin (mais aussi du castillan ou du portugais) est un phénomène qui va occidentaliser les élites tout en métissant leur langue. Mais c’est du même coup une « dilatation transcontinentale d’un espace linguistique et d’un patrimoine lettré », impliquant leur reproduction à l’identique, donc un phénomène relevant de la mondialisation. Celle-ci concerne « prioritairement l’outillage intellectuel, les codes de communication et les moyens d’expression » tandis que l’occidentalisation, « entreprise de domination des autres mondes, emprunte les voies de la colonisation, de l’acculturation et du métissage ». Mais il s’agit bien là de « deux forces concomitantes (…) indissociables l’une de l’autre, même si chacune se déploie dans des dimensions différentes et sur des échelles distinctes ».

En dépit de toutes ses qualités, ce livre n’est pas sans défaut, avec notamment un plan au final assez peu lisible et une classification des informations parfois discutable. Il est aussi souvent lourd de détails accumulés, d’anecdotes prolongées à plaisir, le plus souvent dans un but analytique précis mais qui tend à se perdre sous l’amoncellement des faits. La dimension économique y est aussi largement absente, au-delà de la description de circuits marchands importants ou des structures d’exercice de l’artisanat. Les flux d’argent vers le reste du monde, avec leurs effets locaux et dans les pays de destination, sont totalement omis. Apparemment à dessein : le « champ de l’économie » semble perçu comme un « enfermement » par l’auteur… Mais de ce fait, l’histoire de la mondialisation ibérique reste ici largement incomplète.

Sans doute pourtant l’essentiel n’est-il pas là. Il est clair en effet, avec le recul, que l’auteur ne privilégie jamais l’analyse des structures sociales et/ou économiques présidant à la mondialisation ibérique pour se focaliser sur le contact entre sociétés sous ses multiples visages. Le lien social est donc plus révélé par des signifiants particuliers – tel objet métis, tel savoir transmis, tel récit ou telle création de langage – que par des analyses objectivantes et de fait peu ouvertes au travail d’interprétation. On reconnaît là tout l’apport mais aussi les limites de l’histoire connectée. Elle nous révèle et fait partager des significations, parfois étranges et sans doute vécues par les acteurs de cette première mondialisation. Elle est donc recherche d’une certaine vérité d’un moment particulier à travers un décentrement salutaire. Elle est en revanche moins pertinente pour éclairer le changement social, dans la longue durée et à une échelle plus large, la lente création des institutions et structures qui ont façonné, peu à peu, notre propre mondialisation…

GRUZINSKI S., Les quatre parties du monde – histoire d’une mondialisation, La Martinière, 2004, réédition Points Seuil, 2006.

Le Japon, un modèle pour le monde musulman ?

Le 28 novembre 1924, Sun Yat-Sen prononça à l’École normale des filles de Kobé, au Japon, un discours sur l’avenir de la Chine, dans lequel il présentait le Japon comme le modèle à suivre. En cela, on retrouve des réflexions déjà évoquées, mais au lieu de la crainte de déclin de l’Europe, c’est évidemment l’émergence de l’Asie qui est ici célébrée.

« Nous nous sentions si pauvres et si faibles, en face de l’Europe si riche et si forte !… Alors nous vîmes monter l’astre du Japon, et avec quelle splendeur ! » [1]

Aux yeux de Sun Yat-Sen, un événement marque cette montée en puissance du Japon : la victoire contre les Russes en 1905.

« Le Japon battit la Russie. Les Japonais triomphèrent des Russes !… Les Européens n’étaient donc pas invincibles ! … Le fracas de cet écroulement retentit dans toute l’Asie. Tous les peuples d’Orient relevèrent la tête, et un immense enthousiasme les saisit… » [2]

Et pour convaincre son auditoire de la portée internationale de cette victoire auprès des peuples colonisés, il en vient à raconter quelques souvenirs :

« J’étais en Europe, quand le télégraphe y apporta la nouvelle de la complète destruction de l’escadre russe par l’amiral japonais Togo. Ce fut pour l’Europe entière un coup terrible, comme un deuil de famille. Même en Angleterre, pays alors allié au Japon, les sages hochèrent la tête et froncèrent les sourcils. C’est que la race blanche tout entière perdait la “face”. Or, dit le proverbe anglais : “blood is thicker than water” (les liens du sang priment tout). Par contre, le prestige de la race jaune s’accrut considérablement. J’en eus la preuve quand, revenant en Chine, à Suez des Arabes m’ayant pris pour un Japonais, me firent une ovation. “Tes compatriotes, criaient-ils, viennent de couler une flotte russe, que nous avons vu passer par ce canal. Ce sont de fiers gens ! Nous aussi nous sommes des Orientaux opprimés par les Occidentaux. La victoire des Japonais est la nôtre !” L’enthousiasme de ces gens et à l’autre bout du continent asiatique, était indescriptible. L’oppression commune avait fait de ces Arabes, des frères des Japonais… » [3]

Le récit est en soi anecdotique, mais il pose une intéressante question d’histoire connectée contemporaine sur la mise en connexion du Japon et du monde musulman au début du 20e siècle, et d’histoire globale sur les résistances à l’hégémonie européenne dans un contexte de mondialisation croissante.

Dès 1906, Fernand Farjenel, professeur au Collège libre de sciences sociales, rédigea dans le premier numéro de la Revue du monde musulman, une synthèse sur cet émoi qui traversa une partie de l’Eufrasie :

« Le triomphe du Japon a fait passer à travers toute l’Asie comme un frisson de réveil, qui s’est étendu jusqu’à l’Afrique, et en Europe à l’empire turc. La Chine et ses pays jadis tributaires, l’Inde, la Perse, l’Égypte, une partie du nord de l’Afrique, sont remués jusque dans leurs profondeurs par un besoin de progrès et surtout par le désir de devenir forts, de conquérir la puissance qui se fait respecter et permet au besoin d’imposer sa volonté à autrui. C’est peut-être en pays musulman que ce sentiment s’est propagé avec le plus de force. » [4]

Analysant la presse arabe et persane, il citait plusieurs exemples de l’écho de la victoire japonaise.

« Désireuse, dit un important journal persan, le Habl oul-Matîn de Calcutta, de devenir aussi puissante que le Japon et de sauvegarder son indépendance nationale, la Perse doit faire cause commune avec lui. Une alliance devient nécessaire. Il faut un ambassadeur du Japon à Téhéran. Pour réorganiser l’armée, on devra prendre des instructeurs japonais de préférence à ceux de toute autre nation. II faut aussi développer les relations commerciales des deux pays. Pour la création de banques, chose nécessaire, on pourra aussi s’adresser au Japon, quoique le concours des Parsis de l’Inde, hommes riches et rompus aux affaires financières, puisse être également précieux. » [5]

Élargissant l’horizon, Fernand Farjenel faisait aussi référence à Abdullah Quilliam, citoyen britannique né William H. Quilliam (1856-1932), converti à l’islam. Fondateur à Liverpool, en 1889, de la première mosquée de Grande-Bretagne, il fut investi en 1894 par le sultan Abdülhamid II « sheikh ul-islam des îles Britanniques ». Or, en 1906, il prononça une conférence au Cercle musulman de Liverpool sur les religions du Japon et le moyen de convertir ce pays à l’islam.

Crescent_1907Fig. 1. Première page du Crescent, revue créée par Abdullah Quilliam, annonçant la parution d’un livre sur le même thème, 1907

Cependant, Fernand Farjenel restait sceptique :

« Toutes ces espérances des musulmans sont des plus symptomatiques. Elles soulèvent une grande question, qui demeure pour le présent encore voilée d’une sorte d’obscurité. Le fait positif qu’elles font ressortir, c’est le réveil actuel de l’Islam, comme conséquence des victoires Japonaises, puis la naissance et le développement d’une forte poussée de l’opinion publique musulmane dans le sens d’une alliance entre l’Islam et le Japon. Elles nous permettent de constater, par les sympathies qu’elles semblent trouver auprès des Japonais, l’attention consacrée par l’empire du Mikado aux pays musulmans. Mais, là où on pouvait s’attendre à un coup de théâtre, on assiste seulement à un prologue encore vague qui promet tout sans rien engager. Il ne faut pas s’étonner beaucoup qu’il en soit ainsi, pour commencer. » [6]

Mais on aurait tort de s’arrêter à une « géopolitique de l’émotion ». Dès les années 1870, des relations diplomatiques avaient commencé à se nouer entre le Japon et l’Empire ottoman et dans les années qui suivirent la victoire japonaise, on observe le développement d’une connexion entre les tenants du panasiatisme et ceux du panislamisme. En l’absence de travail universitaire français sur la question, il n’est peut-être pas inutile de citer quelques acteurs de ces réseaux transnationaux.

Mustafa Kamil (1874-1908)

Nationaliste égyptien, après des études en France, il prit la tête du Parti national (Hizb al-Watani), créé en 1893, et en 1900 fonda le journal al-Liwa’. En 1904, dans al-chams al-muchriqa (« Le Soleil levant »), Mustafa Kamil dit sa déception à l’égard des Européens et son admiration pour la nouvelle puissance émergente :

« Si les Européens avaient été sincères dans leur propagande lorsqu’ils disaient qu’ils voulaient civiliser tout le genre humain et qu’ils étaient seulement entrées dans les pays pour prendre les peuples entre leurs mains afin de les mettre sur la voie de la civilisation, alors, ils auraient été contents dans leur attente du progrès de la race jaune et de son développement, et ils auraient reconnu le Japon comme le plus grand des facteurs de civilisation. Cependant, la vraie réalité est que la rivalité reste la règle générale de l’humanité. Il est dit que chacun œuvre à la déception et au désavantage de son adversaire. Les Européens ne souhaitent pas le progrès des Orientaux et les Orientaux ne désirent pas la permanence de l’hégémonie européenne. » [7]

Ce qui frappa Mustafa Kamil était le renversement opéré par le Japon :

« Nous sommes fascinés par le Japon car c’est le premier gouvernement oriental à utiliser la civilisation occidentale pour résister à l’impérialisme européen en Asie. » [8]

De façon plus anecdotique, Michel Laffan cite également l’écrivain égyptien Mustafa Lutfi al-Manfalûti (1876-1924), qui, dans une de ses nouvelles, raconte comment un coiffeur, emporté par une discussion sur la progression du Japon dans sa guerre contre la Russie, en vient par inadvertance à tailler une carte du Japon dans les cheveux de son client.

Abdürreşid Ibrahim (1853-1944)

Tatar, autrement dit musulman de Russie, il se rendit pour la première fois au Japon en 1908, où il séjourna plusieurs mois et fit alliance avec la société secrète du Dragon noir (Kokuryūkai). Là-bas, se trouvaient plusieurs activistes exilés pour leur opposition à la colonisation britannique, notamment l’officier égyptien Ahmad Fadzil et l’Indien Mohammed Barakatullah, qui enseignait l’ourdou à l’université de Tōkyō. Tous les trois participèrent à un journal en anglais, The Islamic Fraternity, qui défendait le rapprochement du panislamisme et du panasiatisme. En 1909, il participa à la fondation de l’Ajia Gikai (« Société de la renaissance asiatique »), qui diffusa la propagande japonaise dans le monde musulman. Abdürreşid Ibrahim traduisit également l’ouvrage de Hasan Hatano Uho, Asia in danger. Puis il revint à Istanbul avec l’aide de la Kokuryūkai, en rendant visite sur le chemin du retour aux communautés musulmanes des colonies britanniques et hollandaises. À Bombay, il rencontra Omar Yamaoka, un membre de la Kokuryūkai converti à l’islam ; ils firent le pèlerinage ensemble à La Mecque. À Istanbul, en 1910-1911, Abdürreşid Ibrahim publia Alem-i Islam ve Japonya’da Intisari Islamiyet (« Le Monde de l’islam et la diffusion de l’islam au Japon »). Il y détaillait les raisons d’un rapprochement entre panislamisme et panasiatisme, tout en argumentant en faveur de la nécessité de convertir le Japon à l’islam afin que celui-ci aide les musulmans à se libérer de l’Occident. Il montrait aussi en quoi le Japon pouvait aider l’Islam à se moderniser.

Omar Kōtarō Yamaoka (1880-1959)

Après des études de russe à l’université de Tōkyō, il s’engagea en faveur du panasiatisme et devint membre de la Kokuryūkai. Considéré comme « aventurier continental » (tairiku rōnin), il se fit le promoteurs du panasiatisme en voyageant, ce qui l’amena en Inde où il rencontra Abdürreşid Ibrahim. Après La Mecque, il poursuivit son voyage à Damas, Beyrouth et Istanbul, puis s’en retourna au Japon où il publia un récit de son expérience, Arabia jūdanki. En France, en 1911, Lucien Bouvat évoquait ainsi ses activités.

« La Société de propagande musulmane au Japon a adressé au Mechyakhat une lettre, rédigée en français, dont les journaux de Constantinople ont publié la traduction. Dans cette lettre, des nouvelles sont données de Hâdjî ‘Omar Yamaoka Efendi, cet officier japonais converti à l’Islam qui, après un voyage à Constantinople, a fait le pèlerinage des Villes saintes. Il est rentré dans son pays, par la Sibérie, non sans avoir eu bien des difficultés à surmonter, et a remis à la Société des rapports sur ses voyages. Au Japon, la propagande musulmane se heurte à de grands obstacles. Les. religions dominantes, fortes du nombre de leurs adhérents et vingt fois séculaires, opposeront une résistance sérieuse. Beaucoup de préventions existent contre l’Islam, dont on se fait une idée d’autant plus défavorable, qu’on le connaît moins. Les nouveaux convertis sont en butte à l’hostilité de leurs familles et de leurs relations ; on fait tout pour qu’ils abandonnent la religion musulmane, dont les Chrétiens japonais seraient, paraitrait-il, les ennemis les plus résolus.

Malgré tout, la Société a confiance dans l’avenir, et ne se laissera pas décourager par ces obstacles. Elle se propose, avec l’aide des Musulmans, de poursuivre son œuvre de la manière suivante :

1° En fondant, partout où elle le pourra, des mosquées et des écoles ;

2° En faisant venir des professeurs, pour instruire les jeunes gens, dont on fera de bons Musulmans ;

3° En réunissant les sommes nécessaires à une propagande active.

Hâdjî ‘Omar Yamaoka Efendi a, lui-même, abordé ces questions dans une lettre adressée au Té‘âruf-i Muslimîn. De retour dans sa patrie, il désire voir des·rapports de plus en plus étroits s’établir entre la Turquie et le Japon. Et, pour propager l’Islam, la première chose à faire sera d’amener au Japon des ulémas, auxquels on assurera le nécessaire. » [9]

Omar Yamaoka défendait notamment une « politique musulmane » (kaikyō seisaku). Cependant, ses arguments restent ceux du panasiatisme et ne cachent pas son impérialisme. Son expérience en Arabie rappelle celle de Lawrence dont l’admiration pour les Arabes servit l’Empire britannique durant la Première Guerre mondiale [Esenbel 2012]

Hatano Uho (1882-1936)

Ancien étudiant de la Tōa Dōbun Shoin de Shanghai, dont le but était de développer le partenariat entre le Japon et la Chine, Hatano Uho développa une vision globale des relations internationales et imagina une union de tous les pays d’Asie, à commencer par un rapprochement du Japon et de l’Empire ottoman :

« L’union du Japon et de l’Empire ottoman a plus d’importance qu’une union avec la Chine. Car le Japon et les Ottomans sont comme deux citadelles à chaque extrémité de l’Asie. Si ces deux États parvenaient à conclure une véritable alliance, ils pourraient empêche tout type d’activité européenne en Asie, au lieu de la situation actuelle dans laquelle se trouvent les Ottomans, considérés par les Européens dans une position d’infériorité. » [10]

Comme l’écrit Renée Worringer, « lui et les autres activistes asiatiques révèlent un moment particulier dans l’histoire de la politique mondiale : ils forment un collectif de résistance internationale anti-occidentale originaire de différents lieux d’Asie, dont plusieurs convergèrent au Japon et dont tous avaient en tête une nouvelle vision du monde qui nécessitait que les Asiatiques et les musulmans laissent de côte leurs différences et se soutiennent les uns les autres dans l’intérêt de résister au colonialisme et de forger leurs propres destinées. » [11]

Le paradoxe évident de cette situation est que la politique japonaise est elle aussi impérialiste. En 1937, Georges Hardy considérait le Japon comme une puissance coloniale en concurrence avec les puissances occidentales :

« Il n’est pas douteux que l’impérialisme territorial du Japon ait choisi pour domaine tout le Pacifique et une grande partie de l’Asie orientale. Il ne craint pas, au reste, de publier ses desseins, de s’affirmer dans le cadre d’une “doctrine de Monroë asiatique”, définie en mainte rencontre par ses hommes d’État les plus en vue. » [12]

Bibliographie

Esenbel S., 2004, « Japan’s Global Claim to Asia and the World of Islam: Transnational Nationalism and World Power, 1900-1945 », The American Historical Review, Vol. 109, N° 4, pp. 1140-1170.

Esenbel S., 2000, « Japanese Interest in the Ottoman Empire », in Edstrom B. (éd), The Japanese and Europe: Images and Perceptions, Oxon, RoutledgeCurzon

Farjenel F., 1906, « Le Japon et l’islam », Revue du monde musulman, Vol. I, pp. 101-114.

Laffan M., 1999, « Mustafa and the Mikado: A Francophile Egyptian’s turn to Meiji Japan », Japanese Studies, Vol. 19, n° 3, pp. 269-286.

Misawa N., 2009, « The Influence of the Ottoman Print Media in Japan: the Linkage of Intellectuals in the Eurasian World », Kyoto Bulletin of Islamic Area Studies, n° 2, pp. 36-42.

Worringer R., 2011, « Hatano Uho : Asia in Danger, 1912 », in Sven Saaler & Christopher W.A. Szpilman (éd.), Pan-asiatism. A Documentary History, Vol. I, 1850-1920, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, pp. 149-160.

Worringer R., 2014, Ottoman Imaging Japan. East, Middle East, and Non-Western Modernity at the Turn of the Twentieth Century, New York, Palgrave Macmillan.

Notes

[1] Discours prononcé par Sun Yat-Sen à Kobé, à l’École normale des filles, le 28 novembre 1924, traduit par Léon Wiegler dans La Chine moderne, vol. 6, Le Feu aux poudres, Paris, 1925, et cité dans le journal La Croix du 17 juin 1927.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Fernand Farjenel, 1906, « Le Japon et l’islam », Revue du monde musulman, Vol. I, p. 101.

[5] Habl oul-Matîn, 6 juin 1906, cite par Farjenel, p. 102-103.

[6] Ibid. p. 114.

[7] Mustafa Kamil, 1904, al-chams al-muchriqa, Le Caire, Matba’at al-Liwa’, p. 22, cité et trad. en anglais in Laffan, 1999.

[8] cité par Renée Worringer, 2014, Ottoman Imaging Japan. East, Middle East, and Non-Western Modernity at the Turn of the Twentieth Century, New York, Palgrave Macmillan, p. 59.

[9] Lucien Bouvat, 1911, in Revue du monde musulman, p. 578.

[10] Hatano Uho, 1912, Asia in Danger, cité par Renée Worringer, 2011.

[11] Renée Worringer, 2011, « Hatano Uho : Asia in Danger, 1912 », in Sven Saaler & Christopher W.A. Szpilman (éd.), Pan-asiatism. A Documentary History, Vol. I, 1850-1920, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, p. 151.

[12] Georges Hardy, 1937, La Politique coloniale et le partage de la terre aux XIXe et XXe siècles, Paris, Albin Michel.

La guerre moderne, 16e – 21e siècles

Le billet du 29 octobre 2012, « La guerre prémoderne, 5e – 15e siècles », se terminait par une conclusion provisoire ouvrant sur ce qu’il est convenu d’appeler les Temps modernes. Une modernité marquée par un phénomène sans précédent historique, celui d’une société exerçant progressivement son hégémonie à l’échelle mondiale. Sachant que l’Europe finit par dominer le monde au terme du 19e siècle, nombre d’historiens ont essayé d’analyser les causes de cet « essor de l’Occident », à commencer par William H. McNeill avec The Rise of the West [1963]. Nombre d’explications ayant intégré le facteur militaire comme décisif dans ce « miracle européeen », nous rebondissons ici sur le choix de la guerre comme thématique des Rendez-vous de l’histoire de Blois cette année, du 10 au 13 octobre 2013. Nous allons explorer la genèse de cette supériorité militaire occidentale.

Si l’histoire militaire européenne est connue, certaines trajectoires illustrent hors de l’Europe de façon spectaculaire l’entrée dans une nouvelle ère de la guerre. La poudre est à cet égard décisive. Elle est d’abord utilisée en Chine dès le 9e siècle, puis perfectionnée avec le savoir-faire des ingénieurs en balistique perses et des fondeurs européens réunis sous la bannière des Mongols lors de leur expansion continentale. Elle entraîne enfin, dans toute l’Eurasie, l’affirmation progressive du canon – renforcée en Europe par l’irruption de la bouche à feu portative, ancêtre du mousquet –, arme pivot du champ de bataille à partir du 15e siècle. Les Otttomans font ainsi usage d’une monstrueuse bombarde en assiégeant Constantinople (1453).

Et le Japon renonça aux armes à feu

Mais à l’autre bout de l’Asie va prendre place une étonnante trajectoire, celle du Japon. Ses habitants découvrent les arquebuses à la faveur de l’arrivée (sur un navire chinois) de marchands portugais en 1543. Ils les dupliquent dans les années qui suivent, et produisent rapidement en série des armes d’acier d’excellente qualité – introduisant un système de rayage inédit qui en améliore grandement l’efficacité. Alors que les Occidentaux n’auront de cesse, dans les siècles qui suivent, d’améliorer la vitesse du tir afin d’arroser l’adversaire, les Japonais se focalisent sur la précision du tir, rendant cette arme bien plus meurtrière.

Le Japon est alors déchiré dans un interminable conflit civil opposant des seigneurs de guerre en compétition pour la suprématie sur l’ensemble de l’archipel. L’un d’entre, Oda Nobunaga, a en sus l’idée, devançant les Européens de quelques décennies, du feu roulant : en tirant à tour de rôle sur trois rangées, ses arquebusiers viennent à bout de tous ses rivaux (le film Kagemusha. L’ombre du guerrier, d’Akira Kurosawa, 1980, en offre une bonne illustration). Si le fusil détrône l’arc, en Europe comme au Japon, ce n’est pas qu’il soit plus efficace, c’est qu’il faut beaucoup moins de temps pour former un soldat à s’en servir. Le plus étonnant : après avoir acquis une avance indéniable sur le reste du monde en matière de technologie et de stratégie, le Japon prend la décision politique – unique dans l’histoire – de renoncer aux armes à feu alors qu’il interdit l’accès à son marché aux Européens, aux débuts de l’ère Tokugawa (soit entre 1600 et 1650). Nul progrès ne sera plus fait en matière d’armes à feu jusqu’à ce qu’en 1853, la flotte américaine du commodore Matthew Perry intime à l’archipel l’ordre d’ouvrir ses ports au commerce international sous la menace de canons infiniment plus efficaces que l’artillerie du 16e siècle conservée par les Japonais.

Alors que le Japon tourne le dos au « progrès », l’Europe embrasse avec ferveur la « Révolution militaire ». Geoffrey Parker la caractérise comme l’ensemble des évolutions liées à l’irruption de l’artillerie. Les canons, très lourds donc longtemps mis en service immobile lors des sièges, deviennent de plus en plus puissants, et les fortifications de plus en plus vulnérables. Les États les plus riches de l’Europe (Italie, puis France…) adoptent la « trace italienne » : des forteresses bastionnées pour multiplier les possibilités de défense, aux murs en pente pour dévier les boulets, au détriment des fortifications médiévales aux murs droits, conçues pour résister aux attaques de fantassins.

Il est intéressant de noter qu’il s’agit là d’un choix technologique, d’autres options étaient ouvertes : ainsi en Asie (Empire moghol en Inde du Nord, Chine, Japon…), les murs restent droits, on s’acharne simplement à les construire suffisamment épais pour qu’ils résistent aux canons, quitte à donner dans le monumental – lors de la première guerre de l’Opium (1839-1842), des artilleurs britanniques se plaindront de ne pouvoir écorner certaines murailles chinoises, alors que celles-ci sont vieilles de plusieurs siècles.

Les évolutions militaires, toujours plus coûteuses, imposent et se nourrissent de l’affirmation du pouvoir étatique : en Europe, la guerre devient l’affaire des États et leur principale source de dépenses. Les effectifs militaires des guerres en Europe connaissent des hausses colossales qui permettent en quelques siècles aux armées d’atteindre des effectifs qui rivalisent avec ceux des plus puissants États asiatiques, pourtant davantage peuplés. Quant aux tâches militaires, elles subissent en Europe une rationalisation croissante.

L’artillerie embarquée

Le progrès décisif en matière d’artillerie est réalisé à bord des bateaux : la conjonction de navires de plus en plus puissants et de canons toujours plus performants, que les Européens travaillent de manière à optimiser leur usage en mer (tir au canon par le travers, chargement par la bouche, mise au point de chariots…), les rend maîtres des océans dès le 16e siècle. À cet égard, il est intéressant de noter que les Coréens, pour contrer l’invasion japonaise de 1592, recourent à des bateaux-tortues recouverts de plaques d’acier, véritables cuirassés avant leur apparition officielle au 19e siècle – leur puissance de feu surpassait celle des navires japonais d’un facteur de 10 pour 1. Mais cette innovation technologique ne sera pas entretenue, avant d’être oubliée.

Inlassablement, fruit de la concurrence féroce que se livrent les États européens en situation de guerre quasi permanente, se tisse un réseau mondial de fortins coloniaux côtiers. Dans un premier temps, exception faite des Amériques aux populations décimées par le choc microbien, les Espagnols, Portugais, puis Français, Britanniques et Néerlandais ne pénètrent pas à l’intérieur des terres : l’Afrique intérieure (sauf l’Afrique australe) reste inexplorée, trop bien défendue par les maladies endémiques tel le paludisme, et il faudra attendre la seconde moitié du 19e siècle pour assister au dépeçage de l’Afrique. De  plus, les traites négrières alimentent les royaumes africains esclavagistes en mousquets, monnaie d’échange parmi d’autres. Mais les rares observateurs conviennent que l’on s’y bat de façon désordonnée, le but semblant de tirer le maximum de munitions pour montrer son courage. C’est qu’en Europe, l’objectif étant d’éradiquer l’adversaire, on améliore sans cesse. Ainsi les comtes de Nassau, commandant une armée hollandaise confrontée à des forces bien supérieures, en sus d’« inventer » le feu roulant, découpent de façon stakhanoviste les gestes élémentaires nécessaires au chargement d’un fusil ou à la mise en œuvre d’une pique dans les années 1590-1610. Un siècle plus tard en Afrique, ou un siècle avant en Méso-Amérique, on ne se bat que dans le but de capturer – donc de ne pas tuer – dans un cas de futurs esclaves, dans l’autre des condamnés à sacrifier aux dieux.

L’efficacité de l’arme à feu n’est donc rien sans le contexte culturel qui pousse à « optimiser » son usage. Sans les infrastructures sociales et économiques qui avaient engendré la machine de guerre européenne, utiliser ou copier la technologie qui en était issue ne permettait jamais d’acquérir l’efficacité visée. Car la guerre à l’occidentale était basée sur tout un appareil de mobilisation des masses, de logistique en armes et ravitaillement qui exigeait, en temps de conflit, un État en mesure de mobiliser d’immenses ressources. Simultanément à l’essor européen, seuls les grands États asiatiques (Chine, Inde moghole et Russie étudiés par Alessandro Stanziani, auxquels on peut rajouter l’Empire ottoman) sont en mesure de rivaliser. Mais si ces États sont bien des « empires de la poudre » (ils se servent de leur artillerie pour réduire des rebellions), leur arme reine reste la cavalerie usant du sabre – les canons sont bien trop lourds pour les déplacer sur les immenses étendues qu’ils contrôlent.

Jusqu’au 19e siècle, Chine, Japon et Corée repoussent les nouveaux-venus. De toute façon, l’avance technologique européenne est faible : en cas de choc frontal, les arquebuses sont longues à recharger, et si les plastrons et les sabres d’acier offrent un avantage au corps à corps dans la plupart des situations, ces armes n’entraînent pas la décision face à un adversaire déterminé (en témoigne la mort de Fernand de Magellan en 1521). Certaines civilisations, comme la Chine, valent l’Europe en matière de technologies militaires, et y ajoutent, se battant à domicile, des effectifs militaires largement supérieurs à ceux que l’Europe peut projeter au loin.

Le grand bond a lieu au long du 19e siècle. Vers 1800, l’Europe domine 30 % de la surface du globe. En 1900, elle en contrôle 80 %. Cette expansion s’explique par la conjonction de toutes sortes de facteurs. La Révolution industrielle dope la production d’armement, la maîtrise du charbon permet de mettre d’immenses bateaux sur les mers, capables de transporter les grandes masses de soldats ou de migrants générés par la transition démographique. La technologie militaire suit : armes à répétitions, canons toujours plus performants, mitrailleuses… Si on commence à se battre à partir de 1830 en Algérie à armes égales (fusils turcs et français se valent bien) mais à démographie déséquilibrée (la France est bien plus peuplée), il n’en est pas de même des guerres entre Occidentaux. La guerre de Sécession des États-Unis d’Amérique d’abord, la Première Guerre mondiale ensuite ouvrent la voie aux conflits totaux : instrumentalisation des médias ; mobilisation des transports (chemins de fer…), des télécommunications (télégraphe…), des industries et de l’ensemble des forces de travail de la nation, d’un arsenal toujours plus assassin culminant avec des bombardements aériens apocalyptiques… Le tout conduisant à des pertes massives. Encore peut-on relativiser, rappelle Lawrence H. Keeley : il fallait tirer des centaines d’obus et des milliers de balles pour tuer un seul soldat lors de la Première Guerre mondiale, et au Rwanda, en 1994, armés pour l’essentiel de machettes, les génocidaires tueront en trois mois environ 800 000 personnes – à comparer au bilan humain de guerres menées avec des armes à feu, comme au Liban (de 1975-1990, de 150 000 à 250 000 morts) ou en ex-Yougoslavie (de 1991 à 1995, de 150 000 à 250 000 morts).

Après le règne de la bombe atomique, que l’on put croire un temps constituer l’apogée de l’art de tuer, à tel point que l’équilibre de la terreur postulait qu’être détenteur de ladite arme revenait à être à l’abri de la guerre, est venu le temps des guerres asymétriques et des raids de drones. Il est possible, probable, que les robots, téléguidés ou même autonomes, domineront dans nos journaux télévisés les champs de bataille de demain. La guerre se joue d’ores et déjà dans les circuits électroniques, un signal lancé à bon escient suffisant à paralyser les technologies que l’on vendait hier à l’ennemi d’aujourd’hui. Il n’empêche : la meilleure arme du monde ne sert à rien dans un contexte social inadapté. Les troupes de la coalition envoyées en Afghanistan avaient beau être technologiquement très supérieures à leurs adversaires insurgés, les voici qui se retirent sans résultat. La guerre, toujours, se gagne dans les esprits.

 

 

 

Bibliographie

Les faits non sourcés sont issus, pour une part majeure, de l’ouvrage de Geoffrey Parker [1988] et secondairement de celui de William H. McNeill [1982].

PARKER Geoffrey [1988], The Military Revolution. Military innovations and the rise of the West, 1500-1800, Cambridge, Cambridge University Press, trad. fr. Jean Joba, La Révolution militaire, Gallimard, 1993, rééd. coll. Folio / Histoire », 2013.

McNEILL William H. [1982], The Pursuit of Power. Technology, armed forc, and society since A.D. 1000, The University of Chicago Press, trad. fr. Bernadette et Jean Pagès, La Recherche de la puissance. Technique, force armée et société depuis l’an mil, Paris, Économica, 1992.

McNEILL William H. [1963], The Rise of the West. A history of the Human community, London, The University of Chicago Press, 1963, rééd. 1991

STANZIANI Alessandro [2012], Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, XVe-XIXe siècle, Paris, Raisons d’agir.

KEELEY Lawrence H. [1997], War Before Civilisation. The myth of the peaceful Sauvage, Oxford University Press, trad. fr. Jocelyne de Pass et Jérôme Bodin, Les Guerres préhitoriques, Paris Le Rocher, 2002.

HOLEINDRE Jean-Vincent et TESTOT Laurent, coord. [nov.-déc. 2012], « La guerre. Des origines à nos jours », Auxerre, Hors-série / Grands Dossiers des sciences humaines Histoire, n° 1.

La carte de Matteo Ricci : transfert et traduction géographiques de l’Europe vers l’Extrême-Orient

Matteo Ricci, jésuite italien arrivé en Chine en 1583, est bien connu pour son rôle dans les échanges culturels entre l’Europe et la Chine au tournant du 16e et du 17e siècle. Pour mieux s’implanter en Chine, il suivit le principe de sinisation qu’avaient perçu ses prédécesseurs, Alessandro Valignani et Michel Ruggieri – même si la voie du confucianisme choisie par Matteo Ricci diffère du bouddhisme adopté par le P. Ruggieri. Indépendamment de ces débats, la carte du monde réalisée par Matteo Ricci illustre bien cette nécessaire traduction qu’a impliquée le transfert des connaissances géographiques européennes pour un public de lettrés chinois. Cette « description » fut réalisée pour la première fois en 1584 après qu’une carte européenne eut été admirée par les Chinois accrochée au mur de la mission à Zhaoqing. Il s’agissait bien entendu de traduire les noms en caractères chinois, pour rendre cette carte directement lisible, mais aussi et surtout de proposer une traduction cartographique, c’est-à-dire un décentrement de la projection afin de remettre la Chine au cœur de l’univers. Cependant, contrairement à ce que Matteo Ricci écrit lui-même, ce recentrement n’est pas total : la Chine n’occupe pas le centre exact de la nouvelle carte, qui se trouve quelque part au large du Japon.

Ricci, Carte du monde, 1602

Figure 1. La carte de Matteo Ricci, version de 1602 (Library of Congress)

Matteo Ricci mourut à Pékin en 1610, mais il laissait un manuscrit en italien que reprit un jésuite belge, le P. Nicolas Trigault. La version française de l’Histoire de l’expédition chrétienne en Chine parut en 1616. De nombreux passages nous donnent de précieux renseignements sur l’élaboration de cette carte, sur sa réception et sur sa diffusion.

« Dans la salle de la maison pendait attachée une description cosmographique en caractères européens. Les lettrés chinois la regardait avec plaisir, et quand ils eurent entendu que le plan de tout le monde était vu et lu en cette description, ils prirent grand plaisir de la pouvoir lire en lettres chinoises. Car les Chinois, qui sur toute autre nation n’auraient jamais eu le moindre, et quasi nul commerce avec les peuples étrangers, étaient grossièrement ignorants des parties du monde. Car encore qu’ils eussent assez de semblables tables cosmographiques qui portaient le titre de description universelle de tout le monde, ils réduisaient néanmoins l’étendue de toute la terre en leurs quinze provinces, et en la mer dépeinte à l’entour ils mêlaient quelques petites îles, ajoutant les noms des royaumes qu’ils avaient quelquefois ouï nommer, tous lesquels royaumes assemblés en un à peine égalaient la moindre province de l’Empire chinois. Ceci est la cause pour laquelle ils n’ont pas fait de difficulté d’orner leur Empire du nom de tout l’Univers, l’appelant Thien-hia, comme si vous disiez “tout ce qui est sous le ciel”. Quand donc ils entendirent et virent que leur Chine était confinée en un coin de l’Orient, ils admiraient comme une choix à eux inouïe cette description à leur opinion si dissemblable à l’Univers, et désiraient en pouvoir lire l’écriture, pour juger de la vérité d’icelle. Le gouverneur donc conseilla au P. Matthæus Riccius de faire avec l’aide de son truchement que cette table parlât chinois, ce dont il pourrait acquérir beaucoup de crédit et de saveur à l’endroit d’un chacun.

Par quoi le P. Riccius bien versé en disciplines mathématiques, lesquelles il avait apprises du P. Christophe Clavius docteur et prince des mathématiques de son siècle, qu’il avait ouï quelques années à Rome, appliqua son esprit à dessein de prêcher l’Évangile, sachant bien qu’on ne s’est pas toujours servi d’un même moyen, ou entremise de même nation, pour, selon la disposition divine, attirer quelque peuple à la foi de Jésus-Christ. En vérité, par cette amorce, plusieurs entre les Chinois ont été amenés dans la nasse de l’Église. Il étendit donc cette description en un champ plus ample afin qu’il pût aisément contenir les caractères chinois, qui sont plus grands que les nôtres, et ajouta non les mêmes annotations, mais d’autres selon l’humeur des Chinois et convenables à son intention ; car il en venait à propos en divers lieux traitant des coutumes et cérémonies de diverses nations, il discourait des mystères sacrés de notre très sainte foi jusqu’au temps présent inconnue aux Chinois, afin que sa renommée s’épandit en peu de temps par tout le monde.

Je n’oublierai pas aussi ce qu’il inventa pour gagner la bonne grâce des Chinois. Les Chinois croient bien que le ciel est rond, mais toutefois ils estiment que la terre est carrée ; au milieu de laquelle ils se font assurément accroire que leur Empire est situé. Par quoi ils portaient impatiemment que leur Chine fût par nos géographes rejetée en un coin de l’extrémité d’Orient. Et pour autant qu’ils n’étaient pas encore assez capables d’entendre les démonstrations des mathématiques, par lesquelles on prouverait facilement que la terre avec la mer fait un globe, et qu’au globe, par nature de la figure circulaire, ne se trouve ni commencement ni fin, il changea un peu notre projet et rejetant le premier méridien des îles Fortunées aux marges de la description géographique à droit et à gauche, il fit que le Royaume de Chine se voyait au milieu de la description, à leur grand plaisir et contentement. » [1]

Le succès de cette carte est immédiat, ce que Ricci explique par l’articulation entre la nouvelle carte et les connaissances géographiques chinoises antérieures, et par la distance que cette carte révèle entre la Chine et l’Europe.

« Véritablement on n’eût pu en ce temps-là trouver une invention plus propre pour disposer ce peuple à recevoir les mystères de notre religion. Ce que s’il semble être un paradoxe à quelqu’un, j’en déclarerai la cause, qui en a après été confirmée par le témoignage de l’expérience. À cause de l’ignorance de la grandeur du monde, les Chinois ont pris une telle opinion d’eux-mêmes que la Chine n’admire que soi seule, à leur croyance unique en grandeur d’Empire, administration de la république, ou gloire des lettres ; et tenait toutes les autres nations non seulement comme barbares, mais quasi au rang des bêtes, croyant qu’il n’y eût en aucun autre lieu nul roi, nulle république, nulles lettres. Mais d’autant que l’ignorance avait enflé cet orgueil, la vérité en après connue l’a abaissé. Car ayant vu cette description, encore que quelques-uns des plus grossiers du commencement tournassent tout en risée et en brocards, les plus doctes toutefois ayant considéré la proportion des parallèles méridiens ensemble avec l’équateur et les tropiques, ayant aussi entendu la symétrie des cinq zones et lu les coutumes de tant de peuples, et noms de tant de lieux, dont aussi plusieurs choses s’accordaient avec les anciennes descriptions des Chinois, crurent que cette table était vraie et naturelle représentation et figure de tout le monde, ce qui fut cause qu’ils conçurent une grande opinion des Européens en toute sorte de disciplines et autres sciences.

Ceci produisit aussi un autre effet, qui n’était pas de moindre importance ; car on voyait par cette description de quel espace quasi démesuré de terres et de mers le Royaume de la Chine était éloigné de l’Europe, ce qui fut cause qu’ils diminuèrent la crainte qu’ils avaient des nôtres : jugeant aisément qu’ils n’avaient aucun sujet d’avoir peur d’un peuple que la nature avait séparé d’eux de si grands intervalles. Chose laquelle si elle était également connue de tous les Chinois, ôterait un grand empêchement aux nôtres pour faire recevoir la foi chrétienne par tout le royaume. Car nous ne sommes par aucune chose tant empêchés que par ces ombrages de soupçon : depuis cette œuvre géographique souvent revue et limée par le Père a été donnée pour être plusieurs fois imprimée, et montrée voir avec égale admiration de l’une et l’autre cour, jusqu’à ce qu’enfin elle fut portée dans le palais même du roi par son commandement. »[2]

Toutes les copies de la carte de 1584 furent perdues, comme le furent celles d’une seconde version réalisée par Ricci à Nanjing en 1599. La carte donnée ici est l’une des six copies connues de la troisième version de la carte, faite par Ricci en 1602. Mais le succès de la carte de Matteo Ricci ne se limita pas à la Chine. Très vite, des copies circulent vers la Corée et vers le Japon.

« Le magistrat plus souverain de ce temps pria le P. Matthieu de revoir la description géographique du monde qu’il avait autrefois mise en lumière en la province de Canto, et y ajouter des commentaires plus amples : qu’il la voulait encore graver sur les tables publiques de son palais, et l’exposer en vue au public. Il fit ce dont on le priait, et augmenta aussi le projet, afin de le représenter sur des tables plus grandes pour la commodité des spectateurs ; il corrigea les fautes, et y ajouta plusieurs choses, tellement qu’il ne fut pas marri de l’avoir renouvelée. Cela plut merveilleusement au magistrat ami, et soudain y employa des graveurs excellents aux dépens du public, et lui-même loua l’œuvre et l’auteur avec une préface très élégante. Cette dernière impression en estime et en nombre surpassa celle de Canto : plusieurs exemplaires furent de ce cœur du royaume distribués par toutes les autres provinces, même les nôtres en envoyèrent à Amacao, et au Japon, sur le modèle desquels on dit qu’on en grava autre part d’autres. »[3]

Serge Gruzinski avait déjà attiré l’attention sur ces étonnants paravents japonais ornés de peintures européanisantes, de style namban. Parmi les illustrations de ces paravents, on trouve des cartes. Philippe Pelletier, dans son dernier ouvrage, en reproduit une inspirée d’une carte « classique », européocentrée (cf. Pelletier, 2011). La carte-paravent montrée ici, date de 1640 et reprend au contraire la carte de Matteo Ricci.

Paravent japonais, 1640

Figure 2. Paravent japonais, 1640 (David Rumsey Collection)

On notera cependant que le texte a été en grande partie supprimé, pour ne pas dire expurgé. Toutes les croix ont également disparues. En effet, l’édit de Kan.ei de 1630 interdit l’introduction d’ouvrages étrangers en Europe, et explicitement ceux de Matteo Ricci. Toute référence au christianisme est condamnée. Cependant, il semble y avoir eu une certaine tolérance à l’égard des ouvrages cartographiques.

Carte / paravent

Figure 3. L’Europe (carte de Matteo Ricci de 1602 / paravent japonais de 1640) : simplification et déchristianisation

On fera attention aux illustrations marginales. La première montre le système planétaire géocentré et résume la vision cosmographique de l’époque. Les deux autres sont des cartes polaires hémisphériques, comme on en trouve beaucoup sur les mappemondes de l’époque. La quatrième est plus étonnante et représente quatre bateaux situés sur le pourtour du globe. La figure exprime clairement la rotondité de la terre et rappelle un schéma qu’on trouve dans Le miroir du monde de Gossuin de Metz (13e siècle, cf. sur le site de la BNF). On notera également le traitement particulier du bateau situé en bas : il disparaît à l’horizon, ne laissant apparaître que le haut de son gréement ‒ référence là encore à un argument classique en faveur de la rotondité de la terre et qu’on trouve beaucoup dans le traité de Joannes de Sacrobosco, De sphaera mundi (lui aussi du 13e siècle, mais de nombreuse fois reproduit encore au 16e siècle, cf. sur le site de la BNF). De fait, comme le souligne Philippe Pelletier, la théorie de la globalité n’a guère été contestée par les savants japonais.

Globe

Figure 4. Le globe terrestre (détail)

On terminera en citant un dernier exemplaire, une carte japonaise de 1688.

Ishikawa, Carte du monde, 1688

Figure 5. Ishikawa, Carte du monde, 1688 (BNF)

Cette carte est due à Ishikawa Ryûsen, cartographe japonais mal connu. Sa principale caractéristique est la projection transverse, avec l’est en haut de la carte, ce qui place l’Europe et l’Afrique en bas. Au regard des cartes européennes contemporaines, elle combine donc à la fois décentrement et pivotement. Elle est reprise d’une mappemonde anonyme dite de Shôhô datant de 1645, dont le modèle initial reste bien la carte de Matteo Ricci, même si certains éléments proviennent de cartes européennes plus tardives. On pourra juger le tracé moins précis, mais l’important est ce que ces transferts révèlent, à savoir une mondialisation de ce regard global que porte la nouvelle cartographie européenne du 16e siècle (Gruzinski, 2008).

Bibliographie

Gruzinski S., 2004, Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière.

Gruzinski S., 2008, Quelle heure est-il là-bas ? Amérique et islam à l’orée des Temps modernes, Paris, Seuil.

Rigault N., d’après Matteo Ricci, 1616, Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine, Lyon, Horace Cardon.

Pelletier P., 2011, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire ».

Unno K., 1994, « Cartography in Japan », in: J.B. Harley & D. Woodward (dir.), The History of Cartography, Vol. 2, Book 2, Cartography in the Tradional East and South-east Asian Societies, Chicago, University of Chicago Press, pp. 346-477.

Yee C.D.K., 1994, « Traditional Chinese Cartography and the Myth of Westernization », in: J.B. Harley & D. Woodward (dir.), The History of Cartography, Vol. 2, Book 2, Cartography in the Tradional East and South-east Asian Societies, Chicago, University of Chicago Press, pp. 170-202.


Notes

[1] Nicolas Rigault d’après Matteo Ricci, 1616, Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine, Lyon, Horace Cardon, pp. 299-302.

[2] Ibid., pp. 302-303.

[3] Ibid., pp. 608-609.

D’Est en Ouest, une histoire du savoir géographique

L’ouvrage est conséquent, mais ses quelque 700 pages étaient nécessaires pour mener à bien une ambitieuse entreprise : dresser une histoire comparée de l’évolution des savoirs géographiques entre Orient et Occident. Philippe Pelletier, géographe, spécialiste de la géohistoire du Japon, nous offre avec L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie [2011] un exposé exhaustif, en l’état actuel des connaissances, des circulations, innovations et emprunts qui ont construit les images du monde en ces vingt-cinq derniers siècles.

La parenthèse japonaise

On avait réalisé, au moins depuis le mémorable L’Invention des continents de Christian Grataloup [2009], à quel point des notions considérées comme allant de soi, telles les limites continentales, sont en fait des constructions purement historiques et culturelles. Cet aspect est souligné par Pelletier par l’insertion, dans un livre portant sur les savoirs cartographiques, de chapitres dédiés à l’histoire « insulaire » du Japon. Ces incursions auraient pu fournir matière à un ouvrage distinct mais prennent tout leur sens quand on les lit comme des illustrations de l’exposé général. Ces chapitres insérés telles des parenthèses montrent, en effet, comment les débats historiographiques ont très tôt animé un archipel supposé « fermé ».

Sakoku, « pays verrouillé », est en effet un de ces termes issus de l’historiographie occidentale, nipponisés lors de la modernisation du pays, à tel point qu’il semble lui aussi aller de soi aujourd’hui, de concert avec l’idée que le Japon a également connu son Moyen Âge… Un Japon des Tokugawa (1603-1867) canoniquement présenté comme fermé aux influences extérieures, mais en fait avide de nouveautés. Les ouvrages des « Barbares du Sud » étaient interdits ? Qu’importe, à défaut de pouvoir lire les originaux en néerlandais ou portugais, on en commentait des traductions chinoises importées plus ou moins sous le kimono. Déduction : si l’archipel était étanche (et encore contribuait-il notablement à l’économie globale, à laquelle il fournissait au début du 17e siècle environ le tiers du métal argent mondial), il n’en connaissait pas moins une puissante ébullition intellectuelle. Et ses évolutions politiques et territoriales ont été fortement débattues en interne, avec des arguments partiellement nourris d’apports extérieurs. Démentant ainsi le lieu commun des frontières « naturelles » de l’archipel, force est de constater qu’au 17e siècle, il n’allait pas du tout de soi que Hokkaidô, l’île du nord, ou les Ryûkyû, l’archipel du sud, fussent japonais. Et que même au tout début de la seconde moitié du 19e, alors que les canonnières yankee venaient de convaincre le Japon de s’ouvrir aux bienfaits du commerce de libre-échange, le pays annexa très vite certaines îles pour mieux chasser la baleine… Ce qui permet accessoirement de tordre le cou au mythe d’une civilisation respectueuse d’une nature sacralisée, en rappelant que la chasse aux cétacés, exception culturelle aujourd’hui pointée du doigt par l’« internationale verte », a une longue histoire.

La lumière du globe

Pour autant, l’essentiel du livre est ailleurs : le découpage du monde en forme la trame principale. En géographie, nommer, c’est cerner ; comme raconter en histoire, c’est imposer une vérité. Ainsi du concept d’Asie, présent chez Hérodote, 5e siècle avant notre ère, qui se réfère au partage de la Terre en trois ensembles : Europe, Asie, Libye. Il faudra pourtant attendre l’épopée de Matteo Ricci, au 17e siècle, pour que ce terme d’Asie s’impose aux intéressés eux-mêmes, Chinois, Coréens ou Japonais.

Scrupuleusement, Pelletier met en scène la circulation des savoirs cartographiques (et par extension mathématiques et astronomiques) entre Orient et Occident, montrant incidemment que l’Europe, qui s’est donnée le beau rôle, n’a pas tant innové que cela. Exemple : on croyait que le premier globe terrestre était celui de Martin Behaim en 1492, année symbolique du miracle européen… On apprend qu’un savant persan, Jamâl al-Dîn, en offre un au puissant empereur Kûbilaï Khan en 1267 – une époque où la géographie européenne traverse une nuit interminable. Reste que la lumière de Jamâl al-Dîn n’aura pas de postérité. Si les Chinois font cohabiter alors plusieurs cosmogonies (greco-arabe, ou peut-être sinisée, voyant la Terre ovoïde ou ronde ; univers de corps célestes flottant dans un vide infini – théorie étonnamment moderne…), l’opinion majoritaire des lettrés est que le pays du Milieu occupe le centre d’un monde carré encerclé par l’océan et couronné par un ciel en forme de bol renversé. De cette conception peut-être née au Proche-Orient, dériverait l’idée qu’il importe peu, pour des gens si bien placés, d’aller voir ce qui se passe aux marges.

La carte en circulation

Passons sur la numération décimale, connue en Chine au moins depuis le 14e siècle avant notre ère, enrichie en Inde au 6e siècle après, avant d’arriver en Europe au 9e (nos chiffres « arabes ») ; sur les nombres négatifs, utilisés en Chine au 2e siècle avant notre ère, pratiqués en Inde au 7e après ; sur le zéro peut-être né en Chine au 4e siècle avant, attesté en Inde vers 870, et dont la notation indienne ultérieure, en forme de petit rond, s’impose en retour dans la Chine du 13e. Passons aussi sur la projection de Mercator (1596), utilisée en Chine vers l’an mil ; sur Chen Juo, inventeur au 11e siècle de la carte en relief ; sur Zhu Shijie, qui présente en 1303 le triangle dit de Pascal, trois siècles avant le savant européen. Passons enfin sur le système équatorial, toujours utilisé aujourd’hui, calculant la position d’une étoile d’après l’équateur céleste, pratiqué en Chine depuis quatre mille quatre cents ans et adopté en Europe (via les Arabes ?) par Tycho Brahe à la fin du 16e siècle. Ce que l’on retiendra de ces histoires de circulation parfois rythmée d’inventions autonomes, c’est que les Européens du 16e siècle, lorsqu’ils viennent se greffer sur les circuits commerciaux des mers asiatiques, attirés tant par des aspirations religieuses que par le parfum des épices, sont des ignorants. Pas forcément en techniques, mais en informations. Et dans les siècles qui suivent, l’historien peine à reconstituer qui trouve quoi : les Arabes, les Indiens, les Chinois, les Coréens, les Japonais et les multiples nations européennes balisent, découvrent (un peu), notent et innovent, mais surtout copient (énormément), volent des informations, les déduisent de sources très partielles, et aussi en inventent… L’Inde, puis la Corée seront un temps considérées comme des îles. Nombre d’atlas feront la part belle au continent austral, indispensable contrepoids à nos continents de l’hémisphère nord.

Et on touche là au seul défaut du présent livre, lié à… son format. Au centre, un bref cahier reproduit certaines cartes, notamment l’extraordinaire mappemonde coréenne du Kangnido (1402, ici une copie des alentours de 1470, donnant à l’Afrique une taille réduite, un lac occupant le centre, mais restituant aussi la vraie forme du Cap de Bonne-Espérance, un petit siècle avant que les Portugais n’en opèrent le premier contournement officiel)… réduite à moins de 8 cm sur 10. En poche, même de qualité, la reproduction frôle l’illisible.

L’épopée de Matteo Ricci témoigne de l’apogée de cette hybridation des savoirs. Les jésuites se rendent indispensables à la cour chinoise par l’apport de leurs connaissances. Ils ne sont pas capables de convertir le peuple, ils entendent conquérir les élites. Ricci dresse une carte prodigieusement innovante pour l’époque, compilant les meilleures sources arabes, coréennes, chinoises et occidentales, et surtout plaçant la Chine au centre. Cette habileté suprême, mettant « la géographie au service du prosélytisme », pérennisera la collaboration entre jésuites et Chinois, qui aboutit à dresser le premier Atlas de Chine en 1717, la France ne détaillant son territoire de la même façon qu’en 1744. La géographie moderne se confirme comme fille métisse des progrès arabes, européens et asiatiques. Ironie de l’histoire : c’est pourtant Ricci et ses collègues qui, jugeant dépassée l’astronomie sinisée, imposent à l’Empire du Milieu des conceptions alors en passe d’être abandonnées en Europe. La Chine renonce au système équatorial qu’elle maîtrisait depuis quatre millénaires au moment même où l’Europe s’en empare.

D’un livre stimulant, beaucoup trop dense pour être résumé en quelques feuillets, laissons la conclusion au prêtre et philosophe Raimon Panikkar (1918-2010), promoteur du dialogue interreligieux hindou-chrétien : « Il y a un Orient et un Occident en chacun de nous. C’est pour cela qu’il est possible de s’entendre. »

À propos de

PELLETIER Philippe [2011], L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Histoire ».

Autre source

GRATALOUP Christian [2009], L’Invention des continents, Paris, Larousse.