À propos de Le Tournant global des sciences humaines, Alain Caillé et Stéphane Dufoix (dir.) La Découverte, 2013.
« Comment les sciences sociales pourraient-elles penser la globalisation, dans toutes ses dimensions et dans tous ses effets, si elles ne savent pas penser en même temps leur globalisation ? » La phrase, posée en ouverture du Tournant global des sciences sociales, résume l’objet de ce livre coordonné par Alain Caillé et Stéphane Dufoix. L’ouvrage marque un repère important dans cette réflexion, en ce qu’il réunit nombre d’auteurs fondamentaux de la pensée autour du global. Les textes qui le composent ont été recueillis, pour l’essentiel, à l’issue d’un colloque qui s’est tenu, sous le même intitulé, à Paris en septembre 2010.
« Les fondateurs de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie ou de la géographie possédaient-ils une vision du global ? Où se trouve le global ? […] Est-il un concept adéquat ou simplement une dénomination qui appelle la conceptualisation ? […] Est-il postnational et postdisciplinaire ? Le global pourrait-il être le cœur d’une théorie générale ? » Les diverses contributions s’efforcent de répondre à ces questions structurant un ouvrage qui, pour être relativement théorique, fournit néanmoins des jalons essentiels – on notera également, en fin de chacun des 22 articles (ou chapitres), la présence d’utiles bibliographies.
Un certain nombre de chercheurs reconnus ont répondu présent, et les francophones ont déjà été évoqués sur ce blog. D’autres chercheurs importants, étrangers et mal connus en France voire très peu traduits, sont aussi de la partie. Le tournant global qui les fédère ici, c’est bien la prise en compte du global comme ensemble de questions traversant les disciplines des sciences sociales. En matière de global, il est un constat partagé : la France a la chance d’abriter des pionniers, mais le malheur de souffrir quelque peu de retard – un retard que les coordinateurs, dans leur introduction, attribuent classiquement au cloisonnement disciplinaire régissant la recherche française, agissant comme une « entrave à la possibilité de faire surgir des pôles de structuration pluri-, inter- ou transdisciplinaires autour de l’objet “global” ».
Le livre s’organise en quatre parties : « Mutations disciplinaires » ; « De quelques mutations d’objet » ; « Théories de la globalisation entre réalités et idéaux » ; « Re-fonder, re-penser, ré-organiser les sciences sociales ». Nous allons les survoler, nous appesantissant longuement sur la première, à notre sens la plus fondamentale.
Avec « Les naissances académiques du global », Stéphane Dufoix analyse la genèse des notions de mondialisation/globalisation. Le discours global aujourd’hui en affirmation, conclut-il, « constitue une sorte d’équivalent contemporain de celui qui naît entre la fin du 18e et le début du 19e siècle autour des idées de société, d’État-nation et de modernité. Dans le domaine des sciences sociales, il représente une véritable rupture, sans doute la première qu’elles aient véritablement connue depuis leur apparition précisément au début du 19e siècle. » Si le discours global « incarne effectivement une ambition (décrire la naissance d’un monde nouveau) et une promesse (l’établissement d’une nouvelle science pour y parvenir), il permet aussi d’articuler une synthèse assez nouvelle dans laquelle, au lieu d’être une rupture fondamentale, la globalisation s’inscrit dans l’histoire longue du monde, celle du capitalisme, de l’impérialisme occidental et de la modernité. »
Dans « Histoire globale, histoires connectées : un “tournant” historiographique ? », Romain Bertrand, après avoir rappelé que l’approche des aires culturelles a compté plusieurs précurseurs en France, estime que « les indices d’acclimatation de l’“histoire globale dans l’Hexagone sont […] de plus en plus nombreux ». Il explore la tension entre connecté et global, micro- et macro-, se faisant l’avocat d’une troisième voie, celle d’une histoire symétrique qu’il a brillamment illustrée dans L’Histoire à parts égales. Il estime au passage que l’histoire globale a du mal, contrairement à la connectée, à se détacher de l’eurocentrisme, même si les deux courants participent à sa remise en cause. Une opinion qui n’est pas partagée par tous les contributeurs de ce blog, et appellera peut-être un futur débat.
Christian Grataloup, condensant dans « Une géographie postbraudélienne » les thèses qui font tout le sel de Faut-il penser autrement l’histoire du monde ?, souligne que la multipolarisation du Monde « suppose de recomposer l’espace-temps des sciences sociales ».
Avec « Problèmes et perspectives de l’histoire globale de l’environnement depuis 1990 », John R. McNeill dresse un magistral panorama des enjeux globaux de l’histoire environnementale, très active dans le monde anglo-saxon, même si elle compte quelques pionniers en France. Dans ce texte qui mériterait de larges répercussions, il distingue trois formes de cette « histoire des relations entre les sociétés humaines et l’ensemble de la nature, dont elles ont toujours dépendu » : 1) « L’étude de l’histoire de l’environnement matériel, de la manière dont l’homme est entré en relation avec les forêts et les grenouilles, avec le charbon et le choléra » ; 2) « L’histoire environnementale qui s’intéresse au politique et à l’action publique, [qui] prend pour objet l’histoire des efforts consciemment entrepris par les êtres humains pour réguler les relations entre les sociétés et la nature mais aussi les rapports entre les différents groupes sociaux sur les questions concernant la nature » ; 3) « Sous-ensemble de l’histoire culturelle [, une histoire environnementale qui] a trait à tout ce que les êtres humains ont pensé, cru, écrit et, plus rarement, peint, sculpté, chanté ou bien encore dansé à propos des relations entre nature et société ». Soulignant à quel point une telle histoire, sous ses trois formes, est par nécessité interdisciplinaire et incline à l’échelle globale (rares sont les phénomènes environnementaux qui respectent les frontières nationales), il en examine les pratiques et productions globalisantes, prenant les exemples de la riche histoire environnementale de l’Inde, méconnue en France, et de l’analyse à grande échelle de l’urbanisation de l’Amérique latine. Il termine en soulignant le rôle des « amateurs » dans ce champ, entre le pionnier Clive Ponting (fonctionnaire du ministère de la Défense britannique) et l’ornithologue du best-seller Effondrement Jared Diamond, et en appelant ses collègues à produire ladite histoire globale de l’environnement, gageant qu’ils le feront mieux que les amateurs. Un seul bémol : au vu de l’ampleur de la tâche, une telle conclusion se discute, les historiens ne jouissant pas d’un monopole de la rigueur.
Considérant « Les espaces enchevêtrés du “tournant global” », le sociologue Ludger Pries constate que les univers sociaux de tout-un-chacun ont connu une extension sans précédent, du village au monde. Il suggère que le défi global posé aux sciences sociales est de mieux cerner les différents termes désignant ce processus : globalisation, mondialisation, transnationalisation, glocalisation, société-monde, empire mondial, trans-monde… Un ensemble de propositions qu’il subsume par le terme d’« internationalisation ».
« Tricot français ou mailles anglaises », de Juliet J. Fall, est un petit chef-d’œuvre. Filant la métaphore entre la bonne façon de tricoter et la manière la plus appropriée de produire de la géographie, l’article montre combien les pratiques nationales, en matière de mailles comme de perception de l’espace, varient. En deux lieux donnés, sera défini comme global ou local le même objet. Une de ses collègues s’est ainsi vue refuser un article par une revue au motif qu’étudier un bassin hydrographique canadien serait local, la même revue publiant quelques mois plus tard un article similaire à partir d’un terrain aux États-Unis – global par définition ? Elle définit le tournant global comme un défi reposant intimement « sur la capacité à penser simultanément le monde comme un tout et comme un ensemble de divisions », et invite à mettre en place de « réelles médiations entre les différentes traditions de recherche ».
Avec « Rééquilibrer les comptes », Paul Kennedy étudie « la résilience du local et la fragilité d’une conscience globale ». Car « une part importante de ce que l’on définit généralement comme le “global” gagne à être comprise comme étant profondément enracinée dans le local et alimentée par le local ». Il distingue deux scenarii du global : celui d’une société mondiale déjà advenue, « résultat cumulatif accidentel, involontaire et imprévu des agendas privés, locaux ou nationaux mis en œuvre par une multitude d’acteurs, hier et aujourd’hui » ; et un monde partageant une conscience globale, qu’il juge pour l’instant embryonnaire. Entre un monde « en soi » actuel et un monde réellement capable d’agir « pour soi », subsiste un gouffre qui défie les chercheurs. Le local résiste, les lieux, même parcourus de flux globaux, s’entêtent à exercer une forte emprise sur les gens. Il conviendrait donc d’éviter un « surcodage global » et de porter si nécessaire l’accent sur le local, lieu où « nous rencontrons les forces globales venues de l’extérieur, et que nous les domestiquons en tirant profit des multiples ressources sociales routinières qu’il [le local] nous fournit ».
Les trois parties suivantes explorent d’abord divers objets globalisés, dans le chapitre 3, « De quelques mutations d’objet ». À commencer par la religion. La sociologue Peggy Levitt ébauche, dans « Les tribulations de la religion », une très intéressante « cartographie de la production et de la consommation culturelle globale » afin de saisir cette religion en mouvement ; le texte de son collègue François Gauthier prolonge sa réflexion, car « La religion à l’ère de la mondialisation » questionne nos définitions classiques du phénomène et les limites de la distinction public/privé. Saskia Sassen explore les nouveaux assemblages, fragments de territoire, d’autorité et de droits « qui échappent peu à peu à l’emprise des cadres institutionnels nationaux ». Des dispositifs élaborés par les firmes à travers le monde pour échapper au durcissement des normes écologiques dans de nombreux pays, aux cours pénales, mondiale et internationale, ces mouvements marquent une tendance centrifuge inverse à la dynamique centripète des États-nations. « Conflits environnementaux et régulation multiniveaux », de Franck Poupeau, analyse enfin le rôle des multiples acteurs des conflits qui ont opposé, en Bolivie, les communautés « originaires » aux multinationales de l’eau.
La 3e partie, « Théories de la globalisation entre réalités et idéaux », comprend 4 textes. « La “globalisation capitaliste” et la classe capitaliste transnationale », de Leslie Sklair ; Remettre la mondialisation à sa juste place » de Jonathan Friedman ; « Un “nous” sans “eux”. Manufactures de la société-Monde », de Jacques Lévy ; et « Les démocraties globales postmodernes », de Jan Aart Scholte.
La 4e partie, « Re-fonder, re-penser, ré-organiser les sciences sociales », plus éclectique, se propose d’abord de « Penser global et monter en généralité » avec Michel Wieviorka – administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH), qui s’apprête à fêter son 50e anniversaire par un colloque international « Penser global. Internationalisation et globalisation des sciences humaines et sociales, du 15 au 17 mai 2013 à Paris, accompagné du lancement d’une nouvelle revue des sciences sociales, Socio, dont le numéro 1 sortira le 28 mars avec pour titre… « Penser global ». Michael Kuhn expose « les transformations du système mondial des sciences sociales dans son « Face au multiversalisme scientifique » ; Gayatri C. Spivak se propose de « Lire le tournant global » ; Francesco Fistetti aborde « Le global turn entre philosophie et science sociale » au fil du « paradigme hybride du don », réflexion prolongée par un article sur « L’Essai sur le don, un texte pionnier de la critique décoloniale », de Paulo H. Martin – rappelons que l’ouvrage est publié sous la codirection de Caillé, dans la collection « Bibliothèque du MAUSS »).
En conclusion, Alain Caillé souligne « L’effet méta-disciplinaire du tournant global en science sociale », la « décomposition et recomposition des disciplines ». En un constat : « La globalisation […] fait apparaître de plus en plus problématique les découpages hérités entre disciplines instituées ». Et un souhait : que ce contexte accouche d’une théorie sociologique générale. « Ou si l’on préfère, d’une “social theory” : une science sociale généraliste, une global social theory en quelque sorte ».
On regrettera, dans ce livre qui entend dresser un dense panorama du « Tournant global » dans toutes les disciplines des sciences sociales, que la sociologie se trouve quelque peu sur-représentée, la moitié des contributeurs relevant de ce champ. Et surtout l’absence de l’économie. Ce dernier regret fait écho à ce qu’écrit Alain Caillé dans le dernier texte, lorsqu’il souligne que la science économique, ou plutôt le « modèle économique standard élargi » – loin de représenter toutes les facettes de cette discipline –, occupe depuis trente ans une position hégémonique dans les sciences sociales, qui « va strictement de pair avec l’hégémonie mondiale des marchés financiers ». Mais cette absence constitue aussi un hommage par défaut – lors du colloque éponyme à l’origine de ce livre, on entendit des intervenants déplorer que l’économie ait vécu, par nature, son tournant global bien avant les autres disciplines.
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