Et si… la science-fiction rencontrait l’histoire globale ? 2/2

Suite et fin de la chronique de la semaine dernière. Ou comment un sujet que l’on pourrait croire surgi d’une nouvelle de science-fiction (SF), écrivant lui-même de la fiction, nous plonge dans le labyrinthe de son âme de génie torturé.

4) Comment entrer dans le cerveau d’un savant schizoïde ?

Norbert Wiener (1894-1964), pour avoir vraiment existé, semble un authentique personnage de SF. Son père, linguiste à l’université de Harvard, clamant qu’on pouvait faire de n’importe quel enfant un surdoué, avait très tôt pris son éducation en main : il aurait su lire à 1 an et demi ! (selon Wikipedia), et a décroché sa licence à 12 ans, son doctorat de logique mathématique à 18. Celui qui déclara un jour se percevoir comme une créature de Frankenstein, création de son géniteur, est entré dans l’histoire comme le créateur du terme de cybernétique – science des systèmes envisageant le monde comme des ensembles reliés par des interactions. Une discipline qui a eu dans les années 1950-1960 une fécondité dans des domaines aussi divers que l’économie, l’ingénierie, la philosophie ou encore la psychanalyse, en sus d’influencer de façon décisive la robotique et l’informatique.

Wiener a introduit le terme de feedback (rétroaction, à la base de la cybernétique) durant la Seconde Guerre mondiale, en travaillant sur des canons antiaériens qu’il souhaitait rendre capables d’anticiper la trajectoire de leurs cibles. À l’orée du livre Les Rêves cybernétiques de Norbert Wiener, de Pierre Cassou-Noguès [Seuil, 2014], notre héros est présenté comme taraudé par un problème de conscience : il a involontairement et très marginalement favorisé, par l’exploitation militaire d’une équation qu’il a autrefois résolue, l’avènement de la bombe A. Citons-le : « La fin de la guerre est proche. L’usage de la bombe atomique conduit les savants américains à un grand examen de conscience [a lot of soul searching]. Nous devons vivre maintenant avec une horrible responsabilité potentielle. »

« Depuis que la bombe atomique est tombée, je guéris peu à peu d’une attaque de conscience [… acute attack of conscience] d’autant plus sévère que je suis un savant qui a participé au travail de guerre, qui a vu son travail de guerre s’intégrer dans un ensemble plus large, utilisé d’une façon que je n’approuve pas et sur laquelle je n’ai absolument aucun contrôle. Je pense que l’on peut présager qu’il y aura une troisième guerre mondiale, je n’ai pas l’intention de laisser utiliser mes services dans un tel conflit. »

Ce contexte est essentiel pour comprendre la démarche de Cassou-Noguès, qui a exhumé une nouvelle de Wiener : Un savant réapparaît. Cette nouvelle, publiée en annexe à la fin du livre de Cassou-Noguès, est donc restée inédite jusqu’à aujourd’hui. Si elle avait été publiée, elle l’aurait été sous le transparent pseudonyme de W. Norbert, réminiscence du bon Dr Wiener, par ailleurs auteur d’essais scientifiques aux titres aussi évocateurs que L’Usage humain des êtres humains ou God and Golem. La nouvelle s’ouvre dans un bar, sur la réunion de cinq savants juifs, à l’occasion d’un congrès qui se tient en Israël. Hasard « incroyable » qu’autorise évidemment la fiction, sur l’envers de la nappe où nos savants se mettent à gribouiller, figure déjà une équation posée la veille par un mystérieux client. La formule permet de résoudre une aporie mathématique ouvrant la voie à la « micro-instrumentation » – la nouvelle, écrite vers 1955, anticipe ainsi les nanotechnologies de plusieurs décennies. Commence l’enquête : un savant étant identifiable par le style de ses équations, les cinq enquêteurs finissent par trouver, dans ce pays où tout le monde a changé de nom, le bon savant au nom indéterminé : Lilienblum/Posner. Il a fait retraite au fond d’un kibboutz plutôt que de contribuer à la création de nouvelles armes toujours plus destructrices – un sage qui tel Spinoza polit des lentilles. Et le mauvais savant va machiavéliquement l’assassiner pour s’approprier son travail. Mais qui est _______, ce mauvais savant ?

Commence alors une mise en abîme, amplifiée par les béances que l’auteur a négligé de combler dans son texte : pourquoi N. Wiener/W. Norbert écrit-il ça ? En quoi la fiction reflète-t-elle son combat intérieur ? Quels sont ses modèles de savants, ses références d’écrivains de fiction ? Pourquoi cet agnostique est-il torturé par sa judéité ? Serait-ce parce que celle-ci l’a fortement handicapé au début de sa carrière, car les universités américaines connaissaient dans les années 1920 un climat antisémite, et freinaient par quotas la carrière de savants juifs ? Si nombre de juifs participeront à la mise au point de la bombe, ce seront pour l’essentiel des réfugiés fuyant l’Europe.

Dévidant simultanément le fil de la fiction (celle de Wiener) et la trame historique de la vie du savant, tissant des allers et retours sur fond de grande histoire, Cassou-Noguès réalise une performance en associant science et fiction. On y voit la naissance d’une science militarisée, où le travail du scientifique se parcellise afin que peu soient capables d’en retracer la cohérence des étapes – le projet Manhattan reposait sur des équipes dispersées, chargées de résoudre des problèmes isolés. Wiener comme son rival John Von Neumann en sont conscients, ils parlent de l’ère de la science à 1 million de dollars – « Megabuck ou Kilogrand science ». Sont mis en scène sur fond de maccarthysme les tourments d’un savant torturé par sa conscience et par la peur – la nouvelle n’est pas la seule à mettre en scène l’idée d’un savant disparaissant du jour au lendemain, sans qu’on sache si l’acte est criminel ou volontaire.

La fiction et l’histoire concourent alors à restituer une ambiance, à dévoiler un imaginaire nourri d’Edgar Allan Poe (notamment pour Le Joueur d’échecs de Maelzel), de Samuel Butler (Erewhon), de Carel Capek (Rossum’s Universal Robots) ou d’Arthur Conan Doyle (les aventures de Sherlock Holmes). Et cet imaginaire importe autant que le parcours du personnage. Le bon savant Wiener devrait-il s’escamoter ? Ou doit-il se consacrer à promouvoir sa cybernétique comme la science du futur paisible de l’humanité – alors même qu’il entrevoit, dans son œuvre scientifique, la possibilité d’usines autoreproductrices fabriquant seules des machines qui aviliront l’homme ? Une usine qui s’autoduplique fera-t-elle le bonheur de l’homme libéré du travail, ou relèguera-t-elle l’ouvrier humain à l’état d’épave frappée d’obsolescence, bonne pour le rebut ? Inquiétude. « La machine cybernétique prend corps dans l’écho de la bombe », rapporte Cassou-Noguès. Les extraits de biographie deviennent alors la chronique de l’avènement d’une science qui n’est plus synonyme de progrès, puisqu’elle peut désormais, sinon détruire le monde, au moins l’altérer irrémédiablement. Sombre prophète de ces temps qu’il a contribué à faire advenir, Wiener évoque la façon dont « un mélange de religion, de pornographie et de pseudo-science » est susceptible de nous changer en des « dupes [fools] aussi prévisibles qu’un rat se démenant dans un labyrinthe ».

Démiurge de la cybernétique, auteur à part égale d’anticipation, Wiener est conscient de la porosité entre fiction et science. Cela explique-t-il que son œuvre contienne en germe les réflexions futures du post-humanisme et du cyborg ? L’« humanité augmentée » aux prothèses est-elle encore humaine ? Une « machine à faire la guerre », ordinateur optimisant la mise à feu atomique, est-elle le meilleur des stratèges, ou le pire ? Les militaires ont-ils pensé à programmer l’instruction « L’humanité doit survivre à la fin du jeu » ? Son rival Von Neumann, lui, est apparemment aussi dépourvu de sentiments qu’un robot. C’est un pur cerveau où germera l’étrange notion de l’homme comme « acteur rationnel » – probablement lui-même est-il un des êtres les plus proches d’incarner cette vision de l’homme dépourvu d’émotions et optimisant à tout moment ses intérêts. Il se montre pourtant capable d’entretenir un réseau de relations sociales avec un talent extraordinaire. Est-il en mesure d’imiter sans relâche la plus pure des sympathies ? Est-il humain ou mécanique ? Est-il le mauvais savant – ou le meilleur ?

En conclusion, que retenir de cet exposé de quelques-unes des façons d’exploiter une association entre science-fiction (au sens large du thème) et histoire ? D’abord, que la fiction n’est pas un additif aussi commode que ce que l’on pourrait croire à première vue. Un historien recourant à la fiction pour meubler des vides dans une biographie (cela arrive) se doit, bien sûr, d’avertir son lecteur, mais aussi de coller au réalisme et d’adopter une démarche prudente et cohérente. Ceci étant posé, on comprend que le recours à une forme autre d’écriture, pour l’historien produisant de la fiction comme pour le romancier s’essayant à l’histoire, peut être tentant.

Pourrait-on pour autant développer une narration en dehors des cadres normatifs du genre d’origine ? Je pense que la réponse semble négative. Ainsi l’uchronie (qui dans son origine est certes historique, mais dont les cadres de référence aujourd’hui ressortent de la SF) ne permettrait aux historiens que de poser des scénarios alternatifs, mais qui se doivent de rester dans le registre de la vraisemblance forte pour rester crédibles – donc de revenir à la trame du récit initial, un temps dévié par un accident. Et si… l’histoire se devait de rester imprévisible ?

Concluons sur une dernière citation de Wiener (traduite, comme les précédentes, par Cassou-Noguès) :

« Notre temps est un âge byzantin, un âge d’épigonie, qui partagent la haine et la peur byzantines de l’homme entier. Byzance choisissait ses fonctionnaires parmi les chambellans mutilés de la cour royale. Nous dirigeons notre couteau directement sur le cerveau. Une forme de lobotomie frontale, au moyen d’une épingle, est devenue une procédure courante chez les psychiatres, et ce manque de respect pour l’intégrité du cerveau chez ceux que la société considère comme inadaptés [misfits] n’est que l’extension grotesque d’une politique qui nourrit ses scientifiques d’un demi-savoir de façon à en faire les agents serviles de la politique formulée par nos véritables héros, les businessmen, et les menace de toutes les peines s’ils ont la présomption de réfléchir à la nature et aux conséquences des politiques destructrices qu’on leur demande de mettre en place. »

Vers une histoire globale de l’aventure industrielle

A propos de l’ouvrage de Patrick Verley, L’échelle du Monde – Essai sur l’industrialisation de l’occident, Paris, Tel Gallimard, réédition 2013.

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Il s’agit là d’un ouvrage sur l’histoire de la « révolution industrielle », constituant une référence depuis sa première parution en 1997 et aujourd’hui réédité en poche, avec une importante postface. Cette dernière a le mérite de situer l’évolution de la réflexion depuis quinze ans et surtout de montrer comment cette discipline relativement jeune qu’est l’histoire globale pourrait aujourd’hui infléchir la réflexion menée. C’est aussi un livre au titre a priori énigmatique et passablement ambigu. Que désigne cette « échelle du monde » ? S’agit-il de montrer que tous les pays du monde ont vocation à faire progresser leur économie grâce à cette « échelle » que constituerait l’industrialisation ? Cette interprétation serait d’autant plus plausible que Patrick Verley précise à maintes reprises que l’histoire de la révolution industrielle ne peut pas être séparée de l’histoire longue des industrialisations, y compris celles qui s’amorcent sous nos yeux depuis trente ans. Mais comme on va le voir, l’une des thèses clés de l’ouvrage est que « l’aventure industrielle » qui s’ouvre en Grande-Bretagne, dans la seconde moitié du 18e siècle, va se trouver largement accélérée par l’espace extérieur, ses débouchés, ses importations possibles, bref le profit qu’il est possible d’en tirer. C’est alors le « monde », le marché global en tant qu’adjuvant de l’industrialisation, plus généralement comme moyen d’ascension et de développement, qui serait en jeu dans ce titre (comme l’auteur l’avoue du reste brièvement dans sa postface). D’où une méprise possible – prendre ce livre pour un pur ouvrage d’histoire globale – qui peut sans doute se produire lorsqu’on le lit un peu vite (voir à ce sujet la surprenante recension parue dans le Monde le 31 octobre dernier). Dans cette œuvre, qui est d’abord une longue et très précise recherche d’histoire économique sur l’industrialisation, il y a évidemment beaucoup à apprendre. Commençons donc par évoquer cette riche analyse avant d’y mêler, à dose homéopathique, l’histoire globale…

La première partie de l’ouvrage, sobrement intitulée « Perspectives », représente une bonne centaine de pages et constitue une tentative de repérage des problématiques et théories liées à la « révolution industrielle », un essai de généalogie des façons successives de la penser (chapitres 1 et 2). On voit ainsi que la question des machines, d’abord étudiée par Ricardo dans les purs termes de l’économie politique (le progrès technique peut supprimer des emplois à court terme mais ses effets de long terme seront positifs), devient dès le début du 19e siècle le problème des conséquences sociales de leur introduction, de leur impact sur le chômage et les conditions de vie. Peu d’interrogation sur les origines de l’aventure industrielle donc, mais soit une étude des mécanismes économiques qui lui sont liés (Mill), soit une approche historique chez Engels et Toynbee, notamment focalisée sur l’évolution des revenus ouvriers. Ce n’est qu’au début du 20e siècle avec Usher qu’est remise en cause l’idée de « rupture » instaurée par la machine et largement étayée l’hypothèse d’une évolution très lente, la grande unité de production (factory system) ne venant détrôner l’artisanat à domicile (putting-out system) que lorsque la rentabilité devient réellement supérieure avec un large usage des machines dans les usines, soit à la fin du 19e seulement. La réflexion sur les origines s’engage alors, écartant vite l’idée d’une cause unique au profit d’un faisceau de facteurs convergents, mais sans que soient véritablement spécifiées les interactions entre ces derniers. Plusieurs auteurs sont alors conduits à privilégier néanmoins une cause principale mais sans démontrer ni qu’elle est exogène à l’ensemble du processus, ni que les causes secondaires seraient endogènes, dans le cadre donc d’un « éclectisme à mauvaise conscience ». Verley montre alors que la réflexion sur le développement des années 1950 vient prendre la suite, notamment avec le tristement célèbre montage de Rostow et ses cinq stades du développement. L’auteur reste ici très poli mais cette construction mal ficelée (les étapes sont peu délimitées) totalement eurocentrique, reprenant les thèses les plus béates de l’évolutionnisme social et conduisant à comparer l’Angleterre du 18e siècle avec l’Inde du milieu du 19e, sans aucun souci des contextes radicalement différents, n’a évidemment plus sa place. Il n’en demeure pas moins que le concept de décollage (take-off) sera beaucoup discuté, approfondi, débouchant parfois sur des constructions intéressantes mais finissant sur des contradictions notoires : si les lois de l’économie sont assez différentes avant et après le décollage, la mise en évidence d’un taux d’investissement minimal pour décoller sembler manquer de logique.

Les approches qui suivront apparaissent plus riches. Ce sont d’abord les marxistes qui, avec Dobb, ont conçu la révolution industrielle comme « étape ultime de structuration des rapports de production capitalistes autour du machinisme et de la grande industrie ». Cette étape ne pouvait être franchie qu’une fois l’accumulation primitive du capital réalisée d’une part (via la montée au Moyen-âge du capital marchand et l’expansion coloniale), qu’une fois consommée l’expropriation des petits producteurs d’autre part (lors des enclosures anglaises du 16e siècle notamment). Dans cette approche, les origines de l’aventure industrielle ne sont plus à étudier de façon immédiate mais en replaçant l’événement dans une logique beaucoup plus large. C’est ensuite Gershenkron qui relie cette accumulation de capital (et de main d’œuvre disponible) à l’idée d’un big spurt permettant une rupture définitive, mais sans véritablement analyser le caractère seulement nécessaire ou déjà suffisant de l’accumulation primitive. Quant aux théories de la croissance qui reportent dans le passé les modèles valables pour le développement auto-entretenu de l’après révolution industrielle, elles ne peuvent logiquement expliquer cette dernière, la difficulté étant clairement de modéliser le changement. L’auteur semble prendre davantage le parti des approches plus empiriques qui se fondent sur les statistiques pour caractériser l’industrialisation : « Au tournant des années 1990, cette position nuancée semble être celle qui concilie le mieux l’acquis des recherches historiques qui confortent toutes l’idée de progressivité, de lenteur et d’inachèvement des mutations économiques et même techniques prises globalement, avec la reconnaissance d’un total redéploiement des ressources qui accéléra, avec un sensible décalage temporel, le développement d’institutions et de formes d’organisation radicalement nouvelles tant dans la production et les transports que sur les marchés des marchandises, de la main-d’œuvre et des capitaux ». Il ne va pas de soi pour autant que l’histoire se reproduise partout et Verley rappelle justement (chapitre 3) les thèses (de Mathias notamment) qui montrent que la situation britannique est unique, les concurrents ne pouvant plus considérer l’industrialisation comme une simple option, mais bien une nécessité pour ne pas rester à la traîne, par ailleurs en copiant ce qui existait déjà de fait. Il consacre aussi de très bonnes pages à la thèse de l’arriération, donc aussi aux avantages que possèdent les late-comers. Cette première partie se termine (chapitre 4) par les thèses de Wrigley selon lequel la révolution industrielle voit se substituer des énergies minérales aux énergies d’origines hydraulique, animale et humaine, mais surtout végétale (bois, matières premières d’origine agricole) libérant ainsi terre la terre et les forêts d’une pression devenue trop lourde. Mais l’auteur corrige aussitôt le propos : cette thèse reste partielle et ne peut par exemple expliquer a contrario l’impossibilité des Pays-Bas de passer à une véritable croissance de type industriel. Il faut donc que quelque autre facteur soit clé dans l’industrialisation et c’est là qu’intervient la disponibilité, ou pas, de marchés extérieurs en forte croissance. C’est elle qui dynamise la croissance dite smithienne et qui peut, dès que les baisses de prix engendrées par la division du travail ont atteint leurs limites, stimuler une croissance schumpeterienne fondée sur les nouvelles technologies et l’organisation du travail qui leur est associée.

C’est là une habile transition vers la seconde partie du livre, « Marchandises, marchés, Etats », longue cette fois de presque 600 pages et comportant un chapitre démesuré qui en comporte, à lui seul, plus de 250… Une telle disproportion est totalement inhabituelle, voire incongrue en regard des normes de construction traditionnelles. Mais il est possible que, chemin faisant, l’auteur ait réalisé concrètement toute la richesse explicative des « débouchés extérieurs et relations internationales » pour comprendre l’aventure industrielle.

Les trois premiers chapitres de cette partie relèvent d’une analyse serrée et, de fait, assez classique. Le chapitre 5 est consacré aux progrès de la consommation, en tant que composante principale de la demande dans les pays européens, c’est-à-dire des marchés internes. Et il apparaît vite que la croissance des achats, sur un rythme lent mais assez régulier, caractérise nettement le siècle qui précède 1780, date par trop officielle du début de la révolution industrielle. De fait, « jusqu’à la césure des années 1860-1870, l’impulsion à la croissance industrielle est donc, même en Grande-Bretagne, le fait d’une demande de biens de consommation qui répondent à des besoins simples (vêtements, aménagement de la maison, alimentation) et dont les premières manifestations dans les couches larges de la population peuvent déjà se percevoir en Angleterre dès la fin du 17e siècle. Elle produit ses effets bien avant que les changements des techniques et des formes d’organisation du travail, auxquelles on attribue habituellement un rôle majeur dans la hausse de la productivité du travail, ne puissent exercer les leurs ». Autrement dit, la consommation stimule l’activité manufacturière et l’industrie naissante bien avant que la hausse des revenus liée aux gains de productivité vienne à jouer à son tour en augmentant la demande. Cette thèse, assez proche du concept de « révolution industrieuse » marque donc le progrès fait préalablement, suggère que la production a suivi cette consommation simple. Ainsi préalablement stimulée, la production sera dès lors au rendez-vous de l’exportation permise par la maîtrise britannique de l’économie atlantique et de l’Asie du sud, après 1750… Et ensuite s’enclencheront croissances smithienne, puis schumpeterienne. Avec un poids de plus en plus grand de l’exportation dans la vente des produits industriels britanniques au cours du 19e siècle. L’auteur nous montre alors que c’est dans le textile que ce stimulant jouera le plus, non pas tant par une influence féminine sur l’évolution de cette consommation que par une influence des modes de consommation urbains et des classes supérieures. Il en résulterait une certaine dégradation de qualité pour obtenir des prix plus bas et parfois une certaine standardisation. L’auteur développe alors le cas spécifique des « indiennes », ces cotonnades imprimées, importées d’abord et très prisées pour leur qualité, puis interdites d’entrée dans les ports occidentaux comme de fabrication locale en France et en Grande-Bretagne. Leur production balaiera ces réglementations et en fera le fer de lance de la révolution industrielle, notamment par la stimulation de la mécanisation du filage et du tissage induite par une forte demande. Là aussi c’est une évolution lente de la consommation comme la transformation des goûts qui sont à la source de la première demande motrice de l’industrialisation. L’amateur de faits historiques significatifs sera comblé par les 24 pages érudites consacrées à ce chatoyant sujet…

Portant sur la circulation des marchandises et de l’information, le chapitre 6 contribue lui aussi à étayer l’idée d’un lent progrès de la consommation, précisément permis par une certaine unification territoriale liée à la construction de routes (surtout en France),  d’infrastructures pour le cabotage (surtout en Angleterre), de canaux (dans les deux pays). En retour, ces voies de communication, améliorées au 18e siècle, seront des stimulants cruciaux pour l’industrie (notamment canaux et cabotage qui acheminent plus facilement charbon et matières premières vers les centres industriels). Il n’en demeure pas moins que les baisses du coût du transport sont plus spectaculaires en matière de navigation maritime : « le fret du coton de La Nouvelle Orléans à Liverpool tombe entre 1818 et 1850 de 4 cents à 0,74 cent la livre », soit donc de plus de 80% de baisse, alors que le coût du transport intérieur de marchandises en France ne décroît que de 25% sur la même période. Et « les négociants en coton de Manchester se plaignent qu’il soit plus long de faire venir leurs achats de Liverpool par le canal que de leur faire traverser l’Atlantique ». Mais la possibilité de vendre plus, dès la seconde moitié du 18e siècle, est aussi à relier aux progrès du grand négoce international comme à l’apparition des grossistes et à la « révolution du commerce de détail » dans les pays les plus avancés.

Laissons de côté le chapitre 7, consacré à l’évolution des structures sociales et des pouvoirs d’achat (notamment pour préciser comment la consommation peut ainsi croître, avant même les débuts de la révolution industrielle puis progresser de façon régulière, mais sans explosion, ensuite) pour nous consacrer au problème qui justifie le titre de l’ouvrage, la question des débouchés extérieurs, objet du chapitre 8. L’auteur commence par y montrer le caractère éminemment conflictuel de la recherche des débouchés pour les trois pays leaders entre 1650 et 1780, dans la mesure où les produis qu’ils offrent sont plus concurrents que complémentaires. Il fournit surtout quelques chiffres clés. Ainsi, pour la Grande-Bretagne, le taux d’ouverture (exportations/PIB) reste faible jusqu’en 1830 et n’atteindrait que 17% en 1870 ; néanmoins le taux d’ouverture industrielle (exportations industrielles / production industrielle) serait plus significatif, 4% en 1700, proche de 9% en 1780 et bondirait ensuite jusqu’à atteindre 67% en 1850. On pourrait alors penser que les exportations de l’industrie, même si elles semblent motrices de ce secteur au milieu du 19e siècle, seraient sans importance avant 1780. Verley nous met en garde contre une telle conclusion : non seulement le taux d’ouverture est d’emblée très élevé pour certaines branches, les plus dynamiques de la révolution industrielle (par exemple 50% dans les cotonnades dès 1760), mais encore, si l’on raisonne en termes de contribution des exportations industrielles à la croissance du PIB, les performances de l’exportation sont beaucoup plus significatives que le taux d’ouverture ne l’indique. Confirmant cette importance, la longue lutte entre la France, les Provinces-Unies et la Grande-Bretagne, tant pour les marchés que pour les sources d’approvisionnement, ne cessera pas avant 1815 aussi bien sur le front nord-américain que pour l’enjeu des métaux précieux ibériques ou encore les débouchés méditerranéens, plus tard sur le marché indien.

Si l’on raisonne ensuite par périodes, il apparaît clair que, de 1720 à 1760, la contribution des exportations à la croissance se ralentit en Grande-Bretagne, laissant ici tout son rôle à la consommation issue de la « révolution industrieuse ». Néanmoins le pays conforte ses débouchés ibériques et méditerranéens (plus de la moitié dans les années 1750) composés à plus de 80% de produits « industriels ». A partir de 1760, ce débouché se contracte relativement mais se trouve relayé par le complexe des marchés américains qui, pour sa part, va faire de l’exportation industrielle britannique un véritable moteur de transformation industrielle. L’exportation de produits manufacturés concerne évidemment les îles des Caraïbes pour la consommation des planteurs (mais aussi l’Afrique, débouché intermédiaire dans la traite des esclaves destinée à ces îles) avec des effets industrialisants en retour (raffineries de sucre entre autres). Elle concerne surtout les treize colonies britanniques d’Amérique du Nord qui vont constituer, à la fin du siècle, un marché semblable à celui des Pays-Bas. Ce marché se verra renforcé par l’indépendance des États-Unis après 1776, les modes de consommation des nord-américains ne se démarquant guère de leur homologue britannique. Verley ajoute deux autres raisons : le faible prix des produits britanniques d’une part, l’inertie des réseaux commerciaux établis d’autre part. Il consacre ensuite la fin du chapitre à l’étude détaillée de chacune des industrialisations européennes entre la révolution française et 1860. Pour la Grande-Bretagne il en ressort une tendance logique à la prépondérance des exportations de filés/tissus de coton, plus généralement de cotonnades, dans la production de la branche, et d’un poids très important de ces mêmes exportations dans l’exportation industrielle totale, notamment grâce au marché nord-américain. De fait, à partir de 1820, l’exportation devient vitale pour la pérennisation de la révolution industrielle britannique, notamment dans la mesure où l’industrie du coton a de multiples effets d’entraînement sur d’autres branches comme la sidérurgie ou la chimie. Enfin, lorsque le débouché continental européen se ferme à ces cotonnades, puis que le débouché nord-américain devient moins attractif, c’est l’Inde qui devient paradoxalement le premier marché des cotonnades britanniques, contribuant dans les années 1856 à 1886 à près de la moitié du taux de croissance de la production cotonnière outre-Manche.

C’est enfin dans sa postface que l’auteur réalise une brève incursion dans ce que l’histoire globale pourrait apporter à son propos. Il mobilise Pomeranz et sa « grande divergence » pour étayer une partie de ses thèses, sans peut-être donner l’importance qu’elle mérite à la thèse des « hectares fantômes » : c’est bien en permettant une culture très abondante de coton, totalement impossible sur le sol européen déjà en proie à des problèmes écologiques, que les territoires conquis ou utilisables commercialement ont stimulé, non seulement l’industrie des cotonnades, mais aussi la recherche afin de mécaniser le filage et le tissage. En ce sens, c’est bien l’un des cœurs techniques de la révolution industrielle qui est mis en place par l’économie globale issue du mercantilisme. Verley est beaucoup plus convaincant dans les pages qu’il consacre à l’analyse de cette révolution comme un mouvement classique de substitution d’importations ou encore d’imitation de la dynamique indienne. Il montre d’abord que les difficultés économiques du 17e siècle en Europe étaient dues très largement au drain d’argent vers la Chine qui alors reconstruisait son système monétaire sur ce métal et obligeait les Européens à payer en argent, issu des Amériques, leurs achats de soie, jade et porcelaine. Les grandes compagnies commerciales européennes auraient réagi en cherchant à acheter ces produits grâce aux gains monétaires réalisés sur le commerce interne à l’océan Indien. Et surtout à importer massivement des produits asiatiques à bon marché (porcelaines standard et tissus imprimés du Bengale) pour rentabiliser leur activité, habituant les consommateurs européens à ces produits et stimulant les entrepreneurs de notre continent à copier les produits asiatiques. Dans le premier quart du 18e siècle, malgré le drain vers l’Asie, l’approvisionnement en argent redevient suffisant pour stimuler la croissance européenne, de plus en plus tournée vers l’industrie, d’autant que la Grande-Bretagne capte désormais l’or brésilien… Mais pour Verley l’essor de cette industrie relève en partie d’une substitution d’importations : on cherche à remplacer par des productions européennes les tissus indiens (et la porcelaine chinoise) jusque là importés; avec l’impact que l’on sait sur l’industrie des cotonnades. En ce sens, l’industrialisation européenne serait le premier développement par la substitution d’importations, stratégie qui deviendra très à la mode, au milieu du 20e siècle, en Amérique latine, en Corée du Sud ou à Taïwan, avant de se convertir en « promotion d’exportations industrielles » dans ces deux dernières économies. Où l’on voit que les stratégies de développement économique ne sont pas des processus d’imitation de la seule Europe : la Grande-Bretagne avait dans un premier temps imité l’Asie avant de réexporter vers cette dernière les produits copiés et à production de plus en plus mécanisée.

Au total, l’échelle du Monde est sans doute l’un des premiers livres sur la révolution industrielle à donner l’importance qu’il mérite au contexte global (aux côtés, il est vrai, du tome 3 du système-monde moderne de Wallerstein, paru en 1987). Et c’est sans doute à ce titre qu’il peut confirmer aujourd’hui son statut de référence incontournable.

Le monde à venir sera multipolaire

 Voici un entretien avec Gérard Chaliand, auteur de nombreux livres, dont Anthologie mondiale de la stratégie (Robert Laffont, 1990, rééd. 2009) ; Guerres et Civilisations (Odile Jacob, 2005)… Mais surtout géostratège atypique, observateur de guérillas et historien de la stratégie, dont l’autobiographie vient d’être rééditée – La Pointe du couteau. Un apprentissage de la vie (Robert Laffont, 2 tomes, 2011-2012, Seuil, rééd. 2013). Cet entretien a été recueilli à l’occasion de la parution de Vers un nouvel ordre du monde, coécrit avec Michel Jan (Seuil, 2013), et il est simultanément publié dans Les Grands Dossiers des sciences humaines, n°33, titré « Vers un nouveau monde », en kiosque de décembre 2013 à février 2014.

GD

SH : En quoi l’ordre mondial change-t-il?

G.C. : Il se modifie d’une façon extrêmement visible. La crise financière, et par la suite économique, subie par les États-Unis en septembre 2008 en constitue le symbole et s’est répercutée en Europe. Nous, Européens tout particulièrement, n’en sommes toujours pas sortis. Cette crise s’est produite au moment même où la Chine dépassait le Japon, « réémergeant » au deuxième rang mondial, derrière les États-Unis. En d’autres termes, ce moment marque la fin de deux siècles et demi d’une domination absolue exercée par l’Europe puis les États-Unis sur le monde. Je dis bien deux siècles et demi, car je ne fais pas remonter cette hégémonie à la découverte des Amériques en 1492 comme on nous l’a enseigné. Dans le monde du début du 18e siècle, les puissances étaient la Chine des Mandchous, l’Inde moghole, la Perse safavide et l’Empire ottoman, ce dernier mettant en 1683 le siège devant Vienne. Chine, Inde, Iran, Turquie… Tous ces pays ne sont pas des émergents, mais des réémergents.

Le choc des civilisations a lieu au 19e siècle, avec l’irruption brutale de l’Europe dans le champ asiatique et africain, à l’étonnement absolu des dominés qui ne comprennent pas ce qui se passe. Ils vont mettre pour cela trois générations : la première résiste, idéologiquement (le néoconfucianisme en Chine) ou religieusement (l’islam en Asie occidentale ou en Afrique du Nord) ; la deuxième parle la langue du colonisateur, estime que c’est dans la supériorité de ses institutions que réside sa force – d’où la révolution des Jeunes Turcs, la proclamation de la République chinoise, la révolution constitutionnelle perse, la fondation du parti Wafd en Égypte… La troisième génération mesure l’avance technique de l’Europe mais, surtout, comprend la puissance du nationalisme moderne, l’assimile et le retourne contre l’oppresseur. Les mouvements de libération nationale triomphent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. À l’issue du conflit, le dynamisme économique des États-Unis, combiné à une puissance bien supérieure à celle de son rival soviétique, va faire perdurer l’hégémonie occidentale.

1979 marque une date charnière : Deng Xiaoping engage la Chine dans l’économie de marché sous contrôle de l’État ; l’ayatollah Roubollah Khomeiny instaure la République islamiste d’Iran, ressuscitant le chiisme politique et prétendant incarner l’anti-impérialisme au nom de l’islam militant ; la seconde crise pétrolière confirme, après la première (1973), qu’il serait urgent d’apprendre à ne pas vivre au-dessus de nos moyens ; les Soviétiques interviennent en Afghanistan, où ils se heurtent au jihad sunnite financé par l’Arabie Saoudite, appuyé par le Pakistan et encouragé par les États-Unis ; l’année suivante, Ronald Reagan et Margaret Thatcher initient une dérégulation économique mondiale, ponctuée par une nouvelle course aux armements qui va contribuer à faire sombrer une URSS déjà paralysée.

SH : Comment la réémergence de la Chine se manifeste-t-elle ?

G.C. : D’abord, par une croissance économique considérable sur une période prolongée. Ensuite, par la dictature absolue du Parti, qui a la ferme intention de continuer à guider le processus à sa façon. Enfin, par des politiques d’investissement tous azimuts, sur le plan de l’énergie, mais aussi des terres agricoles et des matières premières, en Afrique, Amérique du Sud, Asie centrale… Son objectif est avant tout de nourrir sa croissance. La réponse des États-Unis est de se poser en arbitre en Asie orientale et du Sud-Est, d’y renforcer leur présence économique et financière, de multiplier les alliances. Certaines sont anciennes, le Japon, la Corée du Sud ; d’autres nouvelles, le Viêtnam et surtout l’Inde. Celle-ci a toujours été non alignée, plutôt proche de l’URSS, mais elle se sent désormais en rivalité avec la Chine, et a besoin des États-Unis. Les Chinois perçoivent comme hostile le jeu d’alliances transpacifique que cherche à bâtir l’Amérique, mais leurs échanges avec les États-Unis sont cruciaux. Les relations Chine-États-Unis sont donc empreintes tant de rivalité que d’association.

SH : Quels autres grands bouleversements sont à l’œuvre ?

G.C. : La montée en puissance des autres émergents, l’Inde au premier chef, la majeure partie de l’Asie du Sud-Est et orientale, la Corée du Sud, Taïwan… En chiffres, 4 milliards d’individus. Au plan international, l’élargissement du G7 (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Canada), ex-club des riches, au profit du G20 (19 pays + l’Union européenne, représentant 90 % du produit mondial brut, PMB, soit la somme des PIB de tous les pays).

Le Brésil est le seul émergent parmi les Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine). On disait de lui, depuis cinquante ans, qu’il était terre d’avenir, un avenir perpétuellement remis à plus tard. Aujourd’hui, avec le Mexique, il figure dans les 12 premières économies de la planète. La Turquie est en 17e position. C’est un État musulman, comme l’Indonésie et la Malaisie. Ces trois pays connaissent une croissance soutenue, prouvant que l’islam n’est nullement incompatible avec le développement.

Les Printemps arabes ont vu la société civile se manifester en ville, mais quand on est passé aux urnes, le poids des urbanisés récents et de la paysannerie, infiniment plus conservateurs que les élites urbaines, a entraîné l’élection de ceux qui depuis longtemps travaillaient le social à la base, par des actions caritatives, éducatives, etc. : les Frères musulmans. Leur victoire a été payée de plusieurs décennies de travail et de répression. Mais une fois élus, ils n’ont pas souhaité gouverner de façon démocratique et n’ont été capables de lancer aucune mesure dynamique. Les militaires ont repris le pouvoir en Égypte à la faveur des protestations populaires urbaines dans la mesure où ils sont la seule force organisée, mais la marginalisation brutale des Frères musulmans ne conforte nullement la démocratie. L’avenir de l’Égypte paraît mal assuré.

SH : En Syrie, le Printemps a débouché sur une guerre civile…

G.C. : La guerre en Syrie, d’un point de vue musulman, apparaît comme un nouvel épisode du bras de fer que se livrent l’Arabie Saoudite et l’Iran depuis que R. Khomeiny, pourtant chiite et perse, réussissait à créer un fort sentiment anti-impérialiste dans le monde musulman. Or les Saoudiens n’ont eu de cesse, depuis que le premier choc pétrolier leur en a conféré les moyens, d’intervenir de l’Afrique à l’Indonésie en finançant l’islamisme militant. Et depuis 1979, les chiites chassent sur leur terrain. Ce qui se cristallise aujourd’hui en Syrie, c’est l’affrontement de l’arc chiite (le régime alaouite de Bachar el-Assad, allié à l’Iran, au Hezbollah libanais et à l’Irak du Premier ministre chiite Nouri el-Maliki) et du jihad sunnite, l’Arabie Saoudite finançant les groupes islamistes radicaux, le Qatar faisant de même pour les Frères musulmans. Le processus a été marqué par l’affaiblissement, faute de soutien international, des manifestants plus ou moins modérés de la première heure, et par l’action de la Russie, qui a joué de sa position au Conseil de sécurité de l’Onu pour empêcher toute initiative en Syrie. Il est vrai que, comme la Chine, elle a été flouée en Libye où l’accord d’intervention consistait à protéger les populations, non à liquider un régime. Elle rappelle aussi qu’elle existe stratégiquement hors de son «proche étranger».

L’impuissance relative des États-Unis vient d’une erreur politique : en se concentrant sur l’invasion de l’Irak, ils ont négligé d’asseoir leur contrôle de l’Afghanistan. Leur allié pakistanais jouant double jeu, favorisant les Talibans qui profitaient du vide dans les campagnes pour en prendre le contrôle politique et administratif, la situation est devenue incontrôlable. En effet, ce sont les Talibans qui rendent qui rendent aujourd’hui la justice dans les régions pachtounes. L’objectif du remodelage du grand Moyen-Orient qui devait être le couronnement de la stratégie des néoconservateurs et de leurs alliés s’est révélé un fiasco, et le retrait d’Irak prélude à celui d’Afghanistan. Le succès tactique en Libye, où les aviations française et britannique ont appuyé les rebelles en 2011, ne doit pas faire oublier qu’il a fallu sept mois de bombardements pour renverser le dictateur d’un pays de 6 millions d’habitants, dont la moitié était en guerre contre lui. Par ailleurs, rien n’aurait été possible sans l’appui décisif des États-Unis en matière d’observation satellitaire ou de ravitaillement en vol. Ce succès tactique est stratégiquement un échec, compte tenu des conséquences aussi bien en Libye qu’au Sahel. De surcroît, avoir outrepassé le mandat onusien est un précédent dangereux. Qu’aurions-nous dit si cela avait été fait par la Russie ou la Chine?

Ce déclin relatif de la puissance américaine est entamé depuis 2008, avec la crise financière et l’affirmation croissante des réémergents. Il se manifeste en Syrie par l’indécision. Il serait certes possible d’affaiblir le régime en le frappant, mais cela reviendrait à favoriser, dans les conditions présentes, les islamistes radicaux. Sans doute eut-il fallu agir avant, mais il ne faut pas sous-estimer le poids mort de l’Irak, la poursuite de la guerre en Afghanistan, sans compter la lassitude des opinions publiques, aux États-Unis comme en Europe, et la crise économique qui éloigne des préoccupations étrangères. Enfin, dans le cas de Barack Obama, une partie importante des Républicains s’évertue à le paralyser.

SH : Ce nouvel ordre mondial va-t-il voir l’effacement de l’Europe ?

G.C. : La campagne aérienne sur la Libye n’aurait absolument pas été possible sans l’appui logistique des États-Unis, et aurait-elle duré quelques mois de plus, les aviations française et britannique se retrouvaient sans munition. Au Mali, en revanche, nous avions les moyens d’atteindre les objectifs que nous nous étions fixés. La puissance militaire de certains pays européens, pour être limitée, demeure. Mais sur le plan politique, l’Europe n’a jamais su accorder ses violons. Elle s’est alignée sans réflexion sur la politique étrangère des États-Unis, visant à une extension maximale de l’Otan et de la Communauté européenne, amenant dans le sein de ces organisations des pays issus du bloc de l’Est, rognant les marges de la Russie (Géorgie, Ukraine). L’irruption de Vladimir Poutine marque un retour, vu de Russie, à la dignité nationale.

SH : Les États-Unis risquent-ils de subir un sort comparable ?

G.C. : Non. Ils sont infiniment mieux armés que l’Europe, qui fédère pourtant 515 millions d’habitants, mais qui est handicapée par son bloc du Sud, latin, catholique, en perte de vitesse. Les atouts américains sont nombreux : dynamisme économique, capacité à rebondir, innovation technologique, démographie… Cette dernière est nourrie par l’immigration, elle en fait le troisième pays au monde (315 millions d’habitants) derrière les géants chinois (1,35 milliard) et indien (1,21 milliard). Et cette immigration est motrice, l’intégration est assurée par le travail, la promotion sociale, le patriotisme. L’Europe s’est enfermée dans sa culpabilité postcoloniale, elle veut imposer un modèle moral en luttant contre la xénophobie, pourtant plus présente presque partout ailleurs dans le monde. Si un Marocain, un Chinois ou un Japonais veut prendre une nationalité européenne, il le peut. L’inverse n’est pas possible.

Prenant acte du basculement du monde, les États-Unis se redéploient vers le Pacifique, délaissant l’Atlantique. Ils soulignent ainsi le changement d’épicentre stratégique et le nouveau rival.

SH : À quoi le monde à venir devrait-il ressembler ?

G.C. : Il sera multipolaire, marqué par l’apparition ou la réémergence de puissances régionales. il ne verra sûrement pas la fin des États, puisque les deux premières puissances d’aujourd’hui sont des nationalismes bien affirmés. Si la fin de l’hégémonie absolue des États-Unis est un fait, ceux-ci vont continuer à être prééminents. Et la Chine fera tout ce qu’elle peut pour les rattraper. Sur le plan économique, ce n’est qu’une question de temps. En matière militaire, les États-Unis devraient conserver leur phénoménale avance pour une durée imprévisible.

Propos recueillis par Laurent Testot

La mer impériale

À propos de :

Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans

Cyrille P. Coutansais, CNRS Éditions, 2013.

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Ayant récemment dirigé un hors-série de Sciences Humaines Histoire consacré à « La nouvelle histoire des empires », j’ai été frappé, lors de mes lectures exploratoires du sujet, par une observation de Gérard Chaliand : si l’Inde a pu être conquise tout entière par les Britanniques, alors que les conquérants précédents (d’Alexandre le Grand aux Moghols, qui ne contrôlaient que l’Inde du Nord) s’y étaient cassés les dents, c’est qu’ils seraient arrivés par voie maritime, et non terrestre.

Voile et canons

Par un hasard amusant, l’image retenue en couverture de « La nouvelle histoire des empires » est celle d’un navire occidental des 17e ou 18e siècles, un brick peut-être (je ne suis pas spécialiste de technologie marine). En tout cas, il montre ce que Geoffrey Parker, dans La Révolution militaire (voir le billet « La guerre moderne, 16e – 21e siècles »), estime être le ressort de la puissance coloniale occidentale : au-delà de la capacité à mettre en œuvre des canons, l’habilité à les utiliser sur mer, émergeant des lignes de sabord, en ligne, au plus près de la ligne de flottaison, permettant d’envoyer par le fond tout rival assez téméraire pour s’y frotter. Des Portugais s’insérant de force dans les réseaux commerciaux de l’Asie côtière du 16e siècle aux Britanniques assiégeant la Chine au 19e siècle, les empires coloniaux européens s’imposent progressivement au monde par cette combinaison meurtrière d’artillerie et de voile (cette dernière étant remplacée tardivement par le cuirassé mû par la vapeur), comme le soulignait Caro M. Cipolla dans un livre au titre explicite : Guns, Sails, and Empires: Technological innovation and the early phases of European expansion, 1400- 1700 [Sunflower University Press, 1985].

D’Athènes à Albion, en passant par Sriwijaya et Venise, la mer a permis à des hégémonies différentes de s’imposer. N’ayant pas disposé du temps nécessaire à leur évocation dans « La nouvelle histoire des empires », je vais combler cette lacune en explorant un étonnant ouvrage : l’Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans, de Cyrille P. Coutansais – premier atlas publié en français se revendiquant des apports de l’histoire globale.

Il est vrai que le terme empire, comme le souligne l’auteur, conseiller juridique à l’état-major de la Marine française, « évoque l’Égypte pharaonique, la Perse achéménide ou encore la Chine des Ming plutôt que les dominations crétoise, carthaginoise ou vénitienne. La raison ? Probablement une fascination pour ces grandes emprises continentales, aptes à rassembler peuples et territoires, et une méconnaissance des choses de la mer. L’apparent soft power vénitien n’a pourtant rien à envier au hard power gengiskhanide. » L’argument, en creux, ramène aussi à un paradoxe : en France, le terme empire renvoie d’emblée aux Premier et Second Empires des Napoléon, ou à l’Empire colonial d’une France successivement royaliste, révolutionnaire, impériale et républicaine – des entités qui avaient une dimension ultramarine plus ou moins affirmée, mais tenue pour périphérique.

Un empire maritime, poursuit Coutansais, est « une puissance détenant une flotte capable d’exercer sa force et son contrôle sur les mers, afin d’en maîtriser les principaux courants d’échange. » Telle quelle, elle détient ainsi une « capacité hégémonique. Si Venise peut faire face à l’Empire ottoman, elle le doit certes à sa puissance financière qui lui offre la possibilité d’armer sans cesse de nouvelles galères mais, plus encore, à son rôle d’intermédiaire obligé du commerce entre l’Orient et l’Occident. La Sublime Porte, dépendante des ressources que lui procurent ces échanges, est ainsi contrainte de se plier au bon vouloir de la Sérénissime. »

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L’histoire au prisme impérial

À propos de :

Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Jane Burbank et Frederick Cooper, Trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2011.

Titre original : Empire in World History. Power and the politics of difference, Princeton University Press, 2010.

 

De nombreux livres ont récemment réexaminé la question impériale, dévoilant progressivement les complexités des empires du passé. Empires, de Jane Burbank et Frederick Cooper, offre une synthèse précieuse de nombre de ces travaux qui ont changé notre regard sur ces formations politiques.

Une histoire eurocentrée, dont nous avons héritée, a longtemps estimé que les empires n’étaient que des formes archaïques et despotiques dans l’échelle d’une évolution se dirigeant vers la forme aboutie supposée être celle des États-nations. Dans la réalité, les empires étaient des entités politiques complexes, qui surent s’adapter aux changements. Seule leur réactivité explique leur durée (quatre siècles – ou dix, si on postule que la République fut aussi impérialiste que l’Empire – pour Rome, autant pour Byzance, six pour l’Empire ottoman, etc. – à comparer aux quelques décennies que durèrent les empires coloniaux européens). Et pour durer, en intégrant des multitudes de peuples et de religions, il fallait savoir gérer les différences, faire des compromis, déléguer le pouvoir parfois, ne recourir à la force qu’en dernière extrémité – les outils de contrôle social utilisés par les dictatures du 20e siècle n’avaient pas leur équivalent dans le passé.

Les auteurs nuancent néanmoins : « Bien entendu, les empires n’étaient pas spontanément ouverts à la diversité. La violence, la coercition quotidienne furent des éléments essentiels à leur construction et leur fonctionnement. Mais lorsqu’ils réussirent à tirer profit de leurs conquêtes, ils eurent à gérer des populations dissemblables et pour cela conçurent divers modes d’exploitation et de gouvernement. Chacun mobilisa et contrôla différemment ses ressources humaines, incluant ou excluant, récompensant ou exploitant, partageant ou concentrant le pouvoir. »

De Rome à la Chine contemporaine

Les deux auteurs sont professeurs d’histoire à l’Université de New York. Cooper est spécialiste de l’histoire coloniale de l’Afrique – plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en français (liste en fin d’article) – ; Burbank des Empires russes et soviétiques. Le livre couvre deux mille ans d’histoire. Il commence par une étude d’histoire comparée des empires de Rome et de la Chine des Han (deux modèles de gestion des différences, qui s’enrichiront d’une troisième voie avec l’Empire mongol), et s’étend pour l’essentiel sur l’Eurasie de ces deux derniers millénaires. Il n’y a donc rien, par exemple, sur la naissance des empires antiques qui, en Mésopotamie, en Égypte et ailleurs, ont inauguré cette forme de gouvernement. Rien non plus sur les empires africains… Cette partialité, reconnue par les auteurs qui rappellent qu’ils n’avaient pas plusieurs vies à consacrer à un ouvrage exhaustif, confère une unité à un livre qui est déjà épais, couvre une multitude de sujets et ouvre de nombreuses réflexions.

Le terme empire s’applique à une multitude de choses : en mettant de côté son emploi dans des expressions comme « l’empire des médias », il qualifie néanmoins des structures politiques composites, aussi différentes que les empires antiques de Rome et de la dynastie Han, les empires coloniaux européens des 19e-20e siècles, voire l’empire américain (aujourd’hui en phase terminale ?) ou chinois (en ascension ?) – en bref, le terme englobe toutes ces « vastes unités politiques, expansionnistes ou conservant le souvenir d’un pouvoir étendu dans l’espace, qui maintiennent la distinction et la hiérarchie au fur et à mesure qu’elles incorporent de nouvelles populations ».  Tandis que l’État-nation homogénéise ses populations, l’empire incorpore des populations dont « la différence se voit explicitée sous sa domination ».

Une grammaire impériale

Les auteurs observent que « les empires – qui maintenaient délibérément la diversité des peuples qu’ils conquéraient et intégraient – ont longtemps joué un rôle crucial dans l’histoire de l’humanité ». Ils ont été la réalité politique du monde de ces deux derniers millénaires. Leurs politiques et leurs imaginaires, les connexions qu’ils établirent entre eux (telle la migration de ressortissants de pays autrefois colonisés vers l’ex-métropole) ont façonné notre univers. L’objectif du livre est de fournir une grammaire impériale, de discerner le répertoire des stratégies mises en œuvre pour intégrer des populations dans les sociétés d’empires, tout en maintenant ou en instaurant des distinctions entre elles. Cooper et Burbank discernent cinq thèmes transversaux qui parcourent l’ouvrage :

1) la politique de la différence, par exemple la distinction opérée entre colons et colonisés, qui pouvait connaître d’innombrables variations au sein d’une même entité ;

2) les intermédiaires impériaux (gouverneurs, percepteurs… ainsi que les populations de colons, les multiples intermédiaires locaux, voire les esclaves administrateurs de haut rang de l’Empire ottoman) gérant et exploitant les territoires conquis ;

3) les interactions impériales : imitation, conflit et transformation furent l’ordinaire des empires en contact avec d’autres ;

4) les imaginaires impériaux, telle la « mission civilisatrice » des empires coloniaux ;

5) les répertoires de pouvoir, rendant compte de la multiplicité des modes de gestion et souvent de leur coexistence au sein d’un même empire, certaines zones étant directement administrées par le centre impérial, d’autre conservant une souveraineté plus ou moins graduée.

Façonner un monde

À cette grille de lecture, exposée en introduction, succède une longue entreprise de description et d’analyse, respectant un plan chronologique visant à restituer la dynamique impériale dans l’histoire, les héritages transmis d’un empire à l’autre, enrichis et transformés. Retour au début de notre ère. La Chine des Han et Rome ont alors en commun d’intégrer « le commerce et la production dans des économies » d’échelle considérable, de façonner littéralement un monde, chinois ou méditerranéen, et pour stratégies respectives de « créer une classe de fonctionnaires loyaux et qualifiés » pour la première, d’instaurer « la responsabilisation – au moins théorique – de ses citoyens » pour la seconde.

Ces deux axes vont exercer des effets durables dans les régions où se sont étendus ces empires. Par exemple, du côté occidental, les entités politiques qui prendront la relève de Rome s’instaurent sur des bases religieuses, du durable Empire byzantin à l’éphémère État carolingien, de même que les successifs califats islamiques. Le glaive de la foi se révèle alors à double tranchant. L’exclusivité monothéiste autorise à mobiliser les guerriers de l’islam ou du christianisme, mais introduit également le ferment d’explosions potentielles – lorsqu’un hétérodoxe s’avise de contester le pouvoir en place, il a l’opportunité de plonger l’empire dans un bain de sang en se présentant comme détenteur de la vraie foi. « Les régimes impériaux les moins exigeants en termes de conformité religieuse […], observent Burbank et Cooper, furent parmi les plus durables. »

Au 13e siècle, la tornade mongole entraîne la formation du plus vaste empire terrestre de l’histoire, rendu brièvement possible par une formule originale, une approche pragmatique des différences religieuses et culturelles. Les khans instaurent par exemple des débats entre religieux chrétiens, bouddhistes, taoïstes, musulmans, et les arbitrent. Cette conception ouverte de la société permet aux khans d’utiliser au mieux les compétences des populations conquises, et inspireront des Empires ultérieurs (russe, moghol, ottoman). La richesse de l’Asie devient visible aux yeux des Occidentaux lorsque les Mongols, pacifiant l’Eurasie, impulsent une ère de commerce transcontinental – les routes de la Soie, terrestres comme maritime.

Cette richesse sera l’aimant qui mènera l’Europe à exercer une hégémonie mondiale, louvoyant autour de trois axes : il convient d’accéder aux biens produits en Chine ; pour cela, il faudra contourner les obstacles, notamment cet Empire ottoman qui barre la route ; et trouver les ressources nécessaires au premier objectif, pour des États en compétition, aucun pays européen n’étant en mesure d’exercer une hégémonie durable sur ses voisins. L’enclave fortifiée devient alors une stratégie à part entière, qui permet d’asseoir un pouvoir maritime.

Les Amériques, on le sait, fournissent l’argent qui irrigue ce commerce en expansion en Europe occidentale, dans le Sud-Est asiatique et dans le monde chinois. Elles voient naître un autre répertoire de pouvoir, qui permet aux colons européens d’instaurer une société inégalitaire, reposant en grande partie sur le travail forcé dans les mines ou les plantations, mais offrant des opportunités variables d’intégration faisant office de soupape de sécurité. En France, par exemple, l’idée de conférer la citoyenneté aux populations des colonies est envisagée dans les années 1790, rejetée par Napoléon en 1802, ré-envisagée en 1848, limitée à la fin du 19e siècle, de nouveau débattue lorsque la métropole a besoin de soldats, et finalement brièvement appliquée en 1946.

Toujours s’adapter

Au 19e siècle, l’Europe acquiert un avantage technologique sur les autres régions du monde, jouissant d’une supériorité qui « ne fut jamais totale ni assurée » et connaissant des contestations internes, amenant par exemple à l’abrogation de l’esclavage et à l’imposition du libre-échange en lieu et place d’un commerce strictement encadré par les États. Partout sur la planète, alors que l’histoire s’accélère au rythme de l’accroissement des connexions, les empires subissent des convulsions politiques qui les obligent à toujours s’adapter.

« Empire de liberté » selon les mots de Thomas Jefferson, les États-Unis, nés d’une révolution menée par des colons britanniques, divergent du modèle colonial européen en acquérant des territoires qu’ils érigent au rang d’État, excluent Indiens et esclaves de leur société, survivent à une guerre civile liées à des conceptions différentes de ce que doit être le contrat social américain, avant de devenir, en annexant par exemple les Philippines au début du 20e siècle, une puissance coloniale qui refuse de se reconnaître comme telle. Face à elle, un autre empire. « L’Union soviétique opta pour une stratégie combinant reconnaissance des diverses “nationalités” et État à parti unique afin de tisser un réseau communiste englobant ses nombreux groupes nationaux et de susciter ailleurs des contestations de l’empire capitaliste. »

La permanence du concept d’empire – que celui-ci naisse d’une confédération tribale (cas des Mongols), d’une cité-État (Rome…), d’un royaume, etc. –, dans l’histoire mondiale amène, selon les auteurs, à postuler « l’existence d’une dynamique politique fondamentale, dynamique qui permet d’expliquer pourquoi les empires ne peuvent être confinés à une région ou une époque particulière et n’ont cessé d’émerger et réémerger au fil des millénaires ». L’État-nation, nous disent-ils, n’était pas une finalité historique en soi, juste un choix dans une gamme de possibilités. Et par son idéal homogénéisant, il pose un danger : comment ces entités gèrent-elles la différence quand elles sont fragilisées, sinon par la guerre ou le génocide, comme on l’a vu lors de l’éclatement de la Fédération yougoslave ? Ils soulignent que d’autres formes, fédératives notamment, portent en germe un avenir potentiellement plus pacifié qu’ils appellent de leurs vœux, posant en exemple l’Union européenne.

Reste qu’aujourd’hui la Chine, « au système administratif fort et intact, mobilise son immense population, contrôle étroitement ses élites, lutte contre l’agitation de ses populations tibétaines et musulmanes, envoie à l’étranger – sans faire de prosélytisme – ses entrepreneurs, ses spécialistes et ses travailleurs, et contrôle des ressources aux quatre coins du globe ». On peut se poser la question : sans se dévoiler comme empire, ne suivrait-elle pas un itinéraire impérial, en l’enrichissant d’un nouveau répertoire d’action, celui du capitalisme d’État ?

 

À lire aussi

Ann Laura Stoler et Frederick Cooper [1997], Repenser le colonialisme, trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2013.

Frederick Cooper [2002], L’Afrique depuis 1940, trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2008, rééd. 2012.

Frederick Cooper [2005], Le Colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire, trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2010.

Ann Laura Stoler [2002], La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, trad. fr. Sébastien Roux, La Découverte, 2013.